Démaquiller le réel

, par Alain Brossat


« Walk on the wild side »
Lou Reed

Dans le storytelling qui, aujourd’hui, écrase tout sur son passage, le complotisme, le conspirationnisme, c’est le mauvais objet par excellence – le fait de l’ « autre », le nihiliste, le négationniste, le totalitaire, l’agent de l’ennemi « systémique », le propagandiste sournois ou aveugle, etc.
Mais c’est oublier, ou tenter de faire oublier, que dans les récits fabriqués par les grandes agences et industries narratives, en Occident démocratique et capitaliste, le complot (ou la conspiration) est un mantra, une scie et une ritournelle. Hollywood, par exemple, a toujours été, pour le pire et le meilleur, une fabrique d’histoires de complot(s), ceci bien avant les temps de la guerre froide et le classique et modèle du genre, The Manchurian candidate [1]...
Le complotisme qui prospère en effet aujourd’hui sur les franges du discours des gouvernants (qui n’est jamais qu’une propagande légitimée, un discours d’autorité visant à se faire passer pour un discours de vérité), et qui, pour des raisons tant massives qu’évidentes, prospère en tant que contre-discours et antidote à la propagande du pouvoir (des pouvoirs, plutôt), ne fait jamais que paraphraser celle-ci ou la retourner comme un gant. Aujourd’hui, dans les grandes démocraties occidentales, lorsqu’un parti au pouvoir se retrouve en mauvaise posture à l’occasion d’une échéance électorale, l’argument de l’immixtion d’une puissance étrangère hostile via toutes sortes de manipulations obscures, digitales et autres, surgit comme un diable de sa boîte. Si Trump gagne les élections, certains y voient à coup sûr la main de la Russie – et peu importe qu’aussitôt élu, l’intéressé remette aussitôt une pièce dans le juke-box de la nouvelle guerre froide et traite Poutine de noms d’oiseaux...

Bien loin que l’esprit de conspiration soit étranger aux chancelleries des démocraties du monde occidentale et constitue l’apanage de dictateurs paranoïaques à la Staline ou la dynastie des Kim en Corée du Nord, il est au contraire le grain le plus ordinaire qui se moud dans les moulins de la pensée et du discours du pouvoir, sous nos latitudes : interrogez François Fillon sur les raisons de son échec lors de la Présidentielle de 2017, sur la façon dont il s’est fait souffler la victoire promise par le vibrion Macron et vous serez instruits de la puissance et la persistance du pli complotiste dans ces hautes sphères... L’esprit du complot est indissociable de l’exercice du pouvoir et des risques qui lui sont inhérents – le premier d’entre eux étant, dans les sphères du pouvoir d’Etat notamment, celui de le perdre – dans Le Prince, déjà, Machiavel dit l’essentiel sur ce point.
La propension naturelle de l’homme d’Etat et, plus généralement de l’homme (et, de plus en plus, de la femme aussi) de pouvoir, est, lorsqu’il.elle est pris.e dans la spirale de l’échec et de la perte, de se mettre en quête de raccourcis explicatifs – un complot, une conspiration, une embuscade tendue par ses ennemis – les plus redoutables étant toujours ceux qui agissent à visage couvert, voire se font passer pour des amis. La complexité des facteurs conduisant à l’échec et à la perte du pouvoir s’efface alors comme par enchantement devant l’incrimination des complotistes agissant dans les coulisses – c’est de la pensée magique du plus bas étage ; mais c’est bien là, néanmoins, le premier mouvement de l’homme ou la femme de pouvoir sentant le vent de l’échec – il serait bien surprenant que les intensités complotistes n’aient pas atteint des sommets, dans l’entourage de Marine, lorsque Zemmour partit en campagne et se mit à grimper allègrement dans les sondages.
De base, comme dit la folle jeunesse d’aujourd’hui, la pensée complotiste est enracinée au plus profond du cerveau reptilien des gens de pouvoir, des amoureux du pouvoir, des gens de l’Etat, des industriels de la communication, des militants de l’économie, etc. Le complotisme de base, justement, buissonnier et sans distinction, sauvage et hirsute, n’est jamais que la parodie perpétuelle de ce complotisme institutionnel. Sa promotion, dans le discours du pouvoir, au rang de calamité du présent relève d’un tour rhétorique exemplaire consistant à ressusciter, en lieu et place du peuple souverain, du peuple citoyen, l’inusable figure platonicienne de la masse velléitaire qui croit n’importe quoi, qui pense n’importe comment et dit n’importe quoi – masse inconstante et imprévisible, dangereuse pour cette raison même ; la raison pour laquelle cette masse addict aux fake news et avide de complots dévoilés doit être pédagogisée à mort et gouvernée policièrement.

Le complot est le piment de la politique institutionnelle et, pour les élites, l’explication passe-partout de l’ineptie supposée, de la mauvaise volonté, de la rétivité sans fondement du demos contemporain perçu platoniquement comme foule inconstante et inconséquente – d’où, aujourd’hui, la ritournelle des fake news – s’ils ne nous suivent pas docilement, ce n’est pas que nous serions des gouvernants ineptes et inconséquents (cf : la crise sans fin du Covid), c’est bien qu’ils sont intoxiqués par les fake news – la propagande sournoise des antivax. Ce que cette science bien courte du complot échoue à nous expliquer, c’est précisément l’essentiel : qu’est-ce qui peut bien incliner toute une partie de la population à tomber dans le panneau de ces fabulations – si ce n’est, précisément, les bévues, les incohérences, les mensonges, les reniements et les palinodies de ceux qui les gouvernent ?

Les usines à récits à vocation globale, à commencer par Hollywood, le monde des studios, ont toujours tiré des traites sur cette fibre complotiste de la pensée du pouvoirs, dans les démocraties contemporaines. C’est que ce motif n’est pas dépourvu d’une forte valeur ornementale – le complot dramatise, la conspiration doit être démasquée, la recherche des indices se donne libre cours – et à la fin, survient la catharsis de supermarché : les ressorts du complot dévoilés, les conspirateurs confondus et punis, l’ordre, tant moral que policier peut se rétablir. Le récit complotiste grand public tel qu’il est mis en culture par les industries... culturelles, justement, entretient de fortes parentés, dans sa structure narrative comme dans ses procédés d’intensification du récit, avec le roman policier, le film noir. Il apporte au public des satisfactions du même ordre. Il conforte celui-ci dans la conviction que le monde, tel qu’il s’offre à notre expérience immédiate, n’est qu’une apparence, une enveloppe superficielle, voire une trompeuse illusion. Ses ressorts réels sont cachés et ils le sont pour la bonne raison qu’ils sont imprésentables – intrinsèquement criminels, pour tout dire. Le « vrai » monde réel, c’est celui qui se dérobe à nos yeux parce qu’il est fait, en substance précisément, de machinations, de trucages, de manipulations, bref de complots de toutes espèces.

On remarquera au passage que ce topos narratif complotiste (une fibre, une inspiration, un régime presque...) se décline indifféremment dans des tonalités plus ou moins ouvertement réactionnaires, policières, xénophobes, suprémacistes ou, à l’inverse, humanistes, progressistes, populistes de gauche, crypto-marxistes... La matrice complotiste est, politiquement et idéologiquement, indifférenciée, le complotisme antisystème peut être d’orientation néo-conservatrice comme de lutte de classes. C’est qu’elle est un passe-partout bien commode en un temps où se referment devant nous toutes les portes de l’intelligibilité du monde.
Le complot, c’est la « pensée du complexe » du pauvre ou du « fatigué », de celui/celle qui est pressé.e d’aller aux explications définitives, c’est la consolation de tous ceux dont les repères des certitudes se sont effondrées. D’où son succès, tant dans la vie publique qu’au cinéma. Le complot, c’est un baume sur les complications, les plaies et les mystères du présent. C’est ce qui, en temps de trouble, de manque, de désorientation, d’incertitudes et de peur généralisé, vient restaurer de la plus illusoire façon l’intelligibilité du monde : ce n’est pas un hasard si, etc. C’est, dans cette époque embrumée, ce qui est porté à se substituer à la bonne vieille pensée finaliste de jadis et naguère – si les choses sont ainsi, c’est bien sûr qu’elles sont orientées en vue d’une fin par telle ou telle main invisible. Désormais, ce qui tend à remplacer la clé universelle finaliste et téléologique, comme philosophie spontanée de l’obscurité du présent, c’est l’esprit du complot : donnez-vous la peine de chercher les ressorts cachés et inavouables de ce qui constitue la trame du présent, et vous aurez tout compris, tout s’éclairera...

The Truman Show est l’une de ces nombreuses productions hollywoodiennes qui tirent le meilleur parti de la valeur ornementale (des ressources narratives) du complot [2]. Truman, l’homme ordinaire par excellence, se trouve faire l’objet dès sa naissance d’un complot destiné à lui faire accroire que le show télévisé dont il est à la fois l’otage et le personnage principal est le monde réel. Tout y simule à la perfection la « vraie vie » : une ville états-unienne moyenne, avec ses rues, ses bureaux, ses centres commerciaux, ses habitants, ses voisins – Christoff, l’organisateur du show, (passablement diabolique et maniaque du détail) est allé jusqu’à pourvoir Truman d’une épouse – une comédienne naturellement. C’est une farce, une comédie, mais en même temps une fable en forme de terrible dystopie – le complot, comme matrice narrative, peut, au cinéma, se décliner sur tous les tons – on fera, un jour qui n’est pas bien lointain, des films sur l’invasion du Capitole par les partisans de Trump entendue comme résultant d’une sorte de conspiration ou d’une succession de manipulations et de manœuvres obscures – et ce complot destiné à sauver l’élection perdue pourra se raconter aussi bien en tragédie qu’en farce – tout comme cela a déjà été le cas avec le Watergate. Tout ceci se produisant dans un espace linguistique, culturel et politique où, ne l’oublions pas, the plot, cela peut être aussi bien, en général, l’intrigue ou le sujet d’une histoire qu’un complot, une conspiration.

Dans The Truman Show, le complot agencé autour de la mise en spectacle du show télévisé à succès dont ce John Doe [3] contemporain fait les frais (et longtemps sans le savoir) suppose bien sûr la mise en place d’un dispositif complexe, pervers et raffiné – le Dôme – cette ville d’artifice dont Truman n’est pas censé sortir – toutes sortes de subterfuges sont inventés pour le dissuader de le faire. Le dispositif ne peut fonctionner durablement qu’à la condition expresse de sa perfection. Il faut que la ville fake dans laquelle est enfermé Truman soit une bulle parfaite, une prison, en vérité, mais dont l’unique détenu réel (les autres sont des comédiens et des figurants) ignorerait la nature et la fonction – un lieu de réclusion sans faille. Le jeu (pervers, encore une fois, son concepteur est bien un fou sadique et mégalomane) consiste donc à enfermer son héros involontaire dans une complète illusion de réalité, un monde parallèle où le faux imite parfaitement le vrai. Mais le jeu (la suite des épisodes de la série diffusée semaine après semaine pour le bonheur de millions de téléspectateurs) ne peut continuer qu’à la condition que la sphère dans laquelle Truman est enfermé soit parfaitement étanche et qu’ainsi il se trouve complètement immunisé contre la vraie réalité ou la réalité réelle.
Dès que le dispositif commence à se dérégler tant soit peu, dès que commencent à se produire des fuites, qu’apparaissent des indices de la machination, que la production de l’illusion ne tourne plus tout à fait rond, dès que Truman commence à avoir des doutes et des soupçons – alors c’est tout l’édifice de la conspiration spectaculaire (et du marché juteux qui va avec) qui est menacé – Truman va tenter de prendre la tangente, tomber amoureux d’une extra qui ne joue pas le jeu dont le principe la scandalise, etc.
Le film tire ici ses ressources (et sa popularité) de l’entrecroisement de motifs d’époque : le paradigme immunitaire, mais ici détourné au service de la conspiration, dans la mesure même où Truman n’est pas protégé contre les dangers et risques multiples qui le menacent, comme sont censés l’être les citoyens des démocraties du Nord global (l’Etat social dans ses œuvres...), mais, au vrai, contre la réalité même. Enfermé dans sa bulle de réalité-bis, il est bien, en ce sens, immunisé en tant que parfaitement déréalisé, immunisé contre la vie réelle – il devient lui-même à ce titre un cobaye, l’objet vivant et déshumanisé d’une monstrueuse expérience de laboratoire ou de psychologie sociale – mais une expérience dépourvue de tout alibi « scientifique », entièrement placée au service du spectacle entendu à la fois comme monde du marché et de la production de l’illusion déréalisante.
Ce qui assure au film sa popularité, c’est le croisement du motif de l’immunité détournée avec celui des abus ou excès du spectacle – du spectacle devenu fou, tyrannique et monstrueux à force de mégalomanie et de fuite en avant dans l’inédit, la surenchère manipulatrice, la fabrication du suspense, la démesure, etc. C’est le stade terminal de l’outrance de la mise en spectacle du monde débouchant sur la disparition de ce monde même, en tant que réel. La production du spectacle est ici un business qui aboutit à l’abolition du monde réel et à son remplacement par une illusion marchande. L’industrie et le commerce du divertissement, la colonisation des esprits (ceux du travailleur au repos assis devant son petit écran) atteignent dès lors leur stade terminal en parachevant la destruction de la réalité et en la remplaçant par une histoire – la vie en trompe-l’œil de Truman. Le spectacle étend ici ses ambitions bien au-delà de la conquête du marché de l’attention et de la colonisation des esprits – il produit un double inconsistant du réel et dont l’ambition est de se substituer à celui-ci : le public, captivé par le feuilleton, ne vit plus que dans l’attente de la suite des aventures de Truman, jour après jour. Le spectacle refoule progressivement la vie réelle, le show siphonne et aspire les existences des vivants portés à s’identifier au monde de Truman. Le réel est radicalement réorienté vers le show, il devient indistinct de ce qui est destiné à être montré et à faire l’objet d’une mise en scène. La production du fake prend le pas sur le donné ; le sensible est entièrement infecté par la fiction – formaté par le rêve infâme et les ambitions des marchands d’histoires qui rapportent gros – les industries culturelles.

Il s’agit bien de reconfigurer la société en transformant « les gens » qui, dans leur condition « réelle » sont des travailleurs, des habitants, des citoyens, des parents (etc.), singularisés et différenciés par leurs conditions respectives, en masse non pas seulement de spectateurs atomisés et immobilisés par le show mais en appendice du monde fictif taillé sur mesure par le malin génie qui préside à toute cette entreprise. Ce monde fictif du Truman show est bien sûr calqué sur les attentes supposées du public et son but ultime est de faire de l’audience, c’est-à-dire gagner autant d’argent que possible. C’est en ce sens purement opportuniste que le monde de Truman est plus vrai que le monde réel, pour autant qu’il est ajusté aux goûts, aux rêves de pacotille, aux valeurs moyennes ou au conformisme des spectateurs.
Ce que fait davantage que suggérer la fable imaginée par Weir, c’est que les industries culturelles, ici la télévision, font bien davantage que détourner l’attention du public des problèmes réels en le plongeant dans un bain de futilité : elles conduisent une guerre sans fin contre le réel, elles minent celui-ci, elles le subvertissent pour autant qu’il persiste à être ce qui résiste à leurs ambitions conquérantes. Dans leur perspective, le réel ne peut être pleinement maîtrisé, colonisé qu’en étant dissous et recrée et reformaté à leurs conditions. En ce sens, il existe bien un paradigme de The Truman Show aussi : au-delà de la satire, délibérément « exagérée » et tendant vers l’absurde, c’est en effet la façon dont les industries de l’information et de la communication recréent le réel selon leur propres perspectives et intérêts qui est ici incriminée. Ce qu’énonce fermement ce film, c’est que dans nos sociétés, le réel n’est pas seulement l’enjeu d’une production, mais d’une bataille perpétuelle et d’une entreprise de colonisation incessante.
Les industries culturelles rongent et endommagent le réel dans la mesure même où le processus de déréalisation est contenu, moins comme projet concerté que comme effet, dans la présomption de ces puissances globales à mettre en circulation sur le marché du spectacle des récits si performants qu’ils bousculent toujours plus profondément les répartitions entre monde(s) réel(s) et mondes imaginaires ou imaginés.
Le réel devient flottant, indistinct des rêveries et fantasmagories et insaisissable, poreux, malléable à l’infini à ce titre. Cet affaiblissement du réel devient à son tour le matériau dont est faite la gouvernementalité contemporaine – les gouvernants qui eux-mêmes ont largement perdu leurs prises sur le réel tirent le meilleur parti de l’évanescence et de la fluidité de celui-ci ; des gouvernés immergés dans un réel flottant, liquide, n’assurant à leurs positions propres aucune assise solide, des gouvernés pris dans les sables mouvants d’un réel poreux sont assurément plus faciles à tenir en lisière, à défaut d’autre chose, que ceux qui, jadis et naguère encore, sentaient sous leurs pieds le sol d’un réel opposable aux ambitions et stratégies des gouvernants. Le gouvernement au spectacle, l’exercice du pouvoir comme show permanent, avec la création des mondes parallèles, des bulles et des sphères imaginaires et fantasmatiques qui va avec, tout cela découle en droite ligne de cet état de flottement généralisé du réel dans lequel tout devient flou dans la perception du présent par les gouvernés, par les gens ordinaires, de ce qui naguère se présentait sous les traits de l’évidence la plus compacte – l’oppression, l’exploitation, la domination...

C’est l’effet de potemkinisation de la vie politique et de la sphère publique que nous relevions ailleurs [4]. Les emplacements du Truman Show et de la vraie vie, de la ville bidon, sous cloche, et de la ville réelle deviennent interchangeables – la raison pour laquelle les gens font la queue pour participer aux émissions de téléréalité. Encore une fois, l’entrée dans le temps des fake news, ce n’est jamais que l’effet, dans notre présent désamarré, déboussolé, de ces processus au long cours où est en jeu la déréalisation. Le film de Peter Weir, comme celui d’Andrew Niccol (Simone) attirent notre attention sur le fait que l’on peut tout à fait, désormais et de façon infiniment variable, vivre « en dehors de la réalité », comme Truman, sous un dôme invisible, totalement immergé dans le spectacle, emporté par le flux de la communication industrielle et gouvernementale. Il est intéressant que ce soit ici le cinéma davantage que la philosophie ou la sociologie qui reprenne le flambeau de la tradition d’une critique radicale des industries culturelles et de leurs collusions avec le gouvernement des vivants à l’allègement du réel. Plus le réel perçu et vécu ou le réel comme milieu de vie est inconsistant, moins les résistances à ce qui vise à placer le gouvernement des vivants sous le signe de l’attrition trouvent d’arrières et d’assises. La liquidité, la fluidité, le vaporeux sont les éléments dans lesquels évolue aujourd’hui la relation entre gouvernants et gouvernés ; dans ce brouillard, les lignes de force de la division et de la lutte des classes (des espèces) deviennent plus indistinctes que jamais [5].

La question philosophique compliquée, irrésolue, demeure celle-ci : au-delà de la destruction du réel telle que nous l’avons entendue jusqu’ici, persiste toujours quelque chose comme « du réel », ce réel qui prends corps par-delà le congé signifié au réel non encore défiguré, rendu méconnaissable et pulvérisé par le spectacle. Là où il y a du vivant, il y a bien toujours du réel qui en constitue le monde vécu, fût-il falsifié au-delà de tout, comme celui que fabrique Christoff pour y enfermer, y piéger Truman. On vit toujours dans un réel ou un autre, aussi illusoire, fantasmagorique, aliéné soit-il... Telle est bien la condition de Truman, avec sa pauvre existence assignée au Dôme, entouré d’acteurs et de figurants simulant la vraie vie – une drôle de vie, mais une vie quand même, la preuve étant qu’il va trouver dans ce milieu même de pure illusion le ressort lui permettant d’en détecter les faux-semblants et de tenter d’en sortir et d’accéder au réellement réel...
Le paradigme de Truman, cela pourrait être cela aussi : aussi intégralement immergé que l’on puisse être dans les mondes parallèles produits par les destructeurs de réalité, aussi parfaitement enfermé sous le Dôme – il demeure toujours possible de trouver des lignes de fuite nous reconduisant au réel réellement réel ; persiste ou persévère, peut-être, toujours une pulsion du réel nous incitant à rejeter le joug de l’appareillage de notre sensibilité (de notre expérience et de nos vies) par les industries et les élites qui les gouvernent.
C’est la raison pour laquelle s’impose, dans notre présent, le motif du démaquillage du réel de synthèse, réel en tant que fake, soit le motif du retour au réel réellement réel. On voit bien, par exemple, comment ce motif traverse tout le cinéma contemporain, y dessine une ligne de partage déterminante, cruciale. L’immense majorité des films qui sont mis sur le marché maquillent le réel plus ou moins grossièrement, vulgairement, outrageusement, en faisant de la classe moyenne globale généralement blanche le mètre étalon de l’humain tout court, en plaçant rigoureusement hors champ la masse des sans parts qui n’ont pas accès aux beautés du digital et vivent en état perpétuel d’insécurité alimentaire, en fabriquant en série des policiers au service du public, en proie à des problèmes de conscience et autres dilemmes éthiques...
Mais il existe aussi un cinéma résolument minoritaire et moléculaire qui prend très au sérieux sa tâche consistant à désornementer (démaquiller) le monde dans son état présent, ce qui consiste en une opération un peu plus compliquée que celle (vaine, désespérée, illusoire) qui consisterait à le montrer « tel qu’il est », mais plutôt à se mettre en ordre de bataille contre le cinéma d’ornementation du réel en produisant les écarts significatifs perceptibles à partir desquels le public pourrait devenir sensible à l’enjeu du démaquillage et de la désornementation. C’est ce que font, avec une constance et une sobriété impressionnantes tant elles produisent des effets de manifeste (en faveur de la désornementation) les films de Kelly Reichardt, de Pedro Costa, de Miguel Gomes, de Tsai Ming-Liang, de Midy Z, d’Andrea Arnold, du nouveau cinéma bengali et d’autres que j’oublie...
Dans ce cinéma, le retour au réel est un parti plutôt qu’un parti pris (entendu comme partialité), c’est-à-dire un engagement contre les effets déréalisants de la mise en spectacle ; c’est toute une façon de filmer sans ostentation, en bannissant le drapé, les automatismes et les procédés aboutissant à « améliorer » le réel, les corps, les paysages, les échanges – tout ce qui procède, « normalement », d’un casting et d’un repérage dans les formes. C’est une façon aussi de proscrire, dans l’élément de la narration, tout ce dont est faite, habituellement, une « belle histoire », agréable à regarder comme un bonbon l’est à sucer, molaire, continue et parcourue d’intensités prévisibles. C’est aussi une façon de conduire le spectateur dans la proximité de ce qui compte plutôt que le retenir captif dans les décors du présent – la vie de l’Etat décrite comme une sitcom, la crise du couple comme indéracinable marronnier, l’inclusion des femmes dans les sphères du pouvoir, le « droit à la vie » des minorités sexuelles, etc. Le propre des films de désornementation, c’est de produire, dans l’espace même du cinéma comme art, industrie et commerce, des perturbations et des déplacements propres à faire bouger le spectateur lui-même : ainsi, First Cow, de Kelly Reichardt qui, en déplaçant le western vers la plèbe, en l’arrachant à ses décors et personnage mythiques ornementaux, en incisant la « peau » du western confit dans ses mythes et figures obligées, produit un effet de retour au réel exemplaire, portant bien au-delà de l’enjeu propre qui s’attache à ce genre ; First Cow ne se contente pas de « déconstruire » le western, c’est aussi un petit traité de démaquillage du réel [6].

Le retour au réel, c’est toujours ici le retour à des personnages, des situations, des figures de la vie présente et passée – le retour du hors-champ : les sans parts, la plèbe, les migrants, les marginaux, les indésirables, tout ce qui fait revenir dans le présent les traditions cachées ou refoulées. Le maquillage du réel passe, entre autres choses par un usage immodéré du gros plan – la fixation obsessionnelle, lancinante et incantatoire sur les mêmes objets, formes, figures, topoi – au cinéma la star, la crise du mariage et de la vie familiale, aujourd’hui le trouble dans le genre, la déréliction de la politique institutionnelle... des briques (Roland Barthes) qui viennent occuper tout le champ de vision et qui, à ce titre viennent tenir lieu de réalité entière, complète par effet de répétition, d’encombrement, de saturation. Mais le propre du gros plan, comme le rappelait récemment Carlo Ginzburg, c’est bien sûr de créer du hors champ [7].
Le maquillage du réel passe par la production de cet agencement, nullement dialectique entre le gros plan et le hors-champ – c’est en ce sens même que le cinéma, comme appareil, le cinéma avec sa technologie est un champ d’expérimentation et un microcosme qui nous instruisent à propos de la production du réel dans les conditions du présent. Chaque fois qu’est produit, dans le champ de la vie sociale, un gros plan, celui-ci est fait en premier lieu de tout ce qu’il rend imperceptible, qu’il place hors-champ et donc, au fond, tout ce qu’il fait dés-exister : en ce sens, la gauche mâle qui met des baffes à ses compagnes, c’est ce qui appelle le gros plan providentiel et vide qui, à son tour place hors champ tout ce qui importe – l’apartheid institutionnel en Israël et la colonisation à plein régime des territoires occupés, par exemple, à propos desquels ces messieurs les baffeurs ont eu tout récemment l’occasion de se défausser (en bonne compagnie, de tous genres, il faut le dire) [8].

Au cinéma, comme en politique, le démaquillage du réel consiste à défaire, déconstruire ces agencements du gros plan sur le hors champ, à réagencer le récit du présent, à supprimer les stars et congédier les fétiches, à élargir le champ, à faire émerger le hors-champ – d’où l’importance de l’irruption de la plèbe, des hommes et des femmes infâmes dans les films qui s’inscrivent dans cette direction et y raniment la tradition de la désornementation du réel [9]. En politique, l’équivalent de la star au cinéma, c’est le leader ce qui a pour effet qu’une politique inscrite dans l’horizon du démaquillage du réel ou du retour au réel a pour prémisse la mise à pied du leader comme figure constitutive de l’aliénation de l’autonomie des sujets politiques.

On peut entendre le retour au réel comme à la fois un mot d’ordre s’imposant dans l’urgence et un programme à long terme. Il s’agit bien en premier lieu de se mettre en état de résistance contre la production réglée de la futilité par les industries culturelles, celles de la communication et de la soi-disant information, une production constamment relayée par les appareils de la politique institutionnelle. Prendre la mesure des effets de la production de la futilité en masse, pour la masse, cela suppose la détermination à effectuer les pas de côté qui vont permettre de mesurer les écarts, le gouffre qui séparent disons, un journal dans lequel on traite de ce qui importe d’un autre, irréversiblement colonisé par la production industrielle de la futilité [10].
Cela suppose la démobilisation, la défection, le retrait, un certain ascétisme qui sont la condition de l’apparition de lignes de fuite hors du cercle enchanté dans lequel ce qu’il faut bien appeler la singerie de la différence, de la rébellion, de la dissidence, du courage voire de l’héroïsme prospère aux conditions d’une cosmétique et d’une économie des poses dont la propriété est de nous faire constamment prendre des vessies pour des lanternes et tout confondre – un rappeur à succès avec Che Guevara et Virginie Despentes avec Louise Michel.
Le monde et le présent doivent être rendus futiles et les sujets humains frivoles, à l’image de ceux-celles qui les dirigent, qu’on leur présente en exemple, ceux-celles sur lesquels s’attardent les gros plans. Le monde est appelé à s’aligner sur ce supplément hebdomadaire du Monde sur papier glacé où s’exposent, parmi les publicités et les photos de mode, ces échanges du frivole et du futile. Le retour au réel se formule donc de la manière la plus simple et la plus spartiate dans ces termes : nous, nous nous intéressons aux choses qui importent. Ce qui, inversement, revient à dire sans détour : ce sur quoi s’attardent les gros plans fixes fabriqués par les professionnels du marché de l’attention, ce n’est pas seulement que cela ne nous intéresse pas, c’est que cela ne compte pas. Le subjectivisme et l’esprit de fausse tolérance qui se réclament ici de la maxime impensante : « A chacun ses centres d’intérêt », à chacun sa (ses) « passion(s) », à chacun son truc » doivent être fermement récusés. Non, décidément, la petite guerre que se font les écologistes en peau de lapin Rousseau et Bayou, ça ne compte pas, cela ne mérite pas une minute de notre attention, la banalisation des tirs meurtriers de policiers à l’occasion de supposés « refus d’obtempérer », cela compte au premier chef. Dans le même sens, nous sommes sommés d’apprendre à opérer constamment la distinction entre les énoncés publics qui non seulement « make sense », mais aussi contribuent au rétablissement des « droits » du réel et ceux qui, au contraire, non seulement ne veulent rien dire, mais tendent à la dissolution du réel. Exemples : quand la contrôleuse générale des prisons, Dominique Simonnot, écrit : « Quand je vois une surpopulation carcérale démentielle, il est normal que j’interroge la politique pénale », cela restaure les « droits » du réel ; inversement, quand le directeur de Mediapart, Edwy Plenel, à la veille du second tour de la Présidentielle, invoque la formule « Plutôt un vote qui pue qu’un vote qui tue » pour justifier son ralliement à Macron, quitte à lui re-tomber dessus à bras raccourcis la semaine suivante, cela ne fait que contribuer à produire un réel crépusculaire et inextricable [11]. Une lutte sourde et ininterrompue oppose maquilleurs et démaquilleurs du réel – et elle traverse toutes les couches de la société.

Ce qui est jeu ici, d’une façon générale, c’est la question de la narration du présent, du récit du monde et de ceux.celles à qui ils sont dévolus. On pourrait cultiver ici et à bon droit un matérialisme exposé aux qualificatifs de vulgaire, basique, bovin (etc.) en remarquant que sous toutes les latitudes, ce récit (qui est une prérogative essentielle, un pouvoir exorbitant) revient à des sujets humains dont la sécurité alimentaire est assurée. En conséquence et inversement, nous qui sommes les destinataires et, en partie aussi les auteurs de ces récits, avons une connaissance à peu près nulle de ce que sont l’expérience du monde et la texture subjective de ces centaines de millions d’humains qui vivent en état permanent d’insécurité alimentaire et dont les spécialistes nous affirment que, dans les conditions présentes, le nombre croît de jour en jour, sur tout le pourtour de la planète.
Ce n’est pas que cette fraction d’humanité dont l’insécurité alimentaire est la condition structurelle serait à proprement parler inscrite pour nous (qui, en règle générale, mangeons à notre faim, bien ou mal) dans un angle mort ou un hors-champ perpétuel et intégral : « on » nous parle bien d’eux, sur un mode humanitaire, géo-politique, économique, démographique, moral, esthétique – mais c’est là chose toute différente d’un récit ou d’une multitude de récits dont la source serait ceux-là même qui ne sont pas assurés de manger à leur faim demain ou, plus souvent, qui savent d’ores et déjà qu’ils auront faim demain.
Ce n’est pas ici seulement l’accès aux produits de première nécessité, aux soins élémentaires aussi, aux médicaments, à l’eau, aux moyens d’hygiène, à tout ce qui constitue le fondement d’une vie vivable et en sécurité qui fait défaut. C’est, radicalement, l’accès à la narration du présent, au récit du monde qui est dénié à ces catégories. Le réel que nous percevons est outrageusement maquillé et le récit du présent dans lequel nous sommes immergés est totalement lacunaire, déficitaire, déformé dès lors que ces « pièces » essentielles nous manquent et que ce sont des nourris (et souvent des gavés) qui s’assurent le monopole de ce récit, entretenant la perpétuelle illusion que cette toute petite partie de la narration du monde peut tenir lieu du tout. C’est l’inverse qui est vrai : cette partie qui occupe la place du tout est pathétiquement partielle, minoritaire et de ce fait même outrageusement partiale et déformée. Le récit du monde que nous livrent à domicile aujourd’hui les industries de la culture, de la com’ et de l’information ressemble au monde réel comme la juvénile Julie Christie « ressemblait », dans les années 1960, à la ménagère britannique lambda [12]. Tout ce qui est trop beau pour être vrai n’est pas vrai – telle est la maxime des intransigeants démaquilleurs.euses du réel.

Le réel perçu, celui que nous avons la faculté de percevoir, ne saurait coïncider avec le tout de la réalité, il s’en tient à une distance éloignée, il n’est toujours qu’une partie infime de celle-ci, appréhendée dans une perspective ou sous un angle étroit, limité. Le réel perçu, c’est un aperçu incomplet, parcellaire et en un sens même furtif de la réalité définie comme globalité – « le tout du tout ». Pour autant, nous ne saurions renoncer à défendre et promouvoir une certaine qualité de cette perception du réel. Cet esprit de tolérance empoisonné (et que n’inspire qu’un relativisme tant absolu que démissionnaire) selon lequel tous les réels perçus (et les énoncés qui en sont l’expression) se valent en raison de leur caractère partiel et donc de leur égale partialité, cet esprit de supposée tolérance dévoyée doit être fermement combattu. Tous les réels perçus ne se valent pas dans la mesure où ils ne relèvent pas de la même position et des mêmes dispositions face au réel pour autant que celui-ci nous est accessible. La condition majoritaire est, dans nos sociétés, celle des vivants qui se déplacent dans l’étendue liquide des énoncés et des discours formatés par les pouvoirs et dont l’accès au réel est entièrement appareillée par ces dispositifs communicationnels. Ils vivent dans ce milieu densément peuplé d’énoncés, de phrases, de mots-clés comme des poissons dans l’eau et perçoivent le monde à travers cette paroi de verre – un monde qu’ils sentent et voient, du fait de la qualité même de cet appareillage et des opérations qu’il rend possibles, comme le monde réel dans sa réalité même.
Les effets massifs de déréalisation sont aujourd’hui accentués par ce trait massif de l’époque : désormais (mais cela ne fait que corroborer une inquiétude manifestée par Hannah Arendt dans ses réflexions sur les Pentagon Papers), même les faits les plus solidement établis (en principe) sont constamment remis en question et transformés en opinion (dixit Arendt) non pas seulement dans les discours révisionnistes et les fake news, mais tout autant et de manière infiniment plus désastreuse, dans les discours les plus solidement légitimés – ceux des gouvernants et des organes d’information ayant pignon sur rue, en premier lieu. C’est ainsi que, désormais, dans la prose administrée de l’Occident, le fait (massif s’il en fut) que la pandémie du Covid 19 a été endiguée en Chine (au prix d’une politique drastique de confinement) tandis qu’elle produisait dans des pays comme les Etats-Unis, le Brésil, l’Inde, la France, la Grande-Bretagne (etc.) le désastre sanitaire et démographique que l’on sait est désormais dissous dans une bouillie discursive où il est avant tout question de l’autoritarisme du pouvoir chinois [13]. Dans le même sens, et pour retrouver Arendt à nouveau, ce sont les faits historiques les plus notoires, les plus solidement établis qui sont désormais solubles dans l’intérêt politique et les perspectives stratégiques du moment : cela fait un moment déjà que, dans l’envahissant bavardage autour de la « menace chinoise » pesant sur la démocratie taïwanaise, le fait capital de la restitution (la reconnaissance) de la souveraineté de l’Etat chinois sur cette île, par les Etats-Unis au premier chef, au lendemain de la défaite du Japon, a, précisément, cessé d’être un fait – gommé, effacé des tablettes de l’Histoire, au profit de la pauvre diversion : « Taïwan n’a jamais appartenu à la Chine populaire » [14].

Dans nos sociétés, la majorité des gens voient en permanence le monde maquillé à outrance comme le monde réel et interagissent avec celui-ci, et s’y émergent entièrement, en prenant ce dispositif spectaculaire pour argent comptant. En ce sens, ils sont des Truman qui jamais ne commenceraient à douter. Ou plutôt, quand ils entrevoient des failles, ils n’ont comme recours, contrairement au « vrai » Truman, qu’à de fausses lignes de fuite qui les conduisent à de nouvelles impasses – les discours « alternatifs » en peau de lapin, les billevesées complotistes, les fakes enrobées dans la science des demi-savants... Ce type de « fausse sortie » en forme d’impasses, de pas de côté sans consistance, de dissidences en toc, de rébellions en papier mâché, de mouvements d’émancipation solubles dans la gesticulation – c’est la signature de notre époque. La production, le formatage et l’appareillage du monde maquillé sont inséparables de l’invention et du perfectionnement perpétuel de cette opération consistant à reconditionner la sécession (la dissidence, la révolte...) en « spectacle », à produire les conditions de sa solubilité dans les conditions générales d’une domination de plus en plus indissociable de la spectacularisation du monde.
C’est la raison pour laquelle il convient, dans la perspective du démaquillage, si l’on adopte celui-ci comme programme, de se demander sans relâche comment la transformation du monde en spectacle rétroagit sur la consistance ou la constitution de la réalité elle-même, au-delà des inflexions (des dégradations) qu’elle fait subir à la réalité perçue. On ne peut plus du tout s’en tenir, dans une époque définie comme anthropocène ou capitalocène, à une notion de la réalité séparée non seulement des actions humaines mais, aussi bien, des constructions discursives et de l’appareillage de la perception et l’intellection de cette réalité par les machines communicationnelles – grâces soient rendues sur ce point à Bruno Latour.
Que la réalité comme « tout du tout » ne nous soit pas accessible comme telle (et « séparée » de nous à ce titre) ne signifie pas qu’elle ne serait pas susceptible d’être plus ou moins profondément affectée tant par nos actions (ou plus précisément l’envahissante présence de notre espèce) que par les proliférations discursives qui en sont inséparables. Que la réalité elle-même soit directement et de plus en plus massivement affectée par nos opérations de production et construction du réel, avec toute la part débordante qu’y occupe l’imaginaire – c’est cela même l’anthropocène, comme époque.
A ce titre même, la distinction entre monde (réel) perçu et réalité tend à devenir, sinon nébuleuse, du moins de plus en plus difficile à opérer dans une perspective post-kantienne – je veux dire ici prenant la théorie kantienne de la connaissance comme « point de départ ». Le projet husserlien de retour aux « choses même » est totalement en porte-à-faux sur les conditions qui s’imposent à l’ère du digital. Il ne peut plus nous inspirer, voire nous habiter, comme il l’a fait de plusieurs générations de philosophes européens, en un monde vécu où ces supposées « choses même » sont désormais formatées par les appareils et technologies de la communication. Ce n’est pas seulement « la nature » qui, à ce titre, n’existe plus à l’état supposé naturel – c’est aussi bien l’ensemble de notre environnement densément peuplé d’objets et d’êtres vivants qui est désormais inséparable de sa consistance discursive, spectaculaire et communicationnelle.
C’est dans ces conditions même que les démaquilleurs, entendus comme tribu, comme « parti » suivent le chemin tracé par Truman, ce héros modeste (par contraste avec son mauvais double « réel » – celui qui fit basculer le monde dans l’âge atomique) : en cherchant l’issue de secours hors du monde maquillé du côté de la mer – la mer comme étendue rétive à la loi (a-nomique) autant qu’à sa territorialisation par les appareils de pouvoir. Le démaquillage du réel cultive ici ses affinités avec la déterritorialisation, la défection, la destitution. Chacun.e y reconnaîtra les siens...

Alain Brossat

Notes

[1Film de John Frankenheimer, 1962.

[2The Truman Show, film de Peter Weir, 1998.

[3John Doe, l’homme de la rue, film de Frank Capra, 1941.

[4Alain Brossat et Alain Naze : La démocratie contemporaine comme village Potemkine, L’Harmattan, 2022.

[5D’où la prolifération, dans le discours public contemporain, de ces « nous » nébuleux, notamment dans le contexte de l’urgence climatique et du désastre environnemental, qui font totalement abstraction des divisions immémoriales et sans cesse renaissantes qui, dans ce contexte même, continuent de traverser nos sociétés.

[6Kelly Reichardt : First Cow, 2019.

[7« En histoire comme au cinéma, tout gros plan implique un hors-champ », Le Monde, 30/09/2022.

[8A l’occasion de la présentation à la Chambre par les députés du PCF, pour une fois bien inspirés, d’une motion évoquant l’apartheid institutionnel dont sont victimes les Palestiniens, on vit les député.es. dits insoumis.e.s se défiler les uns après les autres – courage, fuyons...

[9La question de la désornementation du réel se dissocie ici distinctement de celle de sa documentation – un « cinéma du réel » qui n’est qu’un cinéma voué au documentaire se tient ici bien au-dessous de son ambition, rien ne montrant de façon irrécusable qu’un film documentaire est intrinsèquement, du simple fait du genre auquel il se rattache, plus ancré dans le réel et « fidèle » à celui-ci qu’un film de fiction. Le motif du « réalisme » est ici un passe-partout qui, à force d’ouvrir toutes les portes, n’en ouvre aucune.

[10Le fait que n’existe plus dans la France d’aujourd’hui aucun quotidien ou hebdomadaire, sur papier ou non, dont on pourrait dire sérieusement qu’il traite avec constance et rigueur des questions qui importent – c’est là un de ces faits massifs qui permettent de prendre la mesure du « désastre obscur » en cours.

[11« Contre Le Pen, voter dans la douleur pour conjurer l’effroi », Mediapart du 19/03/2022.

[12La « trop belle » Julie Christie, telle qu’elle apparaît notamment dans Billy Liar (1963) et Darling (1965) de John Schlesinger.

[13Un bon exemple récent, caricatural : « La politique zéro Covid chinoise, un étendard pour Xi Jinping », article de Frédéric Lemaître, correspondant à Pékin, Le Monde du 13/10/2022.

[14Pour compléter le tableau, on notera qu’il en va désormais exactement de même dans le domaine des savoirs : dans sa récente nécrologie de Bruno Latour, le commis aux pages « Idées » du Monde, Nicolas Truong, peut écrire sans trembler : « Dans l’un de ses derniers cours au Collège de France, Michel Foucault affirmait qu’il fallait « défendre la société ». Bruno Latour explique que la société n’existe pas (…) D’où la centralité de son Enquête sur les modes d’existence (La Découverte, 2012) au sein de laquelle il démontre qu’il y a plusieurs ’régimes de vérité’ » – deux énormités en trois phrases : si le titre dudit cours au Collège de France comporte des guillemets, c’est bien qu’il rapporte un énoncé que Foucault analyse, dans une perspective généalogique, et non pas une opinion ou une position qui lui serait propre. Et qu’au reste, la notion de régime de vérité trouve en premier lieu sa place dans l’œuvre de Foucault (L’Herméneutique du sujet, etc.) plutôt que celle de Latour, c’est ce que n’ignore, en principe, aucun étudiant en licence de philosophie... Dans le domaine de la connaissance et des savoirs, il y a aussi ce que Arendt appelle des vérités de fait dont même le plus pressé des journalistes n’est pas supposé s’affranchir. (Le Monde du 11/10/2022).