Un inédit de Michel Foucault
ÉMERGENCE DES EQUIPEMENTS COLLECTIFS. État d’avancement des travaux Introduction de Philippe Chevallier
Michel Foucault et le CERFI : un étrange « inédit »
par Philippe Chevallier
En faisant l’inventaire des archives de son défunt collègue du département de philosophie de Paris 8 Kyril Ryjik, Alain Brossat est tombé sur un tapuscrit ronéotypé intitulé « Émergence des équipements collectifs. État d’avancement des travaux », avec la mention manuscrite laconique « Foucault, juillet 1974 ». Ce texte n’est pas dans les Dits et Écrits, puisqu’il n’a de toute évidence jamais été publié. Il ne se trouve pas non plus – sous réserve d’inventaire exhaustif – dans les archives Foucault déposées à la BnF.
Le tapuscrit se présente comme l’ébauche, corrigée et annotée à la main – probablement d’une même main, mais sans certitude –, d’un rapport intermédiaire dont le destinataire est le commanditaire d’une recherche contractuelle. À la lecture du texte, dont les références pittoresques ne trompent pas longtemps, une évidence s’impose : le texte est bien de Foucault, à tel point qu’on a l’impression par moment de lire un résumé de passages de Surveiller et punir qui paraîtra sept mois plus tard (février 1975). Côté références bibliographiques, les notes de bas de pages se suivent et se ressemblent : les Moyens de rendre les hôpitaux utiles de 1787 – cités dès Naissance de la clinique –, l’Instruction méthodique pour l’école paroissiale de 1669, les Règlements pour les écoles de la ville de Lyon de 1716, le Registre des délibérations de l’Hôtel-Dieu de 1620, Camille de Rochemonteix, Jean-Baptiste de La Salle : tous se retrouveront cités dans les chapitres « Les corps dociles » et « Les moyens du bon dressement » de la troisième partie de Surveiller et punir. La chose est cocasse : la partie de Surveiller et punir dédiée à la naissance du contrôle individuel aurait-elle eu pour première forme un rapport administratif ?
Nous n’avons trouvé, dans les documents de cette époque publiés ou accessibles en ligne, qu’une unique mention du titre « Émergence des équipements collectifs ». Un document de la Maison des sciences de l’homme, boulevard Raspail [1], indique en effet que le Centre d’études, de recherches et de formation institutionnelles (CERFI) de Félix Guattari, était titulaire depuis juin 1973 d’un contrat sous ce titre passé par le service des affaires économiques et internationales (SAEI) du Ministère de l’équipement. Le nom attaché au contrat était alors Gilles Deleuze pour le CERFI.
Malgré le léger écart entre les intitulés, cette recherche semble bien ne faire qu’une avec « Généalogie des équipements collectifs », travail collectif dirigé par Foucault dans le cadre d’un contrat engageant le CERFI, la Délégation générale à la recherche scientifique et technique (DGRST) et le SAEI [2]. Ce travail se composait d’une première partie dédiée à l’école primaire et d’une seconde aux équipements sanitaires (avec elle-même trois volets : l’institution hospitalière au XVIIIe siècle, les équipements psychiatriques au XIXe et l’histoire de la psychiatrie de secteur) [3]. Constat savoureux : les services gouvernementaux ne jouèrent pas un mince rôle dans les réflexions sur la naissance de la société disciplinaire. D’une partie de cette recherche, il sera rendu compte dans l’ouvrage collectif Les machines à guérir. Aux origines de l’hôpital moderne (Paris, Institut de l’environnement, 1976) [4].
Le présent texte serait donc le projet de rapport trimestriel rédigé par Foucault pour cette recherche contractuelle du CERFI. Rien de surprenant à cela : depuis 1972, Foucault est proche du collectif de Guattari, participe à des réunions dans ses locaux, lui apporte son soutien amical voire sa caution intellectuelle. Le numéro de décembre 1973 de la revue du collectif Recherches, lequel porte précisément sur « Les Équipements du pouvoir » [5], contient deux entretiens auxquels participa le philosophe : « Premières discussions, premiers balbutiements : la ville est-elle une force productive ou d’antiproduction ? » (Dits et Écrits, n°129), avec Guattari et l’économiste François Fourquet ; et « Arrachés par d’énergiques interventions à notre euphorique séjour dans l’histoire, nous mettons laborieusement en chantier des "catégories logiques" » (Dits et Écrits, n°130), avec Deleuze et Guattari.
Le contenu de cet inédit pourra décevoir : l’« état d’avancement des travaux » rédigé par Foucault pour le CERFI semble d’abord être l’état d’avancement… de sa propre rédaction de Surveiller et punir, livre qui sera achevé le mois suivant, en août 1974. En première hypothèse, Foucault ne serait ici qu’un prête-nom afin d’aider de jeunes chercheurs du CERFI soumis aux aléas de la recherche contractuelle qui était alors le seul cadre de financement du collectif. Tel était aussi le rôle de Deleuze et de Foucault : décrocher pour des chercheurs précaires les contrats nécessaires, quitte à recycler des travaux personnels et « rapporter » ensuite au financeur ce qu’il fallait quand il le fallait. En seconde hypothèse, il faudrait supposer que la rédaction de Surveiller et punir fut d’inspiration plus collective qu’il n’y paraît ; il conviendrait alors de libérer le livre de sa fonction-auteur pour y retrouver l’effervescence d’un groupe, la transversalité de ses pratiques, la fluidité de ses concepts. L’une des publications du CERFI sur la présente recherche comprend d’ailleurs un chapitre entier consacré à certains des thèmes présentés par Foucault dans son rapport de juillet 1974 [6].
L’intérêt de ce texte est d’abord de nous rappeler un fait méconnu de notre histoire intellectuelle : la place du CERFI dans les travaux de Foucault des années 1972-1975. Guattari et le CERFI ne sont pas mentionnés dans la biographie classique de Didier Éribon (Michel Foucault, Flammarion, 1989, 2011) et Bernard Harcourt n’en dit mot dans son édition de Surveiller et punir dans la Bibliothèque de la Pléiade (Œuvres, t. 2, Gallimard, 2015). Dans l’histoire comme on la raconte, la genèse du grand livre sur la prison suit toujours une ligne droite et strictement foucaldienne qui longerait d’un côté un champ théorique (les cours au Collège de France de 1971-1972 à 1973-1974) et de l’autre un champ militant (le GIP), développement supposé homogène qui ne dit mot d’autres collectifs de recherche, d’autres traditions de pensée et surtout d’autres interlocuteurs : architectes, économistes, sociologues, urbanistes. À l’exception d’un article de Daniel Defert [7] et des travaux récents de Stuart Elden [8], rarement Surveiller et punir est mis en regard d’une réflexion sur les villes, les territoires et les « équipements du capital ». Espérons que cette publication rouvre le dossier Foucault-Deleuze-Guattari et suscite de nouvelles recherches, aussi libres et collectives que celles des années libidinales du CERFI. Il ne s’agit pas tant, ici, d’exhumer un inédit qui aurait les contours d’une perle rare voire d’un unica – il n’est assurément ni l’un ni l’autre –, que de susciter un travail collectif autour de quelques mots-clés : « espace », « territoire », « architecture », « équipements », « institution ».
Cette édition en ligne a été rendue possible grâce au travail méticuleux de Cédric Cagnat, Orgest Azizaj, Sandrine Amy et Alain Brossat, pour l’association « Ici et Ailleurs ». Ils ont veillé à rester le plus proche possible du tapuscrit en ne corrigeant que quelques erreurs de ponctuation et d’orthographe évidentes (en particulier sur deux noms propres). Les références bibliographiques ont été à la fois homogénéisées dans leur forme et laissées à leur contenu approximatif ou lacunaire. Les soulignages, d’origine incertaine, ne sont en revanche pas repris.
Enfin, nous remercions chaleureusement Henri-Paul Fruchaud, neveu de Michel Foucault, d’avoir donné son accord pour cette publication.
(Première mise en ligne : 28 octobre 2018)
La publication de l’inédit “Michel Foucault et le CERFI” a suscité un long et intéressant commentaire de Stuart Elden, professeur à l’université de Warwick, que nous vous invitons à consulter sur son site
ÉMERGENCE DES EQUIPEMENTS COLLECTIFS
État d’avancement des travaux
Le travail du dernier trimestre a été consacré à l’étude d’un point qui était indiqué dans le rapport précédent : les systèmes documentaires dans un certain nombre d’institutions comme l’école, l’armée, l’hôpital et ceci, au cours du XVIIe et XVIIIe siècles. Cet ensemble a été choisi pour un certain nombre de raisons.
1 – On voit le transfert de grands procédés d’enregistrement fiscal, économique et judiciaire à un domaine nouveau, celui des individus et de leur conduite.
2 – On voit se former à travers ces institutions et ces procédures un type de pouvoir absolument spécifique dont les contrôles politiques ou religieux de l’époque précédente n’avaient pas donné d’exemple.
3 – Se constituent par là des mécanismes de contrôle fins et détaillés qui ont permis la formation et le cumul de tout un savoir sur les individus.
Pas de discipline sans une archive ténue, minutieuse, au ras des corps et des jours, sans des procédures documentaires qui permettent d’intégrer des données minuscules, sans des circuits qui les centralisent et les distribuent. Les disciplines qui placent les individus dans un champ de surveillance les situent également dans un réseau d’écriture ; elles les engagent dans toute une épaisseur de documents qui les capte et les fixe. Les institutions disciplinaires ont été très tôt des lieux d’enregistrement intense et de cumul documentaires. Comme toute administration, sans doute, comme l’appareil judiciaire ou fiscal, mais avec des problèmes spécifiques et des techniques qui leur appartiennent en propre.
C’est qu’il s’agit d’établir pour chaque individu une identité caractéristique, reconnaissable, contraignante, inamovible ; de se donner sur eux singulièrement mais sur leur multiplicité, une prise qui soit moins abstraite que des documents fiscaux, des registres de baptêmes ou des actes judiciaires. Il faut faire entrer les corps, les attitudes, les comportements, les conduites, dans un système de repérage et de classement ; problème donc de taxinomie ; non point tellement pour faire apparaître des espèces que pour reconnaître les traits singuliers d’un individu, ce qui le rend à la fois irremplaçable et utilisable. Au lieu de le spécifier, comme n’importe quel être naturel qu’on a à reconnaître, l’identifier comme un individu sur lequel on a à exercer un pouvoir. Ce problème de l’identification, c’était celui de l’armée où il fallait retrouver les déserteurs, éviter les enrôlements à répétitions, corriger les états fictifs présentés par les officiers, connaître les services et la valeur de chacun, établir avec certitude le bilan des disparus et des morts. C’était le problème des hôpitaux où il fallait reconnaître les malades, chasser les simulateurs, suivre l’évolution des maladies, vérifier l’efficacité des médicaments, repérer les cas analogues et les débuts d’épidémies. « Il était impossible qu’un médecin, de quelque mémoire supérieure qu’il soit doué, administre les tableaux d’un plus grand nombre de malades (2 ou 30), s’il n’a devant les yeux un cahier, une feuille de journal de visite qui lui indique l’état de chaque malade et la suite de son traitement […] Quelquefois, ce n’est plus le malade qu’il a vu la veille, il est mort, on l’a changé de lit sans l’en avertir ; souvent le malade n’a point eu ses remèdes, il en a refusés ou en a pris d’autres que ceux ordonnés […] D’autres fois, les malades trompent le médecin par ignorance ou par malice ; en plus s’ajoute "la malheureuse pratique" de coucher deux ou plusieurs malades ensemble ». [9]
C’était le problème des établissements d’enseignement où on avait à caractériser l’aptitude de chacun, situer son niveau et ses capacités, indiquer l’utilisation éventuelle qu’on peut en faire : le « registre sert, pour y avoir recours en temps et lieu, pour connaître les mœurs des enfants, leur avancement dans la piété, au catéchisme, aux lettres selon le temps de l’École, leur esprit et jugement qu’il trouvera marqué depuis sa réception. Item, il servira pour reconnaître les causes tant de la sortie de ceux qui auront été chassés pour leur indocilité et mauvais exemple que de ceux qui seront sortis ou pour aller demeurer ailleurs, ou pour quitter cette école sans raison, ni sans dire adieu pour aller à une autre. » [10] Bref, il fallait établir une écriture réglementaire, toute une documentation individualisante.
Ainsi, commence à s’élaborer un code physique, celui du « signalement ». Après les grandes levées d’hommes rendues nécessaires par la guerre de Trente ans, on a exigé que chaque compagnie porte sur ses rôles le nom, le surnom, le lieu de naissance et les marques particulières de chaque soldat [11]. Au XVIIIe siècle, cette notation des « marques » commence à devenir un signalement canonique selon la taille, la corpulence, la forme du visage, la couleur des cheveux et un peu plus tard semble-t-il, celle des yeux. Description très schématique, mais qui est importante par la grille générale qu’elle substitue aux descriptions « impressionnistes » qu’on trouve facilement à la même époque dans les archives judiciaires ; une certaine perception, canonique et administrative, du corps est en train de se développer, qui servira, par la suite, de base de départ à l’anthropologie physique du XIXe siècle. Se forme également le « code des symptômes » : lorsque la pratique hospitalière a amené la rotation des médecins au lit des malades, lorsqu’elle a rendu possible, et souhaitable, la comparaison des cas de salle à salle, d’hôpital en hôpital, et finalement dans la seconde moitié du siècle, de régions à régions, il a bien fallu trouver un système pour quadriller régulièrement les phénomènes pathologiques : la communication, le cumul et la confrontation des expériences en dépendaient. De là, trois processus qui ont marqué l’évolution du discours médical au XVIIIe siècle : l’habitude de plus en plus marquée de constituer des observations écrites, et surtout écrites au jour le jour ; une pratique de la description précise, proche des phénomènes visibles, de moins en moins engagés dans la théorie explicative, de plus en plus vouée à l’analyse perceptive finale ; enfin, une homogénéisation du vocabulaire, permettant de quadriller et de généraliser ces contenus de perceptions. L’approximation croissante du regard médical, l’importance à rapporter, pour une part au moins, à cette nécessité du codage et à la discipline qui la portait avec soi.
De là, deux traits en apparence contradictoires de la médecine dans la seconde moitié du XVIIe siècle : d’une part, affirmation de la valeur scientifique d’un empirisme radical qui n’aurait pour texte que des relevés d’observation, recours donc à une rigoureuse modestie clinique, et d’autre part, recours fréquent au modèle botanique pour classer les maladies, des espèces à la fois stables, naturelles, reconnaissables à un certain nombre de traits canoniques qu’on peut déchiffrer parmi leurs symptômes, comme les caractères linnéens des plantes ; ce recours au modèle botanique pour le diagnostic des maladies ne répond pas au seul souci de maîtriser conceptuellement les désordres morbides de la nature ; c’était aussi l’émergence d’une médecine en voie de se constituer un système documentaire que l’hôpital aurait rendu à la fois possible et indispensable : trouver un langage commun, normaliser la perception du corps, constituer un champ collectif d’expérience. L’image de la maladie plante était peut-être un principe de pseudo intelligibilité ; c’était aussi une prescription pour un langage.
Un « code » des performances ou des capacités s’est élaboré dans l’enseignement des collèges et des écoles techniques. Au début du XVIIe siècle, dans un collège comme celui de La Flèche, les professeurs portaient sur chaque élève une appréciation qualitative simple (bon, mauvais, médiocre), selon quelques rubriques (ingénium, fréquentia, mores, eruditio), et ces appréciations, confidentielles, ne pouvaient être connues que des seuls maîtres [12] : on est encore dans un rapport pédagogique fermé sur lui-même. Quatre ou cinq axes principaux de transformation au cours du XVIIIe siècle : efforts pour instaurer des catégories générales permettant de caractériser l’ensemble d’une population scolaire (les élèves des 12 écoles militaires devraient tous être classés selon 4 rubriques : aptitudes et dispositions ; aptitudes sans disposition ; disposition sans aptitude, enfin ni aptitude ni disposition) ; tentative pour quantifier la valeur des élèves (à l’école des Ponts et Chaussées, le règlement de 1775 établit un système de degrés : chaque élève en reçoit un nombre proportionnel au niveau de ses études antérieures, ses performances dans les différentes matières enseignées, au travail pratique qu’il a fait sur les chantiers, à son assiduité générale) [13] ; importance croissante accordée au classement ordinal des élèves les uns par rapport aux autres, comme méthode pour qualifier chacun ; articulation de ces procédures de classement sur des épreuves régulières, communes, canoniques, qui donnent un caractère public et administratif à la qualification ainsi obtenue : à l’École des Ponts et Chaussées, il existe à partir de 1775, 16 concours par an, 3 de mathématiques, 3 d’architecture, une de coupe de pierre, 3 de dessin, 1 de style, 2 d’écriture, une de levé de plan, un de nivellement et un de toise des bâtiments. Et c’est d’après le rang obtenu à ces concours que les élèves étaient admis à passer dans la classe supérieure [14].
Le « codage des conduites » est resté, pour les catégories qu’il met en jeu, assez rudimentaire. Mais les procédures utilisées, les méthodes d’homogénéisation des données deviennent plus strictes. En 1669, Batincour recommande que les enfants chargés de visiter les familles des élèves absents ou trop indisciplinés posent aux parents une série de questions : s’il est obéissant, s’il querelle ses frères et sœurs, s’il sort sans demander congé, s’il est gourmand ou menteur, et avant tout « s’il prie dieu, soir et matin, très dévotement ». Au début du XVIIIe siècle, Demia propose de donner à chaque visiteur un catalogue, divisé en colonnes et en lignes : à chaque ligne, le nom de l’élève visité, et chaque colonne correspondant à une question précise (1° si l’enfant prie Dieu ; 2° s’il s’est absenté de l’école par sa faute ; 3° s’il est obéissant ; 4° Paresseux ; 5° Gourmand ; 6° Libertin ; 7° Jureur ; 8° Menteur ; 9° méchant avec ses frères et sœurs ; 10° « s’il fréquente de méchantes compagnies surtout d’un sexe différent » ; 11° « s’il dit des paroles sales »). Il suffira alors au visiteur de marquer d’un trait ou d’un point les réponses positives ou négatives qu’il aura obtenues [15].
Formalisation embryonnaire à partir de catégories traditionnelles, uniformisation de vieilles pratiques, régularisation administrative de certaines formes de contrôle et de qualification ; il est vrai que tout ce « codage » ne porte pas avec soi des nouveautés bien immédiates. Et pourtant un processus important s’y dessine : le corps, les aptitudes, les capacités, les conduites individuelles commencent à entrer dans les procédures scripturales réglées qui sont tout ensemble des formes de documentation et des instruments de pouvoir. Pour que ce codage assure une prise sur les individus qui soit permanente, il faut toute une technique de transcription, de centralisation, de circulation et de diffusion des documents. Dans la pratique judiciaire, la marque était une sorte d’écriture somatique, de prise directe sur l’individu par le moyen d’une empreinte corporelle ; par elle, le souverain frappait un individu de son signe, et se donnait le moyen de le reconnaître. La discipline fabrique des instruments de contrôle beaucoup plus subtils. On peut dire qu’avec elle, quoique de manière très fruste commence la technique du « dossier » individuel. Non plus le dossier d’une « affaire », d’une transaction ou d’un crime, mais celui de l’individu lui-même. Cet élément mobile, retransmis, répercuté, résumé, constitue comme la version administrative de la marque, une version subtile, maniable, d’une utilité beaucoup plus grande, puisque tout en gardant sa référence précise à un individu singulier, elle s’en détache et qu’elle est mise à la disposition des instances qui contrôlent. D’un corps réel, toujours susceptible de fuir, de disparaître, de se cacher, de reparaître, de changer d’identité, la pratique documentaire tire une ombre schématique et contraignante : y sont marqués les traits utiles d’un individu, de manière qu’ils puissent servir à la fois de règles d’emploi possible, de schémas pour un repérage, d’éléments intégrables à des données futures ou plus générales. Formée à partir de l’individu, mais détachée de lui, circulant autour de lui, l’investissant d’en haut, une certaine « identité documentaire » se constitue : elle se donne comme description de l’individu, mais elle fonctionne aussi comme instrument pour le contrôler et l’utiliser, et comme prescription à laquelle il ne doit pas échapper.
Dans ce support qui est à la fois d’observation et de pouvoir, se définit ce qu’est un individu, non pas son statut ou sa naissance mais ce qu’il vaut, ce qu’on peut en tirer, comment il se classe par rapport aux autres. Le dossier, c’est le support d’une identité disciplinaire qui est prélevée sur l’individu, qui lui est imposée en retour comme une vente (description et qualification) et qui sert de règle pour son utilisation éventuelle. Le Conseil de l’École Militaire tenait, puisqu’il s’agissait de « former au Roi des sujets capables de le servir utilement », à ce que les élèves aient tous un dossier ouvert en permanence pour permettre une « connaissance exacte et détaillée des bonnes et mauvaises qualités personnelles de chacun d’eux » : il a donc été enjoint aux capitaines et lieutenants de chaque compagnie de former de concert un état des élèves de leur compagnie dans lequel ils détailleront leur jugement ou observation sur chacun d’eux et la classe dans laquelle ils jugent qu’ils doivent être placés, doivent en former un aussi les professeurs adjoints et maîtres, pour les élèves de leur classe relativement à leur application et à leur progrès ; les officiers de l’École Militaire en dresseront un également pour les exercices militaires et autres tâches confiées à leurs soins. Tous ces états devant être réunis au début de chaque mois pour qu’on puisse notifier à partir de là le classement des élèves. Cette documentation individualisante suppose, non seulement pour être établie mais pour fonctionner dans l’institution disciplinaire, tout un système matériel d’enregistrement, de transcriptions, de circulation de pièces, de constitutions d’une archive globale, tout un mécanisme de centralisation et de totalisation de ce savoir avec ses effets spécifiques de contrôle. L’identité que déterminent les appareils disciplinaires est contraignante dans la mesure où elle se forme et se fixe dans des processus de centralisation. Une étude détaillée des techniques des écritures disciplinaires demande sans doute l’analyse de divers procédés.
Celle d’abord de « documents d’accompagnement » qui sont liés à l’individu et constituent les indicateurs de son identité : ainsi, ce « petit morceau de papier » sur lequel traditionnellement on marquait dans les hôpitaux le nom et le surnom des malades, et qu’on leur attachait au bras avec « un morceau de ficelle » [16] (1620). ; ainsi les feuilles d’identification fixées au lit des malades, ou encore ce système des deux cartes qui est de règle à l’hospice Saint Sulpice : « la première portant son nom, la deuxième indiquant le jour de son entrée ; une de ces cartes est attachée au pied du lit du malade, l’autre est attachée à ses habits, et quand la maladie est terminée par la guérison ou par la mort, ces deux cartes sont distribuées l’une à la supérieure, l’autre au médecin qui achèvent sur leur registre la notice relative à ce malade en constatant sa guérison ou sa mort » [17].
On pourrait citer également l’exemple de ces « congés » ou de ces « cartouches » que certains ouvriers devaient, comme les soldats, porter avec eux dans leurs déplacements et qui se généralisent à la fin du siècle sous la forme du « livret » obligatoire : tous les ouvriers doivent l’avoir sur eux jusqu’au moment de l’embauche où ils le déposent entre les mains du maître et pour témoigner de leurs emplois antérieurs, de leurs déplacements et souvent de l’opinion de leurs employeurs précédents [18]. Ainsi le corps a son double écrit qui le suit comme son ombre ; il a là au poignet, à son lit ou dans son vêtement ce petit élément documentaire, qui joue le rôle d’indicateur individuel ; c’est par lui que ce corps, mort ou vif, détaché un instant d’une multiplicité confuse, devient, pour tout contrôle possible, individualisable.
Il faudrait aussi étudier les modes de retranscription et de circulation des documents. Chaque constitution disciplinaire a son type de réseaux, ses voies de communication, et une distribution particulière des points où se cumule le savoir pour se diffuser à nouveau comme information ou décision. Dans des institutions aussi restreintes que les écoles élémentaires, ce réseau est relativement simple et bref : il enserre les individus au niveau de leur comportement le plus quotidien : les élèves qui sont absents, qui ne savent pas leurs leçons ou qui se montrent immodestes sont aussitôt « notés » ou « marqués » sur le catalogue de bons ou mauvais points. Ces catalogues sont soumis au maître qui à partir d’eux tient à jour une série de registres ; dans la réunion du bureau des écoles, il aura à donner un catalogue ou mémoire, 1° des écoliers qui auront été plus sages et qui auront plus profité depuis le précédent bureau, des plus pauvres ; 2° de ceux qui auront été absents fréquemment sans permission, et surtout au jour du catéchisme ; 3° de ceux qui ayant été suffisamment instruits peuvent être congédiés ; 4° de ceux qui ayant fait quelque faute notable méritent d’être corrigés en plein bureau. Enfin, le maître « remettra au secrétaire son registre de noms, surnoms, âge, profession des nouveaux venus depuis le dernier bureau ». [19] Dans les écoles techniques et surtout dans les institutions militaires, les circuits documentaires sont beaucoup plus longs, puisqu’il s’agit de mesurer à l’échelle de la nation les effets de ce nouveau type de formation, de vérifier le bon usage des mentions qui ont été attribuées, et de décider, pour chaque élève, de l’affectation la meilleure. Lorsqu’on crée douze écoles militaires en province, on nomme un inspecteur qui doit circuler entre chacune d’elles ; il a pour tâche de rédiger pour les soumettre au ministre, des livrets sur tous les établissements visités, d’en décrire le fonctionnement et d’en juger la tenue. Il doit aussi faire des rapports sur chaque élève en particulier, indiquer sa valeur pour les différentes matières étudiées (« objets classiques », mathématiques, langues vivantes, écritures, exercices militaires), définir sa conduite et son caractère ; enfin, il doit suivre la carrière des pensionnaires sortis de l’école, indiquer leurs emplois, dans quels corps ils ont été recrutés et s’ils sont encore au service du Roi [20]. Tout autour des individus, les dispositifs disciplinaires tissent une trame d’écriture de plus en plus épaisse et étendue : elle permet à la fois l’exercice d’un pouvoir qui est informé en permanence jusqu’au grain ténu des existences et des conduites et la formation d’un savoir réglé, codé, qui a sur les individus des effets immédiats de contrainte.
À quoi s’ajoutent les moyens pour intégrer ces données individuelles dans des figures d’ensemble. Les institutions disciplinaires ont développé une série de procédés qui ont pour fonction de constituer des champs de comparaison et appréciation différentielles, tout en maintenant les singularités identifiables, et de produire l’apparition des effets globaux, des phénomènes de groupes et de populations. L’archive disciplinaire est à la fois centralisatrice et totalisante, sur un mode et avec des techniques qui sont sans aucun doute modulées sur celle des grandes administrations, mais qui sont déplacées et transformées pour pouvoir s’ajuster au contrôle fin des individus.
Exemple : les grands registres collectifs de notation, utilisés par les Frères des Écoles Chrétiennes. Il regroupe l’essentiel de ce qu’il faut savoir sur tous les enfants inscrits ; sous le nom de chaque élève sont portés la date de son entrée, et son niveau à cette période, ceci afin de « voir plus facilement depuis quel temps il fréquente l’école et quels progrès il a fait » ; ensuite pour chaque matière enseignée, un chiffre marque le stade atteint à la rentrée scolaire de l’année en cours, puis le niveau auquel successivement il s’est situé chaque mois, les bonnes et mauvaises notes obtenues aux compositions générales ; une colonne enfin est réservée aux observations particulières [21]. De sorte qu’il est possible, à l’examen de ce grand registre, de saisir à la fois le niveau actuel d’un individu, son évolution récente, le rythme de ses progrès depuis le début de sa scolarisation, le niveau général des élèves de l’école, la vitesse moyenne des acquisitions, donc l’efficacité de la pédagogie de chaque maître, la qualité d’une école comparée à celle des autres. Et parmi les enfants, les cas exceptionnels de retard ou de rapidité : c’est à travers des procédés de ce genre qu’ont pu se constituer des contrôles globaux de la population scolaire, une élaboration concertée des méthodes pédagogiques, le repérage des phénomènes moyens ou déviants, et des schémas de scolarisation d’autant plus contraignants qu’ils se justifieront par la connaissance de l’évolution « naturelle » ou « normale » de l’enfant. La grande fabrication d’archives à laquelle ont donné lieu les dispositifs disciplinaires a permis aussi bien l’observation des traits d’individualité que l’analyse de variables collectives. Se dessine un champ d’objets définis par la double polarité individus-population.
Dans cette histoire de la documentation disciplinaire, les hôpitaux, à coup sûr, occupent une place privilégiée. De la fin du XVIIe siècle au début du XIXe siècle, s’est opéré un immense bouleversement de la documentation médicale : pour l’essentiel, il a tourné autour de la formation d’une archive hospitalière qui était en même temps de l’ordre du contrôle administratif et de l’ordre du déchiffrement pathologique. En une centaine d’années, une écriture médicale est constituée, dotée de supports nombreux mais coordonnée ; elle a quadrillé selon des grilles entrecroisées les observations et les pratiques ; elle a constitué pour l’investissement scientifique, économique, politique, de la maladie, un code nouveau qui fixe, au tournant du XVIIIe siècle, une des conditions de possibilité de la nouvelle médecine, celle de Bichat et des cliniciens. À la veille de la Révolution, l’équipement et la règlementation scripturaires d’un hôpital comportait en moyenne les éléments suivants [22]. Dès qu’un malade est admis, après une première visite par le chirurgien de garde, on l’inscrit sur le journal d’entrée, et on lui met autour du poignet un billet contenant la date de l’entrée, le numéro, le nom et le surnom du patient ; on lui donne aussi un autre billet, signé du chirurgien et qu’il doit présenter à l’infirmerie, où il est aussitôt conduit. De l’infirmerie, ce bulletin est envoyé le lendemain au service de la porte pour qu’on vérifie s’il est bien conforme au journal des entrées de la veille. Tous les jours, le service doit communiquer au contrôleur économique « le mouvement exact de tous les individus existants dans la maison » ; tous les jours aussi un aumônier prend la liste des entrants « pour [la] recopier sur un journal tenu dans la sacristie ». Dans chacune des salles, il y a deux cahiers, tous deux destinés « à inscrire les médicaments, les pansements et les régimes prescrits aux malades » ; l’un des deux est tenu par l’élève-chirurgien qui doit prendre en note les décisions du médecin ; l’autre est la transcription du premier ; il contient toutes les prescriptions antérieures et il est pendant la visite entre les mains du médecin, qui peut ainsi suivre l’évolution de la maladie et de la cure. Ces cahiers ont six colonnes : dans la première, le numéro du lit ; dans la seconde, le nom du malade ; puis les remèdes ordonnés ; les aliments du matin et du soir ; enfin les saignées, les pansements et les applications externes, les renvois des malades, les changements de salles et les morts. Le médecin signe ses cahiers à la fin de chaque visite. Mais au cours de ces mêmes visites, deux autres documents sont encore établis : l’infirmier ou l’infirmière en chef note sur un carton le régime prescrit pour chaque malade et le place à la tête du lit ; un élève-apothicaire ou une sœur de la pharmacie écrit sur un cahier les indications concernant les médicaments ordonnés ; à la fin de la visite, ce cahier est confronté avec celui tenu par le chirurgien « à l’effet d’éviter des erreurs ».
Après la visite, l’élève-chirurgien porte successivement « dans chaque infirmerie de son département, le relevé des décisions d’aliments prescrits, et formera la demande des uns et des autres séparément par des bulletins de lui signés » ; il porte aussi le relevé « des saignées et autres applications qui auront été ordonnées dans chaque salle, pour les prises en temps indiqués ». Voilà pour ce qui constitue l’écriture immédiate de la médecine hospitalière, la documentation qui s’établit au jour le jour au plus près du malade et des soins qu’on lui donne. Mais il y a aussi les procédés d’intégration de ces données premières, tout un système d’enregistrement qui permet les quantifications et les comparaisons. Tous les mois, les médecins doivent se « réunir pour confronter leurs expériences, rapporter les faits essentiels de leur service au cours des semaines écoulées », et « rédiger par écrit leurs observations qui seront remises au bureau de l’Assemblée ». Pour pouvoir cumuler les données particulières à chaque hôpital, mesurer les phénomènes pathologiques d’une population, assurer une surveillance médicale d’ensemble, le Conseil des hospices de Paris, en 1801, imposa l’usage de huit types de documents dont il donna le procédé précis : registres intérieurs des salles, registres du bureau d’entrée, feuilles à adresser chaque semaine au bureau central des hôpitaux, feuilles des malades sortis, feuilles des malades décédés, registres des admissions faites par le bureau central d’admission, registres tenus par le bureau central de chaque hôpital, registre indiquant le mouvement de population des hôpitaux et hospices civils de Paris [23]. L’hôpital discipliné, l’hôpital qui n’est plus un « mouroir » mais un appareil à observer, à compter, à mesurer, à guérir, à expérimenter, à enseigner aussi, produit sans cesse, tout au long de son activité un immense tissu documentaire qui fait corps avec son fonctionnement quotidien.
Toute la pratique médicale [se] retrouve dans une vaste procédure d’enregistrement, qui porte la constitution dans le savoir médical de deux pôles documentaires, l’un clinique et rigoureusement individuel, l’autre collectif, et qui fait apparaître des phénomènes contrôlables au niveau des populations ; une médecine clinique et une pathologie statistique deviennent en même temps possibles à partir de ces procédés scripturaires. Du fait même, se dessine une grande inversion du rapport entre écriture et savoir semblable à la « détextualisation » qui avait déjà accompagné la fondation des sciences de la nature ; l’écriture-texte qu’il faut connaître, citer, commenter, l’écriture-œuvre du maître qui détient le savoir est sinon remplacée du moins largement relayée par l’écriture-notation, l’écriture-enregistrement qui permet la formation, le cumul et la vérification incessante du savoir. Bientôt l’hôpital, grand appareil documentaire va constituer le soubassement technique pour la refonte scientifique de la médecine. Et ce changement, dans l’ordre de la connaissance, il était pressenti déjà, par des médecins qui n’étaient point capable d’en prévoir l’ampleur scientifique mais qui déchiffraient la possibilité dans la réorganisation administrative de l’hôpital et dans l’aménagement de ces techniques documentaires. Écoutons du Laurens en 1765 vanter un certain système de « feuilles » qu’il avait inventé : « c’est dans la vive douleur que je ressens de voir périr tant de gens utiles qu’il serait aisé de guérir et sur la considération de l’inutilité de tous mes efforts pour le bien que j’ai enfin conçu l’heureux projet de mes feuilles […] Je puis vous assurer qu’il n’y a que ce moyen de rendre les hôpitaux utiles, d’y porter le plus ordre et la plus grande exactitude. Le médecin rend à la vérité compte de sa conduite, mais que craint-il dès qu’il a les lumières qu’on a droit d’exiger de lui ? On ne le suppose point infaillible […] N’est-il pas d’ailleurs amplement dédommagé par la satisfaction qu’il ressent de s’assurer mieux de l’état de ses malades, en se rendant leurs déclarations toujours présentes, en se procurant un moyen de justification contre des ennemis ou des ignorants, en s’éclairant sur son art, en éclairant les autres ? N’a-t-il pas le plaisir flatteur de servir dans un coin du monde toute l’humanité entière, de donner des leçons utiles, d’en recevoir, de porter la médecine à la plus grande perfection possible ? Par la comparaison des journaux à laquelle il concourt par ces feuilles, les hôpitaux remplaceront ces temples si sacrés de l’antiquité, et les médecins comme les ministres des Dieux en renouvelleront les oracles. J’entrevois toute la répugnance que quelques médecins qui méritent peu ce titre apporteront à cet établissement ; accoutumés à jouir d’une réputation plus souvent subjuguée que méritée, à entendre décorer leurs routines du beau nom d’expérience, à voir même leurs usages erronés fixés par l’habitude, ils craindront que ces feuilles, en faisant tomber le masque, ne montrent que l’homme et dissipent le médecin ; mais le bien général, le droit de l’humanité, ceux de la science… ? » [24]
Il faudrait peut-être rapprocher deux processus qui sont, en gros, contemporains et apparemment inverses : une alphabétisation qui, au XVIIIe siècle, multiplie le nombre de ceux qui sont capable d’écrire, et la formation de dispositifs qui prennent les individus dans des procédures incessantes d’enregistrement. On enseigne à écrire, mais on investit par l’écriture. On fabrique à l’école des sujets susceptibles de maîtriser une pratique ; et on utilise cette pratique pour organiser des systèmes de soumission. Double rôle, donc, de cette extension de l’écriture : croissance des capacités d’un côté, alourdissement des contrôles de l’autre. Entre ces deux processus pourtant, il n’y a pas de relations inverses, mais lien et appui : la multiplicité des instances de contrôle accentue le besoin, déjà grand par ailleurs, en individus alphabétisés. Et inversement le clivage introduit par la scolarisation est largement utilisé dans toutes les institutions de disciplines : du moment qu’on sait écrire, on peut être autorisé à surveiller, à apprécier, à noter, à donner des ordres ; le maniement de l’écriture qualifie ; il marque un seuil hiérarchique. Très tôt, on avait demandé que les bas officiers de l’Armée soient toujours choisis parmi les soldats qui savaient écrire, pouvaient tenir les registres et faire de brefs rapports [25]. Les premières esquisses d’enseignement mutuel qu’on trouve chez Batancour ou Demia articulent l’aptitude à écrire et l’exercice d’un pouvoir subordonné : ceux qui sont capables de tenir ces cahiers, et de porter des notes sur la conduite des autres, reçoivent, de ce fait, le droit de les contrôler [26]. Il n’est pas sûr qu’aux ateliers de charité des années 1789-90 où l’écriture se voit requise des moindres surveillants, l’écriture hiérarchise et confie du pouvoir. Mais, à cela, s’ajoute tout ce réseau documentaire qui, parti de la base, converge en se centralisant, vers les régions les plus hautes de la pyramide hiérarchique ; les techniques d’enregistrement et de transcriptions réservent le savoir à ceux qui détiennent le pouvoir ; elles permettent un prélèvement du savoir sur les individus soumis, qui deviennent objets, champs d’analyse, éléments à observer, à décrire, à coder dans un système d’information ; et elles permettent d’autre part un perpétuel renforcement du pouvoir puisque, cumulant autour de soi les archives utiles, les ministres qui décident peuvent alors faire fonctionner les individus disciplinés comme des automates : la perfection de leur obéissance, les mesures du savoir qui se constitue sur eux et au-dessus d’eux.
Comme le disait Schauenbourg : « les chefs de bataillon se persuaderont que le soldat ne peut manœuvrer que s’il est conduit, attendu qu’il est […] entièrement livré aux connaissances et à l’activité des officiers qui le commandent. » L’objectivation des uns par ces procédures documentaires fait fonctionner le pouvoir des autres ; ou inversement, le « plus-de-savoir » que détiennent ceux-ci et qui les qualifie, garantit l’assujettissement des premiers. L’écriture disciplinaire joue ce rôle d’échangeur ; elle est, dans les dissymétries qu’elle introduit, au principe d’un processus entrecroisé d’objectivation et d’assujettissement : un sur-pouvoir et un sur-savoir qui se convertissent perpétuellement l’un dans l’autre.
D’une façon générale, on peut dire que l’utilisation de l’écriture dans les dispositifs de discipline a donné lieu, au cours du XVIIIe siècle, à un phénomène important : l’objectivation documentaire de l’individu. On dira qu’il n’était pas besoin d’attendre si longtemps, que les administrations fiscale ou judiciaire avaient depuis longtemps assuré cette objectivation. Mais le propre des techniques disciplinaires, c’est de s’être donné les moyens de prendre en charge par des procédés d’écriture les individus non point comme sujets de droit, titulaires de biens, auteurs d’infractions, détenteurs de privilèges ou de richesses, mais comme porteurs de caractères intrinsèques, de virtualités ou d’aptitudes, de force ou de maladies, d’habilité, de savoir-faire. La discipline fait apparaître à la fois comme objet pour une connaissance et comme cible pour un contrôle l’individu qualifié, et qualifié non point par sa naissance ou son statut mais par ce qu’on peut en faire, par ses différences utiles, par les séries où on peut l’intégrer et le faire fonctionner. La procédure d’identification permanente à laquelle l’écriture disciplinaire le soumet se distingue du recensement administratif ou de comptabilité économique effective sur une population : elle est différente aussi de ces classifications par espèce que les naturalistes opèrent sur les êtres vivants ; elle épingle chacun à sa propre identité caractérisée, et elle fait de cette singularité, en l’intégrant à un appareil documentaire, une donnée qu’on peut décrire et une prise à laquelle l’individu lui-même ne peut échapper.
Cette entrée de l’individu quotidien et qualifié dans une pratique méticuleuse de l’écriture et dans un système réglé d’archives, porte avec elle deux transformations. L’une concerne l’analyse des « cas » et le rôle qu’y joue l’écriture. Dans la pratique chrétienne du « cas de conscience », seuls faisaient partie de l’archive écrite les règles de résolution, les textes de référence, les schémas idéaux, et les exemples circonstanciés pouvant servir de modèle : même s’il avait une référence singulière dans la réalité, le « cas » qu’on transcrivait était une grille d’analyse pour des applications futures ; l’affaire elle-même, avec ses protagonistes et ses péripéties restait de l’ordre oral. Les disciplines en revanche ont commencé à bâtir toute une archive qui prend en compte les individus soigneusement identifiés, observés au jour le jour et décrits dans leur réalité singulière, ou plutôt dans ce qui est retenu pour tel par un certain nombre de codes. Les cas laissés par les directeurs de conscience peuvent bien parfois être d’une extrême rareté, il ne s’agit jamais que d’une quasi-singularité, qui vient d’une complication de l’hypothèse, du nombre des circonstances qu’on ajoute, de la multiplicité des principes contradictoires qu’on peut mettre en jeu : les cas de conscience enregistrés ne sont pas des observations de pénitents, mais des règles de conduite pour le directeur. La pratique disciplinaire, telle qu’elle s’organise au XVIIIe siècle, aménage la possibilité d’un enregistrement et d’une description tels que c’est l’individu lui-même qui forme « cas » avec sa vie, son passé, sa conduite. Alors que dans la direction de conscience, le « cas » est un schéma qui peut éventuellement être investi dans des individus, dans les mécanismes disciplinaires, tout individu est virtuellement un « cas » susceptible d’être décrit et analysé. Les recueils de la casuistique sont de l’ordre de la jurisprudence, l’enregistrement disciplinaire, même sous sa forme très fruste, porte avec soi la possibilité d’une « clinique », médicale, psychiatrique, psychologique, pédagogique, des individus.
À cette inversion épistémologique du « cas » est liée une autre transformation, plus politique celle-ci. Pendant longtemps l’individualité quelconque – celle d’en bas et de tout le monde – est demeurée au-dessous du seuil de description. Être regardé, observé, raconté dans le détail, suivi au jour le jour par une écriture ininterrompue était un privilège. La chronique d’un homme, le récit de sa vie, son historiographie rédigée au fil de son existence faisaient partie des rituels de sa puissance. Or les procédés disciplinaires retournent ce rapport, abaissent le seuil de l’individualité descriptible et font de cette description un moyen de contrôle et une méthode de domination. Non plus monument pour une mémoire future, mais document pour une utilisation éventuelle. Et cette descriptibilité nouvelle est d’autant plus marquée, que l’encadrement disciplinaire est strict : l’enfant, le malade, le fou, le condamné deviendront de plus en plus facilement à partir du XVIIIe siècle et selon une pente qui est celle des mécanismes de discipline, l’objet de descriptions individuelles et de récits biographiques. Cette mise en écriture des existences réelles n’est plus une procédure d’héroïsation : elle fonctionne comme procédure d’objectivation et d’assujettissement. La vie soigneusement collationnée des malades mentaux ou autres délinquants, relève, comme la chronique des rois, de l’épopée des grands bandits populaires, d’une certaine fonction politique de l’écriture, mais dans une toute autre technique du pouvoir.
Avec les procédés d’enregistrement que le XVIIIe siècle a utilisés, on est au tout début d’un processus ; une pratique encore très rudimentaire de la documentation individualisante est en train de se nouer. De là dérivera en quelques décennies, toute une technique de la description, de la biographie, de l’anamnèse de l’observation quotidienne, de l’interrogatoire, du récit provoqué. Cette technique utilisée très tôt par la psychiatrie et la criminologie a été, dans l’histoire des sciences humaines, plus importante que le compas de Fechner ou le réflexe psychogalvanique, cela va de soi. Plus important aussi que la notion de régression ou la pratique de l’hypnose. Il ne faut pas en tout cas inverser l’ordre des choses. On a pu, à partir d’un certain moment, rechercher dans le passé des hommes ou dans la totalité de leur vie de quoi excuser leur crime ou comprendre leur folie. Aux questions sèches des instances judiciaires ou administratives : qui es-tu ? quels sont tes droits ? tes biens ou tes crimes ?, tout un lot de curiosités nouvelles est venu s’ajouter : quelle sorte d’homme es-tu ? quel a été ton passé ? ta famille, ton entourage ? Comment as-tu vécu, quels événements ? mais ce n’est point parce qu’on avait d’abord admis par postulat ou hypothèse théorique, qu’on y trouverait un principe d’intelligibilité. C’est avant tout parce qu’une technique d’observation, d’enregistrement et de contrôle avait fait de l’existence des hommes, ou du moins de certains traits perceptibles à travers les mécanismes disciplinaires, un domaine pour une connaissance possible.