En marge d’ORDO SEXUALIS

, par Alain Brossat


Le progrès ressenti (au sens où l’on parle de froid ou chaud ressenti)

« Progress is not an illusion, it happens, but it is slow and invariably disappointing », écrit quelque part George Orwell – le progrès n’est pas une illusion, il existe bien, mais il est lent et invariablement décevant ».
Formule incisive, dans son ironie même, mais dont on pourrait encore intensifier la portée critique – en opérant des distinctions, par exemple, entre différentes formes de progrès et en se demandant en particulier si toute forme de progrès matériel (la modalité massive du progrès dans nos sociétés) trouve nécessairement son prolongement dans la sphère spirituelle ou morale. Si l’on commence à creuser dans cette direction, on ne tardera pas à découvrir que la formule d’Orwell demande à être singulièrement radicalisée – ce n’est pas seulement que le progrès est « lent » et « invariablement décevant », c’est aussi, bien souvent, qu’il tend à devenir douteux dans sa qualité « progressiste » même, voire à se retourner contre lui-même. C’est ce qu’on pourrait appeler le paradigme du Roundup (marque déposée) – un progrès manifeste en ce qu’il facilite l’existence de l’agriculteur en lutte perpétuelle contre les mauvaises herbes et les parasites mais, à terme, un fléau sanitaire pour les humains qui le manipulent et vivent dans les zones où il a été répandu.
La question générale qui se pose à nous, à l’heure, entre autres, du dérèglement climatique, est bien de savoir non pas tant si le progrès existe ou non (au sens courant, il existe massivement, manifestement - travaillant sur un campus situé à deux pas du Science Park de Hsinchu, paradis ou enfer de l’innovation technologique, je sais de quoi je parle), mais tout simplement jusqu’à quel point ce progrès qui nous enveloppe et nous emporte est vraiment progressiste.
It happens, cela ne fait aucun doute, mais il se pourrait aussi bien que, non content de nous décevoir, il nous jette dans carrément droit dans le mur, comme on dit en bon français. Ce qui pourrait se dire autrement, en prolongeant une autre formule célèbre que j’emprunterai cette fois-ci à Walter Benjamin (Thèses sur l’histoire) : que les choses se poursuivent sous le signe du progrès tel que nous le connaissons, c’est cela la catastrophe du présent – non pas une menace reléguée dans un avenir plus ou moins proche ou lointain, mais bien la condition historique, le régime général sous lesquels sont placées nos vies dans notre à-présent (Jetztzeit, Benjamin).
Le progrès-catastrophe – c’est bien cette forme amphibologique et même carrément monstrueuse qui, dans notre actualité historique, fait époque.

Un diagnostic (ou, plus prudemment, une hypothèse) sur le présent pourrait être celle-ci : les raisons de se méfier ou se détourner de la sphère du (des) progrès dits matériels, techniques (mais c’est une simplification – tout progrès matériel, technique affecte le mode de vie, les relations sociales, les subjectivités et la sphère politique elle-même) se multipliant, nous serions poussés à déplacer notre espérance (notre foi ?) dans le progrès du côté de domaines pratiques où celui-ci constitue un enjeu en termes de sensibilités et de conduites en premier lieu – ce qu’on appelle aujourd’hui, couramment, le sociétal. Dans cette configuration, ce ne serait donc non pas la dimension matérielle du progrès qui prévaudrait, mais plutôt ce qui en constitue(rait) la marque dans l’ordre de la civilisation morale plutôt que matérielle et technique, sur le front de la pacification des mœurs, des sensibilités, des conduites, du mode de vie, des relations entre les sexes, les générations, les cultures, etc.
Le sociétal va donc, dans les sociétés du Nord global, tendre à devenir le refuge de la notion de progrès mise à mal dans les domaines où, traditionnellement, elle se trouvait associée à la science, la technique, l’innovation technologique, l’accélération de la vitesse, la croissance économique, etc. Plus l’inquiétude, le doute, voire la panique (cf la montée du discours collapsologique ) gagnent du terrain dès lors que sont en question les formes classiques du progrès associé à la civilisation matérielle, et plus va s’accélérer le repli sur le mode de vie comme milieu (et terrain d’expérimentation) dans lequel pourrait se maintenir, envers et contre tout, l’évidence d’une continuité, de la persistance d’une dynamique progressiste dans la vie de nos sociétés. D’où l’importance prise ces dernières années par des motifs comme le mariage pour tous, les luttes contre les discriminations subies par les minorités, quelles qu’elles soient, des violences faites aux femmes, de la lutte contre des fléaux comme le tabagisme, de la condition animale, et d’une façon générale, tout ce qui porte atteinte à l’intégrité des corps, tous les corps.
En somme, le déplacement qui se produit ici a pour effet que la civilisation des mœurs (Norbert Elias) tend à devenir ou redevenir le milieu par excellence dans lequel la notion de progrès se trouve mise à l’épreuve. C’est sans doute la raison pour laquelle des évolutions et changements de normes tels que l’introduction du mariage pour tous dans la législation d’un certain nombre d’Etat du Nord global, la mise en place de dispositifs juridiques et autres destinés à protéger les lesbiennes, les gays, les bi-sexuels et les transgenres (LGBT) contre les discriminations, à criminaliser les violences faites aux femmes, à pénaliser les relations sexuelles entre majeurs et mineurs, à faire de la prostitution un domaine d’infraction à la loi (la liste n’est pas exhaustive, loin de là) sont d’emblée perçues dans ces pays par de larges parties de la population (de « l’opinion publique ») comme progressistes, voire tout uniment émancipatrices.
De la même façon, les campagnes féministes auxquelles l’affaire Weinstein a donné leur élan, sous le signe de slogans ou logos comme Metoo ou Exposeyourpig ! ont
été d’emblée « codées » comme suscitées par une salutaire et libératrice insurrection contre des pratiques « relevant d’un autre temps », barbares à ce titre – dans un contexte, donc, où la mise à l’index ou au pilori des « porcs » était supposée relancer la dynamique des Lumières contre les pesanteurs obscures du machisme, du phallocratisme et de la misogynie. D’une façon générale, la moralisation à outrance des enjeux liés à ces mobilisations ou bien encore aux batailles pour de nouveaux droits (ou de nouvelles sanctions pour les infracteurs en matière sexuelle) est ici la règle : l’évidence selon laquelle les avancées enregistrées en matière de droits (le mariage pour tous) ou de sanctions (la pénalisation du harcèlement sexuel, dans un pays comme la France) relèvent d’un progrès moral et s’inscrivent dans le contexte d’une lutte contre des pratiques ou dispositions héritées d’un passé insuffisamment civilisé, cette évidence saute aux yeux non seulement de ceux et celles qui se font les promoteurs de ces évolutions, mais également d’une bonne partie du public qui se voit, justement, comme « éclairé ».

Mais nul n’est censé ignorer, parmi les sociologues, les philosophes et d’une façon générale ceux-celles qui œuvrent dans le domaine des sciences sociales, que les choses sont un tant soit peu plus compliquées. C’est qu’en effet, dans nos sociétés, les évolutions, transformations, mutations, ruptures qui affectent le domaine des conduites et s’opèrent en relation avec des changements de normes s’inscrivent dans une dynamique qui est celle d’un procès ou processus. Or, le propre des sujets qui se trouvent être les porteurs de ces évolutions processuelles est de les éprouver, les penser et les coder comme progrès. Et c’est ici précisément que se situe le moment décisif – avec le saut qui s’effectue du niveau du procès (lequel ne relève d’aucune volonté consciente ou intention humaine et, à ce titre, est axiologiquement neutre) à celui du progrès (lequel est constamment inscrit dans la dimension morale).
Pour prendre un exemple emprunté à Norbert Elias : le fait qu’à un moment donné, en Europe, les couches supérieures de la société, l’aristocratie, se mettent à utiliser des fourchettes et couteaux pour manger, une habitude qui, par capillarité, va se diffuser lentement dans toute la société, du « haut » vers le « bas », ceci s’inscrit dans l’épaisseur de la civilisation des mœurs. Que cela constitue un progrès doté d’une dimension morale indiscutable – cela demeure à démontrer, après tout, dans d’autres civilisations, pas moins civilisées, précisément, que l’Europe du XVIIème siècle, on continue à manger avec ses doigts ou avec d’autres ustensiles – ce n’est pas à vous que je vais raconter qu’il est plus barbare de manger avec des baguettes qu’avec fourchette et couteau...
Vous pourrez objecter que les questions contemporaines que j’évoque sont d’une espèce différente dans la mesure où elles n’ont pas trait à l’évolution des mœurs dans le sens éliasien des mœurs de table, des façons de s’habiller, de se conduire en public, des formes de politesse (etc.), dans l’horizon de la sociabilité, si vous voulez, mais bien plus spécifiquement dans celui de la pacification des mœurs entendue comme lutte sur le front de formes de violence ou de discriminations insupportables – violences faites aux femmes ou aux enfants, discriminations des minorités sexuelles, etc.
Mais c’est bien là qu’est le problème, précisément : la notion même d’un progrès moral constant de l’humanité, si elle peut avoir un sens, est indissociable de la pacification des mœurs. Or, celle-ci est un procès, certes irrégulier, certes susceptible d’être interrompu et de subir des régressions (des moments de décivilisation) mais orienté car porté par cette dynamique, inscrite dans le pli de cette pacification. Ce qui se traduit, dans des sociétés comme les nôtres, dans le Nord global, par la prolifération des discours contre « la violence » en général, par l’élévation constante des normes immunitaires, par la globalisation du paradigme démocratique entendu comme régime supposément non-violent de la politique.
Simplement, le trait constant de la situation actuelle ou, si vous voulez, de l’époque, c’est que ces nouvelles normes immunitaires, ces fortes injonctions pacificatrices, ces incantations anti-violence – tout cela, c’est par excellence du faux universel dans la mesure même où cela ne fait que se condenser sur certains domaines ou certaines scènes de la vie commune au détriment d’autres – plus certaines scènes où ces questions sont en jeu, où ces nouvelles normes sont expérimentées sont exposées, et plus d’autres sont sous-exposées voire rigoureusement inscrites dans des angles morts.
Ce ne sont pas les exemples qui manquent : dans un pays comme la France, le harcèlement de rue, le fait, pour l’essentiel, d’interpeller les femmes, jeunes en général, dans les rue, de les importuner, est désormais entré dans la sphère de l’intolérable. C’est supposé violent, et, en conséquence, ceux qui s’y risquent encore, ceux qui n’ont pas compris qu’en matière de relations entre les sexes, les normes ont changé, que la montée des paradigmes immunitaires interdit désormais qu’on drague agressivement dans les espaces publics, ceux-là s’exposent maintenant aux foudres de la loi – à devoir payer de lourdes amendes, voire, s’ils insistent, à se retrouver devant un tribunal. Idem pour ceux qui n’ont pas compris que désormais, s’en prendre à un couple d’homosexuels, hommes ou femmes, dans la rue, c’est non seulement moralement répréhensible, mais c’est un délit susceptible de vous conduire jusqu’à la prison.
Mais le problème, c’est que dans le même temps où l’on assiste à cette poussée très forte, très rapide de l’intolérance aux violences et discriminations dans cette dimension de la vie ou sont en question les relations entre les sexes, les questions de genre, l’intégrité des corps sexués, dans ce même temps, d’autres formes de violence prospèrent et, avec elles, l’indifférence des gens des villes toujours plus blindés contre le spectacle de la misère du monde – familles sans domicile jetées sur les trottoirs, avec enfants en bas-âge, mendiants dans le métro, migrants installés par centaines sur les boulevards et sous les échangeurs d’autoroutes – ceci sans parler des milliers de migrants qui se noient en Méditerranée de par l’effet direct des politiques d’inhospitalité délibérément mises en place par des gouvernants mise en place par la plupart de ces même gens qui, décidément, trouvent que les frasques sexuelles et violences infligées aux femmes par de gros machos planétaires, c’est vraiment le comble de l’insupportable...
La question qui complique infiniment le tableau du progrès moral dont la poursuite serait attestée par l’intolérance croissante à des phénomènes comme les violences faites aux femmes ou aux discriminations infligées aux minorités est, précisément, celle que pose l’inégalité du processus de pacification des mœurs tel qu’on le voit ici à l’œuvre dans les sociétés où s’est imposé le paradigme néo-libéral – dans d’autres domaines, par exemple les conditions de travail, la protection sociale des plus fragiles, l’exposition des organismes humains aux pollutions et autres menaces environnementales, sans parler, dans un pays comme la France, de la violence de l’Etat, des violences policières (voir l’épisode récent des Gilets jaunes), ce sont distinctement des dynamiques inverses qui sont à l’œuvre. Le processus de pacification des mœurs et les « progrès » de la civilisation sont donc, de nos jours tout sauf homogènes – ce n’est quand même pas pour rien que de nouvelles notions comme celle de « dé-démocratie » (Wendy Brown) qui, dans le domaine de la vie politique et de la vie tout court, seraient plutôt connotés du côté de la dé-civilisation que de la civilisation, sont aujourd’hui entrés dans le vocabulaire de la philosophie politique...
Ce dont il nous faut prendre acte, c’est donc de la façon dont les nouvelles normes immunitaires, pacificatrices et donc « civilisatrices » en ce sens vont tendre à se fixer ou se condenser sur certains domaines, tandis que par contraste, on assiste, dans toutes sortes d’autres domaines, non moins essentiels du point de vue de la vie des gens, en général, à des mouvements de dérégulation, on a affaire à des programmes de démantèlement de systèmes de protection dont l’effet est la disparition de toute limite fixée par la décence à, disons, des pratiques flirtant avec l’esclavage ou bien encore l’abandon pur et simple à leur sort des « jetables », des supposés inutiles au monde, des aliens dont on ne veut pas.
J’aimerais illustrer ce contraste d’un exemple, à peine un fait divers, et dont j’ai pris connaissance lors de mon dernier séjour en France – une toute petite histoire, mais hautement significative, à mon sens. Dans un village situé tout près de la frontière italienne, sur la Côte d’Azur, Saint-Agnès, juste au-dessus de la ville frontière de Menton, le préfet du département des Alpes maritimes décide d’installer provisoirement un foyer pour mineurs étrangers dans une ancienne colonie de vacances dont les locaux sont vides depuis des années. Ces mineurs sont des migrants, des gamins parfois très jeunes et qui, au terme de périples de plusieurs mois ou davantage, dans des conditions que vous pouvez imaginer, depuis l’Afghanistan, la Syrie, l’Irak, divers pays sub-sahariens, ont échoué à la frontière entre l’Italie et la France où ils se sont fait cueillir par la police aux frontières (PAF) française... Très vite, le maire du village, soutenu par la plupart de ses administrés, se mobilise contre la décision du préfet, saisissant tous les prétextes possibles et imaginables, avec une mauvaise foi parfaite, pour s’opposer à la décision du préfet et empêcher l’installation de ces adolescents migrants (non pas des centaines, mais une vingtaine ou une trentaine) aux portes de St Agnès... le vomissement de l’étranger indésirable à l’état pur, ceci dans un contexte politique où les idées du Rassemblement national (ex-Front national) sont devenues l’évangile des populations locales, dans leur majorité... Soucieux d’apaiser la tempête, le préfet insiste sur le fait que la mesure est provisoire et qu’une fois écoulé le délai de placement des mineurs étrangers, le foyer sera dévolu à l’accueil de femmes battues, en butte aux violences conjugales et en mal d’hébergement.
Là, les objections s’évanouissent – les mineurs bronzés, muslims, seuls au monde, malades, harassés, non, jamais, les femmes battues, pour peu qu’elles soient de chez nous, oui, sans problème !
Et c’est ici que l’on voit bien, je pense, comment, dans nos sociétés, la rhétorique anti-violence et l’élévation effective des normes immunitaires dans certains domaines peut parfaitement se combiner avec la montée d’une espèce de barbarie micro-fasciste pourvoyeuse de toutes sortes d’autres violences, pas moins sensibles et distinctes, pour peu qu’on veuille bien regarder les choses en face, que les agressions sexuelles ou les insultes homophobes. Il nous faut donc demeurer constamment attentifs à la façon dont nous subjectivons des exigences ou des impressions de progrès dans le domaine des mœurs) en relation avec certains domaines de la vie plutôt que certains autres, voire dont nous pouvons succomber à certaines illusions du progrès : s’il devait s’avérer par exemple que l’adoption du mariage pour tous dans des pays comme la France ou Taiwan est vouée à renforcer le conformisme matrimonial et l’idéologie familialiste au détriment de l’invention permanente de formes de vie affectives et sexuelles différenciées, s’il devait s’avérer que l’effet de ce « progrès » est une massive normalisation de la condition gay, alors, il se pourrait bien que nous soyons là dans un cas de figure typique où l’évidence du progrès est appelée à se briser sur l’écueil d’une réalité infiniment plus complexe.
On pourrait même aller ici, je pense, jusqu’à parler des ruses du progrès, dans un sens
proche de ce que Hegel entend lorsqu’il parle des ruses de la Raison. Par exemple, pour ce qui concerne le domaine de la morale et la politique sexuelle au sens très général de ces expressions, l’élévation constante des normes immunitaires, fondée sur la réprobation (et la répression) toujours croissantes dont font l’objet, dans les pays du Nord global, les atteintes faites aux corps dans cette « sphère » (contrairement à celle du travail précaire, encore une fois), tout ceci tend progressivement à accréditer la notion nébuleuse d’une sexualité démocratique, de relations entre les sexes civilisées et apprivoisées en quelque sorte par le grand paradigme démocratique – le paradigme de l’époque par excellence.
Or, le moins que l’on puisse dire, c’est que l’inscription de la vie sexuelle et affective dans un tel horizon est des plus douteuses. La tendance à la contractualisation des relations sexuelles, notamment, qui suppose la soumission de toute manifestation du désir, de tout geste ou de toute initiative en matière sexuelle à l’expression d’un consentement explicite et de forme contractuelle par le ou la personne concernée (« l’objet du désir ») est fondée sur une chimère – le désir qui procède par flux, qui est manifestation d’une puissance de vie, qui s’exprime par projection et investissement, qui mobilise des puissances imaginaires et fantasmatiques, ne saurait être astreint aux conditions d’une règle ou d’un règlement démocratique. Avant de « contracter », dans une relation sexuelle et affective, on est toujours pris dans le désir ou, comme dit Gilles Deleuze, dans le « rêve » d’un-e autre, à moins que ce ne soit l’inverse – ce qui suppose qu’en la matière il y a toujours une asymétrie dans les investissements, une puissance plus active que l’autre, etc.
A prendre les choses rigoureusement, prétendre assigner le désir aux normes démocratiques, c’est désirer la mort du désir. Ce qui est peut-être bien le cas (le désir mortifère) d’une partie de ceux qui se rassemblent autour de ce fantasme, qu’ils le sachent ou non. Pensez simplement à une chanson qui a fait le tour du monde comme le fameux et magnifique « I want you ! » de Bob Dylan – et bien, c’est comme ça que ça marche, le désir, c’est sur ce genre d’impulsion, de projection que s’agence l’économie du désir et de la vie affective et sexuelle et c’est rigoureusement allergique à la normativité démocratique... Donc, plutôt que dire aujourd’hui, comme certain-e-s seraient tenté-e-s de le faire aujourd’hui, que la chanson de Bob Dylan est décidément devenue une horreur machiste, une chose politiquement incorrecte, imaginer qu’une femme s’empare de sa chanson et la « retourne » en quelque sorte, ou de même un chanteur gay, etc.
En bref, le progrès, en la matière, si tant est que progrès il puisse y avoir, c’est moins le règlement (la fixation de normes rigides, la sanction par la loi) que la création et l’invention de nouvelles façons de faire, de conduites tournées vers l’émancipation. Le progrès, en la matière, ça ne saurait en aucun cas être une nouvelle police sexuelle – or, bien souvent, aujourd’hui, dans des pays comme les Etats-Unis, la France, la Suède, etc., et ceci entre autre sous l’effet de souffle de l’affaire Weinstein et de la montée d’un féminisme répressif, le pli qui semble se dessiner : toujours davantage de lois, d’interdictions, de sanctions, de normes destinées à encadrer et emmailloter les conduites sexuelles.
Michel Foucault disait que le propre de l’Occident, par opposition à d’autres cultures, c’est que la sexualité s’y est épistémologisée, c’est-à-dire est devenue objet de savoir, l’objet d’un inépuisable « discours ». Ce qui est à redouter aujourd’hui est qu’elle soit en train d’être policée aux conditions de la nouvelle époque, comme elle s’est jadis et naguère épistémologisée... Dans de telles conditions, la notion d’un progrès moral de l’humanité associée à la pacification des mœurs tend à devenir des plus énigmatiques. On se rappellera à ce propos que lorsque Kant évoque la question du progrès moral de l’humanité et se demande : « Est-ce que nous vivons en une époque éclairée ? », il la rapporte à un événement, la Révolution française, et à la façon dont celle-ci a encouragé le public européen à s’arracher à son état de minorité et à s’en remettre à son propre entendement plutôt qu’à son devoir d’obéissance à l’autorité. C’est, pour lui, cet effet irréversible de l’événement sur ceux qui en ont été les « spectateurs », proches ou lointains, qui a valeur d’attestation de la consistance de ce progrès et de sa continuité.
On se permettra de douter ici que l’affaire Weinstein et ses suites constituent un événement de même espèce ou portée et dont on puisse diagnostiquer et pronostiquer qu’il recèle les mêmes potentialités « progressistes »... C’est qu’en effet la sexualisation à outrance des enjeux liés à la question de la violence ou des violences apparaît à plus d’un titre comme l’arbre qui cache la forêt en un temps où le paradigme réellement conquérant n’est pas « la démocratie » mais bien l’ultra-libéralisme dont le propre est de faire prospérer l’économie au détriment des sujets humains, toujours plus exposés à la violence du Capital dans leur vie au travail, leur environnement et leurs rapports à l’autorité.
Ce qui vient nous rappeler cette évidence massive mais constamment refoulée et masquée : il est absolument puéril, dans nos sociétés, de prétendre indexer la notion d’une dynamique progressiste persistant en dépit de tout sur l’extension lente mais obstinée de formes de vie soumises au paradigme démocratique, ceci donc, au-delà de la sphère de la politique institutionnelle à proprement parler. Or, c’est exactement l’inverse qui est vrai : ce qui caractérise en propre nos sociétés dans notre présent, c’est non seulement la persistance, mais l’extension des domaines pratiques rigoureusement allergiques à la démocratie – je ne parle pas tant ici d’institutions que de relations, de formes relationnelles : entre autres, les relations entre sujets humaines dans le domaine familial (le choix du lieu des prochaines vacances ou de la prochaine voiture s’y fait rarement au suffrage universel), les relations entre la police et les citoyens, entre responsables et exécutants dans le cadre de l’entreprise, entre gradés et subalternes à l’armée, entre enseignants et élèves dans le cadre scolaire, etc.
Et assurément, partout où l’on assiste au démantèlement de l’Etat social exigé par les doctrines ultra-libérales, l’évidence du progrès de la civilisation portée à bout de bras par les évolutions normatives en cours dans la dimension du sociétal vole en éclat : ce à quoi l’on assiste, c’est au développement d’une double dynamique : dans le domaine des violences faites aux femmes, des discriminations subies par les minorités sexuelles, toutes sortes de pratiques et de conduites qui, hier encore, étaient tolérées, voire acceptables portent désormais la marque de l’intolérable et sont à ce titre non seulement blâmées mais réprimées – et c’est ce passage d’un régime à l’autre qui, pour ceux-celles qui le promeuvent et pour le plus grand nombre porte la marque irrécusable du progrès. Mais dans nombre d’autres domaines, la sphère du travail, celle des relations entre les gens et l’autorité (la police ou l’administration, notamment), c’est le processus inverse qui est distinctement en cours : ce qui, hier, était encore intolérable, en matière de violences faites aux corps, d’illégalismes d’Etat, de restriction des libertés publiques tend à devenir non pas tant « tolérable » que la norme au sens du fait accompli dans sa forme active. Dynamique rigoureusement opposée à la première, donc, et qui, dans nos sociétés, coexiste non pas pacifiquement avec celle-ci, mais du moins, curieusement, sans éclater au grand jour ni susciter de conflits majeurs. Ceci, en tout cas, complique singulièrement le tableau et nous incite aujourd’hui à nous défier plus que jamais des raccourcis et simplifications dont est friande l’increvable idéologie progressiste. Celle-ci en effet, selon Walter Benjamin (Thèses sur la philosophie de l’histoire, thèse VIII), n’en finit jamais de s’étonner de ce que « les choses que nous vivons soient ’encore’ possibles au XXème siècle » - une approche de l’histoire qui, selon lui n’a « rien de philosophique ».
Or, il me semble bien que ce mouvement d’indignation contre le « encore possible », c’est exactement l’affect qui soutient pour l’essentiel les mobilisations et les mutations normatives qui sont aujourd’hui en cours dans la sphère du sociétal. On ne sera jamais trop attentif et circonspect lorsqu’il s’agira d’examiner les connivences secrètes entre les flux d’affects (« quelle honte ! » « comment des choses pareilles sont-elles encorepossibles, de nos jours ! ... » et cette outre creuse, ce degré zéro de la philosophie qu’est l’idéologie progressiste.

Les normes sont flexibles, elles évoluent, les pratiques et les conduites avec elles. Quant à placer tout naturellement ces processus sous le signe des Lumières et du Progrès, c’est une autre affaire. Lorsque Foucault nous incite à placer notre travail sous le signe de la « criticabilité des choses », cela inclut et le monde des normes et le procès de la civilisation, y compris les processus qui, vertueusement, se placent sous le signe de la pacification...