Il était une fois (une seule)...

, par Tatiana Bondartchouk


(en ce temps et ce pays-là, les noms et les prénoms des gens s’usaient, comme leurs vêtements, leurs chaussures, leurs brosses à dents... Alors, il fallait en changer... Plus facile à dire qu’à faire)

Le directeur était à bout. La ride qui s’étirait d’Est en Ouest sur toute la largeur de son front l’indiquait suffisamment.
Foukal, commença-t-il d’une voix qui tremblait d’énervement, Foukal, si ce n’est pas la vingtième fois que je vous le dis, alors c’est la vingt-et-unième ! Foukal, votre nom, il ne vaut plus rien, usé jusqu’à la corde, en loques, bon pour la poubelle ! Faut en changer, et fissa ! Depuis le temps que ça traîne, cette histoire ! Et pendant que vous y serez, virez-moi le prénom, hein, tant qu’à faire – ça peut pas faire de mal ! Martial Foukal, non mais je vous le demande, vous aviez la tête où, le jour où vous êtes allé pêcher ça ! Vous ne vous rendez pas compte du tort que vous faites à la maison, à recevoir les gros clients, avec cette rime grotesque qui s’affiche sur la porte de votre bureau... Je les entends d’ici, à peine sortis, qui s’esclaffent en se mettant de grandes claques dans le dos – « un Martial Foukal, des Martiaux Foucaux, des Marsupiaux-Foucault...wouafwouafwouaf... ! »... Tout ça juste parce que Monsieur a la flemme de passer au bureau de l’état-civil pour y déposer son nouveau nom ! Moi, je vais vous dire : les noms, c’est comme les voitures – on en change tous les deux ans et tout le monde est content. A quoi ça sert de garder un vieux nom qui part en morceaux, qui fait rire (ou pleurer) tout le monde tellement il est devenu minable et tocard, qui fait honte à tous ceux qui vous approchent ? Tous les deux ans, je vous dis, un vrai bain de jouvence ! Le mieux, c’est encore de faire les deux en même temps : moi, c’était tout juste il y a un an : je suis passé au moteur hybride et j’ai pris un nom coréen, eh bien, croyez-moi, ça m’a donné un sacré coup de fouet ! Depuis que je m’appelle Moon Jong-on, je me sens pousser des ailes (sans parler de la voiture avec laquelle je fais de belles économies d’essence...). Un nom, vous sentez tout de suite s’il vous va ou pas... Il y a dans les dix ou quinze ans, j’ai voulu essayer quelque chose qui plonge bien profond dans nos racines judéo-chretiennes, quelque chose de vrai, d’authentique, quoi, Shmuel Ben Zion, si je me rappelle bien – une catastrophe ! Des cauchemars toutes les nuits, les sirènes, le crépitement des mitrailleuses, les « Allahou Akhbar ! », les « Palestine ! Palestine ! » qui me réveillaient au milieu de la nuit ! Ça n’a pas été long avant que je revienne à quelque chose qui fleure bon le fromage de chèvre et la bouse de vache – Gilles Vigouroux, tiens, celui-là, j’avais fini par m’y attacher, pour une fois, je l’ai fait durer jusque dans les trois ans, à la fin il était prêt à tomber en lambeaux... »

Instruit par l’expérience, je savais à quoi m’en tenir : une fois lancé sur le sujet, le directeur ne me lâcherait pas avant une bonne demi-heure. Je m’armai donc de patience, me demandant comment, cette fois encore, je parviendrais à repousser l’ultimatum. C’est que les choses étaient infiniment pires que tout ce que le directeur pouvait imaginer – qu’un inlassable déploiement de ruses, d’excuses fallacieuses, de subterfuges empruntés à L’art de la guerre de Sun-Tze, m’ait permis d’atteindre l’âge avancé de vingt-huit ans (cette scène se situe, précisément, le jour de mon anniversaire) tout en conservant le nom que j’héritais de mon père et le prénom que m’avaient attribué mes parents... !
Dieu sait (voire...) s’il m’avait fallu en improviser, des parades, des atermoiements, des détours pour ne pas dévier de ma ligne de conduite ! C’était, au fil du temps, devenu comme une idée fixe, une mission secrète que je m’étais assignée, un objectif glorieux entre tous – quand bien même j’en ignorais tout à fait les motifs. Après tout, en effet, pourquoi ne pas me plier à l’usage, la norme, faire comme tout le monde, et changer de nom au fil des saisons au rythme de l’obsolescence programmée qui était la condition même de chacun d’entre eux, inexorable ?
Plus le temps passait, bien sûr, et plus il m’était difficile de dissimuler l’usure de mon patronyme, tout comme de celle de mon given name (comme il est dit sur les fiches de débarquement, dans les aéroports internationaux). Je passais des heures à tenter de donner le change en les maquillant, les rafraîchissant, redessinant les lettres qui s’écaillaient sur la porte de mon bureau et, carrément, s’effaçaient, sur mes documents d’identité et mes cartes de visite. Quand il me fallait me présenter, que ce soit dans l’exercice de ma profession ou à l’occasion de rencontres amicales, je m’efforçais de d’énoncer mon nom et mon prénom d’une seule traite et avec un allant destinés à leur donner l’éclat du neuf, je simulais une crise d’éternuement, une quinte de toux providentielle... Pauvres stratagèmes qui ne trompaient guère mes interlocuteurs et leur faisait, le plus souvent, froncer les sourcils d’un air perplexe – voire carrément réprobateur. Je les entendais distinctement se demander in petto : mais à quoi bon, diable, s’accrocher à un état-civil si visiblement en ruines, ne dirait-on pas un gamin refusant de se séparer de son jouet fétiche réduit en pièces et morceaux ?!

Plus mon idée fixe m’exposait à tous les dangers (les rares obstinés qui faisaient du refus de changer de nom un acte de foi et un geste de défi adressé à l’autorité étaient frappés de proscription à vie et expédiés aux Iles lointaines), moins j’en percevais les ressorts effectifs – après tout, mes parents m’avaient toujours traité avec la plus grande distraction et une sorte d’indifférence teintée de vague hostilité, ne faisant pas mystère de leur préférence pour mon frère, aîné, le fayot, le conformiste, qui, contrairement à moi, avait poursuivi sans faiblir un parcours d’excellence dans les établissements scolaires de la Capitale libérée. Il m’avait fallu me résoudre, à leur mort, à quitter l’appartement familial, cédant la place à mon frère et sa jeune épouse pour m’installer dans un quartier périphérique où avaient poussé en peu d’années des barres de béton résolument hostiles au genre humain. Tout aurait donc pu ou dû m’inciter à me plier de bonne grâce, à défaut d’enthousiasme, au règlement imposé par le constat irrécusablement (scientifiquement) établi par les Grands Erudits (tel étant le titre qu’ils s’étaient arrogé) qui régentaient nos fragiles existences. Après tout, le directeur n’avait-il pas mille fois raison – Martial Foukal, n’était-ce pas, à y regarder d’un peu près, une forme de maladie plutôt qu’un état-civil ? Alors à quoi bon cette obstination, cet entêtement, cet attachement sans fondement à cette épave, cette ruine qui me servaient de nom ? Quel obscur désir de sacrifice peut-il bien se trouver ici à l’œuvre, qui suffise à ce que je désire m’exposer ainsi, par pur esprit de bravade, à finir mes jours sur les terres désolées des Iles lointaines ?

(Le malheureux Foukal en état à ce point dans sa réflexion (sa perplexité) inspirées par les ressorts obscurs de sa rétivité à adopter un patronyme plus avantageux lorsque deux agents de la Police des noms, alertée par le directeur, devenu résolument allergique au bartlebysme de son employé, vinrent l’arrêter. Les choses se passèrent alors à peu près, mot pour mot, comme dans le dernier chapitre de Le Procès de Kafka, alors je ne répète pas, on n’a pas que ça à faire – ni vous ni moi. La seule variante, pas négligeable, convenons-en, c’est que Foukal, donc, plutôt qu’égorgé, se retrouva enchaîné sur une galère en partance, lui dit-on, pour les Iles lointaines, et condamné à y ramer jusqu’à ce que mort s’ensuive – ceci pour la bonne et simple raison que les Iles lointaines n’ont jamais existé, pure fiction du pouvoir, ad usum populi.)

Un dernier point. Cette fable parle de la rétivité sans objet, qui est à elle-même son pur objet, et dont le fondement est ce que l’autre Foucault, le vrai, appelle l’inversion de l’énergétique du pouvoir. Elle ne parle pas de la symbolique de la filiation et autres niaiseries que nous abandonnons volontiers à Pierre Legendre et sa blême séquelle. Si Foukal ne veut pas changer de nom, c’est qu’il ne souffre pas qu’on lui dicte ses conduites, il ne veut pas qu’on l’emmerde avec des directives à la con. Il est rétif-né, comme d’autres ne supportent pas l’odeur du gigot de mouton. C’est clair ?

Tatiana Bondartchouk