L’époque du comédien (4/4)
General della Rovere ou l’imposture sublime
Mais voici que s’assombrit le paysage de l’imposture, au fil de ses déplacements dans l’espace et le temps. General della Rovere est un bref roman écrit par l’écrivain italien Indro Montanelli, aussitôt adapté à l’écran par Roberto Rossellini – l’un et l’autre sont sortis en 1959.
Gênes, 1943. L’Italie du Nord est sous le talon de fer de la mal nommée République sociale, elle-même soumise aux nazis – l’armée allemande occupe cette partie du pays. Emanuele Bardone est un escroc minable et sinistre se faisant passer pour un colonel de l’armée italienne et qui trafique avec un sous-officier de la Wehrmacht. Il extorque également de l’argent aux familles de personnes détenues en leur faisant croire que, grâce à ses bonnes relations avec les occupants, il peut les aider, voire obtenir leur remise en liberté. Son imposture est dévoilée lorsqu’il est dénoncé à la police par une femme qu’il a convaincue de lui remettre une forte somme en échange de son intervention en vue de la libération de son mari, un résistant – mais il s’avère que celui-ci a déjà été fusillé…
Remis aux Allemands, enfermé à la prison locale de San Vittorio, il est alors soumis par un colonel nazi au chantage suivant : il lui faudra, s’il veut échapper à une condamnation à mort, accepter de jouer le rôle du Général della Rovere, un chef de la Résistance nationale récemment tué par les Allemands – mais les résistants détenus à la prison l’ignorent. En se faisant passer auprès d’eux pour della Rovere, Bardone est supposé permettre à la police allemande d’identifier un certain Fabrizio, autre chef de la Résistance – les nazis ont toutes les raisons de penser qu’il est l’un des détenus, mais ils ignorent lequel. D’abord réticent à endosser ce rôle, Bardone se voit contraint d’accepter – la seule façon de sauver sa peau.
Tandis que les Allemands mettent en scène l’arrivée du faux Général della Rovere à la prison, Bardone se prépare à jouer son rôle – celui d’un grand aristocrate et d’un patriote ardent inspirant le respect tant à l’ennemi qu’aux gardiens de la prison. Mis au contact des détenus, issus de la Résistance populaire, il leur inspire le même respect, aux limites de la vénération, et commence à se prendre au jeu. Le courage, le dévouement à la cause sacrée de la libération du pays, la dignité de ces combattants de la liberté lui ouvrent les yeux. Une lente métamorphose s’opère en lui, au fur et à mesure qu’il découvre ce peuple emprisonné qu’inspirent les plus nobles idéaux, prêt à tous les sacrifices – un monde situé aux antipodes de celui dont il provient – le marché noir, les sales petites combines de la collaboration avec l’occupant...
Tandis que s’opère chez Bardone cette transformation en forme d’éveil moral (une nouvelle naissance, si l’on veut), un dignitaire fasciste est assassiné par la Résistance à Milan. Les Allemands, en guise de représailles, décident d’exécuter un certain nombre de résistants et d’otages détenus à San Vittorio. Ils somment Bardone de découvrir au plus vite qui est Fabrizio et de le leur livrer. Au cours d’une séquence dramatique où se trouvent rassemblés différents représentants de la société italienne détenus à la prison, otages bourgeois « apolitiques » prompts à faire porter à la Résistance la responsabilité pour leur infortune, Juifs victimes de la persécution raciale, militants ouvriers, patriotes et communistes, Bardone est enfin mis en présence de Fabrizio qui ne soupçonne pas son imposture. Mais, comme saisi par la grâce, il se laisse fusiller avec d’autres combattants et otages désignés pour le supplice, plutôt que le livrer aux Allemands.
La mort héroïque et glorieuse du petit escroc transfiguré est saluée par une ovation et des chants patriotiques entonnés par tous les détenus, incluant quelques aviateurs britanniques emportés dans le courant de la ferveur qui submerge la prison tandis que le colonel nazi, rageur et impuissant énonce cette sentence amère : rien à craindre des vrais généraux italiens, mais tout, en revanche, de ce faux, de cet imposteur fabriqué par nos soins…
Le film de Rossellini emporta le Lion d’or à la Mostra, l’année de sa sortie, le rôle du Général della Rovere étant interprété par le fameux réalisateur néo-réaliste et acteur, Vittorio De Sica.
Nous voici bien loin, avec cette histoire aux couleurs tragiques et sombres du drame historique, aux antipodes de l’imposture joyeuse de Psalmanazar. L’imposture est ici le vecteur d’un conte moral et d’une fable politique dont les maîtres-mots sont l’abjection et la rédemption, le sacrifice, la communauté perdue et retrouvée. Bardone retrouve son honneur et assure son salut lorsqu’il rencontre l’Histoire, lorsqu’un improbable concours de circonstances l’embarque dans la résistance à l’envahisseur et le jette parmi les combattants de la liberté emprisonnés. Il lui faut alors se transfigurer pour se tenir à la hauteur de la mission que lui confie le destin, changer de peau pour en venir à incarner une essence – la Nation en lutte contre son asservissement. La dimension morale et religieuse du conte est évidente : ce n’est pas seulement une bifurcation, une mutation, c’est une conversion, celle du plus repoussant des profiteurs de la guerre le héros d’une cause devenue sacrée en ces temps d’abaissement et d’humiliation – l’Italie comme idéalité populaire et patriotique.
C’est l’histoire d’une seconde naissance ou d’une résurrection – une fable chrétienne et singulièrement catholique, à ce titre –, mais dont la texture est entièrement politique et historique. Une histoire susceptible d’aller droit au cœur du peuple italien, dans toutes ses composantes, pour autant qu’il est un peuple chrétien, alors même que l’on imagine aisément que la plupart des résistants que Bardone rencontre à la prison sont des communistes plutôt que des catholiques fervents… D’où le succès du film, en tant qu’il réalise, au tournant les années 1950, la parfaite symbiose entre les deux « mondes » qui dominent alors la vie politique et publique italienne, le Parti communiste et la Démocratie chrétienne. Le destin de Bardone, l’imposteur devenu un saint laïc dessine une ligne de fuite imaginaire autant que glorieuse hors des décennies d’imposture (et de honte) dont revient l’Italie – le fascisme, le régime de Mussolini, longtemps populaire. General della Rovere est une histoire édifiante (et à cet égard trop belle, évidemment) qui prend soin de ménager les différentes sensibilités du public italien de l’époque : la fibre sociale du public populaire et ouvrier en phase avec les communistes, la fibre patriotique ou nationaliste du public bourgeois et l’inspiration catholique qui rencontre la sensibilité des uns comme des autres. C’est une fable sur le salut individuel comme sur le destin de la communauté et les intensités utopiques qui la soutiennent peuvent être éprouvées sur différentes lignes d’horizon – le martyre et sa gloire, l’armée des ombres célébrée comme communauté de ceux d’en bas, la patrie comme domaine sublime…
Psalmanazar, lorsqu’il « monte » son imposture, est en quête d’une gloire d’Ancien régime : il veut être au centre de l’attention publique, sur la scène cultivée londonienne, il est en quête d’attention, avide de reconnaissance – comme il se trouve qu’il n’est rien, qu’il ne présente aucune qualité particulière, il lui faut donc bien emprunter les chemins de l’imposture et inventer un « bobard » suffisamment énorme et rare pour attirer l’attention sur lui. Il veut être unique et célébré à ce titre – la raison pour laquelle il choisit d’incarner un personnage non seulement exotique mais sans équivalent – des Chinois, des Japonais, des Siamois, ça se trouve dans les cours et les salon d’Europe – de Formosans, point.
La quête de la gloire, en ce sens, est distincte de la vénalité. Ce qui prime dans l’intrigue développée par Psalmanazar, c’est la quête de la position avantageuse, pas celle des bénéfices matériels – quand bien même ceux-ci ne seraient pas totalement dissociés de la première. Psalmanazar veut être celui sur lequel l’attention va être focalisée, celui vers lequel les regards se tournent – être comme un souverain, comme le roi en ce sens. Ce qu’il « vend » au public qui se tourne vers lui et accorde crédit à ses histoires, c’est de l’illusion, c’est du vent – mais, inversement, ce dont il se nourrit, lui, avant tout, c’est d’une chose tout aussi impalpable – c’est du rêve. Psalmanazar est un immense et persévérant rêveur éveillé, le poète l’emporte toujours en lui sur l’escroc, le filou. Son rêve de gloire, la forme aristocratique de la reconnaissance, est infini. Si l’aisance matérielle suit, tant mieux, mais elle est toujours subordonnée.
Bardone, lui, commence à l’inverse : ce qui lui importe, dans les temps obscurs de la guerre et de l’Occupation, c’est l’argent et il ne recule devant aucune infamie pour s’en procurer. Il ne rêve pas, il monte les coups les plus vils pour rançonner ses victimes. Mais c’est qu’il a le couteau sous la gorge : joueur invétéré et malchanceux, il lui faut payer ses dettes. Par ailleurs, tout sinistre et pitoyable aigrefin qu’il soit, au plus profond de la déchéance morale, il n’est pas étranger au motif de la reconnaissance, voire de la gloriole : il se fait passer pour un colonel de l’Armée italienne, sensible au prestige de l’uniforme, au rang, au titre, aux formes de respect. Lorsque les Allemands le démasquent, le (vrai) colonel qui le met en demeure d’endosser le rôle de della Rovere, ironise sur cette lubie : puisque vous êtes tellement attaché au prestige de l’uniforme, nous allons vous donner l’occasion de donner libre cours à votre passion ! Vous allez exercer vos talents dans le rôle d’un prestigieux général, chef de la Résistance italienne !
Ce qui, bien sûr, ne peut pas entrer dans les calculs de l’officier nazi, c’est la façon dont une imposture vile et vénale va, saisie par les circonstances historiques, se transfigurer en imposture sublime ; la façon dont la passion basse qui s’associe à la « gloire » illusoire d’un titre usurpé va conduire par un chemin sinueux et à la faveur retournement tout à fait inouï vers la scène du plus authentiquement glorieux des sacrifices.
On peut entrer dans le champ de l’imposture par toutes sortes de portes. Il semblerait, dans le cas de Psalmanazar, que ce soit celle du jeu qui s’est ouverte toute sorte, notre personnage s’est arraché à son terroir pour parcourir l’Europe et, chemin faisant, se réinventer au fil de ses pérégrinations, de bifurcation en bifurcation, ceci avant de s’établir dans son rôle et de le faire fructifier. L’imposture, ici, semble bien être l’expression d’une liberté souveraine – notre voyageur-comédien créé son personnage à partir de rien, rien de particulier ne le prédestine à endosser ce rôle – tout au contraire, c’est contre toute évidence que le jeune Français méridional endossera le rôle de l’indigène formosan. Tout se passe comme s’il était pris dans les plis du récit qu’il invente au fur et à mesure qu’il va de l’avant, qu’il fait des rencontres, doit tenir son rôle – c’est peut-être moins lui qui forge son personnage que le mouvement même du récit, d’une intrigue en liberté, qui l’emporte.
L’imposteur devrait être vu, ici, moins comme un calculateur qui combine, prémédite et arrange sans relâche ses intrigues que comme un sujet qu’emporte le souffle d’une histoire, sujet flottant dans un état second, une transe – le vertige du succès de cette intrigue qui prolifère et s’établit dans la durée au point qu’il en devient le gérant, le rentier.
Bien différent est le cas de Bardone : c’est sous l’empire de l’urgence, de la plus impérieuse des nécessités qu’il entre dans son rôle – joueur compulsif et malchanceux, il lui faut payer ses dettes au plus vite, faute de quoi… Pris dans la spirale de son addiction, il lui faut improviser en toute hâte, prendre toujours davantage de risques – ce qui le conduit, inévitablement, à se faire prendre la main dans le sac.
Sa seconde imposture enchaîne directement sur la première et elle est de même nature : cette fois-ci, c’est le colonel allemand qui ne lui laisse pas le choix – s’il n’endosse pas le rôle du Général della Rovere, il mourra. L’imposture, invariablement, se place pour lui sous un signe de vie ou de mort. On ne dira pas qu’il n’y trouve pas, cependant, quelques satisfactions secondaires : le respect que son personnage inspire aux autres, qu’il s’agisse du colonel de l’armée italienne de la première imposture ou du général résistant de la seconde. Dans les deux cas, le raté, l’aventurier minable qu’il est trouve de dérisoires consolations, compensations, à devenir aux yeux des autres un personnage respectable, voire admiré.
Ce qui est très chrétien dans le roman de Montanelli comme dans le film de Rossellini, c’est le contraste entre la première imposture qui suit la ligne de pente d’une chute dans l’abjection (l’enfer de la trahison et de la honte) et la seconde qui ouvre la voie au renversement en forme de résurrection – littéralement, Bardone revient d’entre les damnés pour assurer son salut en beauté – en devenant un martyr et un héros.
On pourrait dire que lui aussi, comme Psalmanazar, est emporté par quelque chose de plus grand que lui, qui le dépasse, et de loin. Dans le cas du premier, ce sont les puissances du récit, de la narration qui fait surgir l’être du néant, de l’imagination qui fait surgir la vie. Dans le second, ce sont d’autres forces qui emportant le personnage : le courant de l’Histoire qui souffle en tempête, le destin de la communauté. Dans les deux cas, l’imposture, bien loin de se réduire à la dimension d’une construction ou d’une fabrication fondée sur le calcul d’intérêt trivial, transfigure celui qui se prend dans ses rets, le transporte dans des sphères inconnues où il devient, littéralement, l’autre de lui-même. La seule différence entre les deux intrigues ici en présence est de modalité : dans le premier cas, tout s’achève sans éclats mais non sans dérision sur la scène de la Foire aux Vanités. Dans le second, dans une sorte de paroxysme grandiose et tragique où se célèbre dans le sang la résurrection de la nation italienne.
On le voit bien : de la même façon que l’imposture ne saurait être associée tout uniment au faux, à l’illusoire ou à des niveaux de connaissance dégradée (le simulacre), elle ne saurait, d’un point de vue moral, être renvoyée dans le camp du mal. Tout au contraire, elle est, d’un point de vue général, éthiquement neutre, comme motif général, l’imposture est un archipel, une constellation et chacune d’entre elles dessine un paysage singulier. La première imposture de Bardone s’associe au mal et même à l’abject, la seconde fait l’objet d’une métamorphose qui conduit le spectateur vers une scène où elle voisine avec le plus grand des biens. L’imposture de Psalmanazar, nous l’avons dit, s’apparente à une démarche poétique plutôt qu’à une action délictuelle ou criminelle, elle ne produit pas de tort particulier, elle constitue plutôt un événement, un divertissement qui pimente la vie culturelle et intellectuelle londonienne de son époque.
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Un poète de l’imposture : Billy Liar
L’imposture poétique, c’est celle qui n’est tournée ni vers la conquête du pouvoir ni vers la quête d’avantages matériels, qui n’est guidée ni par l’ambition, ni par des calculs d’intérêt triviaux. Le parfait imposteur poétique, c’est le Billy Liar de John Schlesinger (Billy Liar, 1963). Billy est un jeune homme qui se languit dans l’emploi subalterne qu’il occupe, dans une entreprise de pompes funèbres. Il vit encore avec ses parents et sa grand-mère dans un quartier populaire d’une petite ville du Yorkshire où tout le monde se connaît. Il se querelle fréquemment avec son père qui lui reproche son indolence et son peu d’ambitions. Ses loisirs sont rares et prévisibles – le pub avec ses quelques amis et le bal du samedi soir. Peu doté de sens pratique, Billy est embarqué dans une double aventure sentimentale à hauts risques avec deux jeunes filles aux profils très contrastés – la douce et chaste Barbara, la plébéienne Rita.
Billy s’ennuie, se sent piégé – alors il s’échappe dans des rêveries éveillées où il se voit en chef adulé par les foules et héros militaire d’un pays imaginaire appelé Ambrosia. Ses amis connaissent sa propension à affabuler – la raison pour laquelle ils l’ont surnommé Billy Liar. Mais ce surnom ne rend pas justice à l’inventivité et à la qualité de l’activité imaginaire de Billy. C’est que bien loin de se contenter de « mentir », de raconter des petits bobards à l’usage des copains, il donne libre cours à son imagination pour inventer un monde parallèle dans lequel il trouve les satisfactions qui lui font cruellement défaut dans celui où il se trouve coincé, englué. Billy ne se contente pas de s’adonner à de vagues rêveries, dans chacune d’entre elle surgissent des flux d’images qui s’organisent en un scénario, une histoire de gloire dans laquelle il occupe la place du souverain – une histoire en forme de consolation.
Les portes de l’imagination de Billy s’ouvrent chaque fois que, dans la vie courante, il butte sur un obstacle ou rencontre une contrariété, que ce soit à la maison, à son travail, dans sa vie sentimentale. C’est alors une brèche qui s’ouvre dans le régime de la vie ordinaire, une ligne de fuite qui se dessine, une intensité qui se produit, un flux narratif qui l’emporte comme dans un vif éclat de lumière. Il devient alors, dans l’instant glorieux (de la fuite dans l’imaginaire) qui le sauve, le tout autre de ce raté, de personnage falot, ce gaffeur empêtré dans ses petites combines qu’il sait être, un autre dont l’élément est la grandeur : les foules l’acclament tandis qu’il les salue d’un geste protecteur et triomphant. Ses rêveries diurnes, en tant qu’elles sont des histoires plutôt que des hallucinations, ne sont pas seulement des consolations : elles présentent l’image inversée de son existence et de sa condition réelles : il y devient l’unique, le personnage qui se tient au centre de l’attention, aux antipodes donc de son insignifiance sociale et de sa misère affective dans la vie de tous les jours.
La fuite dans les rêveries éveillées, c’est ce qui dissout les « contradictions » et abolit toutes les contrariétés qu’il rencontre sur le chemin de cette existence rabougrie. Ambrosia est bien, à ce titre, une île enchantée, une utopie.
Billy tient, dans tous ses rêves éveillés, sa revanche sur les frustrations et les attritions qu’il subit dans sa vie quotidienne, sur la subalternité de sa condition, la banalité de son existence. Il est un être flottant dans sa vie, un être entravé, empêtré dans son quotidien – tout lui est source de frustrations, de colère, de difficultés en perspectives. Il est aussi un être de velléités : lorsque se présente enfin l’occasion d’une échappée belle hors de cet enfermement – partir à Londres en compagnie d’une belle amoureuse plus réaliste et déterminée que lui, tenter sa chance comme scénariste au côté d’un comique de télévision qu’il admire – il se dérobe au dernier moment et regagne le domicile familial plutôt que monter dans le train en compagnie de la jeune fille. Tandis qu’il marche dans les rues désertes, il se voit défilant à la tête de ses troupes dans Ambrosia, sous les acclamations de la foule.
La figure de Billy est un cas limite : jamais ses « incarnations » ne prennent racine dans la vie sociale. Le jeune homme a bien la réputation auprès de ses amis d’être tant soit peu mythomane et de vivre dans un monde parallèle, mais, pour l’essentiel, ses rêveries ne se concrétisent pas, elles demeurent son secret, sa consolation et sa revanche « privée » sur l’existence, circonscrites dans le rapport de soi à soi. Un jardin secret peuplé de fantaisies inavouables dans leur puérilité même. Les impostures privées de Billy portent la marque de l’immaturité – n’y a-t-il pas bien longtemps qu’il aurait dû quitter sa chambre d’enfant qu’il continue d’occuper au premier étage de la petite maison familiale, fonder son propre foyer, trouver une véritable situation, plutôt que demeurer dans cette condition de perpétuel adolescent désamarré et bien incapable de former de véritables projets – carrière, mariage…
L’élément naturel de Billy est, dans la vie réelle, le désenchantement – tout est trop compliqué, trop dur, trop placé sous le signe du calcul et de l’intérêt pour lui. C’est la raison pour laquelle ses désirs, ses envies demeurent à l’état de velléité et ne parviennent jamais à prendre la forme de projets. Son élément, c’est l’inaccompli.
Pour cette raison même, il ne saurait devenir un véritable imposteur : il lui faudrait pour cela en « monter le projet » sérieusement, et le conduire jusqu’au bout. Or, il n’a ni l’énergie, ni les dispositions pour cela. Quand il « raconte des histoires » à ses copains, ce ne sont que de petites vantardises, hâbleries er rodomontades, juste ce qu’il faut pour établir sa réputation d’affabulateur. Mais quand il s’agit de construire de vrais scénarios, alors il lui faut passer du côté du rêve, là où l’on peut dream big.
L’imposture est bien ici toujours associée au récit, elle est bien une histoire avant tout, mais sur un mode intermédiaire : ce n’est ni celui de la virtualité, ni celui, à proprement parler du rêve mais du daydream dont la syntaxe et le régime sont tout différents : le scénario porte la marque du fantasme, mais les enchaînements sont logiques, si l’on peut dire. Plutôt que rêver, stricto sensu, Billy « se fait un film », comme on dit familièrement. Une succession de petits films, plutôt, qui surgissent par bouffées, comme de pures intensités, autour d’un domaine d’images – le défilé triomphal, le discours dans le stade (clin d’œil au Dictateur de Chaplin), des clips, des sketches saturés de fantaisies mégalomanes plutôt que de rêves de grandeur, proprement dit.
En fait, quand il s’évade dans son rêve éveillé (une notion antithétique, en vérité), Billy continue à marcher dans la rue, il ne tombe pas en narcolepsie – il s’évade et se réfugie dans le clip somptueux qui se forme dans sa tête, peut-être avance-t-il tant soit peu en somnambule, mais, de cet état intermédiaire, on dira décidément qu’il est bien davantage poétique que pathologique – Billy, dans les conditions du film, n’est pas un schizophrène. Il n’est pas l’esclave de son rêve, celui-ci ne le conduit pas à commettre des actes criminels comme dans une certaine veine du roman de terreur ou du cinéma expressionniste.
Ici se manifeste une grande différence avec le personnage d’Alex, dans Orange mécanique, le roman d’Anthony Burgess et le film de Stanley Kubrick : Alex est, lui aussi, un « paumé » qui rêve éveillé, mais ses rêves se transforment en scènes bien réelles de crime, d’horreur, d’ultra-violence. Avec Billy, le contraste est saisissant entre les motifs de la gloire, la popularité, l’acclamation, le rôle du guide, du sauveur, du héros, bref, la folie des grandeurs qui les anime, et leur absence d’incidence sur sa vie réelle – autant les rêves et les fantasmes d’Alex enchaînent directement sur des inconduites fortes et irréparables (viol, meurtre…), autant ceux de Billy restent confinés dans les nuées de la rêverie qui ne conduit nulle part. Ce ne sont même pas des dérives imaginatives susceptibles de l’entraîner loin de sa condition étriquée, ce ne sont que des éclats ou des rafles d’images qui, au fond, jouent le rôle d’un tranquillisant – une sorte d’auto-thérapie. Le fantasme de toute-puissance d’Alex, intensifié par l’usage différents stupéfiants à base de lait et de musique classique, le conduit sur les chemins de l’insurrection contre les disciplines, la rébellion, le crime. Lorsque Billy se voit, lui, en dictateur adulé haranguant les foules dans un stade, ce flux d’images est un calmant, un antidépresseur. C’est ce qui va lui permettre de rentrer dans le rang, de reprendre sa place parmi les subalternes.
Le signe qu’Alex est « guéri » à l’issue de la terrible cure de reconditionnement destinée à le « dé-violenter », c’est qu’il se reprend à fantasmer de plus belle, des images de débauche sexuelle associées à l’ultra-violence revient affluer dans son cerveau – le traitement a échoué à le transformer en automate humain, soumis et allergique à toute violence. Tout au contraire, le voici à nouveau prêt à prendre en mains son destin d’animal humain rétif à toute domestication. Le jeu avec la figure du héros, le fantasme si bien partagé du devenir-héros trouve, avec ces deux personnages, des débouchés opposés : les rêveries de Billy ont un rôle de substitution et de réconfort, celles d’Alex ouvrent la voie à des échappées belles en forme de transgression violente de toutes les règles et les normes. En d’autres termes, Billy sera normalisé, il regagnera les rangs du troupeau, Alex est un irrécupérable.
Pour parler dans le style de Nizan ou de Sartre, de Billy « on » pourra faire, en fin de compte un mari, un père de famille et un travailleur, un employé de bureau acceptable, Alex, lui, qu’il se fraie son chemin vers les milieux de la haute pègre (de l’Etat) qui le courtisent à la fin du film ou tombe dans la récidive à l’occasion d’une frairie ou d’une autre, ne deviendra jamais « normal » – ce qui ne l’empêchera pas, éventuellement, de faire carrière – il effacera la traces de ses dérives passées, peut-être, mais persévérera du côté de l’infamie.
Billy et Alex sont des « paumés » : ce n’est pas seulement qu’ils ont de sérieux problèmes d’orientation dans les espaces balisés, striés dans lesquels ils se déplacent sans parvenir à les habiter – c’est qu’ils éprouvent qu’ils n’y ont pas leur place. La rétivité au formatage par les disciplines joue ici un rôle de premier plan. Le monde quadrillé par les disciplines et les normes qui s’y rattachent est inhabitable, et il n’existe pas de refuge, de niche, d’hétérotopie susceptibles d’être le recours contre ce monde et son écrasant fardeau de réalité. Reste donc la ligne de fuite de la rêverie sur le fil duquel on devient l’autre de soi-même – un despote, pour l’essentiel, dont la toute-puissance s’exercera dans deux domaines, pour l’essentiel : la sexualité et le pouvoir sur les humains. Silencieuse imposture : seul Billy connaît la grandeur du héros qu’il incarne (dans son fantasme) en uniforme chamarré, seul Alex connaît le secret de sa jouissance – être Néron ou Caligula entouré d’esclaves nues équipées de poitrines XXL.
Si les amis et les collègues de travail de Billy l’on surnommé « Billy le menteur », c’est bien qu’il les a habitués à toutes sortes de mensonge ou de hâbleries dont ils ne sont plus dupes depuis longtemps. Ces petites histoires consistent probablement à s’attribuer des actions, des succès imaginaires. Ces vantardises qui sont l’amorce d’une imposture peuvent trouver leur point de départ dans une situation réelle : ainsi, Billy a bien rencontré le comique à succès Danny Boon lors du passage de celui-ci dans la petite ville où le premier ronge son frein, mais à l’évidence le second n’a pas lu les textes que lui a adressés Billy et il l’éconduit assez expéditivement lorsque celui-ci lui propose naïvement de devenir son scriptwriter. Le reste est le fruit de l’imagination de Billy qui a cru entendre que la vedette l’avait encouragé à venir à Londres travailler avec lui ; ou qui l’a rêvé, ce qui revient au même et qui rapporte à ses amis cette promesse (imaginaire) comme un fait assuré.
L’imagination de Billy prend ici racine dans un fait infime de la vie réelle qu’elle transfigure en lui faisant subir une radicale distorsion. Ces impostures procèdent de productions de lignes de fuite à partir de matériaux disparates empruntés à la vie réelle (le matériau du rêve). De la même façon, on peut imaginer que la scène dans laquelle il se voit haranguant une foule conquise dans un stade plein à craquer (celle d’un match de football, en vérité) trouve son origine dans la combinaison entre deux éléments factuels : le souvenir du film de Chaplin et la condition de supporter de l’équipe de foot locale – un must dans une Angleterre vouée à la religion du ballon rond. Le mensonge et l’imposture tirent des traites sur la vie de tous les jours.
Mais on voit bien ici combien le motif même du mensonge est, dans ce contexte, réducteur et, plus que cela, lui-même propre à conduire sur une mauvaise piste. Billy ne ment pas de façon délibérée en fonction d’un calcul ou d’un intérêt. Bien différemment, il se laisse emporter par un rêve, une espérance, une inspiration, un désir. Il fait de ce désir une réalité, par anticipation – wishful thinking. Ce qui est tout différent du mensonge qui, dans sa forme triviale et ordinaire, suppose que le menteur s’entende parfaitement à séparer le vrai du faux. Chez Billy, c’est précisément cette frontière qui s’effrange et devient indistincte, le rêve colonise la réalité tandis que, réciproquement, la réalité nourrit le rêve.
Le problème premier de Billy (mais il n’est pas le seul…), c’est son incapacité à agir sur le réel (ou dans le réel) pour le transformer, son incapacité à produire des actions, au sens où Hannah Arendt entend le terme – des gestes qui produisent des déplacements. Il prend des résolutions, plus ou moins fortes, mais celles-ci retombent bien vite face à l’aridité du réel – la décision se perd alors dans les sables du quotidien, elle demeure, larvée, au stade de la pure impulsion. Le scénario imaginaire vient prendre le relais dans l’instant où l’élan qui impulsait la décision retombe, à bout de force : les « grandes choses » se produiront dans les espaces enchantés de la rêverie. La toute-puissance de l’apraxique endurci qui ne parvient pas à s’extraire de son lit pour se préparer à aller au travail s’y exerce sans limite – il n’y est pas « le roi du monde » seul sur la proue d’un navire transatlantique, mais bien celui dont la souveraineté s’exerce sur la masse, sous ce régime d’acclamation, d’adulation et de gloire qui est la marque du despotisme « impérial ».
Billy, donc, ne ment pas à proprement parler, il se cogne aux aspérités de la vie et plus celles-ci sont contondantes, plus il est, comme par automatisme, porté à se déporter vers le monde des « histoires » qu’on se raconte et qu’on raconte aux autres. On notera au passage que les plus belles, les plus fortes, celles dans lesquelles il atteint le maximum de ses puissances imaginaires, de sa majesté rêvée, ce sont celles qu’il garde pour lui, son jardin secret. Les petits bobards qu’il raconte aux copains sont, par comparaison, de bien plus faible calibre. Je serais donc assez porté à rebaptiser le magnifique film de Schlesinger – Billy Dreamer, plutôt que Billy Liar, tout en insistant sur le fait que, sous ces auspices, le rêveur et le narrateur ne font qu’un. Comme « dreamer » et « scénariste », Billy devient non pas tant un type dans l’acception sociologique du terme qu’un concept – une image combinée à un concept, une image (celle d’un personnage) prise dans son devenir concept. Au même titre que le « paumé » deleuzien – qu’il est aussi, à plus d’un égard.
Billy, dans le film, attire la sympathie, un sentiment qui se mêle d’une certaine compassion ou commisération – poor Billy… Mais la confusion des sentiments s’explique ici aisément : Billy, c’est moi, c’est vous. Que ceux-celles qui n’ont jamais connu de ces rêves de grandeur qui s’achèvent en plus ou moins poétiques ou maussades rêveries lèvent la main…
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Un homme infâme – Kagemusha
Kagemusha (The Shadow Warrior en anglais) est sorti sur les écrans en 1980 et a été récompensé par la Palme d’or à Cannes. Le terme kagemusha désigne en japonais moins une personnes qu’un objet, un leurre plutôt qu’une ombre. En dépit de l’éloignement des deux histoires dans le temps comme dans l’espace, l’intrigue de ce film présente de troublantes parentés avec celui de Rossellini. Le cadre en est le Japon de la fin du XVIe siècle. La guerre des clans y fait rage et l’un des plus puissants d’entre eux, le clan Takeda est sur le point de perdre son chef et stratège, victime d’une mauvaise blessure. La succession n’est pas assurée et il est vital pour l’entourage de maître agonisant de faire en sorte que sa mort demeure ignorée des princes rivaux, aussi longtemps que la situation n’aura pas été redressée et son successeur solidement installé. Le hasard fait que leur attention est attirée par un petit voleur pris en flagrant délit et promis à la crucifixion, et dont la ressemblance physique avec le maître est frappante. Ils sont ainsi conduits à imaginer un stratagème, après la mort de celui-ci : faire paraître son double à sa place, en toutes occasions publiques, de façon à faire accroire aux clans ennemis que le maître est toujours vivant. Le petit voleur est donc placé devant le choix soit d’être supplicié, soit d’endosser le rôle du maître sous l’étroite surveillance des chefs du clan Takeda – ce qu’il accepte, non sans réticence. Selon les vœux du maître, solennellement exprimés avant son décès, son double devra se substituer à lui trois années durant, période critique à l’issue de laquelle sa liberté lui sera rendue, s’il sait se montrer à la hauteur de sa tâche.
Il devient donc « kagemusha », c’est-à-dire, dans l’esprit des instigateurs de cette ruse de guerre, un pur truchement, le moyen d’un artifice – sa qualité humaine ne compte pas, seule importe sa ressemblance avec le maître (daimyo). Les chefs du clan, tout imbus de leurs préjugés aristocratiques voient ce plébéien comme une figure de l’abjection à laquelle le supplice a été épargné du fait de considérations de haute politique – pour le reste, il n’est à leurs yeux qu’un bien meuble, une figure servile.
C’est ici que se dévoile l’affinité entre le film de Rossellini et celui de Kurosawa. Bardone et « Kagemusha » (être si vil que l’on en ignore tout, jusqu’au nom, comme s’il ne commençait à s’extraire de l’obscurité que dans l’instant où son destin rencontre celui du clan Takeda) sont deux « hommes infâmes », marginaux et filous vivant de rapines et de larcins. Leur condition les voue à l’opprobre et au mépris public et, lorsque la main de l’autorité s’abat sur eux, au plus rigoureux des châtiments. Et puis, voici que se produit la plus improbable des rencontres entre ces négligeables incarnations de la pègre et la raison d’Etat ou du moins la puissance régnante, avec, derrière celle-ci, le grondement des batailles en cours, l’Histoire en train de s’accomplir.
Dans les deux films, nous assistons à la métamorphose des deux personnages dès lors que le rôle – l’imposture – qui leur sont assignés en viennent à s’emparer d’eux, les investir. Le leurre humain arraché à son infamie par le calcul machiavélique des maîtres s’anime, il cesse d’être un automate entre les mains de ceux-ci, il gagne en épaisseur subjective, affective et morale. Une singularité (et une fragilité aussi) percent, au-delà des gestes imposés, de l’imitation du modèle. Celui qui, pour les maîtres (l’état-major nazi dans le film de Rossellini, les dirigeants du clan Takeda dans celui de Kurosawa) devait n’être qu’un automate téléguidé s’anime et les déroute en gagnant en autonomie, en s’évadant du rôle de l’homme de paille dans lequel ils entendaient l’enfermer. Celui qui était censé n’être un pur moyen en vue d’une fin déterminée par d’autres, entre les mains desquels son sort est tout entier placé prend de l’épaisseur en entrant dans le rôle, l’infléchissant, l’enrichissant, devenant imprévisible, en interagissant avec ses maîtres et d’autres, en parlant pour son compte propre et pas seulement en automate ou ventriloque, en exposant sa subjectivité, en se manifestant comme une singularité, en manifestant de la manière la plus inattendue sa sensibilité.
Bardone échappe à ses maîtres, il change de camp, il les humilie et leur donne une leçon en offrant sa vie à la cause de la patrie. Il retrouve tout à la fois sa liberté, sa dignité et sa souveraineté in extremis en se sacrifiant à une cause à laquelle il a jusqu’à présent tourné le dos et qui lui permet de se découvrir lui-même (d’accéder à la grâce) lorsqu’il lui fait don de sa vie. « Kagemusha », à l’inverse, se « réalise » et se révèle dans la fidélité au clan, accompagnant celui-ci dans la défaite et la mort. Chassé ignominieusement du château des Takeda, redevenu un vagabond, il assiste, épouvanté et impuissant, à l’ultime grande bataille à l’occasion de laquelle les armées clan désormais dirigé par le fils aussi vain qu’incompétent du défunt maître, vont être mises en déroute. Submergé par l’émotion, le double abject se lance, une oriflamme du clan à la main, à l’assaut des lignes ennemies, titubant parmi les morts et meurt haché par la mitraille. Le rôle l’a emporté si loin que, même rejeté du clan, il ne saurait lui survivre.
Tout au long du film, au fil d’une succession d’épisodes dramatiques et colorés, nous assistons à ce processus au fil duquel le leurre voué à une pure fonction de substitut voué à l’imitation des gestes et postures de celui dont il tient lieu se transforme en personnage. L’imitation cesse d’être un processus passif et mécanique pour devenir active et entrer dans un devenir. Le petit voleur sauvé à la faveur d’un concours de circonstances n’oublie jamais qu’il n’est qu’une doublure, mais cela ne l’empêche pas de se prendre au jeu. La majesté du personnage le séduit, tout comme les interactions dans lesquelles il entre en jouant son rôle – l’affection qui le lie au petit-fils du maître, les concubines, les conseillers qui en viennent progressivement à concevoir pour lui une estime fondée sur son dévouement aux intérêts du clan, le talent et la présence d’esprit qu’il déploie dans différentes circonstances délicates ou périlleuses (à la cour, lors d’une réunion du conseil du clan, à l’occasion d’une bataille décisive…).
C’est qu’en effet, plus il entre dans le rôle et incarne avec succès le personnage du défunt maître, et plus sa loyauté au clan grandit, plus sa sensibilité aux intérêts de celui-ci s’accroît. C’est ce qui lui permet de demeurer impassible assis sur le siège d’où il est censé diriger la bataille contre les clans ennemis, en surmontant sa peur, et, ainsi exposé à la vue de tous dans son rôle de chef de guerre, d’assurer aux Takeda un avantage définitif. Dans cette séquence, il incarne vraiment la continuité du clan, la solidité de celui-ci à travers les épreuves, par sa seule présence, pure image de la souveraineté toute entière condensée dans un corps. Peu à peu, le film de Kurosawa nous entraîne vers cette zone intermédiaire dans laquelle le faux, la doublure, la copie tendent à devenir bien davantage ou tout autre chose qu’une simple image ou reproduction de l’original, confinés au domaine de la pure apparence. L’imposture vient flirter avec l’incarnation. En incarnant le rôle du maître défunt pendant la bataille, le double devient celui-ci aux yeux des soldats du clan que sa présence visible galvanise aussi bien qu’à ceux des ennemis qu’elle frappe d’effroi. La présence du leurre vivant et qui se tient à la hauteur de son rôle a ici un effet performatif : une présence qui, comme telle, produit des effets pratiques, agit sur le réel, le transforme – devient l’équivalent d’une action – puissances du faux, une fois encore.