La démocratie contemporaine comme village Potemkine... (1/2)

, par Alain Brossat, Alain Naze


« Nous possédons tous, très loin dans la nuit de notre pensée, un abattoir qui pue. Quelquefois, mais rarement, il sent bon »
Pierre Mac Orlan, Le quai des brumes

Plus la démocratie contemporaine avance en âge, entre dans son âge tardif, et plus elle s’apparente à un village Potemkine.

En redonnant des couleurs à l’image du village Potemkine, il s’agirait de tenter de faire sauter le verrou conceptuel qui enferme la critique réformatrice de la démocratie contemporaine dans des formes révérencieuses et la condamne à tourner perpétuellement en rond. C’est en effet que, se fondant sur les mêmes prémisses (jamais soumises à l’examen critique) que ce dont elle déplore la déliquescence, elle demeure captive du même diagramme, homogène en tous points à ce régime même d’institution du social et du politique dont elle est la pleureuse désolée. La surenchère dans la rhétorique de la déploration est ici ce qui vient se substituer au tranchant de la critique ou à la faculté de différer vraiment de ce dont on dresse le bilan de faillite – « Notre démocratie à bout de souffle », « Une démocratie tellement fatiguée », « un système en panne », « La France a mal à sa démocratie » – tout ceci dans un seul article dont la conclusion tourne court, dans le style incantatoire : « Mais la nôtre [notre démocratie] doit encore prouver qu’elle respire pour que tous les Français – et pas seulement une minorité – recommencent à y croire. Pour qu’ils s’extraient de la mer morte où ils baignent aujourd’hui, et retrouvent la Méditerranée où cette démocratie est née » [1].

Cette critique « constructive » de la démocratie contemporaine dresse inlassablement l’inventaire des défauts, des défaillances, des forfaitures, des dysfonctionnements, bref de la « crise » de ce système, tant envisagé dans ses formes institutionnelles que sous l’angle de ses élites, de ses dirigeants. Elle se tient à son chevet comme le médecin de famille perplexe et impuissant à celui d’un grand de ce monde dont chacun tremble à imaginer la disparition. Elle reproche à la démocratie institutionnelle de ne pas se tenir à la hauteur de ses tâches et de ses promesses, de trahir ses principes, de glisser sur la pente d’une crise perpétuelle et sans cesse aggravée dont elle ne saurait pourtant envisager l’issue fatale – la raison pour laquelle cette critique éclectique et opportuniste ne cesse d’ exhorter la démocratie libérale à se reprendre, se redresser et renouer avec sa glorieuse inspiration première – ses principes, ses fondements, le souffle des Lumières...
Cette critique interne au champ de la démocratie contemporaine se présente sous les versions les plus variées et adopte nombre de postures diverses. Dans ses formes les plus radicales, elle peut aller jusqu’à soutenir qu’en vérité la démocratie institutionnelle ne serait qu’une oligarchie déguisée, une oligarchie ayant capté et détourné le dispositif électoral et le système représentatif. Elle va être alors portée à opposer à cette démocratie dévoyée, au nom même de la démocratie, une autre version de la démocratie – authentiquement participative, simplifiée, plus « proche des gens », plus égalitaire, davantage soucieuse de justice sociale, etc. Une démocratie vraiment démocratique, par opposition à ce semblant de démocratie que serait la démocratie de marché contemporaine, toujours plus autoritaire, policière, portée à cultiver l’exception et à gouverner à l’« urgence »...

On voit bien, à son trait notoirement tautologique (« une démocratie vraiment démocratique ») où se situe le talon d’Achille de cette critique démocratique de la démocratie : elle est le serpent qui se mord la queue, elle ne se lasse pas de renvoyer la démocratie « réelle » à ses fondements, ses principes, valeurs et idéaux, pour l’accuser de les renier, incapable qu’elle est de franchir le pont-aux-ânes que constitue sa croyance naïve en la qualité particulière de ce régime qui en ferait une idéalité pure en même temps qu’une entité historique, l’horizon indépassable de toute espèce d’institution politique dans le présent comme pour un avenir indéfini. C’est que l’impensé qui pèse comme une chape de plomb sur cette critique dévote et pusillanime de la démocratie contemporaine, c’est celui de la mortalité de ce système – de cette forme de domination ; cette forme de superstition moderne qu’est la croyance en cette exception absolue que serait l’immortalité de la civilisation démocratique en tant que formation historique et méta-valeur se situant hors d’atteinte de toute condition de relativité (le propre même de l’historicité).

En repartant de la simple et forte image du village Potemkine, il s’agirait de tenter de s’extraire des ornières de cette critique enfermée dans ses routines de pensée. Il s’agit ici d’une question de méthode : une image forte et vive est souvent appelée à réveiller la pensée endormie dans les bras de l’habitude, assommée par les somnifères conceptuels. Pour ce faire, il ne suffit pas de s’en remettre à une expression devenue d’usage suffisamment courant pour n’être plus qu’un syntagme péjoratif destiné à désigner un jeu d’illusion – il faut commencer par revisiter l’image, remonter à sa source pour en retrouver l’énergie première, la matière à penser pour la relancer. Il s’agirait de renouer avec l’image-concept telle qu’elle sommeille, enfouie sous les débris du cliché.
Le village Potemkine, c’est donc, au départ, la production d’une pure illusion. Ou plutôt ce serait, puisqu’il s’agit d’emblée d’une légende qui emprunte les habits d’une anecdote. C’est une histoire qui a circulé « de bouche en bouche », dirait Benjamin, depuis la fin du XVIIIème siècle, c’est un récit dans lequel se mêlent inextricablement des éléments de réalité et une « belle » fiction, trop belle pour être vraie : soucieux de dérober la crasse et la misère des villages russes aux yeux de l’impératrice Catherine II visitant la Crimée, le ministre et conseiller Grigori Potemkine aurait fait installer tout au long du parcours de la souveraine des tentures peintes représentant de coquettes maisons de paysans, proprettes et fleuries, avenantes en tous points [2]...

On voit bien comment la légende montre ici le bout de son nez : l’histoire est des moins vraisemblables, car il eût fallu que la fameuse autocrate fût bien distraite, pressée ou myope pour se laisser abuser par une aussi grossière supercherie... Mais on voit bien aussi, d’emblée, que ce qui importe, ce n’est pas la véracité de l’anecdote supposée, c’est la qualité ou l’efficace de la fable ; non pas tant que l’histoire soit vraie que bonne ; l’invention prêtée au féal serviteur de l’impératrice rouge, c’est-à-dire à la fois superbe et sanglante, est celle d’un dispositif à double vocation : cacher un pan de réalité imprésentable (car, justement, sinistrement réel, la misère du monde paysan dans ce coin de Russie méridionale) et à figurer une réalité de substitution, réinventée – un complet artifice destiné à combler les vœux de la souveraine ; il s’agirait bien de produire un leurre destiné à coïncider au plus près avec l’image idyllique que l’autocrate est censée se faire de « sa » Russie profonde : des paysans paisibles et heureux vaquant à leurs occupations dans des villages coquets et prospères (le servage ne sera, pourtant, aboli en Russie que plus d’un demi-siècle plus tard...).
Le dispositif potemkinien, qu’il soit entièrement ou partiellement imaginaire, c’est donc à la fois un cache-misère et une féérie, la production d’un pur artifice interposé entre les yeux d’une incarnation terrible de l’autocratie (Catherine II a accédé au trône en assassinant son mari et elle gouverne son pays d’une poigne de fer) et une réalité sordide – l’éternelle misère du moujik russe. Le village Potemkine est un village enchanté d’une qualité aussi rudimentaire que ceux dont s’émerveillent les enfants dans les foires et kermesses populaires. Plus tard, le cinéma en retrouvera la veine, pour en faire un usage proprement industriel : Potemkine, en ce sens, passe le relais à Walt Disney et le procédé illusionniste qui porte son nom fait signe en direction de celui qui s’épanouit dans les Disneylands d’aujourd’hui... la différence, notable, étant que le premier ne s’adresse pas aux enfants mais à une redoutable incarnation d’un despotisme résistiblement éclairé ; qu’il n’est pas destinée au divertissement mais à la production d’un effet politique de toute première importance : la satisfaction de la souveraine découvrant ses humbles sujets heureux...
Il s’agit bien, dans les deux cas de susciter, fabriquer de l’illusion, mais dans des directions opposées : ce qui est en jeu dans le stratagème supposément imaginé par Potemkine, ce n’est rien moins que la relation qui s’établit, dans le gouvernement des vivants, entre le despote et ses sujets : la disparition de ceux-ci du champ de visibilité – comme condition de la tranquillité d’âme et du contentement de soi de la souveraine ; dans le dispositif du village enchanté transfiguré par Hollywood, on assiste, par contraste , au triomphe du gouvernement à la culture de masse et au divertissement : les gouvernés sont inclus dans le dispositif, ils en deviennent les acteurs et y prennent plaisir.
Dans les deux cas, on identifie, certes, un enjeu de l’enfance : dans l’espace de Disneyland (avec ses nombreux équivalents contemporains), les grands (les parents qui accompagnent les enfants) sont censés retrouver les joies de l’enfance. Le dispositif prêté à Potemkine, pour peu qu’on l’entende dans son sens littéral, est si primitif qu’il suppose vraiment que son inventeur prenne l’impératrice pour un enfant – jeu dangereux s’il en fut, les autocrates étant naturellement suspicieux et détestant que leur entourage les prenne pour des gamins ; au reste, tout ce que l’on sait de Catherine II nous incline à penser qu’elle n’était pas du genre à donner dans ce genre de « panneau » – c’est bien, ici, le cas de le dire. Et c’est ici, bien sûr, que l’on se convainc aisément que « les villages Potemkine », c’est, pour le moins, une histoire « arrangée », enjolivée, donc elle-même un leurre – à défaut d’être entièrement inventée. C’est bien la raison pour laquelle le syntagme du « village Potemkine » est couramment employé aujourd’hui dans un sens tout entier dépréciatif, non sans une nuance de dérision : qui sera assez naïf ou assez bête pour se laisser abuser par ce grossier artifice ?

La chronique historique relate que cette expression aurait été promue à la fin du XVIIIème siècle par un diplomate saxon, ennemi de Potemkine et jaloux de sa proximité (familiarité ?) avec l’impératrice. Désireux de discréditer le ministre aux yeux de la souveraine, il l’aurait accusé d’avoir fait construire de faux villages destinés à lui donner le change lors de sa visite en Crimée – un geste retors et opportuniste de courtisan, en somme. C’est sans doute ici que le « fond » de vérité de l’histoire se laisse entrevoir : Potemkine, anticipant le passage de la souveraine, aurait fait rénover, nettoyer, fleurir et embellir dans la mesure du possible les villages situés sur le passage de son cortège – plus trace de toiles peintes, donc, mais un procédé somme toute des plus courants et dont on retrouverait l’inspiration et les prolongements dans bien d’autres temps et circonstances – y compris dans nos sociétés démocratiques. Un procédé dont les régimes autoritaires et totalitaires du XXème siècle se sont fait une spécialité, bien sûr, mais dont on sait qu’on en retrouve aussi la trace dans les sociétés coloniales [3].
Le photographe autrichien Gregor Sailer a exposé en 2018 ses photos de villages Potemkine modernes, repérés sous différentes latitudes – ce qui montre bien que cette notion est devenue, au fil du temps, un quasi-concept. Dans son album de teinture très distinctement anticommuniste, Tintin au pays des soviets (1930), Hergé transpose dans l’URSS de l’époque (en cours de stalinisation) la figure du village Potemkine – en version industrielle et urbaine : quand Tintin entreprend d’y aller voir de plus près du côté du prétendu miracle de la prométhéenne industrialisation de la Russie soviétique, ce qu’il découvre, dans l’envers du décor, ce sont des ouvriers frappant avec des marteaux sur des plaques de fer afin de simuler le vacarme des machines tournant à plein régime...
Plus généralement, le soupçon qu’énonce André Gide dans son célèbre Retour de l’URSS, c’est que les autorités soviétiques seraient portées à présenter aux visiteurs occidentaux célèbres, sympathisants de la révolution bolchévik et de la patrie des soviets, (artistes, savants, hommes politiques, compagnons de route...) des collections de villages Potemkine triés sur le volet et soigneusement arrangés : non pas des toiles peintes à proprement parler, mais des usines et des kolkhozes « modèles », des magasins débordant de vivres, des orphelinats rutilants, des prolétaires et des moujiks heureux, etc. [4]
Le simple fait que le dispositif ne tombe pas en désuétude et présente une grande capacité de varier et de s’adapter à des situations nouvelles, le simple fait que son nom se perpétue au fil des discontinuités et des sinuosités de l’histoire moderne, tout ceci montre que ce procédé, en dépit de son caractère élémentaire et pour tout dire grossier, n’en persiste pas moins à conserver une qualité pratique, une réelle efficacité. Il importe donc de tenter de discerner ce qui en fait la singularité.

Le village Potemkine, si l’on s’en tient à sa version littérale, ce n’est pas simplement le résultat d’une opération cosmétique destinée à « arranger » un élément de réalité donné, à lui donner meilleure allure ou apparence. Ce n’est pas un simple maquillage, dans le sens courant du terme – mais peut-être n’est-ce pas un hasard si le verbe maquiller a un double sens : une opération cosmétique destinée soit à améliorer, enjoliver, soit à organiser une fraude, en faisant passer l’objet maquillé pour ce qu’il n’est pas. La fabrication d’un village Potemkine, c’est, dans son sens premier, la production d’une illusion ou d’une pure apparence destinée à se substituer à une réalité imprésentable. Le village Potemkine efface, fait disparaître, dérobe, élude autant qu’il montre, donne à voir. Il interpose un voile dépourvu de toute substance ou consistance entre le spectateur du monde, le voyageur, le passant, le témoin et une réalité qui, elle, est au contraire, im-présentable – dans sa substance même. Il est une opération autant qu’un dispositif ou un procédé : sa mise en place est toujours un moyen en vue d’une fin : rassurer, tromper, égarer... Davantage qu’une copie, il est un substitut. Ou plutôt, il est la copie de ce que le référent (le village russe) devrait être et n’est pas – et c’est ici que les choses commencent à se compliquer. Sa mise en place sanctionne le triomphe de l’apparence, ici entendue comme artifice et non apparition, sur la réalité. Elle est censée entériner la toute-puissance de l’image ou, en termes plus contemporains, du spectacle. Comme simulacre, le dispositif-Potemkine est une image qui s’est émancipée de son statut de simple copie et, plus encore de « pâle » copie, selon la leçon platonicienne.

En effet, si l’on se déplace du dispositif à l’opération, on voit bien que l’image est ici bien davantage qu’une copie de l’original améliorée, embellie, retouchée : le propre du village sur toile peinte supposément imaginé par Potemkine est précisément de différer en tout du village réel (misérable et crotté) que le ministre veut dérober aux yeux de l’impératrice. L’opération, c’est ici la production performative d’une image ou d’un spectacle se destinant à organiser la disparition du référent [5]. On est en pleine agency des images, pour parler comme Philippe Descola [6]. L’« agence » des images confine ici avec un pouvoir thaumaturgique ; le ministre est, si l’on prend la légende au pied de la lettre, un démiurge qui, d’un geste décidé, substitue une illusion à la réalité d’une manière si habile et convaincante que cette illusion devient à son tour réalité – aux yeux de la souveraine, ce sont, dit la légende, de vrais villages russes qui défilent devant elle – mais c’est une légende et les « jeux » du vrai et du faux deviennent ici vertigineux. Le vrai village russe, en devenant ce que Potemkine (ou ses équivalents) vous en montre, cesse d’être ce qu’il est en vérité, sa substance réelle (et miséreuse) est dissoute par l’opération destinée à produire une réalité de rechange, plus avantageuse. Ici, donc, le geste « potemkinien » s’apparente à celui d’un prestidigitateur, il a vraiment quelque chose de magique, en ce qu’il expérimente la puissance infinie des images ou du spectacle. Ce n’est sans doute pas pour rien que ce qui, par chaîne d’associations, nous rattache à Potemkine, ce qui sauve le nom de ce serviteur (parmi tant d’autres, plus ou moins oubliés, qui mirent leurs talents variables au service de l’autocratie tsariste, au fil des siècles), c’est le cinéma – le film d’Eisenstein qui transfigure la mutinerie des marins de la flotte russe en Mer noire en épopée révolutionnaire. C’est le cinéma qui nous transmet le nom de Potemkine, au moins autant que le supposé subterfuge de ce dernier, et ce n’est que justice : le fameux village de toc est un dispositif impeccablement proto-cinématographique – en matière de décors grandioses ou kitsch faits de toiles peintes, de fausses montagnes, de déserts de chic, de jungles en toc – ceci avant que l’irruption du digital congédie des artifices –, le cinéma en connaît un morceau !

On peut, en ce sens, voir le village Potemkine comme l’ancêtre du décor cinématographique destiné à créer l’illusion d’un paysage plus vrai que le vrai. Le dispositif dont l’invention est attribuée à Potemkine apparaît comme le prélude ou le signe avant-coureur d’une époque dans laquelle le rapport entre l’original et la copie, le réel et son apparence, la question de la représentation ou de la reproduction se compliquent terriblement. La question se déplace brutalement : ce qui certifie l’origine ou l’authenticité du réel tend à se réorienter vers celle de la production des effets de vérité. Le dispositif Potemkine anticipe sur l’époque dans laquelle la perspective platonicienne de la copie entendue comme image dégradée de l’original (l’objet réel, l’original) s’efface au profit de la qualité des opérations tendant à rendre impalpable la différence entre l’authentique en tant qu’original et l’artifice en tant que reproduction ou copie – Derrida soulignait, à sa manière, que l’origine se dédouble toujours-déjà [7]. A l’âge du cinéma, de la reproductibilité technique des images animées, l’opération consistant à opérer le partage entre une réalité originaire pré-iconique et ce qui, d’une manière ou d’une autre est investi par les flux d’images devient de plus en plus difficile et contestée – ce n’est pas seulement le divertissement et le loisir qui sont enveloppés dans les images, c’est l’existence sociale elle-même ou, aussi bien, la guerre qui, désormais sont des domaines dont la dimension spectaculaire est inséparable de l’ordinaire et du quotidien. En d’autres termes, l’image comme double est dorénavant inséparable de l’original, ce qui, dans le domaine du cinéma se traduit par le fait qu’un vaste continuum s’étend désormais entre le domaine du film documentaire (qui est censé « documenter », présenter, éclairer des faits ou éléments de réalité) et le film de fiction qui est supposé, lui, se soutenir des puissances de l’imagination. La distinction (l’opposition) entre fiction et réalité est bousculée par l’avènement d’une époque du récit placée sous le régime de la production d’images émancipées de leur condition essentiellement représentative : elles sont désormais dotées de leur puissance propre, de leur capacité à produire leur propre monde, elles vivent leur propre vie et nous investissent en tant qu’elles sont une fabrique du réel, d’un réel placé sous leur régime (celui de l’indifférenciation, pour l’essentiel).

Ce n’est pas seulement une brèche qui s’ouvre dans le dispositif platonicien (acharné à attester la distinction entre l’original et la copie), avec le village Potemkine, c’est une boîte de Pandore qui s’ouvre. L’attention se déplace de la relation entre les objets et ce qui les représente vers la relation entre un émetteur et un récepteur. La présentation du vrai tend à devenir une opération consistant à produire des effets de réalité, via la mise en circulation de récits et d’images [8]. L’immense continent de la propagande moderne et de ses effets de fabrication d’une réalité alternative se profile derrière le village Potemkine. Le dispositif ne se contente pas de dispenser l’illusion, il transforme la réalité en modelant les subjectivités et en formatant les discours – conduite à son terme, l’opération consiste à substituer une réalité seconde, utile, taillée sur mesure, à une réalité première, indésirable et, pour cette raison, vouée à être dissoute. L’artefact n’est pas inerte, il est dynamique et productif et il devient un élément constituant, une part intégrante du monde réel – il tend, à vrai dire, à devenir le monde réel lui-même. En d’autres termes, le faux-semblant loge désormais au cœur du réel, ce qui veut dire aussi bien que le point de séparation de l’imposture d’avec l’authentique devient de plus en plus difficile à identifier D’autant plus que l’art moderne et le cinéma inquiètent la notion d’authenticité – l’authentique est-il le donné lui-même, ou bien ce qui, relevant de l’invisible, ne se donne que dans l’artefact ? C’est bien la raison pour laquelle l’imposture s’impose au cinéma (en tant qu’il est lui-même un appareil tourné vers la production en masse et en série de mondes alternatifs) comme un motif obsessionnel. La question de savoir qui est qui et qui donne le change, comment le vrai au sens de l’authentique ou l’original et le faux (au sens où un tableau est faux) échangent leurs positions tend à devenir la question de l’époque.

Potemkine devient un précurseur des inventeurs du réel contemporains, à la jointure de la sphère de la communication et de la scène politique. Dans nos sociétés, le réel, ce n’est plus depuis longtemps le donné, c’est une fabrication, une production. La politique institutionnelle, celle de l’Etat, se situe au cœur de ce nouveau régime de production. En ce sens, la démocratie, ce n’est pas du tout un ensemble de principes et de valeurs régissant les relations entre gouvernants et gouvernés, déterminant la forme et la fonction des institutions. La démocratie, c’est un mode de production des formes du réel, un régime sous lequel est placée la production d’une réalité ajustée aux besoins du gouvernement des vivants et de la reproduction de la forme de domination qui en est inséparable. Sous ce régime, ce que l’on appelle couramment la politique relève moins du domaine de l’action dans le sens de praxis, destinée à produire des déplacements dans le champ du réel (Arendt), que de celui de la production de configuration, de mise en forme du réel.
Le champ de l’action, à proprement parler, des élites démocratiques s’est, dans les sociétés contemporaines, constamment rétréci sous l’effet de facteurs déterminants tels que l’affaiblissement de l’Etat face aux puissances économiques et la disparition de la politique internationale dans son sens traditionnel au profit de la police mondiale. L’agency des démocraties entendue comme capacité à produire des effets, toutes sortes d’effets, s’est déplacée du côté de ce que l’on aurait tort de réduire à la dimension de la production des discours utiles, la confection du récit du monde et la gestion de la police des discours ; c’est, bien plus généralement, dans l’horizon de la configuration du réel que se déploie cette agency. La démocratie, ce n’est pas une idéalité ou un universel fondés sur des idéaux, des principes et des valeurs, c’est une fabrique du réel, le formatage de celui-ci – un réel toujours appareillé, dirait Jean-Louis Déotte.

Le bon gouvernement, dans sa forme traditionnelle, consiste à s’assurer les bonnes prises sur un réel qui lui préexiste et est composé de données hétérogènes – territoire(s), populations, richesses… [9] Sous le régime des démocraties contemporaines, les choses se présentent tout différemment : la primauté des artéfacts destinés à produire des effets de réalité y est solidement établie. Les récits, les constructions rhétoriques l’emportent sur ce qu’une perception traditionnelle du réel aurait défini comme « état du monde » [10]. En ce sens se dévoile une affinité élective constitutive entre les formes générales de la démocratie tardive et le village Potemkine. On touche là du doigt ce que l’on pourrait appeler l’effet village Potemkine inhérent à la démocratie contemporaine entendu comme appareil du gouvernement des vivants et, indissociablement, comme mode de configuration du présent. Envisagées sous cet angle, les démocraties contemporaines sont des villages Potemkine, constitutivement, intrinsèquement. C’est en effet qu’elles se fondent structurellement sur la primauté de la production des artéfacts (du réel de synthèse, des discours destinés à produire des impressions de réel), des agencements destinés à s’interposer entre l’état des choses, l’état du monde et les perceptions et subjectivités des gouvernés. L’interposition (l’écran qui masque), c’est précisément le principe premier du village Potemkine.
Cependant, si toutes les démocraties contemporaines sont des villages Potemkine, certaines le sont plus distinctement, plus visiblement, plus pathétiquement que d’autres – là où la nudité du roi (l’effet village Potemkine) saute aux yeux de toutes et tous, là où les rouages et les ficelles du décor (du voile, du drapé) se voient à l’œil nu – là où le dispositif parvient plus ou moins bien à se faire oublier. En ce sens, les démocraties contemporaines reposent en tout premier lieu sur la production d’une illusion discursive – celle qui se fonde sur l’opération consistant à rendre l’état du monde composite en perpétuel devenir (la Wirklichkeit) indiscernable, nébuleux, au profit des descriptions utiles qui en sont produites par les narrateurs autorisés. La conduite du monde coïncide de plus en plus étroitement avec la conduite des récits du présent qui est une production de réalité figée, indiscutable, sans alternative (Realität) « configurée » en vue de son administration (sa gestion) par les appareils de la démocratie globale. Une mise au pas des appareils, au profit de dispositifs serait ici à interroger. La réalité des démocraties contemporaines est en ce sens le résultat d’une opération rhétorique destinée à s’imposer comme un dogme. Cette tournure dogmatique de la démocratie contemporaine apparaît toujours plus évidente au fur et à mesure que celle-ci se valide en usant et abusant de la rhétorique de l’ennemi. Au train où vont les choses, l’unique fondement de la légitimité démocratique sera ce point de dogme : elle est ce qui, inconditionnellement doit être défendu contre ses ennemis, toujours plus mortels.

Lorsque le président des Etats-Unis convoque un ainsi nommé « Forum des démocraties » consistant à séparer le bon grain de l’ivraie en invitant certains pays et en n’en invitant pas, ostensiblement, d’autres, il s’agit bien de produire aux yeux du monde et à son usage des effets de réalité destinés à s’établir aussi solidement et aussi irrécusablement que possible – le Brésil de Bolsonaro, l’Inde de Modi, l’Israël de Bennett se trouvent confortés dans leur condition quasi-ontologique de « démocraties » (à la fois démocraties « réelles » et incarnations de l’idéalité « Démocratie »), tandis que la Chine de Xi et la Russie de Poutine en sont exclues. Les lignes de partages ainsi produites deviennent des éléments constitutifs et organisateurs de l’ordre des choses. On a affaire ici à une rhétorique ontologisante, productrice de réalité – et pourtant : l’opération montée par Joe Biden et son entourage fuit de toutes parts et s’apparente à tous égards au déploiement de grand style d’une toile peinte nommée « démocratie ». Lorsque celle-ci se trouve incarnée par des régimes et des personnalités aussi recommandables que les susmentionnés, on peut dire sans exagérer qu’elle n’est pas moins cousue de fils blancs et approximative que celle que l’on prête au ministre de la (dite) Grande Catherine... Et pourtant, elle est, comme opération performative (se déployant à la fois dans le champ des mots et celui des images) parfaitement exemplaire de ce qu’est devenu le mode de production du réel de synthèse par les démocraties contemporaines (tardives). Les démocraties contemporaines sont intrinsèquement placées sous le régime qui a assuré la fortune du Canada Dry – elles look like, elles taste like – mais c’est affichage destiné à faire oublier le goût du référent perdu (un mélange roboratif nommé gin tonic).

Il s’agit bien d’un usage exemplaire de la puissance, consistant à produire une réalité ou, si l’on veut, un semblant de « donné » à partir de rien ou plutôt de son opposé : le régime brutal et désastreux de Bolsonaro, le régime suprémaciste de Modi, le régime d’apartheid de Bennett sont transfigurés en incarnations de la norme démocratique par opposition aux « dictatures » de Xi et Poutine. Sous l’impulsion de ce coup de force dans la langue et de ce coup de bluff politique, peuvent se produire toutes sortes d’enchaînements utiles : certes, le style vulgaire de Bolsonaro, le saccage de l’environnement qu’il encourage, la guerre féroce qu’il conduit contre les pauvres, sa gestion désastreuse de la pandémie sont tant critiquables que regrettables – mais ces ombres au tableau ne sauraient suffire à révoquer en doute le dogme de l’intrinsèque démocraticité de la démocratie brésilienne – la plus parfaite des tautologies et, à ce titre même, irrécusable. On voit bien par là qu’au cœur du « problème » de la démocratie contemporaine s’identifie la puissance des images : au fond, cette démocratie, c’est avant tout une image, une question d’image(s), une opération agencée autour de la production d’images.

La démocratie contemporaine, en ce sens, ce n’est pas une idée, une idéalité, un concept, c’est une image mentale. Mais on voit bien que ce n’est pas une image de la réalité (insondable) ni même du réel en devenir, une image fondée sur les puissances de l’imagination. C’est, tout au contraire, une image qui a partie entièrement liée avec la fuite dans l’imaginaire. Jamais l’opposition entre imagination et imaginaire n’aura été aussi tranchée : l’imaginaire est, quand il inspire les opérations conduites par les appareils de la démocratie contemporaine, ce qui émancipe des éléments constituants de la vie collective, matériels et factuels, de ce qui constitue l’environnement réel de la vie des gens – pas seulement le monde vécu ou tangible (le sensible), mais l’objectivité, le champ pratique dans lequel se situe la vie des humains. L’imagination est au contraire ce qui reconduit vers l’état vrai (au sens de réellement réel) du monde, vers les vérités de faits, les soubassements et les cadres organisateurs de la vie des gens.
Le propre de l’opération orientée vers la fuite dans l’imaginaire est d’effacer du champ de vision ou d’inscrire dans un angle mort les intensités fascistes qui traversent les élites dirigeantes corps et le champ politique indien ou brésilien en leur substituant les images d’Epinal de la démocratie-malgré-tout, truchement indispensable de la mobilisation des opinions dans le contexte de la nouvelle guerre froide contre la Chine et la Russie. La guerre des récits et des images est désormais non seulement indissociable de la guerre des mondes – elle y est solidement établie au poste de commande.

Un autre exemple des plus probants serait celui de la pandémie Covid 19 – plus précisément, la façon dont les élites dirigeantes d’un pays comme la France parviennent à escamoter les éléments constituants du réel agencés autour de la faillite de la politique sanitaire de l’Etat face à cette crise majeure ; ceci, au profit d’un récit apologétique destiné à s’imposer comme réalité envers et contre tout ce qui, constamment, massivement, s’acharne à le démentir. Une telle opération prend la forme du déploiement d’un gigantesque drapé devant la succession des épisodes, des séquences, de rebondissements et faits solidement établis qui attestent l’amateurisme, la désinvolture, l’incompétence, le cynisme, la négligence du pouvoir face à cette déroute, constamment éludée – une crise dont le coût humain est sans précédent depuis la Seconde guerre mondiale et dont les conséquences durables sont encore impossibles à évaluer.
Or, il est bien évident que, dans ces conditions même, l’escamotage du réel au profit d’un récit dilatoire et éclectique de la « guerre » conduite contre la pandémie est possible : si ce n’était pas le cas, le premier des responsables de cette faillite, le président de la République, loin d’être en position de se présenter pour un second mandat, vivrait les derniers moments de son quinquennat dans l’attente du moment redouté où il lui faudrait rendre des comptes pour cette faillite et ce bilan désastreux. Or, c’est tout le contraire qui se produit, le voici en tête des sondages, comme si la pandémie n’avait jamais été pour lui, en fin de compte, que l’occasion de « rebondir », envers et contre tout – ceci en dépit des échecs en série enregistrés sur les autres fronts, de la persistance de la fronde antivax, d’une impopularité solidement ancrée... C’est son prédécesseur, François Hollande, titulaire, certes, d’un quinquennat calamiteux – mais dont le nom n’est pas associé à une défaillance aussi massive et, à rigoureusement parler, criminelle – qui, à l’issue de son mandat, se trouva acculé à déclarer forfait de se représenter, de crainte d’enregistrer une défaite humiliante et fatale.
C’est donc bien que se constate, dans les démocraties contemporaines, un problème majeur avec ce qui peut se désigner simplement comme l’épreuve du réel. Tout se passe comme si les faits les plus massifs et affectant la société toute entière étaient désormais susceptibles de perdre aux yeux des gens non seulement leur nom (ici : un crime d’Etat) mais, pire encore, leur substance même ; ceci pour s’effacer devant les toiles peintes interposées entre le monde réel du désastre dissous, dilué dans les eaux tièdes du discours du pouvoir, et « le public ». Ce qui pourrait se dire aussi bien ainsi : au temps de la démocratie du spectacle, le tribunal de l’opinion se transforme en public, stricto sensu, c’est-à-dire en masse de spectateurs, le nez collé aux toiles peintes. Le public, en ce sens même qu’il est sans cesse porté à accorder un crédit plus grand aux récits et images du monde concoctés par les pouvoirs et instances de domination qu’à ce dont il fait l’expérience directe et peut avoir une connaissance assurée, en ce sens même qu’il est plus puissamment appareillé par ces récits et ses images qu’arrimé par son expérience propre à tout ce dont la Wirklichkeit est faite – ce public des démocraties contemporaines est, par définition, bon public, public de rêve pour les oligarchies « démocratiques ». Ceux-là même qui cultivent la défiance à l’endroit de l’autorité et basculent, pour cette raison même, du côté de la résistance aux vaccins sont les derniers à s’émanciper de cette condition, de cette dépendance : ils rivalisent avec les gouvernants en matière de fuite dans l’imaginaire lorsqu’ils déploient devant l’ensemble des faits qui composent l’objet pandémie, le monde réel de la pandémie, les toiles peintes de leurs fantasmagories complotistes et vaccinosceptiques. Ils sont eux aussi emportés et débordés par une pulsion d’effacement, d’escamotage de la réalité du monde réel. Leur défiance à l’endroit de l’autorité (dont les fondements ne sont que trop évidents) les conduit non pas sur la voie d’un retour aux faits contre les mots et les images du pouvoir, mais au contraire sur celle d’une surenchère toute potemkinienne : le village-monde en proie à la pandémie disparaît au profit d’un théâtre d’ombres peuplé de vaccins tueurs et d’injecteurs sadiques. En bref, il existe bien deux types ou deux modalités de la résistance : celle qui prend appui sur l’imagination (l’espérance, les flux utopiques, du classique « repoussons les frontières du possible » au soixante-huitard « soyez réalistes : demandez l’impossible ! ») et celle qui fuit dans l’imaginaire et voit le monde comme un décor de cinéma expressionniste (les ombres de la caverne de Platon, vues par un prisonnier enchaîné et sous acide).

En d’autres termes, la condition pour que les démocraties contemporaines puissent bel et bien tourner, rouler, et de plus en plus, à la production de villages et d’effets Potemkine, c’est que les prises sur le réel et le champ d’expérience des sujets démocratiques ou plutôt démocratisés se soient étiolés et rabougris au même rythme. Ces sujets ont progressivement perdu la capacité élémentaire et salvatrice de constater et énoncer à voix haute que « le roi est nu », signalant ainsi leur réveil, leur sortie de cet état de torpeur où les plonge l’encens du pouvoir ; c’est que le fait que les paroles que prononcent les élites et les images qu’exhibent les gouvernants se tiennent si manifestement éloignées du réel tel qu’il s’inscrit dans leur champ d’expérience propre, mais aussi dans le champ des connaissances vérifiables ne suffit plus à les extraire de leur narcose programmée. Ce qu’ils voient, ce dont ils font l’expérience, ce qu’ils savent ou peuvent savoir cède le pas à la réalité fantasmatique que la télé leur livre à domicile. Cette érosion de leur faculté d’opposer les fruits de l’expérience et les faits connus aux artefacts produits et diffusés par la caste dominante est d’autant plus surprenante que, comme le montre l’exemple de la pandémie, jamais le champ du connaissable, des connaissances auxquelles l’homme ordinaire peut accéder et se fier, n’a été aussi étendu : jamais encore, dans l’histoire d’une maladie ou d’un fléau sanitaire, les éléments de connaissance essentiels (permettant de l’objectiver et le combattre) n’ont été aussi rapidement produits par les spécialistes et rendus disponibles au grand public – il a fallu trois à quatre ans pour que soit identifié le VIH après l’apparition des premières manifestation de la pandémie du sida, quelques semaines seulement pour que soit « décrypté » le virus du Covid 19 [11].

C’est donc bien du côté de l’expérience et de la capacité à s’approprier les connaissances fiables que s’est produit, dans nos sociétés, un effondrement. Tout se passe comme si les sujets appareillés par la démocratie contemporaine avaient perdu la capacité d’enchaîner (de) leur expérience propre sur l’accroissement de leur capacité de pensée et leur puissance d’agir (de faire face à la fois à la pandémie elle-même et à l’incurie criminelle des gouvernants face à elle), en s’appropriant les connaissances disponibles. Tout se passe comme si ces sujets avaient variablement perdu la capacité d’opérer la distinction et le partage entre ce qui, d’un côté, en les informant et les instruisant, augmente ses prises sur le monde réel et, de l’autre, le tohu-bohu de la communication qui les entraîne vers les mondes imaginaires.
C’est ici précisément que se referme sur le sujet démocratisé le piège du nihilisme : plus il est gavé de messages et de supposées informations, plus il est placé sous narcose « communicationnelle », et moins il se trouve en état d’exercer son jugement et de manifester, dans l’épreuve, son discernement : il est porté, non sans raisons, à retenir en priorité les messages susceptibles de nourrir sa défiance et son aversion à l’égard des pouvoirs et de tout ce qui fait autorité. Il se tourne vers les discours et les messages se présentant comme alternatifs au discours des pouvoirs et inspirés par la défiance à leur égard.
Or il se trouve que, dans ce contexte, comme, plus généralement, à propos du réchauffement climatique, ces « savoirs alternatifs » émanent des fabriques de l’ignorance et nullement de sources ou d’instances dont on puisse attendre qu’elles soutiennent quelque forme que ce soit de retour au réel et à l’objectivité des faits, par opposition au perpétuel enfumage pratiqué par les gouvernants. Là où l’expérience individuelle et collective, privée de ses assises dans des éléments d’information et de connaissance fiables, ne permet plus de s’orienter, la spirale de l’ignorance relookée en expertise rebelle peut se dérouler sans rencontrer d’obstacles : le nihilisme prospère à la jointure du « potemkinisme » de plus en plus décomplexé de ceux d’en-haut (là où les Trump, les Boris Johnson montrent la voie [12]) et de la défiance constamment accrue de ceux d’en bas à l’endroit de tout discours ou connaissance associé à l’autorité.
Le rétrécissement du champ de l’expérience et son obsolescence trouvent leurs racines dans le délitement des collectifs producteurs de puissances d’identification et de capacités à se situer dans le réel – le travail, le quartier, l’adhésion politique, la vie familiale, les loisirs organisés... Cet affaiblissement ne débouche pas seulement sur celui des formes d’identification traditionnelles, il affecte les prises sur le réel. La sérialisation et l’émiettement croissants des sujets sociaux produit des individualités de plus en plus désaffiliées portées à produire et habiter un « monde » de plus en plus fantomatique, modelé par les puissances imaginaires. C’est à bon escient que Bruno Latour pose à ses contemporains la question qui s’impose aujourd’hui comme celle autour de laquelle s’agencent toutes les autres : quel monde habitez-vous au juste ? Ou plutôt : quel monde votre mode de vie, votre être-au-monde et les idées qui vont avec présupposent-ils ? Et, donc, êtes-vous bien sûrs d’habiter le monde réel ? Ce monde dans lequel vous avez établi vos habitudes et où sont disposés vos repères et conforts d’existence, quelle relation entretient-il avec celui qui, à l’examen des connaissances disponibles et vérifiables, peut se définir comme le monde réel non pas figé dans son être mais en devenir, se projetant dans des directions aujourd’hui tant prévisibles qu’imprédictibles ?

(à suivre…)

Alain Brossat, Alain Naze

Notes

[1Télérama du 02/02/2022.

[2Potemkine ne fut pas seulement ministre de Catherine II, il fut aussi son amant et un conseiller particulièrement proche ; le cuirassé Potemkine, théâtre de la fameuse mutinerie, dans le contexte de la révolution russe de 1905, et que célèbre le film d’Eisenstein, c’est lui...

[3Voir sur ce point l’article « Village Potemkine » sur Wikipedia.

[4André Gide : Retour de l’URSS, 1936, suivi de Retouches au Retour de l’URSS, 1937, NRF Gallimard.

[5On retrouve ici une référence possible à Benjamin, actualisée chez Glenn Gould, qui préférait l’enregistrement phonographique – susceptible d’être de meilleure qualité – à l’enregistrement live, avec cette conséquence que l’enregistrement détrône la notion même d’original, avec l’aura censée l’accompagner.

[6Philippe Descola, Les formes du visible, Seuil, 2021.

[7A cet égard, on remarquera que, concernant le langage, Derrida affirmait du « graphein » qu’il était « effacement originaire du nom propre », et qu’à travers cet effacement s’effectuait une « oblitération du propre », réalisée « dès l’apparaître du propre et dès le premier matin du langage » - Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Editions de Minuit, 1967, p.159.

[8Avec le passage au régime de l’opération, l’enjeu du réel se transforme en enjeu du vrai.

[9Ce que nous entendons ici par réel ou monde réel est distinct : non pas « la nature » dont nous aurions vocation à devenir maîtres et possesseurs, à laquelle nous devrions faire rendre gorge, mais l’environnement sur lequel nous exerçons des prises, de qualité variable, comme celui-ci exerce des prises sur nous. L’anthropocène est le nom du dérèglement de ce système d’interactions fondé sur la réciprocité des prises.

[10Le réel est selon cette nomenclature ce dont nous pouvons faire l’expérience, ce à propos de quoi nous pouvons produire des connaissances vérifiables. La réalité demeure en retrait – elle ne peut être qu’entre-aperçue dans les brèches qui se creusent, parfois, dans la texture des choses, des étants. C’est ainsi par exemple que la pandémie Covid 19 soulève le voile d’une réalité habituellement inaperçue, rejetée dans les lointains, tout comme le font les accidents climatiques majeurs. Mais le voile, toujours, retombe, une fois l’alerte passée.

[11Voir sur ce point l’entretien avec l’historien de la médecine Frédéric Vagneron : « Les épidémies ne se réduisent jamais à des causes biologiques », Le Monde du 26/01/2022.

[12Un exercice simple consisterait à reconstituer le « monde » des dirigeants politiques, des puissants de ce monde à partir de leurs seules déclarations, commentaires et discours publics. On mesurerait alors aisément la distance qui s’étend entre ce « monde » du pouvoir et, non pas seulement le « monde vécu » des gens ordinaires, mais, plus radicalement, ce dont est fait le monde réel entendu comme fondement objectif de l’existence des vivants. Le monde selon Trump, Bolsonaro, Johnson ou Macron n’est pas seulement une fantasmagorie, c’est aussi un monde imaginaire terriblement réel, étant celui des gens de pouvoir qui, à ce titre, à défaut de transformer le monde réel, en instruisent décisivement la dérive.