La démocratie contemporaine comme village Potemkine... (2/2)

, par Alain Brossat, Alain Naze


Ce qui a pris corps dans nos sociétés aujourd’hui, c’est un affaiblissement si manifeste de la capacité d’objectivation, celle des sujets individuels, dans leur rapport au présent, que les mondes vécus se présentent désormais comme un archipel d’isolats, de bulles, de sphères plus ou moins étriquées, rabougries, et entretenant, comme tels, des rapports plus ou moins éloignés ou distendus avec ce que nous devons bel et bien persister à définir comme le réel, Wirklichkeit, ce que l’on pourrait appeler le monde-en-effet, plutôt que le monde « vrai » ou ce que serait le monde en vérité.
Cette distorsion, telle qu’elle a été constamment à l’œuvre tout au long de la crise sanitaire, est particulièrement saillante dans deux dimensions structurelles de la crise du présent : le dérèglement climatique, (le devenir-inhabitable/irrespirable de la planète) et la nouvelle guerre froide entendue comme guerre des mondes. La montée du moi-moiïsme contemporain, forme exacerbée du subjectivisme, symptôme de l’éclatement des subjectivités, la prolifération des revendications immunitaires et sécuritaires (autocentrées ou pseudo-communautaires) sont des indices parmi nombre d’autres de cet avènement d’un temps des isolats, des niches entendus non seulement comme des lieux de survie ou mal-vie, mondes vécus distordus, mais comme des fabriques d’un réel déréalisé, placé sous condition d’un imaginaire désormais puissamment appareillé par les technologies nouvelles et elles-mêmes déréalisantes – le digital en tout premier lieu. En cela, une distinction entre appareillage numérique et dispositif numérique serait fort utile – analyse que nous ajournons pour le moment, comptant y revenir dans le cadre plus développé de ce texte.

Demander aux gens aujourd’hui dans quel monde ils vivent (ou pensent vivre), cela ne revient pas seulement à prendre la mesure de la diversité des mondes pratiques et des modes d’existence qui vont avec, cela suppose aussi que l’on s’interroge sur la relation entre les formes de l’imaginaire et l’objectivité. Une approche purement relativiste de la diversité des mondes vécus et des modes d’existence est ici mauvaise conseillère. C’est ce qu’indique suffisamment le gouffre béant entre l’objectivité de l’urgence climatique et la place subsidiaire qu’occupe ce problème non pas seulement les supposées préoccupations des gens – mais dans leur propre « monde réel ». Ce dont il convient de prendre la pleine mesure, c’est bien ceci : dans nos sociétés, la majorité des vivants vivent « à côté », « en dehors » de ce que nous savons être l’objectivité – de ce que rien ne s’opposerait, en principe ou dans un monde meilleur, à ce qu’ils perçoivent, eux aussi, comme le réel ; ceci de la même façon exactement que les Européens ont vécu, à la Belle Epoque, « à côté » de ce qui constituait la trame la plus serrée de leur présent en devenir immédiat – la combinaison des facteurs et des substances historiques explosives qui débouchent sur la catastrophe d’août 1914, ce « suicide de l’Europe » (Stefan Zweig, entre autres).

Notre problème, donc, ce n’est pas seulement que nous devons cohabiter avec des gens qui ne vivent pas, à proprement parler, dans le même monde que nous – à chacun sa sphère, sa bulle, son isolat – , c’est que nous sommes astreints à cette tâche par principe irréalisable de coexister avec des gens pour qui le monde réel a cessé d’être un problème avec lequel il convient de se colleter jour après jour, sur lequel il importe de s’assurer des prises, en dépit de tout ce qui tend à nous en éloigner, à le déréaliser et à transformer d’habitants du monde en zombies [1].
Le monde réel n’est plus un problème pour eux parce qu’ils sont désormais solidement retranchés dans des imaginaires immunitaires, des mondes alternatifs, des planètes bis qui n’existent pas, des faux savoirs, des « communautés » obscures, etc. Ils sont désormais protégés du réel par toutes sortes d’enveloppes hétéroclites faites de technologies, de slogans, de phénomènes de meutes, de dispositifs de mobilisation, d’affects réactifs... Il vaut vraiment la peine de se demander avec persévérance ce que peut bien être (de quoi peut bien être fait) le monde des supporters fanatiques de Trump qui ont envahi le Capitole ; un monde qui n’est pas seulement un monde subjectif, un monde vécu, puisqu’il est constamment porté à s’objectiver dans des actions qui produisent de puissants effets de réalité – qui transforment et, parfois, bousculent le monde. Il faut se demander de la même façon de quoi peut bien être fait le monde de ceux qui subissent en notre présent même l’irrésistible attraction de Zemmour – ce qui le peuple, le compose, le structure, ce qui en nourrit l’expansion, ce qui en fait un monde placé sous le régime de la fantasmagorie pure (si l’on peut dire), hanté par des figures imaginaires (le grand remplacement et sa séquelle de diableries et de chimères...).
On voit bien ici que la question n’est plus du tout, dans cette configuration, celle des désaccords politiques, des différences idéologiques que nous entretiendrions avec certains de nos concitoyens, ni même la question de la division dans son sens machiavélien ou marxiste (ce qui oppose le prolétaire au bourgeois, la plèbe au patriciat...), la question n’est même plus celle du différend (qui nous empêcherait de nous entendre avec ceux auxquels nous nous opposons sur des procédures de règlement de ce qui nous divise), la question est devenue toute autre : nous habitons sur la même planète, dans les mêmes lieux, nous parlons, le plus souvent la même langue que les vivants qui nous entourent, partageons de mêmes usages – et pourtant, nous ne vivons plus dans le même monde qu’eux – nos mondes respectifs ne communiquent pas, comme s’ils étaient séparés par des parois transparentes mais totalement étanches. Nous vivons de façon croissante dans un monde commun dépourvu de toute consistance, non plus tant placé sous le signe de la division et du conflit (un monde dans lequel nous avons des adversaires et des ennemis), mais de l’étanchéité des sphères ou des bocaux : nous vivons désormais parmi les aliens, au sens d’extra-terrestres, c’est-à-dire de vivants qui, au-delà des apparences, sont pour nous « d’un autre monde » – tant leurs pensées et leurs conduites, leur façon d’habiter le monde sont devenues étrangères aux nôtres. Mais ce ne sont pas des extra-terrestres, précisément et c’est bien là qu’est le problème, terrestres, ils ne le sont pas moins que nous, et ce ne sont pas non plus des « autres » au sens où les philosophies éthiques de l’altérité entendent ce terme – ils nous sont bien trop étrangers pour cela – et il nous faut donc mettre de nouveaux mots sur cette condition nouvelle de l’étrangeté/étrangéité qui nous déroute et nous transit – on pourrait introduire ici le néologisme (inspiré par Bruno Dumont) de Zautres. Car il ne faut pas se voiler la face : ceux qui taguent inlassablement sur nos murs « Pfizer tue » et graphent « Mon vrai vaccin, c’est Jésus » vivent bien sur la même planète que nous et dans les mêmes espaces, mais surtout dans d’autres mondes. Ils sont, davantage que des égarés, des Zautres – ils produisent massivement du réel déréalisé, ils infléchissent le cours des choses dans le sens du pire, ils sont des fauteurs d’apocalypse, ils se situent pour nous à la fois en deçà et au-delà de la figure de l’ennemi – ce n’est pas tant notre intégrité propre qu’ils mettent en péril – c’est celle-là même de l’habitabilité de la planète (entendue comme ce qui présuppose un commun – Françoise Collin à propos de Lévinas) – s’ils sont les ennemis de quelque chose, c’est de la vie, tout simplement, ils sont le nihilisme du temps présent incarné.

C’est ici qu’une fois encore le cinéma nous est d’un grand recours pour comprendre ce qui nous arrive : nous savons désormais que notre monde est peuplé d’humains-autres (les Zautres) qui ne sont ni des « réplicants », ni des « real humans », c’est-à-dire des artéfacts à apparence humaines et imitant parfaitement les conduites humaines, voire les pensées et les sentiments humains tout en demeurant des machines perfectionnées ou des androïdes ; des Zautres qui sont donc des humains « comme nous », pas moins humains que nous, tout donc sauf des « sous-humains » ou définis comme tels selon les règles d’une taxinomie hiérarchisante indéfendable et odieuse – mais qui, en dépit de cette commune appartenance à la condition humaine, n’en sont pas moins pour nous non pas des différents, des étrangers, des autres, mais des vrais aliens – des vivants de même apparence que nous mais dont les formes d’existence sont devenues incommensurables aux nôtres et qui ne communiquent en rien avec les nôtres. Les zombies, les morts-vivants, les extraterrestres, au cinéma, présentent des différences d’apparence qui les rendent immédiatement identifiables comme non-humains. De la même façon, les créatures artificielles et machiniques qui imitent l’apparence humaine finissent toujours par se trahir par quelque signe. Ce qui est nouveau, avec l’apparition des gens « de l’autre monde » ou « des autres mondes », c’est précisément qu’ils ne sont pas venus d’ailleurs, tombés d’une autre planète, qu’ils sont pleinement humains, que rien ne les distingue de nous dans leur apparence et pourtant que nous n’avons plus aucun monde commun avec eux, que nous habitons dans des sphères séparées entre lesquels n’existent ni membranes ni sas, ni point de passage d’aucune sorte.
Mais il y a pire : ce n’est pas seulement que leur « réel » est sans mesure commune avec le nôtre : c’est aussi que nous avons toutes les raisons de les soupçonner de vouloir ou désirer nous nuire, d’être animés d’une forte pulsion de destruction de nos propres espaces, niches, positions. Nous avons toutes les chances d’être un jour ou l’autre (si ce n’est déjà fait) « pris dans leur rêve », au sens ici de fantasmagorie, et ceci dans la pire des conditions – celle du mauvais objet. Nous savons, d’une connaissance fondée sur l’expérience historique, combien sont étroites les affinités entre le fascisme et les fuites collectives dans l’imaginaire. Et nous savons que le fascisme, toute espèce de fascisme, ça carbure non seulement à la haine mais constamment au désir d’épuration, de nettoyage, de liquidation, d’extermination. Nous ne pouvons pas ignorer la relation qui s’établit, dans la France d’aujourd’hui, entre la persistance du nihilisme sanitaire et le glissement massif des appareils politiques, mais aussi de l’opinion reconditionnée en public somnambule, vers le nihilisme politique le plus distinct – la montée spectaculaire de Zemmour n’étant ici que le sommet de l’iceberg. Les fuites dans l’imaginaire, la prospérité des pseudo-réels parallèles sont grosses de promesses de passage à l’acte dont les programmes électoraux affichés ne donnent qu’une faible idée. Ceux qui sont désormais solidement établis dans ces « autres mondes » peuplés de chimères ne sont pas des morts vivants ou des zombies, puisqu’ils sont pleinement humains, mais leur ligne de mort ne les porte par moins, pour autant, à nous détruire et, avec nous, le désir persistant d’un monde habitable.

Qu’est-ce qui rend les populations des sociétés démocratiques du nord global si continument et aisément gouvernables par des élites et des dirigeants de plus en plus ouvertement enfermés et emportés par des « rêves » et des discours sans prise sur le réel – des dirigeants sous l’emprise de tout un bric-à-brac d’obsessions, de fantasmes, de lubies, de rêves de grandeur, de mots creux et ronflants, de prétentions extravagantes – bref tout ce qui constitue l’arsenal du « populisme » d’époque ?
C’est bien évidemment le fait que le rapport de ces populations elles-mêmes au réel, objet supposé d’expérience et de connaissance, à l’échelle tant individuelle que collective, c’est bien le fait que leur enracinement dans ce réel sont eux aussi profondément altérés. Qu’est-ce qui peut bien faire que ceux qui font désormais cortège derrière Zemmour se laissent séduire par ce médiocre joueur de flûte – si ce n’est, précisément, que leur propre rapport au monde, leur propre « monde réel », que tout ce qui compose leur monde vécu est si profondément endommagé, déformé, mutilé qu’ils en viennent à percevoir la description fantaisiste, loufoque et sinistre de l’état des choses que leur propose ce piètre magicien comme le plus réaliste des tableaux, la plus réaliste des propositions ?
Ceux qui donc persistent à défendre et promouvoir un vrai réalisme fondé sur l’expérience et la connaissance ne peuvent pas se contenter de démontrer que les diagnostics énoncés par les charlatans de la politique institutionnelle ne tiennent pas debout, ne sont que de la poudre aux yeux ; ils doivent aussi s’interroger sur ce qui créé les conditions de l’acceptabilité de ces délires par une partie croissante du public ; ou plutôt, ils devraient commencer par s’interroger sur cet effondrement du réalisme de l’homme ordinaire – celui qui, en principe et en d’autres temps, le porte à accueillir d’un haussement d’épaules ce type de bouffonnerie et d’agitation spasmodique (le Zemmour circus), tant elle se tient éloignée de ce qui constitue le tissu le plus solide de son expérience propre et de sa connaissance du monde.

Dans les sociétés modernes, le village Potemkine entretient de solides affinités avec la vitrine. On pourrait dire qu’il est l’équivalent, dans l’ordre politique – ou plus exactement gouvernemental – de ce qu’est la vitrine dans celui du commerce ou, plus précisément, de la promotion de la marchandise. On remarquera qu’une société dans laquelle la marchandise est reine est difficilement imaginable sans vitrines et sans tout ce qui s’y associe. La vitrine est, par excellence le dispositif grâce auquel la marchandise s’expose et se met en valeur. Elle est devenue au fil du temps, avec la publicité sur laquelle elle est agencée, le moyen par laquelle la marchandise se trouve mise en visibilité et promue ; elle produit des effets, elle devient, dans les sociétés placées sous le signe du fétichisme de la marchandise, une métaphore – des effets- vitrine ou de vitrine, ce n’est pas ce qui manque dans nos sociétés, de la même façon que dans la sphère de la gouvernementalité les effets-village Potemkine sont la chose la mieux partagée. La vitrine, c’est ce qui présente la marchandise sous son meilleur jour, le plus attrayant – la lumière, l’éclairage y sont des enjeux premiers.
Dans la vitrine, la marchandise est non seulement rendue visible mais mise en scène dans des conditions destinées à susciter le désir d’achat, la consommation. Ses interactions avec la publicité sont innombrables – le passant reconnaît le produit exposé comme le même que celui qu’il a vu à la télé, qui s’associe à une image, un nom, un logo, un slogan. La vitrine est là pour susciter le désir, dans le prolongement de la publicité.

De la même façon, on peut dire que les démocraties contemporaines se présentent en premier lieu comme des vitrines (avec le jeu spéculaire qu’engage la notion de « fantasmagorie ») – les gouvernants, les élites ont, comme il se dit couramment, quelque chose à vendre au public, une marchandise (généralement une camelote) faite de messages, de slogans, de programmes, de vocables sonores destinés à créer des effets d’adhésion et de popularité. Les démocraties contemporaines aiment à s’exposer sous leur profil le mieux éclairé – en produisant des effets vitrine tels que l’organisation de festivités et autres célébrations, défilés (etc.), plutôt qu’en braquant les projecteurs sur les prisons ou les logements insalubres. Comme indiqué plus haut, dans la configuration du présent, dans le champ des antagonismes sans cesse durcis, placés sous le signe de la nouvelle Guerre froide, l’opération courante consistant à mettre en scène le contraste entre une vitrine démocratique vivement éclairée et parée de tous les attraits avec telle boutique obscure autoritaire ou totalitaire, tenue par l’ennemi du jour, apparaît d’une importance vitale. En ce sens, l’effet-vitrine, ce n’est jamais que la version euphémisée du traditionnel effet-Potemkine. Dans les deux cas, plutôt que de créer une simple illusion, de présenter un leurre, le dispositif se destine à créer une réalité alternative – une réalité dont la consistance (« l’épaisseur ») ontologique s’établit exclusivement par le biais des effets de créance qu’elle produit sur ceux/celles qu’elle va incorporer en tant que public. C’est une ontologie peuplée de spectateurs qui en deviennent les acteurs. Une ontologie faible, évidemment, mais qui tend, dans nos sociétés, à devenir prédominante.
Le propre de l’effet-vitrine, comme de l’effet-Potemkine est de créer autant d’espaces d’invisibilité que de visibilité – le bric-à-brac de médiocre qualité qui se brade dans les boutiques de la démocratie contemporaine disparaît au profit des fétiches brillamment éclairés qui s’exposent en vitrine. Les jeunes Européens d’aujourd’hui ne sont plus tellement, et pour cause, séduits par le « rêve américain », l’American way of life, et moins encore la jadis tant vantée démocratie américaine, et pour cause donc, à l’heure de Trump et Black Lives Matter – mais ils n’en demeurent pas moins sous la forte emprise des industries culturelles états-uniennes, ils apprennent l’anglais ou plutôt l’américain non pas en classe mais en regardant des séries « américaines », en étant accros à Netflix et Disney Channel. C’est un cas, parmi tant d’autres, d’effet- vitrine. Et la démocratie, voire, en général, ce qui tient lieu de vie politique aujourd’hui, est placé sous le même régime – celui de la production des discours et des images avant tout.

Ce phénomène est, pour des raisons variées, lié à des contextes particuliers, plus ou moins saillants ici ou ailleurs. La France est en passe de devenir une démocratie Potemkine exemplaire, au rythme même où se consomme sa perte de statut à l’échelle internationale, comme puissance économique, accompagnée par le délitement de ses institutions politiques et l’effondrement de la vie publique. Plus son statut post-impérial de « grande nation » devient une visible imposture et plus grandit l’importance de la cosmétique potemkinienne et de la production des effets de réalité alternative. La France est devenue, depuis le début du nouveau siècle, le pays du faire semblant et des faux semblants par excellence : le pays où les gouvernants font semblant de faire la guerre à la pandémie, de protéger les pays du Sahel contre les menées djihadistes, de jouer, d’une façon générale, quelque rôle indépendant sur la scène internationale...
C’est le pays des tartarinades dont les hommes politiques et autres batteurs d’estrade se sont fait une spécialité des paroles verbales, de l’esbroufe et des promesses sans effet, le pays enfermé dans ses présomptions de grandeur héritées des temps de l’empire obstiné dans sa condition de rentier des Lumières (condition toute imaginaire, d’ailleurs), dans le solipsisme d’un républicanisme (d’un intégrisme pseudo-républicain) toujours plus borné et propre à susciter l’ire ou la perplexité au-delà des frontières de l’Hexagone. S’il est des élites qui n’ont pas attendu Trump pour faire vibrer la corde usée du make great again, ce sont bien celles de ce pays – et de Gaulle fut sans doute le dernier des hommes d’Etat qui s’entendit à donner à ce rêve une apparence de consistance avec son indépendance (plus affichée que réelle) en politique internationale, la dissuasion nucléaire française, l’ébauche de la « construction européenne » fondée sur le pacte ostentatoire avec l’ennemi d’hier, l’Allemagne capitaliste et libérale superficiellement dénazifiée.

La vérité n’en demeure pas moins que la France, comme grande nation supposée ne s’est jamais relevée de la défaite de juin 1940 et n’a cessé, depuis la Libération, de travailler à donner consistance au village Potemkine de son rétablissement au premier plan dans le concert des nations. Elle est inexorablement devenue, au fil de la perte successive des pièces constituant son empire colonial, une puissance de second rang, en perte de vitesse et de prestige constant, de plus en plus distinctement inféodée, depuis la fin du siècle dernier, aux Etats-Unis, au fur et à mesure que l’Europe dite communautaire devenait une pétaudière. Sur le front intérieur, les élites politiques, économiques et médiatiques, converties aux doctrines ultra-libérales, se sont activées systématiquement à saper les fondements de l’Etat social et des institutions qui le soutiennent – l’Ecole (incluant l’Université et la Recherche), l’Hôpital et le système de santé en particulier, la Justice, elle-même ; l’Etat s’est désengagé de tout ce qui assure la qualité du service public et a investi à mort dans la « sécurité » – la sienne, avant tout. Le flic est devenu le roi de l’époque tandis que les enseignants et le personnel hospitalier se trouvaient soumis à un régime de maltraitance perpétuel et voués au mépris – celui de l’autorité, comme celui du public. Au terme (provisoire, hélas) de ce parcours, lorsque les élites et les gouvernants de ce pays doivent faire face à un défi du calibre de celui de la pandémie Covid 19, c’est une Bérésina sanitaire à 150 000 morts. Sanofi échoue à produire un vaccin contre le Covid (les Cubains en ont produit plusieurs), un couvre-feu interminable et dépressif s’abat sur le pays, grevant sa vie sociale et sapant ce qui reste de son appareil économique des années durant et, au débouché de cette plongée dans les ténèbres, survient une campagne pour des élections présidentielles toute entière enveloppée dans les fantasmagories de la radicalité néo-fasciste, placée sous le signe de la haine de l’étranger pauvre issu du Sud global, du nihilisme conspirationniste, de l’esprit de croisade, du climato- et du vaccino-scepticisme conjugués.
Ce n’est pas la décadence de l’Empire romain, mais c’est bien le déclin d’une nation qui, dans sa constitution coloniale et impériale même, a toujours vécu au-dessus de ses moyens, imbue de ses présomptions autocentriques, tirant des traites sans relâche sur les ressources (humaines entre autres) et les richesses des pays qu’elle dominait et exploitait. La « grande nation », cela a toujours été peu ou prou une vitrine, sans commune mesure avec la réalité effective de sa puissance : au XXème siècle, la France s’est trouvée par deux fois et in extremis rangée dans le camp des vainqueurs à l’issue des deux guerres mondiales, mais par deux fois, déjà, le mensonge constitutif est là : c’est l’intervention des Anglo-Saxons contre l’Allemagne et ses alliés qui fait la différence. Au XXème siècle, tous les rêves de grandeur de la France, son Etat et ses élites en premier lieu, sont enveloppés dans le mensonge. Ce qui, par contraste, y fait effectivement émerger des singularités, des puissances nouvelles, déploie des lignes de force inédites, se situe dans le champ de la création, se tient résolument sur les marges et, avant de devenir patrimoine culturel, prend son envol au plus loin des estrades et tribunes où pérore la grande nation – de Mallarmé ou Proust à Deleuze et Foucault...
La fuite dans l’imaginaire est contagieuse, elle s’inaugure plutôt du côté des élites pour contaminer les gens que l’inverse – contrairement à ce que tentent d’accréditer les médias, à propos de l’enjeu passe-partout du « populisme », par exemple. Ce qu’il faut essayer de comprendre, c’est la façon dont elle en vient à faire monter les affects de la haine et de la méchanceté, du désir de nuire, de faire souffrir. Cela se lie directement à la perte de prises sur la réalité, les échecs ou les échappatoires répétés face au réel.
Ceci est vrai en France à propos des questions du passé, des questions de mémoire historique – exemplairement et en tout premier lieu, le passé colonial et le cadavre dans le placard qu’est, encore et toujours, la colonisation de l’Algérie, mais également le tour de passe-passe par lequel, dans le roman national, ce point d’effondrement du mythe de la grande nation qu’est la défaite de 1940, sur laquelle enchaînent l’Occupation et la Collaboration se trouve transfiguré, avec la célébration de la Résistance et de la Libération, en success story nationale et patriotique. Ce n’est pas pour rien que Zemmour, en ténor du nihilisme des élites, a choisi de réenvenimer cette plaie précisément, en entreprenant de saloper délibérément ce chapitre sensible du roman national – avec sa réhabilitation de Pétain en « sauveur » (à contre-emploi) des Juifs français.
Mais ces défaillances face au réel (ces échecs face aux tests qu’imposent les évolutions et mutations des formes de la vie sociale et culturelle, des conditions géopolitiques...) se manifestent aussi bien dans ce champ même où les questions du présent s’entrelacent étroitement à celles du passé – tout ce dont le moment Charlie Hebdo et tout ce qui s’y enchaîne est le symptôme, le retour du refoulé de la colonisation sous la forme de ce dont la montée de l’islamophobie n’est que la manifestation la plus voyante et la plus constante : une contre-révolution rampante, politique, sociale et culturelle d’un seul tenant et dont l’enjeu est la toute fantasmatique restauration d’un introuvable Eden perdu, ce temps mythique où « nous » étions entre nous, grands, beaux et forts, respectés, mieux, objet de l’admiration générale de l’étranger, où tout fonctionnait et où la nation brillait de tous ses feux.
Plus s’accumulent les échecs face aux tests qu’impose le présent, ces épreuves de vérité autour desquelles s’agence l’actualité, et plus la fuite collective dans l’imaginaire creuse son sillon, avec toutes les interactions qui s’y nouent entre les égarements, les forfaitures des gouvernants et la désorientation de ceux d’en bas. Après le moment Charlie, la pandémie fut le crash test suivant, l’épreuve de vérité à l’occasion de laquelle le caractère inexorable de ces interactions se manifeste : plus les gouvernants et les élites affichent leur incompétence et leur duplicité face à la pandémie, plus la confiance que les gouvernés peuvent encore accorder à ceux d’en haut se trouve sapée, et plus les vannes de la fuite dans l’imaginaire se trouvent grandes ouvertes : les errements et mensonges des premiers se prolongent et se renforcent dans le délire antivax des seconds. La boucle de l’affaiblissement général des prises sur le réel se boucle ainsi.
Finalement, au cours de la dernière séquence politique, le seul moment où s’est manifesté massivement et salutairement un effet de retour au réel a été l’épisode des Gilets jaunes. Et ce retour a été l’effet d’un mouvement surgi des profondeurs sociales les plus improbables, les plus inattendues, les moins destinées, en apparence, à opérer cet éphémère sauvetage. Mais nous savons maintenant que ce ne fut malheureusement qu’un interlude, un trop bref répit entre deux désastreuses échappées placées sous l’emprise du fantasme : les caricatures de Mahomet et « Pfizer tue ».
Le fantasme, c’est l’idée fixe (qui n’est pas une idée mais une image, une vibration, une intensité) qui se déplace et ressasse, c’est la ritournelle gâteuse qui revient sans cesse sous une nouvelle apparence – ainsi, des caricatures de Mahomet au « grand remplacement », c’est la même intensité réactive qui se relance, sous un autre nom, c’est la même obsession, la même maladie de l’homme blanc post-colonial, la même pathologie de sa civilisation. Et « Pfizer tue », c’est la même mauvaise tournure de la défiance populaire face aux gouvernants et aux puissants : on se met en ordre de bataille contre les moulins à vent, contre les ombres sur les parois de la caverne...

Autre configuration. Pour des raisons évidentes, la promotion de la démocratie taïwanaise, la fabrication de son image plus qu’avenante, enchantée, relève par excellence de cette procédure : la production d’un « effet vitrine », la composition d’un village Potemkine de la démocratie. C’est qu’elle est, dans l’ordre des discours de l’hégémonie, ce qui, dans le monde chinois, est supposé s’opposer du tout au tout à l’Etat chinois autoritaire ou totalitaire. La petite île est par excellence, dans cette production discursive et imaginaire, cet îlot de démocratie, cette fragile mais persévérante incarnation de l’idéalité Démocratie qui résiste à l’ogre chinois, figure élective, lui, dans le monde d’aujourd’hui, de l’ennemi de la démocratie. On a affaire, avec cette production discursive et la fabrication de cette image, à un parfait exemple de composition de ce que nous appelons une vitrine.
On voit bien qu’il s’agit ici avant tout d’un effet de figuration, c’est-à-dire de production d’une image dotée d’une puissance d’agir (Philippe Descola). Taïwan, comme singularité, puissance singulière, Etat, peuple, culture, « monde » au sens ici de microcosme doté d’une valeur d’exemplarité… – cette petite île/isolat ne serait pas grand-chose et l’on s’en soucierait comme d’une guigne si sa fonction n’était pas d’incarner et de figurer la démocratie comme valeur absolue et hypostase face à ce qui est présenté comme son antagonique pur. Cette mise en scène et l’agencement de discours qui en est inséparable montrent qu’à l’évidence ce qui importe aujourd’hui, avant tout, avec la promotion de la démocratie inscrite dans le prolongement de la bataille pour l’hégémonie, c’est la production d’images et la préservation de la conduite des récits. Moins les démocraties à l’occidentale et blancocentriques réelles ont de performances vérifiables à porter à leur crédit, moins elles sont associables à des positivités distinctes et plus leur représentation et leur promotion est placée sous l’empire de signes dont les référents sont nébuleux et, comme dans la publicité, d’images qui sont autant de miroirs aux alouettes.

C’est en ce sens aussi que la pandémie fait époque : pour autant que celle-ci a directement été branchée sur la guerre des mondes, avec la promotion nihiliste du « virus chinois » par Trump (comme par enchantement, les virus suivants ont, eux, été dotés de noms de code correspondant aux usages scientifiques, destinés à neutraliser, précisément, les effets de stigmatisation produits par leur association à un lieu d’origine – variant anglais, virus sud-africain, etc.), elle est devenue un enjeu de premier plan dans la guerre des récits et la bataille des images – et cette bataille, l’Amérique de Trump et avec elle ses alliés européens et ses imitateurs brésiliens ou autres l’ont distinctement perdue, face au concurrent chinois promu au rang d’ennemi. Cette bataille, c’est dans le monde réel qu’elle a été perdue – elle se décompte et décrit en nombre de morts, ses manifestations en termes de disruption des formes de vie, d’accroissement des égalités, de production de phénomènes de désorientation et de dépression collective sont manifestes et vérifiables. Cette défaite en rase campagne enregistrée par les démocraties sur le front du Covid, face à l’ennemi stigmatisé comme néo-totalitaire (soumise au régime de la biopolitique – thanatopolitique, plutôt – trumpienne, la Chine aurait enregistré des millions de morts, à l’échelle de sa population) rend d’autant plus urgent et vital le passage au régime sous lequel la substitution des images et des récits à l’évaluation et la vérification des performances réelles. Comme il se trouve au demeurant que Taïwan a, par exception dans l’archipel de la démocratie globale, enregistré de bons résultats dans la campagne contre la pandémie (mais en recourant à des techniques et des tactiques ressemblant à s’y méprendre à celles qui ont été déployées en Chine continentale, les différences visibles relevant en tout premier lieu du gouffre abyssale qui sépare les deux continents en termes d’échelle), l’île est devenue , dans la guerre des signes et des images, le gendre (ou la belle-fille) idéal(e) de la démocratie occidentale en Asie orientale. Elle est aujourd’hui l’exemple même de ce qui actualise le processus en cours d’inversion de la relation entre l’image, le signe, et ce qu’ils sont censés représenter : la « vibrante » démocratie taïwanaise, c’est moins un élément du réel au sens courant, qu’une question d’image avant tout.
C’est, en ce sens, un artefact doté d’une agency, d’une puissance d’agir. Mais on n’insistera jamais trop ici sur le fait que dans cette configuration générale (celle de la promotion de la démocratie globale à l’heure de son irrésistible obsolescence même), le destin des images est indissociable de celui des récits et des discours – quand bien même on garde à l’esprit la condition d’irréductibilité d’un domaine à l’autre – car on ne peut pas à proprement parler évoquer un langage des images, insiste Descola qui préfère lier leur destin à la figuration entendue comme puissance d’agir. Il n’en demeure pas moins que les effets-vitrine et la fabrication des villages Potemkine, dans le système promotionnel de la démocratie contemporaine, reposent, de manière indissociable et sur la production et la diffusion d’images et sur cette forme de mobilisation totale dans le champ discursif qu’est la bataille des récits ou, dans un langage plus traditionnel, la propagande.

La question de savoir de quoi est vraiment faite telle ou telle démocratie ou encore, pour reprendre la formule à succès d’Alain Badiou, de quoi elle est le nom, tend à s’effacer devant les effets escomptés de la production de l’image. On voit combien l’on s’est éloigné ici d’un schéma traditionnel selon lequel l’apparence est ce qui s’oppose à la réalité, une réalité dont elle n’est que la copie affaiblie ou trompeuse. Le dualisme de la réalité et de l’apparence se tient au fondement de l’inépuisable discursivité de la critique autoréférentielle de la démocratie : contre les apparences démocratiques ou des démocraties de plus en plus « apparentes », c’est-à-dire fallacieuses, des simili-démocraties, il conviendrait de revenir à la « vraie » démocratie, la démocratie dans sa forme originale par opposition à sa ou ses copie(s) défectueuse(s) et illusoire(s).
Mais, dans le cas des démocraties contemporaines, il s’agirait moins de production de mauvaises copies ou de contrefaçons que de purs artéfacts. La question du référent ou de l’original (une introuvable et fantasmatique démocratie d’avant, un temps pré-adamique de la « vraie » démocratie, celle d’« avant » – fondamentalement, on l’a dit, l’origine se dédouble toujours-déjà) s’efface devant celle de la rhétorique et de la fabrication des images destinées à faire émerger une réalité alternative tout en rendant im-perceptible une simili-réalité dont la texture ne peut s’associer que par convention à cette introuvable démocratie « en soi ». L’opération rhétorique consistant à fabriquer de la démocratie par opposition à ce qui est supposé s’y opposer relève d’une pure sophistique, inspirée par l’esprit du cynisme (Zynismus) contemporain : peu importe, au fond, de quoi telle ou telle démocratie est faite, en quoi elle consiste sur le terrain et ce qu’elle vaut – n’importent que les effets produits par l’image-démocratie, le label et les jeux d’opposition réglés qui peuvent enchaîner sur cette production : Taïwan contre Chine, démocratie contre totalitarisme, libéralisme contre communisme, etc. Il est évident qu’à jouer sur ce jeu de contrastes, « la » démocratie avoue – lapsus – son absence de « propre » – à moins que ce ne soit l’absence de propre comme son propre même...
La critique va se concentrer, dans ces conditions, sur la fabrication des images, sur les opérations destinées à produire les effets-vitrine et à faire émerger les villages Potemkine. La critique de la recherche des effets performatifs attendus de ces opérations ne saurait faire l’économie du retour au référent : quand vous n’en finissez pas d’encenser sur un mode incantatoire la « vibrante démocratie taïwanaise » – de quoi nous parlez-vous au juste ? Survient bien toujours ce moment de la critique où c’est le retour au réel, aux éléments composant un monde réel, à une singularité tangible et vérifiable qui importe. Or, ce retour ne peut s’opérer qu’à la condition du démantèlement des opérations rhétoriques, des châteaux d’images, de la perforation des carapaces de discours. L’analytique critique suppose à la fois l’immersion dans le champ des images et des discours destinés à donner corps à la démocratie de papier et la capacité de s’en détacher – à la charnière du dedans et du dehors. Cette position de l’observateur critique n’est pas celle de l’ennemi de la démocratie, elle n’est pas non plus à proprement parler celle qui consiste à dénoncer une imposture, elle consiste plus sobrement à émettre un diagnostic sur le présent en déconstruisant les opérations au fil desquelles celui-ci se figure comme tout entier voué à la promotion de la démocratie et à la lutte contre ses ennemis.
Sous ce régime, la démocratie qu’il faudrait écrire ladémocratie est devenu(e) un emblème, c’est-à-dire le mixte d’une image et d’un énoncé chargés de puissances signifiantes, un peu comme « Senatus populusque romanus » au temps de la République romaine ou bien « Dem deutschen Volke » au fronton du Bundestag (Reichs-...) de jadis, naguère et aujourd’hui. Mais le propre de l’emblème est ici de représenter une réalité supposée de la façon la plus problématique qui soit. L’emblème, par bien des aspects, s’assimile à un slogan, celui au moyen duquel la souveraineté s’expose. L’emblème n’est pas tant le mode d’apparaître d’une réalité donnée que d’une plus ou moins illusoire prétention. Il recèle une affirmation, celle d’une puissance et, à ce titre, il relève avant tout d’une rhétorique – d’une cosmétique aussi. Il ne décrit pas la part du réel qui constitue son référent, il la capte et la réduit à ses conditions, il l’accapare, voire l’asservit. Au cours de cette opération, les traits spécifiques de ce monde réel, de cette singularité s’estompent au profit de la promotion de l’image. Ladémocratie, en ce sens, est, dans une perspective réaliste, davantage composée de tout ce qu’elle refoule et dérobe au regard que de ce qu’elle expose ou exhibe (et si l’on – l’être humain comme existant – ne se pose qu’en s’opposant, Ladémocratie révélerait ainsi son déficit ontologique).
Face à la constance de cette opération, la tâche de la critique est d’exiger le retour au réel, comme celle de la philosophie était, aux premiers temps de la phénoménologie husserlienne, d’opérer le retour « aux choses mêmes ». Ce retour au réel vise à identifier les éléments qui entrent en composition dans la promotion de l’image de ladémocratie et les agencements qui en organisent les interactions, le fonctionnement intégré dans ce dont est fait le référent de ladémocratie. Il s’agit bien de montrer les pièces et les morceaux, en particulier ceux/celles que repousse dans l’ombre l’opération emblématique, la production de l’effet de vérité, de l’« effet vitrine ». Le retour au réel, en ce sens, passe par le démantèlement des agencements, une opération de déconstruction de cette fausse « belle totalité » qu’est ladémocratie. Il ne s’agit pas que d’identifier des « faits polémiques » constituant autant d’objections à l’apologie (la théodicée ?) de la démocratie contemporaine, des faits susceptibles d’assombrir le tableau ou de mettre en évidence l’écart séparant la démocratie réelle de celle qui affiche ses principes et ses valeurs. Il s’agirait plutôt de montrer que cette dernière, idée pure non pas de la raison mais de la propagande (la fabrication des images, la production du spectacle), image fantasmatique, faux idéal à tous égards, est entièrement soluble dans les éléments réels qui la composent, dans l’empirie démocratique, dans la démocratie réelle comme agrégat et combinaison de phénomènes – l’objectivité, la phénoménalité de ce qui se subsume sous le nom de démocratie.
C’est ici que peut reprendre vigueur la question badiousienne devenue gimmick au fil de son recyclage par les gens pressés qui bouffent à tous les râteliers – journalistes, politiciens... De quoi, par exemple, la supposément exemplaire démocratie taïwanaise est-elle le nom ? Eh bien, elle est, entre autres, le nom d’un Etat où la peine de mort se porte à merveille, entrant dans les calculs politiques des gouvernants (on exécute de préférence à la veille des échéances électorales, histoire de montrer sa poigne) comme elle comble les vœux d’une large fraction de l’opinion shootée aux faits divers sanglants et adepte de la loi du talion. Elle est aussi ce pays épris de liberté et voué à la tolérance qui, seul en Asie orientale, s’est converti au mariage pour tous – mais où les fonctionnaires sont privés du droit de grève et où le montant du salaire minimum est différent pour les travailleurs du cru et les étrangers (la plèbe immigrée d’Asie du Sud-Est). C’est une démocratie dont ses supporteurs vantent volontiers l’attachement aux valeurs libérales, par opposition et contraste avec le régime « orwellien » supposé prévaloir en Chine continentale, mais dont les espaces publics et privés sont quadrillés par un si dense réseau de caméras que liberté et surveillance y forment, pour le citoyen, un bloc compact et inaltérable. C’est une démocratie dont la gay parade annuelle suscite un tourisme arc-en-ciel international toujours plus actif et débridé – mais où l’adultère peine à être décriminalisé – tout en continuant d’offrir aux médias de trottoir (tous, à peu de chose près) et à une grande majorité de l’opinion publique, l’occasion de chasses à l’homme (la femme) mémorables et jouissives, dès lors que sont en cause des célébrités politiques, sportives, des stars, etc. C’est une démocratie où, en temps de pandémie, les mouchards électroniques sont implantés d’autorité dans les smartphones et où le voyageur entrant dans le pays est interminablement traité en suspect et soumis à des formes de surveillance et d’assignation à résidence distinctement vexatoires et paranoïaques et inspirées par l’esprit de police davantage que par des rationalités sanitaires. C’est une démocratie où je m’étonne de constater que n’importe quel médecin exerçant aussi bien dans le secteur hospitalier que libéral a accès d’un clic, sur son ordinateur, aux données complètes concernant mon état de santé, les médicaments qui m’ont été prescrits, les traitements que je suis... Taïwan, c’est ce paradis démocratique sur terre où le bulldozer et autres instruments de chantier sont rois, où donc la destruction de l’environnement et le désastre urbanistique atteignent de telles proportions que c’est bien là le premier choc qu’enregistre le voyageur européen ; c’est la démocratie florissante où l’on construit des centrales nucléaires et des barrages sur un sol parcouru de failles sismiques, dans des espaces exposés à des accidents climatiques de première grandeur (comme le typhon Morakot qui, en 2009 emporta force ponts et engloutit des villages entiers). Taïwan, c’est cette démocratie éprise de liberté où l’on se mobilise pour Hong Kong dévorée par l’ogre pékinois et contre le « génocide » ouïgour – mais d’où l’on renvoie sans état d’âme sur le continent le demandeur d’asile entré clandestinement sur l’île et invoquant des persécutions politiques dans son pays. C’est ce pays de tolérance qui s’affiche volontiers (à la différence notoire de la France) comme « Muslim friendly », mais où, lorsque des bons d’achat sont mis en circulation, durant la pandémie, destinés à compenser les pertes de revenus subies par les moins fortunés (la grande majorité de la population dont les salaires sont scandaleusement bas), les domestiques et autres subalternes issus d’Asie du Sud-Est, indonésiennes et musulmanes pour beaucoup, sont exclues du bénéfice de ces libéralités – qu’elles se contentent du jour de congé qui leur est gracieusement offert à l’occasion du Ramadan...
La vibrante démocratie taïwanaise, c’est le triomphe sur toute la ligne du drapé – une démocratie de papier, de com’ et où ce qui se perçoit, s’éprouve et se vit de l’intérieur est sans commune mesure avec ce que promeuvent et vantent les toilent peintes ou la vitrine. Le retour au réel, c’est cela en tout premier lieu : ce qui saute aux yeux et que le pouvoir du discours (discourse power) ne parvient pas à abolir : ces engins de chantier, monstres d’acier voraces qui s’activent inlassablement à saccager le paysage, à détruire les constructions anciennes, à repousser les frontières des mégalopoles, à bétonner les espaces verts en vue de la construction d’un hypermarché, d’un parking souterrain, d’un ensemble de bureaux, d’un mall, d’une gated community de plus... Il y a, en principe, dans la démocratie telle qu’elle se présente sous son meilleur jour, se promeut, est encensée, une dimension esthétique : elle est, dans son inspiration grecque, méditerranéenne, solaire, supposée constituer une belle totalité et l’aura qui l’entoure durablement, dans les sociétés modernes, est indistincte de cette qualité esthétique. Survient alors immédiatement la question, lorsque, venu d’ailleurs, on se met en tête d’habiter ce tant vanté promontoire de la vie démocratique en mer de Chine : comment l’idéalité démocratique tant que la démocratie réelle pourraient-elles bien être compatibles avec tant de laideur, tant de vulgarité inscrites dans le paysage et les formes mêmes de la vie ? Avec ces omniprésents camps de concentration pour volailles et autres animaux de boucherie, avec l’empoisonnement des cours d’eau aux pesticides, les taux de pollution de l’air affolants dans les connurbations, l’agriculture intensive dopée aux adjuvants et OGM en tous genre, la surproduction et les gâchis partout, la prolifération du plastique et du polystyrène, les fruits trop parfaits, les carottes de taille suspecte, la viande importée des Etats-Unis parfumée à la ractopamine, les importations de denrées alimentaires en provenance de la région de Fukushima, récemment rétablies, les montagnes saccagées par l’extraction, les mers et les plages salopées par la surpêche et le tourisme grégaire, les cimenteries et les complexes hôteliers ruinant les sites les plus enchanteurs, les autoroutes et les échangeurs routiers partout, de préférence au milieu des villes et au ras des habitations ; la plèbe des chauffeurs routiers, des travailleurs de force et des aborigènes (les mêmes, souvent) addicte aux noix de betel et s’acheminant lentement et sûrement, de ce fait même, vers de beaux lendemains en forme de cancer de la gorge ; les semi-conducteurs, fleuron du perpétuel miracle économique taïwanais et vrai support du mirage démocratique, épuisant les réserves d’eau de l’île – mais hors d’atteinte de toute critique ou réserve – on ne touche pas au Veau d’or... Et puis, chose impressionnante, les déchets partout, les gobelets et bouteilles en plastique traînant sur les trottoirs, les décharges sauvages un peu partout, les espaces agricoles envahis de résidus et autres produits dérivés de la production intensive et, plus étonnant encore, les habitations individuelles envahies d’emballages, cartons, papiers, bidons, bouteilles et autres traces de l’hyperconsommation, ceci au fil d’un sidérant processus d’auto-poubellisation des espaces privées – Taïwan n’est pas seulement l’un des pays qui produit assurément l’un des volumes de déchets par habitant les plus importants au monde, c’est une société dans laquelle les gens du peuple se sont habitués à vivre avec les reliquats non immédiatement dégradables de leur mode de vie consumériste, l’élément premier de la démocratie taïwanaise, c’est le plastique-roi (une industrie prospère et intouchable), la démocratie taïwanaise, c’est celle des emballages, le monde du jetable qui s’entasse en monceaux impossibles à éliminer. Une démocratie-poubelle, entendue ainsi – littéralement. Qu’une telle démocratie soit vouée à produire en masse des individualités radicalement déréalisées, davantage que classiquement aliénées, habitant chez leur smartphone davantage que dans le monde réel, c’est là le corollaire inévitable de cette situation, et qui se vérifie aisément lorsqu’on vit avec eux, parmi eux.

Et puis, bien sûr, il y a la politique – enfin, ce qui en tient lieu et qui se réduit pour l’essentiel au feuilleton de la petite guerre perpétuelle mettant aux prises les Montaigu (les « Verts », DPP) du camp indépendantiste de moins en moins porté à se dissimuler comme tel aux Capulet du parti ployant sans fin sous le fardeau du legs de la dictature militaire (les « Bleus », KMT). Guerre des mots et des intrigues, guerre pour l’exercice du pouvoir avant tout, exhibant sur le mode le plus caricatural qui soit les travers du bipartisme, guerre où tout se résume en des formules simplistes et propagandistes et se conduisant désormais à fronts renversés – le Kuomintang, héritier du grand vaincu de la guerre civile est désormais taxé par son concurrent au pouvoir d’otage et de client du parti communiste chinois, tandis que les indépendantistes au pouvoir se posent désormais de plus en plus ouvertement en héritier légitimes du combat anticommuniste conduit par Chiang Kai Chek et son fils (qui, à sa mort, lui succéda sur le trône). Guerre grotesque, donc, dans son fond comme dans sa forme, tant les lignes de partage idéologiques séparant ces deux formations rivalisant dans la promotion de l’ultra-libéralisme et pratiquant le clanisme et le clientélisme de la manière la plus débridée sont floues. Lorsque le KMT est aux affaires, il se fait l’avocat de l’importation sur l’île de la viande de bœuf états-unienne bonifiée aux OGM et le DPP crie au scandale ; lorsque le DPP exerce le pouvoir, il donne son feu vert à l’importation de viande de porc de même provenance contenant de la ractopamine ; le KMT organise alors la protestation et y trouve un moyen de se remplumer tant soit peu : cette burlesque anecdote dit le tout sur le tout de la qualité intrinsèque et du niveau auquel se tient la démocratie taïwanaise.
Aujourd’hui, la seule chose qui sépare les deux partis de gouvernement, c’est la surenchère folle dans laquelle est lancée le DPP aux affaires en matière d’instrumentalisation du motif fantasmatique par excellence de la « menace chinoise » et de suivisme aveugle et servile à l’endroit de l’administration américaine. Les dirigeants taïwanais ont sans doute été les seuls au monde (précédant d’une courte tête la droite suprémaciste israélienne) à soutenir Trump jusqu’au bout, épisode du Capitole inclus. Plus rassis et réalistes, les caciques du KMT s’en tiennent à une position plus équilibrée, fondée notamment sur la perpétuation du statu quo avec la Chine. C’est là la seule différence substantielle qui sépare les deux partis, ce qui a pour effet que, toute la politique intérieure du pays étant placée sous le signe du motif sacramentel de la « menace chinoise » déclinée et débattue sur tous les tons – l’ensemble des problèmes enracinés dans le monde réel de l’île se trouve balayé par le souffle de cette perpétuelle tempête tropicale logomachique – la première victime de la « menace chinoise », c’est la lutte des classes dans l’île, dont le nom même est imprononçable – et pourtant, s’il est un pays où la division entre élites oligarchiques et masse laborieuse surexploitée est solidement ancrée dans le réel, c’est bien cette démocratie enchantée.

D’un point de vue sobrement biopolitique, on pourrait dire que les démocraties contemporaines se séparent en deux espèces : celles qui fournissent à ceux qui sont placés sous leur juridiction de l’eau potable au robinet et celles qui ne s’en soucient pas ou en sont incapables. La vibrante démocratie taïwanaise fait partie de la seconde catégorie, de la même façon qu’elle échoue à garantir aux mêmes le bénéfice d’un air respirable, de qualité satisfaisante. Or, il se trouve que les gens, avant de se divertir des péripéties de la démocratie-spectacle (en forme de feuilleton), ont un besoin vital d’eau potable et d’air respirable. Le réel finit toujours par revenir, dans ses formes les plus triviales, c’est-à-dire, réelles, précisément...

Alain Brossat, Alain Naze

Notes

[1Bien sûr, nous continuons bien à partager, en dépit de cette séparation des mondes vécus, la même objectivité avec ceux que nous croisons dans la rue, au travail, au supermarché. Mais ce n’est pas pour autant que nous habitons le même monde qu’eux. Il existe quantité de gens, dit Deleuze, qui n’ont pas du tout de monde propre. Nous serions plutôt portés à dire ici que le trait de l’époque, c’est la multiplication des mondes propres déréalisés – mais au bout du compte, cela reviendrait peut-être au même...