La démocratie introuvable, l’anti-universalisme et la guerre

, par Mehmet Aydin


1) LA FAUSSE VICTOIRE DE LA DEMOCRATIE LIBERALE

Alexandre Kojève, philosophe d’origine russe, entreprit, avec ses conférences sur la Phénoménologie de l’esprit, présentées à l’École pratique des hautes études à Paris entre 1933 et 1939, de renouveler les études hégéliennes en France (Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, 1980). Partant d’un hégélianisme complété par la lecture de Marx, il anticipait une fin de l’Histoire permettant de proclamer le parachèvement de la réconciliation de l’universel et du particulier dans le monde réel d’une société « sans classe ». Après la guerre, il devint conseiller du gouvernement français. Et des années après, Francis Fukuyama, le conseiller néoconservateur du gouvernement américain, dans The End of History and the Last Man /La Fin de l’histoire et le Dernier Homme, 1992), s’inspirant de Kojève, mit au goût du jour, après la chute du mur de Berlin, la thèse suivante : la fin de l’histoire serait l’avènement du libéralisme et de l’économie de marché, non de la société « sans classe ». Durant la Guerre froide, la démocratie s’était vue plutôt comme opposition au régime totalitaire soviétique. Et le Mur de Berlin une fois tombé, il entraîne avec lui la disparation de l’Homo sovieticus : victoire idéologique de la démocratie libérale. Prudent, Fukuyama dit que la fin de l’Histoire ne signifie pas l’absence de conflits, mais plutôt la suprématie absolue et définitive de l’idéal de la démocratie libérale, lequel ne constituerait pas seulement l’horizon indépassable de notre temps mais se réaliserait effectivement. C’est un autre récit universel qui commence pour l’avenir. La victoire du libéralisme était tellement éclatante que toute l’humanité tôt ou tard s’y convertirait, les grands conflits sanglants ayant disparu, comme si le tragique désertait l’Histoire.

Le malheur est que ce récit proposé par Fukuyama a commencé à être oublié aussitôt au profit de celui de Huntington, l’auteur de The Clash of Civilizations (Le Choc des civilisations, 1996). Selon lui, la guerre froide avait gelé un certain nombre de conflits latents. Et à présent, ce qui allait faire retour, ce seraient les conflits entre blocs culturels, entre grandes civilisations ; il y a désormais entre Orient et Occident une rupture, voire un conflit irrémédiable, dans lequel l’Islam est particulièrement menaçant. Cette thèse n’est pas anodine. Elle convient à l’ambiance et aux préoccupations générales du monde car une certaine ère est révolue : durant la période de la guerre froide, on parlait d’Est et d’Ouest, deux pôles opposés qui se disputaient la domination du monde - totalitarisme à l’Est, pour les uns, et démocratie à l’Ouest. Rappelons ici que pour Huntington, « la modernisation n’est pas synonyme d’occidentalisation » ; la domination occidentale du monde qui a connu son apogée au début du XXe siècle, touche désormais à sa fin. Pour étayer sa thèse il exploite Max Weber, Oswald Spengler, Arnold Toynbee et jusqu’à Fernand Braudel - un éclectisme très arbitraire. Les élites soucieuses pour l’avenir de l’Empire américain déclinant trouvent en lui un porte-parole. En dehors de l’Occident il est traduit et apprécié. Pour beaucoup d’intellectuels, conservateurs surtout, si le XIXe siècle a été marqué par les conflits des États-nations et le XXe par l’affrontement des idéologies, le XXIe siècle verra le choc des civilisations. Cet argument est devenu un référent politico-culturel en vue des conflits mondiaux qui s’annoncent. Après les attentats du 11 septembre 2001 à New York, les États-Unis sont entrés en guerre en Irak. On commence alors à parler de l’Islam en général comme « problème » (voir Jacques Derrida Jürgen Habermas, Le « concept » du 11 septembre Dialogues à New York (2001) ». Les attentats djihadistes en Europe, le spectaculaire développement de « l’État islamique » au Proche Orient contribueront beaucoup à l’amplification de ce « problème ». L’Islam réveille, surtout en France, des passions bien particulières. Depuis les années 1980, on perçoit une présence croissante de l’Islam dans l’espace médiatique. Et dans les dernières années, l’existence du voile que portent les femmes musulmanes débouche sur une stigmatisation, entretenue en conflit.

Dans aucun pays d’Occident, le voile, l’Islam, la laïcité suscitent autant de passion qu’en France. Marine Le Pen, candidate de l’ex-Front National à la présidentielle qualifie le voile « d’uniforme islamiste », voulant l’interdire dans la rue et tous les lieux publics si elle est élue. Rappelons à ce sujet qu’en France, à l’origine, le problème du « voile islamique » se manifeste d’abord dans l’enseignement public, selon les critères de l’enseignement laïque. Et Jacques Rancière ouvre un débat à ce sujet : « Si l’enseignement public s’adresse à tous également, en ignorant les traits – religieux ou autres – qui différencient les élèves, la conséquence la plus logique est qu’il doit être dispensé également à tous et à toutes en ne tenant pas compte de ses différences et des signes qui les exhibent. L’école alors n’a pas à exclure ces signes puisque, par définition, elle ne les voit pas. (« A propos du voile islamique : un universel peut en cacher un autre », in Moments politiques, Interventions 1977-2009, Lux éditeur, p.146-147) ».

Une sorte de surenchère sur cette question se poursuit. Le Président Macron avait proposé un projet de loi en 2020 destiné à « conforter les principes républicains » et à ajouter de nouveaux outils pour lutter contre le « séparatisme islamiste ». Ici, au-delà de la stigmatisation, la connotation du mot séparatisme est forte. On sait que l’identité européenne a toujours ressenti le besoin de se définir et ainsi définir l’autre comme problème généalogique. Est-il possible désormais de définir cette « généalogie » occidentale sans l’Islam ? Derrida, dans ses dialogues avec l’intellectuel algérien Mustapha Chérif, donne un exemple pour souligner que la culture européenne n’est pas exclusivement unifiée pour toujours par le christianisme : « L’Occident a été judéo-islamo-chrétien. L’Islam hier a contribué à la formation de la modernité et sa capacité d’émancipation, par-delà les dérives de certains des siens, aujourd’hui, peut encore participer à la recherche de nouveaux horizons… (Mustapha Chérif, L’islam et l’Occident, Rencontre avec Jacques Derrida, Odile Jacob, Paris, 2006, s. 63-64.) » Les conquêtes coloniales, deux Guerres mondiales, les révolutions, la décolonisation, le besoin de main d’œuvre à bon marché du capitalisme occidental, l’immigration vers les métropoles ont changé beaucoup de choses aussi bien pour l’Occident que l’Orient. L’Occident, c’est-à-dire les États-Unis et l’Europe réunies abritent une grande communauté d’origine non occidentale d’une diversité, en particulier une communauté musulmane qui occupe une place très importante. Elle est devenue multiculturelle, une réalité bien visible dans l’espace public : « Non occidental » est devenu une partie de l’Occident. Pensons ici à l’afflux des réfugiés ukrainiens et aux déplacements de populations, sans précédent depuis la fin de la Seconde guerre Mondiale. La réalité démographique et frontalière de l’Europe est entrée dans une phase d’élargissement vers l’Ouest. Avant cette dernière vague, l’ex-chancelière allemande Angela Merkel a accueilli de réfugiés extra-européens, essentiellement syriens.

2) L’OCCUPATION NEGATIONNISTE DE L’UKRAINE

La Fédération de Russie naît en 1991 avec la disparition de l’URSS – une superpuissance déchue. Son démantèlement n’a pas cédé la place à un régime parlementaire à l’occidentale. L’euphorie du triomphe de la démocratie libérale à la Fukuyama n’a pas été suivie d’effet. Le 24 février 2022, Poutine commence à envahir l’Ukraine. Le jour même de l’invasion, il la justifie ainsi : « l’Ukraine moderne a été entièrement créée par la Russie, plus précisément par la Russie bolchévique et communiste… » Ce discours est une négation de l’identité ukrainienne. Sa logique est des plus simples : une narration révisionniste et négationniste à la fois, qui lui permet d’affirmer que « l’Ukraine n’existe pas ». Cette guerre signifie un réel tournant pour le 21e siècle : depuis la fin de la dernière guerre mondiale, l’Occident a pacifié son espace géographique. Les sociétés occidentales ont connu leurs périodes les plus pacifiques. Durant les grands conflits tels que les guerres et révolutions coloniales, la guerre de Vietnam, jusqu’aux guerres d’Irak, et à l’intervention militaire en Afghanistan, l’Occident a créée et entretenu ces conflits loin de son espace géographique. Et dernièrement, l’empire américaine a été obligé de quitter l’Afghanistan, n’étant pas capable d’empêcher les progrès des Talibans, et pas davantage d’y « instaurer la démocratie ».

Les guerres en Irak ont laissé derrière elles un chaos grandissant, potentiellement riche de conflits sanglants. L’empire américain a atteint la limite interventionniste de sa superpuissance militaire. Ni union sacrée, ni discours belliciste, nous sommes avec le peuple ukrainien pour son courage et pour sa résistance. L’Occident doit soutenir l’Ukraine face à l’invasion de l’armée de Poutine. Avec l’Ukraine n’oublions pas aussi que les Palestiniens luttent pour leur indépendance depuis plus de soixante-dix ans. Désormais, l’Europe continentale est devant une réelle menace de guerre. Un écrasement possible de la résistance ukrainienne pourrait entrainer une violence généralisée non seulement en Europe mais aussi dans le reste du monde. Avant la guerre il y avait une crise économique, sociale, environnementale et pandémique. La guerre y ajoute une crise énergétique et alimentaire mondiale, voire une possible guerre nucléaire. Le monde actuel ne se trouve pas dans « l’équilibre de la terreur ». Nous vivons désormais dans une insécurité ontologique.

Cette guerre n’est pas la première du maître du Kremlin : « La seconde guerre de Tchétchénie » opposa l’armée fédérale russe aux indépendantistes tchétchènes de 1999 à 2000 et se termina par la prise de Grozny par les troupes russes. Les opérations de contre-insurrection perdurèrent jusqu’en 2009. Cette guerre se solda par l’extermination partielle du peuple tchétchène et par la « réinsertion » de la Tchétchénie dans la Fédération de Russie. Il s’agit du conflit le plus violent qu’aient connu alors l’Europe et l’ex-URSS depuis la Seconde Guerre mondiale. On peut considérer cette guerre comme un génocide dont l’Occident se fichait complètement. Comme en Syrie, en Ukraine actuellement l’armée russe poursuit la même stratégie : les habitations civiles sont délibérément visées, de nombreux civils tués et assassinés. Et nul ne sait si, demain, le régime russe n’utilisera pas l’arme chimique comme il avait autorisé son allié Bachar Al-Assad à le faire en Syrie.

Quelles sont les intentions du maître du Kremlin ? Intégrer l’Ukraine à la Russie, ou se préparer à une guerre contre l’Occident ? Le philosophe Michel Eltchaninoff a écrit un livre édifiant à ce sujet : « Vladimir Poutine a un projet pour l’Europe et pour le monde. Et il est persuadé qu’il n’est pas loin de le réaliser. Ce projet comporte deux volets. Le premier s’intitule très officiellement « le monde russe » tandis que le second vise à prendre la tête du mouvement conservateur en Europe – conservateur au sens poutinien, c’est-à-dire opposé à l’homosexualité, à l’athéisme, au cosmopolitisme, à Internet et à toute expression créative assimilée à un désordre. La notion d’« empire russe » apparaît au XIXe siècle, avec les premières justifications idéologiques de l’empire Russe. Elle renaît dans les années 1990, avec l’éclatement de l’Empire Soviétique… (Dans la tête de Vladimir Poutine Essai, Actes Sud, 2015, p.161.) »

Poutine rejette l’universalisme du modèle occidental et affirme la pluralité des civilisations et des cultures. Les droits de l’homme, la démocratie libérale sont des valeurs occidentales, pas des valeurs universelles. Sa politique expansionniste s’est inscrite en une continuité entre la Russie blanche et la Russie rouge. Il veut ainsi entretenir le mythe de son empire dont les frontières sont destinées à s’étendre. Nikolaï Danilevski, slavophile (1822-1885), auteur de La Russie et l’Europe, est l’un des principaux inspirateurs de sa politique. Le penseur slavophile décrivait une concurrence civilisationnelle et même un conflit inévitable avec l’Occident. Poutine apprécie l’eurasisme, une idéologie née dans les années 1920. Une idée pseudo-scientifique selon laquelle le peuple russe serait dépositaire d’une force vitale qui ne doit pas et ne peut pas être empêchée. L’Occident, en décadence, vieillissant, chercherait à entraver le déploiement de la Russie. Elle défend l’idée que le destin de la Russie est de se développer vers l’est. Poutine aime citer Ivan Ilyine (1883-1954), un émigré russe blanc, un spécialiste de Hegel, très conservateur, exilé par Lénine en 1922, et dont il s’inspire : « En 1933, les nazis arrivant au pouvoir en Allemagne, Ilyine publie un article s’appuyant sur « le nouvel esprit national-socialiste ». Il lui attribue, en conclusion d’une analyse qui minimise systématiquement la persécution de Juifs, des traits positifs : « Le patriotisme, la foi dans l’identité du peuple allemand et la force du génie germanique, le sentiment de l’honneur, le fait d’être prêt au sacrifice de soi, la discipline, la justice sociale, l’unité transclasse, fraternelle et nationale. Cet esprit fonde la substance de tout ce mouvement. Il brûle dans le cœur de chaque nazi sincère… » […]

Ces sympathies, quoique éphémères, ont été soigneusement gommées dans les films russes consacrés au philosophe dans les années 2000-2010. Il est vrai qu’ensuite Ilyine a rapidement maille à partir avec les nazis qui lui demandent son aide pour rallier les émigrés russes à l’idéologie hitlérienne. Il refuse et se voit privé de ses postes d’enseignement. Il émigre en Suisse en 1934. Après la guerre, il dénonce les « erreurs » du fascisme et du national-socialisme […] Il salue en revanche Franco et Salazar, qui « l’ont compris tentent d’éviter ces erreurs » […] Son recueil d’articles Nos missions est devenu un des livres de chevet de Poutine […] Vladimir Poutine n’est apparemment pas indifférent à Ivan Ilyine […] [il] est devenu son philosophe préféré de référence, qu’il cite dans les discours les plus importants. (Dans la tête de Vladimir Poutine, p.48-52) ». Le spécialiste de Hegel imagine, des décennies avant la chute de l’Union soviétique, ce que pourrait devenir la Russie après cette chute. Le grand danger c’est d’être divisé, affaibli, démembré par l’Occident en Ukraine et dans le Caucase, notamment. Pour éviter le chaos, il appelle à la construction d’une nouvelle « idée russe » et à l’avènement d’un leader n’obéissant pas aux mêmes règles que celles des démocraties occidentales. Poutine apprécie beaucoup Nos missions. Car son philosophe préféré décrit le portrait d’un « Guide » qui assure une démocratie d’acclamation en élevant l’enthousiasme de son peuple. Poutine se propose alors comme « Guide ». Il s’est arrangé même pour disposer de la longue durée pour cette Mission en modifiant la Constitution russe afin de pouvoir rester au pouvoir jusqu’en 2036. Il a même des ambitions internationales ; il se pose en gardien de l’identité chrétienne de l’Europe pour attirer ceux qui regrettent les dérives libérales et sociétales de l’Occident.

3) OBSESSION DE DÉCADENCE

L’anti-occidentalisme de Poutine s’inscrit dans la logique du choc des civilisations. C’est l’obsession du déclin national qui habite l’autocrate. Partisan de l’idéologie eurasienne, il espère les soutiens des eurosceptiques conservateurs. Nationale ou civilisationnelle, cette obsession existe aussi en Europe. Commençons par le livre monumental de Edward Gibbon : History of the Decline and Fall of the Roman Empire romain (1776-1779) / Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain. On raconte à son sujet que la vocation mélancolique de cet historien aristocrate (membre du Parlement de Grande-Bretagne) s’est décidée à Rome. Un jour d’Octobre de 1764 il a eu une vision au milieu des ruines du Capitole. Rome, matrice de l’Europe, a été affaiblie par le Christianisme et abattue par les Barbares. La contemplation des vestiges lui inspire le sentiment de la fragilité de la civilisation européenne. Désormais il est convaincu qu’une menace semblable pèse sur elle. Par son livre, il influencera les réflexions et les spéculations ultérieures. Son livre est un modèle des métaphores organicistes : les individus vieillissent, les espèces dégénèrent, les États périclitent, après un certain degré de murissement les civilisations aussi dépérissent. Ainsi va le monde. Et au XXe siècle, les élites occidentales conservatrices et fascisantes ont été hantées par l’idée de décadence – le fameux Oswald Spengler, l’auteur de Der Untergang des Abendlandes (Le Déclin de l’Occident), en est un exemple connu.

Le premier volume de son livre paraît en 1918, quelque mois avant l’effondrement de l’Empire allemand, quand la Nouvelle République de Weimar voit le jour dans le contexte d’une révolution sociale. Pour Spengler, ce sont là des signes de décadence. Il diagnostiquait le « destin de l’Occident » dans une perspective organiciste : Les Kultur(s) meurent. Un pessimisme très aristocratique sur l’avenir de l’Occident l’anime. Il affichait avec violence son hostilité envers les mouvements révolutionnaires naissants, la démocratie, le parlementarisme, le socialisme d’inspiration marxiste. Bien avant Huntington, Le Déclin de l’Occident reste un livre de chevet pour les pessimistes conservateurs, annonçant la fin de l’hégémonie de l’Occident, supposée minée de l’intérieur et l’extérieur. Heidegger fut un défenseur des idées de Spengler (voir Nicolas Weill, Heidegger et les cahiers noires - Mystique du ressentiment, CNRS EDITIONS, Paris, 2018). En France, le pessimisme spenglerien est partagé par Henri Massis, élève d’Alain. Catholique, proche de l’Action française, défenseur de la Révolution nationale pétainiste et collaborationniste, auteur de Défense de l’Occident (1927). Il voulait mettre en garde ses compatriotes contres certains périls risquant de submerger l’Occident : Depuis la fin de la Première guerre mondiale on assiste à la montée d’un dangereux penchant pour les doctrines asiatiques orientales ; l’« asiatisme », le « péril jaune » guettent l’Occident. Massis pensait que le bolchevisme communiste en Russie a des origines asiatiques, agissant comme une avant-garde, contre l’Occident ; il représente une menace existentielle. Et surtout, les philosophies orientales sont nuisibles pour l’Occident. Aujourd’hui Henri Massis est oublié depuis longtemps, mais pas Spengler.

Les effets dévastateurs de la Première guerre mondiale nourrissent les grandes inquiétudes de l’intelligentsia européenne. L’idée de décadence, ou d’un déclin futur les hante. Ainsi, Paul Valéry, qui n’était pas nationaliste, ni catholique, écrivait dans l’incipit de « La Crise de l’esprit (1919) » : « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Il y a, derrière son pessimisme, une idée de décadence : « Le résultat immédiat de la Grande Guerre fut ce qu’il devait être : celle-ci n’a fait qu’accuser et précipiter le mouvement de décadence de l’Europe. (Paul Valéry, regards sur le monde actuel, 1945, Gallimard, p.24.) » Après la défaite de 1940, la France a vécu un régime collaborationniste, le pétainisme. Pour les intellectuels vichiste l’hitlérisme représentait un choix historique contre l’avenir supposé « décadent » de l’Europe. Emile Chartier, alias le philosophe Alain, auteur de Propos (aujourd’hui il a même sa statue), styliste de l’ « écriture concise », est le maitre à penser des générations de lycéens (à Henri IV en particulier), de khâgneux, et d’élèves de l’Ecole normale supérieure. Comme il lisait en allemand il suivit attentivement la montée du nazisme. Dans son Journal, il consigne des notations concises sur les Juifs, Hitler, l’Occupation et sur sa lecture de Mein Kampf : « Almanach.- 21 juillet. [1940] Après-midi tranquille et heureuse par la venue de Bouché ; il nous apporte Mein Kampf que j’ai commencé à lire. Très intéressant. Confirme ce qu’on pouvait penser de Hitler comme chef d’organisation. Question d’antisémite bien justifiée. […] « Le 24 juillet 1940 […] On voit s’avancer en bon ordre les idées hitlériennes qui ont si profondément travaillé le sol européen… (Alain, Journal inédit 1937-1950, Editions établie et présentée par Emmanuel Blondel, Equateurs, 2018 ; pp ; 416- 423.) »

E. Husserl, avant le déclenchement de la Deuxième Guerre Mondiale, prononça sa célèbre conférence au Kulturbund de Vienne (1935) : Die Krisis des europaïschen Menschentums und die Philosophie (La Crise de l’humanité européenne et la philosophie) : Pour lui, les termes « humanité européenne », « conscience européenne », « sciences européennes » et « raison européenne » sont analogiques. Mais, remarquait-il aussitôt et ironiquement, l’Europe est pour l’Orient « un motif de s’européaniser » (europäisieren) – mais nous, dit-il, nous ne cherchons pas à nous indianiser (indiniseren) ». Il a partagé l’Humanité en deux, tout comme son histoire. Ce qui est distingué par lui, c’est l’humanité « grecque », qui est porteuse de la possibilité de la philosophie. En revanche, il prend soin à ne pas définir l’Europe à partir des pays qui la composent, en tant qu’entité géographique dotée de frontières et opposée à d’autres entités géographiques (l’Inde, la Chine, l’Asie...), mais à partir de son identité spirituelle. Il lance un avertissement : l’Europe est minée de l’intérieur. Il emploie comme métaphore philosophique la médecine occidentale moderne née en Grèce, vers le Vème siècle avant Jésus-Christ, illustrée par Hippocrate. Cette médecine, au lieu de chercher à guérir le patient en le réintégrant dans un ordre cosmique (religieux) altéré, commence à se séparer d’une conception religieuse (mythique) de la maladie pour analyser ses causes naturelles et ses effets. Ici, Husserl prend l’exemple de la médecine pour tenter de saisir l’essence de la culture européenne (occidentale) puisqu’il s’agit de déterminer la cause de la crise qu’elle traverse comme si elle était le symptôme d’une maladie. Mais la science occidentale est-elle capable de diagnostiquer et guérir cette maladie ? On sait qu’il adresse bien des reproches à la science moderne. Il voulait donner à l’Europe un sens transcendantal cela ne l’’empêche pas d’avoir une vision pessimiste quant à son avenir, comme le montre la fin de son fameux discours : « La crise de l’existence européenne n’a que deux issues : soit la décadence de l’Europe devenant étrangère à son propre sens vital et rationnel, la chute dans l’hostilité à l’esprit et dans la barbarie ; soit la renaissance de l’Europe à partir de l’esprit de la philosophie, grâce à l’héroïsme de la raison qui surmonte définitivement le naturalisme. Le plus grand danger pour l’Europe est la lassitude. Luttons avec tout notre zèle contre ce danger des dangers, en bons Européens que n’effraye pas même un combat infini et, de l’embrasement anéantissant de l’incroyance, du feu se consumant du désespoir devant la mission humanitaire de l’Occident, des cendres de la grande lassitude, le phénix d’une intériorité de vie et d’une spiritualité nouvelle ressuscitera, gage d’un avenir humain grand et lointain : car seul l’esprit est immortel. (La crise de l’humanité européenne et la philosophie, traduction par Gérard Granel, p.78) » Ici, sa démarche historico-téléologique ne comportait-elle pas moins qu’une inquiétude quasi apocalyptique. C’est que, en tant que juif, il ne peut plus ni enseigner, ni parler dans son propre pays depuis la prise du pouvoir par les nazis.

4. DEMOCRATIE NON OCCIDENTALE ?

Après la disparition du système soviétique, la démocratie libérale occidentale n’est pas devenue un modèle universel en dehors de l’Occident. A sa place il y a des autocrates comme Poutine en Russie, Xi Jiping en Chine et Erdoğan en Turquie. Aussi bien la Chine que la Russie ont bel et bien adopté le capitalisme à l’occidentale en l’alliant à leur système autoritaire. Ainsi, la mondialisation capitaliste, partie de l’Europe au XVIe siècle s’est généralisée avec la mise en place de l’hégémonisme des Etats-Unis après la Seconde Guerre Mondiale, puis parachevée avec sa conquête de la Russie et la Chine. Conquises et humiliées par un Occident colonialiste puis impérialiste, par la voie des réformes ou de la révolution, les élites des pays orientaux désiraient moderniser leurs pays en utilisant la technique occidentale. « Rattraper l’Occident en technique et le dépasser » était le rêve de Khrouchtchev de l’Union Soviétique du 20e siècle.

Ironiquement, la Chine actuelle, sous l’égide du Parti Communiste semble progresser dans cette voie, là où l’Union Soviétique a échoué. Entre l’Occident et la Chine, il y a compétition économique, commerciale, technologique, stratégique et même spatiale. Quant à la compétition idéologique, est-elle terminée avec la disparition du Grand Timonier ? Alice Ekman, observatrice de la Chine répond ainsi : « La République populaire de Chine n’a jamais cessé de se revendiquer comme communiste, depuis sa création en 1949. Souvent, il est considéré qu’avec l’effondrement de l’URSS et le déclin de l’idéologie communiste, les références officielles au marxisme ont disparu. Ce n’est clairement pas le cas en Chine aujourd’hui. Il est faux de penser que la République populaire de Chine n’a pas d’idéal pour le monde ».

« La fin de l’histoire » pour les dirigeants chinois demeure d’inspiration marxiste, c’est-à-dire qu’ils visent un idéal communiste bien différent d’une fin de l’histoire qui verrait la victoire des démocraties, telle qu’envisagée par Fukuyama. (Rouge vif, L’idéal communiste chinois, L’Observatoire, 2020, « Epilogue » ; p.209.) ». Dans la Chine actuelle, la volonté de dépassement, l’altérité face à l’Occident est réduite à la technique et à la puissance militaire, comme pour le Japon impérialiste et colonialiste durant la dernière guerre mondiale, d’où le dilemme actuel pour la prétendue future puissance. Le Parti communiste chinois actuel qui contrôle la société chinoise avec une discipline du système pénitencier planifie-t-il aussi un génocide en douce contre la minorité ouigoure turcophone et musulmane ? Finalement, face à l’Occident, les vaincus de l’Orient ont utilisé le modernisme comme une arme. Est-ce que l’influence de Marx et de Lénine a changé le visage du monde oriental en le « modernisant » ? Encore une ruse de l’Histoire à la Hegel ?

Mais en réalité, il n’y a ni la Chine contre l’Occident ni l’Occident contre la Chine. Attention à ne pas tomber dans la logique triviale du « conflit de civilisation ». Il me semble que sur ce chapitre, J.F Lyotard avait senti le besoin de mettre les points sur les i avec l’explication suivante : « L’orientalisme est, en Occident, une façon de s’emparer de l’Asie. La modernisation est, au Japon, une façon de s’emparer de l’Europe et de l’Amérique. Mais ce sont des qualifications triviales. Ni l’Occident ni le Japon ne se réduisent à ces impérialismes. L’impérialisme, la philosophie impériale de l’histoire et de la politique, est occidental et japonais au même titre, en son fond, parce que l’annulation de l’Autre est universellement la tentation du Soi. Mais, à l’Est comme à l’Ouest (plus qu’à l’Ouest), il y a quelque chose qui résiste à cette passion identitaire. (Moralités postmodernes, Galilée, Paris, 1993, p.101. »

Le régime actuel chinois, comme nous l’avons vu encore une fois à l’occasion de la pandémie mondiale, règne despotiquement sur la société chinoise comme système carcéral ouvert. En revanche, « Le numéro 1 » du régime n’est pas un Poutine version chinoise. Il est mandaté par le Parti communiste. Il règne sur la Chine mais il doit respecter les équilibres au sein du Parti. Un congrès du parti peut le révoquer. Bien que l’époque de Mao soit révolue, son système totalitaire se perpétue en se « reformant ». Quant à la Russie, elle est formellement démocratique, avec ses élections multipartites qui se tiennent régulièrement. On qualifie ce système de « semi-présidentiel » ; le président peut disposer d’importants pouvoirs mais il n’a aucun compte à rendre à l’Assemblée russe, la Douma. Il peut la dissoudre.

Dernièrement une réforme constitutionnelle a permis à Poutine d’être élu jusqu’en 2036. C’est un régime « démocratique » avec des restrictions permanentes des libertés d’expression, de réunion, d’association. Poutine partage son pouvoir avec ses oligarques mafieux, avec une règle absolue à respecter : Autorité absolue de Poutine ! Il y a un autre débat à ce sujet : est-ce que le régime a renoué avec la tradition tsariste qui a été interrompue par la révolution d’Octobre ? Claudio Sergio Ingerflom remarque qu’entre le début du XVIIe siècle et le XXe siècle, la Russie a connu plusieurs centaines de faux tsars et tsarévitchs. Les légendes tournant autour des impostures sont répandues dans toutes les couches de la société Russe. Il semble qu’au niveau symbolique, cette « légende-imposture » trouve son dernier avatar en Poutine : « Au début de l’année 2012, la presse russe annonçait que, dans la région de Nijnyi Novgorod, une secte priait devant l’icône de Poutine. Au mois de mai 2011, la « petite mère » Fotinia, à la tête d’une communauté de croyants qu’elle avait fondée en 2005, était déjà devenue le centre de l’attention des journalistes autant que des autorités russes, en annonçant que « le Saint-Esprit était descendu sur Poutine pour faire de lui un nouvel « apôtre chargé de guider » la Russie. Moins de deux mois plus tard, le 8 juillet 2011, le directeur adjoint de l’administration présidentielle, l’un des principaux artisans de la politique de Vladimir Poutine, déclarait à la télévision que ce dernier était « arrivé sur la terre » envoyé « par Dieu » pour sauver « la Russie à un moment difficile pour elle… (Le Tsar, c’est moi. L’imposture permanente d’Ivan le Terrible à Vladimir Poutine, puf, 2015, « Ouverture » ; p.15-16. ».

Continuons avec la Turquie, un pays non occidental, mais qui, à la différence de la Russie et de la Chine, dispose, depuis 1946, d’un régime parlementaire pluripartiste. La Turquie est le premier pays musulman qui a adopté un régime républicain et laïc, établi sur les ruines d’un empire disparu. L’ironie est que, le fondateur-autocrate, Mustafa Kemal Atatürk a pris l’Occident comme modèle pour ses İnkilaplar (Révolutions), après avoir mené Kurtuluş Savaşı, sa « guerre de libération » contre les occupants étrangers occidentaux (anglais, français, grecs) : il a adopté donc le modèle civilisateur de ses occupants. Durant les quinze années qui séparent la proclamation de la république de sa mort, il s’est consacré avec une volonté farouche à la tâche de construire sa Nouvelle Turquie en créant un parti unique – le Parti républicain du peuple (CHP), en réprimant rudement l’opposition, et surtout en écrasant impitoyablement les grandes révoltes kurdes. Ainsi, l’Asie Mineure, après le génocide des Arméniens ottomans, a continué à être le théâtre d’une grande violence contre les minorités. La République kémaliste n’a jamais cherché ni dialogue ni réconciliation avec ses Kurdes, tandis que l’Occident voyait en lui le fondateur d’une République fondée surtout sur la volonté d’un homme, acharné à moderniser un pays musulman et à en faire surtout un pays laïc.

Cette approche orientaliste arrangeait aussi bien l’Occident que le régime turc. Atatük fit adopter un certain nombre de lois et de mesures : suppression des établissements d’enseignement religieux, des tribunaux musulmans, du mariage religieux en tant que mariage légal, interdiction des ordres, des confréries, du port du fez et de tout costumes religieux, adoption de codes juridiques inspirés de codes occidentaux, du calendrier grégorien, de l’alphabet latin à la place de l’alphabet arabe, épuration de la langue de nombreux mots arabes et persans, et enfin obligation pour chacun de porter un nom de famille. C’est à cette occasion que la Grande Assemblée nationale lui attribua le nom d’Atatürk « père des Turcs ». La République est instaurée par des cercles proches d’Atatürk, élites militaires et bureaucratiques éduquées et occidentalisées. Les années 20 et 30 entre les deux guerres mondiales ont été à la fois celles de la construction du régime kémaliste et des systèmes totalitaires en Europe et en Russie.

Certains intellectuels kémalistes en quête d’inspiration ont été influencés tant par l’expérience fasciste italienne que par la « construction du socialisme » de Staline. L’histoire d’un Falih Rıfkı Atay (1894-1971) un écrivain, kémaliste convaincu, est révélatrice à ce sujet. Pendant la Première guerre mondiale, il a été officier de réserve, affecté auprès de Cemal Paşa (il s’était impliqué dans le génocide des Arméniens) au quartier général de l’armée ottomane en Syrie. A cette occasion il a vécu sur plusieurs fronts, il en a gardé de bien mauvais souvenirs. Après la guerre il devint un proche de Atatürk. Ses souvenirs sont une source de renseignements importante sur son époque et sur la vie d’Atatürk. Il a écrit un livre très intéressant : Moskova/ Roma (Moscou/Rome, 1932, Ankara), dans lequel il a raconté ses impressions de voyage à Moscou et à Rome : « Entre le kémalisme et le fascisme [italien] il y a ce rapprochement : ils sont pour l’Etat, l’individu et les investissements étrangers. Et entre kémalisme et léninisme il y a ceci : ils remplissent l’écart qui existe entre les masses, le développement économique et l’occidentalisation (p.5) ».
Ici il faut bien comprendre l’auteur : du côté de Mussolini, il est séduit par l’Etat fasciste, et Chez Staline par son industrialisation socialiste, qui est pour lui le synonyme de l’occidentalisation, Garplılaşmak. Falih Rıfkı Atay, à l’instar de toutes les élites de premier rang de sa génération, avait un livre-culte ; Psychologie des foules (1895) de Gustave le Bon, un penseur réactionnaire et aristocratique. Peu après sa sortie, Psychologie des foules est traduit en turc. Notons aussi que Atatürk également appréciait beaucoup ce livre (voir notamment Şükrü Hanioğlu, Atatürk, Une biographie intellectuelle, Fayard, 2016). Ce livre l’a fait passer à la postérité. Mussolini se réfère clairement à Gustave Le Bon en tant qu’inspiration politique. Adolf Hitler et Henry Ford l’appréciaient beaucoup. Il a influencé beaucoup la propagande fasciste qui se développe dans les années 1920 et 30, comme le montre Serge Tchakotine dans Le viol des foules par la propagande politique. Et Falih Rıfkı Atay détestait les foules – « kara kalabalıklar/ les masses obscures », comme il disait. Et durant ces années, sous la férule du Parti républicain du peuple (CHP), le parti unique a voulu se doter d’une légitimité par le suffrage universel.
Après la disparation d’Atatürk, İsmet İnönü, son compagnon d’armes le plus proche prit sa succession à la présidence République en 1938. Dans le cadre du régime de parti unique, il gouverna le pays avec le même autoritarisme que son prédécesseur ; chef absolu d’un régime autoritaire pendant douze ans. Et après la Deuxième guerre mondiale, et après avoir organisé des élections libres, il s’incline devant le verdict des urnes, inaugurant ainsi un système politique pluraliste. Le passage au multipartisme à partir de 1946, qui a permis au Parti démocrate (Demokrat Partisi) de conquérir le pouvoir en 1950. Le Demokrat Partisi, conservateur et d’un libéralisme tout relatif se montre très proche des préoccupations du peuple. Il critique sévèrement la domination des élites bureaucratiques du parti unique (CHP) en les accusant d’être coupées du peuple. Leur slogan célèbre était Yeter ! Söz milletindir (Assez ! La voix appartient au peuple). A l’extérieur, il intensifie la politique de rapprochement avec l’Occident commencée déjà avant lui. Il fait adhérer la Turquie au Pacte de l’Atlantique nord et à l’O.T.A.N en 1951. Le premier coup d’État, en 1960, met fin au règne du Parti démocrate. Le leader du Parti Adnan Menderes est pendu. Les coups d’État militaires succèdent (1960, 1971 et 1980), qui ont marqué profondément l’histoire contemporaine de la Turquie : dans l’Etat tutélaire turc, le pouvoir non élu – militaire et judiciaire – se pose comme l’ultime gardien du régime contre des menaces fictives, mais en réalité contre le pouvoir élu. A chaque coup d’Etat, si les élites kémalistes cèdent la place aux élus, elles prennent en revanche des précautions constitutionnelles très subtiles, faisant en sorte que la bureaucratie et la justice notamment, restent incontrôlables par le pouvoir élu. Les « menaces » supposées sont les suivantes : L’instabilité politique, séparatisme (les Kurdes), les ennemis intérieurs (la gauche turque en pleine expansion pendant les années 1960 et 70), et les dangers venant contre la laïcité et contre certains principes constitutionnels. Et ces coups d’État ont tous été légitimés par le « nécessaire sauvetage de la démocratie ». C’est là un mécanisme astucieux pour mieux contrôler et briser l’élan démocratique de la société turque. Selon ce jeu, les dirigeants putschistes cédaient toujours leurs pouvoirs aux civils. Et parallèlement, c’est contre ces coups d’Etat que s’est développée toujours une indomptable volonté populaire en faveur de la démocratie.

En 2002, se produit un tournant majeur dans l’histoire contemporaine turque avec l’arrivée au pouvoir de l’AKP (islamo-conservateur) à la faveur de la très grave crise économique et de la corruption politique. Son leader populiste, Erdoğan, a su séduire une large part de la société délaissée par la classe politique établie et l’establishment. Issu d’un milieu social modeste, il sait utiliser le langage tant verbal que corporel, ce qui a contribué beaucoup au succès de son populisme et à son ascension au pouvoir. Sans aucun doute, la corruption ambiante a largement contribué à son succès. Condamné puis incarcéré pour un poème aux intonations islamistes qu’il avait déclamé en 1998 alors qu’il était maire d’Istanbul ; il joue et jouit de son image de martyr, opprimé par les milieux militaires et bureaucratiques kémalistes. L’AKP émane du mouvement islamiste, longtemps bête noire des élites kémalistes, du pouvoir militaire. Ils ont toujours voulu l’ostraciser du champ politique légitime. Et Erdoğan prend pour cible l’élite kémaliste et laïque, qu’il accuse d’avoir échoué à représenter les masses populaires, et d’avoir une attitude anti-démocratique.

Il propose un projet aux milieux modestes et conservateurs, exclus du partage du pouvoir, en se posant comme défenseur des masses et de la volonté populaire contre les « élites » occidentalisées. Grâce à son populisme, ses larges majorités parlementaires successives ont permis à Erdoğan et à son parti de modifier en profondeur les équilibres institutionnels, notamment de réduire le pouvoir institutionnel de l’armée dans le jeu politique au nom de la démocratie. Un événement majeur s’est produit en 2013, où son règne trompeur a subi une forte opposition. Deux millions de citoyens de Turquie sont dans la rue et protestent pour la défense du parc Gezi à Istanbul, contre son pouvoir affairiste et autoritaire. Fort de sa popularité électorale, Erdoğan, alors Premier ministre, rejette les revendications exprimées par les manifestants. Populiste-démagogue accompli, il oppose le « peuple » authentique aux çapulcu (hordes), en les stigmatisant. Ensuite il se fit élire comme président au suffrage universel direct. Et c’est surtout après le coup d’État raté de juillet 2016 que commence sa répression féroce et systématique avec la mise au pas de la fonction publique par les purges massives. Saisissant la grande occasion inattendue, le soir de la tentative de coup d’État il appelle le peuple à « prendre la rue pour résister à la tentative de coup d’État. » Le peuple affronte les putschistes au péril de leur vie. Et Erdoğan a piloté la colère populaire pour mettre en place son régime autoritaire. La réforme constitutionnelle adoptée par référendum en avril 2017 à une courte majorité ouvre la porte à la concentration des pouvoirs dans les mains du Président. Il fait disparaitre le poste de Premier ministre. Désormais, lui seul, le chef de l’État, forme le gouvernement en monopolisant le pouvoir exécutif. Il exerce son pouvoir comme un autocrate sur son parti, sur ses fidèles et sur l’Etat.

Depuis sa fondation, la Turquie à un problème que l’on peut qualifier d’existentiel : « le problème kurde ». Car l’avenir de la démocratie turque est lié à ce problème. L’insurrection armée kurde menée par le PKK (Le Parti des travailleurs du Kurdistan), fondée par Abdullah Öcalan en 1978 a réussi à briser le tabou national sur la réalité kurde. Et pour la première fois l’Etat turc a accepté officiellement de nommer « Kürt sorunu/ la question kurde ». Cette acceptation évoque une autre réalité ; l’un des échecs historiques du kémalisme. Le HDP (Parti démocratique des peuples) est le dernier parti pro-kurde qui a dépassé le seuil éliminatoire de 10 % aux élections et obtenu des députés (67 sur 600 en 2018). Il a réussi à s’ancrer durablement dans la vie politique turque. C’était un grand défi lancé à Erdogan, le privant de majorité absolue. Erdoğan ne le lui a pas pardonné. Il a donné le feu vert à la Cour constitutionnelle pour entamer un procès contre lui ; « complicité avec le PKK ». Et la Cour a validé l’acte d’accusation, qui réclame sa dissolution pour atteinte à l’unité de la Nation et son bannissement de la vie politique, pour cinq ans. Selahattin Demirtaş, leader du HDP, est en détention depuis 2016. Depuis cette date, de nombreux parlementaires du HDP ont été incarcérés. Plusieurs dizaines d’élus locaux du parti ont été démis de leurs fonctions, et remplacés par des administrateurs nommés par Erdoğan lui-même. En 2019, l’opposition unie emporte les élections municipales dans les grandes villes, dont la grande métropole d’Istanbul. Encore une fois, les voix kurdes ont privé Erdogan des mairies d’Istanbul-métropole et d’Ankara, la capitale, où HDP continue de peser même sans candidats, en faisant voter contre l’AKP.

Et à l’heure actuelle, la Turquie traverse une crise économique et sociale sans précédent. L’inflation galopante, l’augmentation des prix, astronomique, la dévaluation de la monnaie turque sont quasi quotidiennes. Les déçus de l’AKP cherchent désespérément un changement, ce qui nourrit les espoirs de l’opposition. Dans une telle dégradation générale il y a une atmosphère de violence entretenue pour préparer la société à de nouvelles scènes de violence. Contre qui ? contre les Kurdes, les Alévis, les immigrants venus de Syrie. Y a-t-il des limites à l’autoritarisme d’Erdoğan ? Tandis qu’une opposition élargie se prépare sous la grande initiative de Kılıçdaroğlu, le leader du CHP historique, on parle d’une élection anticipée. Est-ce que Erdogan acceptera le verdict des urnes ? L’AKP d’Erdoğan est arrivée au pouvoir par la voie des urnes, en parvenant même à surmonter plusieurs obstacles dressés par le système hérité du dernier coup d’Etat militaire 1980 et il avait même obtenu l’ouverture de négociations d’adhésion avec l’Union européenne. Après avoir vécu ces épreuves, Erdoğan se prépare-t-il à instaurer un régime véritablement autoritaire conduisant à la fin d’une démocratie fragile et toujours sous surveillance ? Cette possibilité n’est pas tout à fait exclue. On parle même d’une possible guerre civile dans le pays. Après le mouvement de contestation de Gezi en 2013, qui avait été réprimé, faisant huit morts, le 25 avril 2022, Osman Kavala, l’homme d’affaire philanthrope, une autre bête noire du président Erdoğan, accusé de « tentative de renversement du gouvernement », a été condamné à la détention à perpétuité sans possibilité de réduction de peine. Et les sept autres accusés, des intellectuels et militants ont été chacun condamnés à dix-huit ans de prison.

Le populisme d’Erdogan sait jouer sur les symboles pour galvaniser sa base électorale, surtout contre l’Occident. Voici son dernier grand exploit : en 1934, Atatürk désaffecte le lieu de culte de Sainte Sophie de Constantinople (à İstanbul, Ayasofya pour les Turcs), le transformant en musée ; ni cathédrale ni mosquée. Par ce geste, Atatürk a envoyé ce message à l’Occident, qu’il a adopté comme son modèle : la Nouvelle Turquie a renoncé à son passé ottoman. C’était un geste fort. Et au fil des années, seuls certains milieux marginaux, nostalgiques du passé ottoman réclamaient sa réouverture, en mosquée. N’oublions pas que la « Nouvelle Turquie » d’Atatürk est née de l’effondrement de l’Empire ottoman pluriethnique lors de la Première Guerre mondiale. Et chez le fondateur de la République, le mépris idéologique affiché vis-à-vis du passé ottoman était aussi un symbole fort. C’est lui qui a décidé d’établir la nouvelle capitale à Ankara, au cœur d’Anatolie, au détriment d’Istanbul. Et voici que le président Erdoğan, en annulant une décision gouvernementale datant de 1934, a annoncé un vendredi (le 13 juillet 2020) l’ouverture de l’ex-basilique Sainte-Sophie à Istanbul aux prières musulmanes. Cela a créé des tensions à l’échelle internationale. Malgré son statut de musée, les activités liées à l’Islam s’étaient multipliées à l’intérieur de Sainte-Sophie depuis l’arrivée d’Erdogan, avec notamment des séances de lecture du Coran ou des prières collectives sur le parvis du monument. Sa décision n’est donc pas anodine. Elle envoie un signal très fort aux nostalgiques de l’Empire ottoman et surtout aux milieux islamo-nationalistes qui réclament depuis des années la fermeture du musée. Erdogan espérait ainsi remobiliser sa base électorale dans une période de crise économique profonde, et aussi en faire un moyen de diviser un peu plus l’opposition qui est partagée sur cet événement. Depuis plusieurs années, Istanbul, capitale économique du pays, est devenue l’un des bastions des anti-Erdoğan. Comme on sait, en 2019, ce dernier y avait subi une défaite historique lors des élections municipales. Cette décision a largement dépassé les frontières, a choqué plusieurs pays, notamment la Russie et la Grèce. Sainte Sophie comme symbole religieux ne concerne pas que l’histoire ottomane et turque : selon l’orthodoxie russe ancienne, Moscou est appelée la « Troisième Rome », comparée à la première Rome antique. Elle doit relayer Constantinople, qui est conquise par les Turcs. L’idée de « Troisième Rome » n’était qu’une belle légende fabriquée. Elle est reprise au XIXe siècle par un groupe d’intellectuels russes slavophiles qui s’attachèrent à célébrer la supériorité de la culture slave sur celle de l’Occident. Erdoğan et Poutine se sont toujours entendus à utiliser les symboles pour jouer à l’anti-occidentalisme. Cela peut toujours servir.

5. UNE DEMOCRATIE INTROUVABLE ?

Après l’effondrement de l’empire soviétique, un tournant idéologique s’est effectué chez certains intellectuels libéraux. Ils redéfinirent le concept de démocratie en lui attribuant une « mission ». Depuis l’invasion de l’Irak de Saddam par les USA, ils prêchaient même l’exportation de la démocratie par la force des armes. En France, on découvre les aspects néfastes de l’ « individualisme démocratique » et de l’ « égalitarisme » susceptibles de détruire les valeurs collectives, et même d’évoluer vers un nouveau totalitarisme. Les critiques marxistes et révolutionnaires insistaient sur l’apparence trompeuse de la démocratie libérale en plaidant pour une vraie démocratie à l’avenir. L’individu démocratique s’est vu comme un consommateur soucieux de son seul confort. On croit observer un individualisme anarchique avec ses revendications excessives, comme si la démocratie paraissait renverser toutes les relations de pouvoir naturelles entre les individus.

La démocratie libérale qui passait pour le dernier grand acquis après la disparation du système soviétique semble traverser une crise profonde en Occident. On voit apparaître des tentations populistes et autoritaires. Donald Trump, au cours de son mandat présidentiel, n’a pas fait preuve d’une grande foi en la démocratie. Il a ravivé les symptômes de la guerre civile américaine. Il a pratiqué ouvertement un ethno-populisme qui frôle un racisme ouvert, en pleine contradiction avec les valeurs libérales de la démocratie représentative américaine. Comme si la démocratie la plus puissante du monde, celle qui se voulait un exemple et une inspiration pour le monde avait trahi sa mission. Qu’en sera-t-il en cas de réélection de Donald Trump, tout comme de l’élection, un jour, de Marine Le Pen, candidate d’extrême droite ? En France, les électrices et électeurs boudent les élections ; ce phénomène abstentionniste prospère. Le clivage droite/gauche semblait en voie de disparation. Face à une crise sociale, économique et environnementale, la démocratie libérale semble avoir perdu son pouvoir de séduction. L’euphorie européenne qui atteignit son zénith au lendemain de la chute de l’empire soviétique et qui a permis la réunification du continent européen se trouve aujourd’hui face à l’invasion ukrainienne par Poutine. Bref, il y un malaise profond de la démocratie occidentale.
Le mot démocratie est polyvalent. Est-elle un système, une institution ? un régime de consentement et de gouvernement ? ou un mouvement qui ne s’arrête jamais ? Sur ce débat de toujours on se réfère souvent à Tocqueville, à ce qui est devenu un livre-culte, De la démocratie en Amérique. Tocqueville essaie de concilier les idéaux d’égalité et de liberté après avoir constaté le conflit entre les deux. La « passion égalitaire » lui pose beaucoup de soucis pour le futur. En proposant sa description sociologique de la société américaine et son analyse du fonctionnement des institutions, imaginait-il que les contre-pouvoirs permettraient de combattre l’ « individualisme » et la « passion pour l’égalité » ? Il tirait des leçons et des avertissements de ses observations, destinés à la future démocratie française. Comment maintenir alors la démocratie dans l’ordre et dans la moralité, si elle est « désordonnée et dépravée, livrée à des fureurs frénétiques ou courbée sous un joug plus lourd que tous ceux qui ont pesé sur les hommes depuis la chute de l’Empire romain » ? ; Une société démocratique nécessite donc une cohésion, si celle-ci s’est rompue il faut la rétablir. Et si de la liberté politique naît une « servitude consentie », à qui la faute ? Tocqueville s’explique longuement au chapitre « Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre. ». Tocqueville, penseur du 19ème siècle, rêve d’une démocratie bien disciplinée contrôlée par les élites. Une sorte de régulation corrective, en vogue même chez certaines élites d’aujourd’hui.
Jacques Rancière, dans La haine de la démocratie cherche à comprendre pour quelles raisons les élites intellectuelles éprouvent une si grande méfiance pour le principe de démocratie : « Réfuter la discordance entre individualisme de masse et gouvernement démocratique, c’était démontrer un mal bien plus profond. C’était établir positivement que la démocratie n’était rien d’autre que le règne du consommateur narcissique variant ses choix électoraux comme ses plaisirs intimes. Aux joyeux sociologues postmodernes répondaient alors les graves philosophes à l’antique. Ceux-ci rappelaient que la politique, telle que l’avaient définie les anciens, c’était l’art du vivre ensemble et la recherche du bien commun ; que le principe même de cette recherche et de cet art était la claire distinction entre le domaine des affaires communes et le règne égoïste et mesquin de la vie privée et des intérêts domestiques. Le portrait « sociologique » de la joyeuse démocratie postmoderne signalerait alors la ruine de la politique, désormais asservie à une forme de société gouvernée par la seule loi de l’individualité consommatrice. Contre cela, il fallait avec Aristote, Hannah Arendt et Leo Strauss restaurer le sens pur d’une politique délivrée des atteintes du consommateur démocratique. Dans la pratique, cet individu consommateur trouve tout naturellement son identification dans la figure du salarié défendant égoïstement ses privilèges archaïques ». (Jacques Rancière, La haine de la démocratie, La fabrique éditions, 2005, p.30.) ».

Pour lui, ces critiques trouvent leur écho dans les raisonnements de Platon, premier grand détracteur de la démocratie, qui, lui aussi, dénonce l’individualisation des mœurs qu’elle produit : « Platon est le premier à inventer ce mode de lecture philosophique que nous déclarons propre à l’âge moderne, cette interprétation qui traque sous l’apparence de la société démocratie politique une réalité inverse : la réalité d’un état de société où c’est l’homme privé, égoïste, qui gouverne. (La haine de la démocratie, p.42) ». Platon ne diagnostique-t-il pas la faiblesse de la démocratie ? Mais quelle est la fonction réelle de la démocratie ? : « La démocratie n’est pas l’âge des individus ou celui des masses. La correspondance entre un type d’institution et un type d’individualité n’est pas la découverte de la sociologie moderne. C’est, on le sait, Platon qui en est l’inventeur. […] Autrement dit, l’idée que la démocratie est un régime de vie collective exprimant un caractère, un régime de vie des individus démocratiques, appartient elle-même au refoulement de la politique elle-même. […] La démocratie n’est pas un régime ou un mode de vie sociale. Elle est l’institution de la politique elle-même, le système des formes de subjectivation par lesquelles se trouve remis en cause, rendu à sa contingence, tout ordre de la distribution des corps en fonctions correspondent à leur « nature » et en places correspondent à leurs fonctions. (La Mésentente, Galilée, 1995, p.141-142.) ».
La politique commence quand l’ordre naturel de la domination et la répartition des parts entre les parties de la société sont interrompus par l’apparition du corps qui est exclu par la démocratie oligarchique. La « philosophie politique » commence avec la récusation platonicienne de l’apparence démocratique, elle n’est rien d’autre qu’oligarchique. Et quel remède par exemple contre l’abstentionnisme, signe de désaffection pour le système parlementaire électoral de nos jours ? Et si on remplaçait les élections par des « tirages au sort », propose Rancière ? Démocratie et système électoral représentatif, suffrage universel ne vont pas ensemble de soi ; c’est paradoxal. Car le suffrage donne aussi la possibilité d’élire n’importe qui. Si cela stimule les tendances démocratiques de la population, d’autre part, cela assure surtout la reproduction d’oligarchies dominantes. Une fois les oligarques de la politique au pouvoir, ceux-ci tentent de dépolitiser et de privatiser la sphère publique. Le paradoxe est que remettre en cause cette démarcation est une manifestation de vie politique et démocratique. Il ne faut jamais faire d’amalgame entre démocratie et république, car la république signifie le règne de la loi. Ce principe étatique tend à homogénéiser la population et donc à contrer l’initiative démocratique de l’individu. Pour ces raisons, il existe toujours une confusion dans les termes et il faut ressaisir les liens complexes entre démocratie, politique, république et représentation : « Il n’y a pas à proprement parler de gouvernement démocratique. Les gouvernements s’exercent toujours de la minorité sur la majorité. Le « pouvoir du peuple » est donc nécessairement hétérotopique à la société inégalitaire comme au gouvernement oligarchique… (La haine de la démocratie, p.59.) » La haine de la démocratie résulte de ce paradoxe. Au lieu de diagnostiquer cette réalité, on s’oriente vers de fausses pistes comme les maux de la civilisation, l’atomisation de la société, la montée de l’individualisme, le populisme, etc.

Rancière, à la suite de Platon, énumère les critères de supériorité qu’il nomme des titres d’autorité. Parmi ceux-ci, nous comptons la richesse, le savoir ou la haute naissance. Tous ces titres qui donnent accès au gouvernement sont fondés sur le statut social des gouvernants. Tous – sauf le septième titre, le tirage au sort, qui n’est « fondé sur rien d’autre, que l’absence de tout titre à gouverner ». L’élection est une procédure de sélection des gouvernants, inégalitaire. Qu’elle soit majoritaire ou proportionnelle, l’élection relève toujours de la désignation du « supérieur » pour gouverner les autres, une procédure inégalitaire de sélection des gouvernants. L’élection fonctionne alors comme un principe oligarchique de distribution des charges publiques et nullement comme « une forme démocratique par laquelle le peuple fait entendre sa voix » : La politique est anarchique ou n’est pas. Elle signifie l’anarchie, selon son étymologie grecque, « ce qui est sans commandement et commencement », mais aussi, et par extension, « ce qui est sans gouvernement et gouvernant ». Un tirage au sort, par exemple, comme procédure, ne connaît pas de supérieur pour occuper une charge publique. Il ignore la continuité établie par les titres d’autorité entre une position privilégiée dans la société et le droit à la gouverner. Il est aveugle aux distinctions sociales. Il va à l’encontre de l’idée que la politique, sous le couvert du bien commun et de la justice « démocratique » est l’affaire des « meilleurs ». Au contraire de l’élection, le tirage au sort permet de rompre la logique sociale qui réserve les charges publiques aux élites. Il ne redistribue pas seulement des positions au hasard, il compose aussi un corps politique aléatoire, un peuple sans archétype économique ou physique, un peuple anarchique.

Je pense que la lecture de Rancière nous renvoie à une autre lecture, celle de Simone Weil : devant la montée du nazisme elle a beaucoup réfléchi sur la stérilité de la réflexion sur les partis politiques, sur leur utilité, voire sur leur « suppression » possible. Pourquoi l’existence des partis nous semble-t-elle si évidente ? Le fait que l’on vit avec depuis longtemps peut-il être une explication ? En 1932-1933, elle se rend en Allemagne pour observer la situation politique. Pour elle, le nazisme n’est pas la création d’Adolf Hitler : c’est une maladie de l’âme moderne, qui a livré celle-ci au premier chef de bande venu. Elle y voit la tragédie se nouer, autant par la démission des élites bourgeoises que par la division entre les partis populaires ; Hitler encourage les ouvriers en grève, les communistes allemands les désavouent, et lui enfin les écrase. Elle voulait bousculer les idées reçues en provoquant le débat. En ce sens, « Notes sur la suppression générale des partis politiques » est actuel. Qu’est-ce qu’un parti ? « Le mot parti est pris dans la signification qu’il a sur le continent européen. Le même mot dans les pays anglo-saxons désigne une réalité toute autre. Elle a sa racine dans la tradition anglaise et n’est pas transplantable. Le parti ne peut exister que dans une institution d’origine aristocratique ; tout est sérieux dans une institution qui, au départ, est plébéienne. L’idée de parti n’entrait pas dans la conception politique française de 1789, sinon comme mal à éviter. Mais il y eut le club des Jacobins. C’était d’abord seulement un lieu de libre discussion. Ce ne fut [nullement] aucune espèce de mécanisme fatal qui le transforma. C’est uniquement la pression de la guerre et de la guillotine qui en fit un parti totalitaire ». (Simone Weil, « Notes sur la suppression générale des partis politiques », in Ecrits de New York et de Londres (1942-1943) V, Gallimard, 2019, p.399.) ».

Le parti politique est une machine à fabriquer de la passion collective, une organisation destinée à faire pression sur la pensée de ses membres. Un appareil exclusivement préoccupé de sa propre croissance, sans aucune limite. Après ces analyses, le verdict tombe : « Ils [les partis politiques] sont mauvais dans leur principe, et pratiquement leurs effets sont mauvais. La suppression des partis serait du bien presque pur. (Ecrits de New York et de Londres, p.412.) » Le parti, une machine bureaucratique, est la négation de la démocratie directe, sous l’apparence de la « volonté générale » à la Rousseau. Mais qu’est qu’une démocratie directe ? Simone Weil ne répond pas. Le fait que le nazisme a conquis le pouvoir par la voie légale et que le parti social-démocrate allemande et le parti communiste n’ont pas su l’empêcher augmentait sa méfiance à l’égard des partis politiques. Sur ce débat, rappelons que Serge Tchakhotine (contemporain de Simone Weil), a écrit Le viol des foules par la propagande politique ([première parution en 1939], Gallimard, 1992). Un livre qui est censuré en 1939 par le ministère français des Affaires étrangères, détruit en 1940 par les Allemands. Il traite de sujets similaires à ceux qu’aborde Simone Weil : démonter les mécanismes auxquels obéissent les foules, les masses et, plus généralement, la volonté politique et l’action politique. À partir de l’affrontement entre propagande nazie et résistance social-démocrate, il a analysé les raisons du fulgurant succès de Hitler et celles de l’échec de la démocratie.