« La guerre qui vient »
C’est devenu à peu de chose près un lieu commun, c’est devenu un sujet persistant dans les journaux : nous vivons à l’époque de la guerre qui vient ou, tout au moins, notre présent est hanté par la perspective d’une crise majeure qui pourrait conduire à la guerre. Nous pouvons même appeler par leurs noms les deux épicentres de cette ou de ces guerre(s) promise(s) : la mer de Chine méridionale d’une part et le Moyen-Orient de l’autre. Mais la banalisation de la guerre qui vient est, en réalité, un trompe-l’œil, une duperie : si en effet nous la prenions vraiment au sérieux, nous ne serions pas assis là à en discuter sereinement…
L’évocation banalisée de la guerre qui vient est devenue une sorte de rite de conjuration, une conduite magique, comme le montre le simple fait qu’elle ne conduit à aucune décision pratique ni à aucune action réelle. Ceci, je pense, moins parce que nous nous sentirions complètement impuissants face à une telle perspective que parce qu’elle défie, excède nos capacités imaginatives, j’entends nos aptitudes en termes d’imagination – je me réfère ici à Günther Anders qui analyse l’usage militaire du nucléaire comme une menace d’un nouveau genre du fait qu’elle rend la suppression de l’humanité comme espèce à la fois possible et inconcevable, inimaginable.
Nous pouvons exprimer l’hypothèse d’une troisième guerre mondiale, c’est-à-dire lui associer des mots ou la mettre en mots, tant les signes et les symptômes qui soutiennent une telle hypothèse s’accumulent dans le présent – seuls les somnambules qui arpentent le présent les yeux « grand fermés » ne les remarquent pas – mais l’accumulation de ces signes ne génère aucune intuition réelle de ce que les « promesses » d’un tel état des choses signifient. C’est nébuleux, ce n’est certainement pas le genre d’avenir vers lequel nous pouvons nous projeter.
Simplement, pour ce qui nous concerne nous, intellectuels, universitaires, chercheurs, ce n’est pas la seule raison pour laquelle nous pouvons coexister et cohabiter de façon relativement insouciante avec ce genre de déclaration prospective (« la guerre qui vient ») – je veux dire sans nous placer en état d’urgence. Il y a, je pense, une autre raison qui est propre à notre condition et dont les enjeux épistémologiques devraient être examinés de près dans l’esprit d’une forme d’inspiration nietzschéo-foucaldienne. Cette raison tient à ce qu’en tant que peuplade académique, nous avons des raisons particulières d’être réticents à penser à la guerre ou, pour le dire plus abruptement, à penser la guerre, non pas comme un objet passé ou une abstraction, une notion qui peut être détaillée et précisée de multiples façons (guerre civile, guerre totale, guerre populaire, guerre d’attrition, guerre nucléaire, Blitzkrieg, etc.), mais comme une condition présente ou imminente qui nous est imposée ; la guerre comme événement cataclysmique susceptible de nous souffler comme paille au vent, semblable à toutes les autres, de la même façon que les pêcheurs dans le maelström de la
« fable » sociologique que Norbert Elias construit à partir de la nouvelle d’Edgar Poe (« Les pêcheurs dans le maelström ») sur les différentes manières dont des êtres humains réagissent à une catastrophe (Engagement und Distanzierung). Nous sommes réticents à envisager une telle perspective car nous savons par instinct que dans une situation si totalement différente de celle à laquelle nous sommes habitués (la « paix sociale », aussi fragile et équivoque qu’elle soit), nous autres, intellectuels, risquons de perdre tous nos privilèges.
Je parle moins ici de privilèges matériels (ils importent aussi, bien entendu) que de privilèges symboliques. Car c’est un fait : en temps de guerre, à moins que nous ne nous transformions subitement en idéologues au service de l’un des deux camps ou en experts au service des politiciens et des militaires qui mènent la guerre, nous devons subir, en tant qu’intellectuels et universitaires, une foudroyante dépréciation. La guerre est le moment où la connaissance intellectuelle et universitaire perd massivement de sa valeur (comme, à sa suite, le statut des intellectuels et des universitaires) pour de nombreuses raisons : il apparaît d’abord que nous n’avons en général pas été meilleurs lanceurs d’alerte et analystes que les autres gens, toutes sortes de gens, quand les signes avant-coureur de la guerre à venir se multipliaient ; ensuite, que notre connaissance était inutile et impuissante face à la catastrophe qui a surgi ; enfin, qu’en tant que groupe social ou communauté reconnue, nous n’avons pas pesé lourd car nous étions divisés, indécis et inaptes à l’action concrète, politique.
La guerre est le moment où le mythe (l’illusion) du pouvoir intellectuel et universitaire et de l’autorité morale part en fumée. A la fin de cette épreuve très douloureuse, j’emprunte ici au contexte français de la Seconde Guerre mondiale, cette « image » éclate au grand jour – c’est aussi une pénible allégorie : dans le camp de concentration allemand de Buchenwald, il valait mieux être un bon coiffeur ou tailleur qu’un éminent spécialiste du Taoïsme (Henri Maspero, le père de l’éditeur anticolonial François Maspero) ou un remarquable sociologue (Maurice
Halwachs, l’ « inventeur » de la « mémoire collective ») – tous deux meurent, le coiffeur et le tailleur rentrent chez eux – peut-être...
La guerre est par excellence le moment où nous autres, intellectuels, universitaires, pouvons soit devenir des salauds (fascistes, nazis dans le contexte européen de la Seconde Guerre mondiale), soit des Luftmenschen acosmiques à l’exemple de Benjamin qui le devint à un point tel que son suicide à la frontière espagnole mit silencieusement un terme à ce processus de disparition, soit des pauvres diables humiliés, tel Henri Bergson qui dut se rendre au poste de police le plus proche de son domicile pour aller chercher l’étoile jaune qu’il devrait porter sur son pardessus… Certains d’entre eux deviennent des héros – ils sont rares – Jean Cavaillès, un jeune philosophe des mathématiques brillant, fusillé par les nazis parce qu’il était communiste et résistant.
Ce sont, à mon avis, toutes les raisons pour lesquelles nous, intellectuels et
universitaires, sommes, plus que toute autre catégorie sociale, tentés sinon incités à nous mettre la tête dans le sable lorsque les rumeurs de guerre deviennent assourdissantes. Nous sommes les enfants gâtés de la paix, de n’importe quelle paix, des plus douteuses aux plus mal famées, pourvu que nos routines ne soient pas perturbées, que nos articles soient publiés, que nos « missions scientifiques », voyages à l’étranger et conférences internationales ne soient pas mis en péril. La guerre est bruyante et chaotique, elle prépare des lendemains incertains, et nous détestons tout cela en raison des stocks de livres non lus qui s’empilent sur notre table de
nuit et de cette imminente promotion tant attendue.
Ce sont là quelques-unes des raisons très sérieuses pour lesquelles nous tendons spontanément à détourner notre attention de la guerre, non seulement comme « actualité », question présente, mais aussi comme objet de notre recherche, comme quelque chose que nous devrions, en tant que diagnosticiens du présent, affronter, problématiser et conceptualiser.
C’est bien entendu aussi une question de relation au temps, en tant que catégorie existentielle : notre milieu naturel et vital est la durée, la continuité, l’habitude, la répétition. Nous sommes totalement allergiques à la guerre pour cette raison même, qui n’a rien de commun avec la morale ou la décence : nous la détestons parce ce qu’elle dévaste et bouscule le cours réglé du temps, place l’histoire sous le signe de l’exception, de l’incertitude, consiste en une succession d’instants susceptibles de faire tout à coup bifurquer l’histoire – Verdun, Pearl Harbor, Stalingrad, etc. Nous la détestons pour cela – une raison très égoïste, en réalité.
Le plus drôle dans tout ça, si l’on peut dire, c’est que plus nous devenons « globalisés », mobiles, nomades, immunisés contre le décalage horaire, dans le contexte de la mondialisation de l’Université, moins change notre attachement aux illusions de la paix mondiale. Nous nous en tenons à nos routines, nous ne pouvons pas vivre sans Internet, Google ou Facebook qui rendent notre mobilité dépendante de la Silicon Valley et de Science Park , au point que nous en venons tout naturellement à voir l’accès à ces moyens de communication l’un des tout premiers articles des droits humains au temps de la globalisation. Les moeurs et manières universitaires ont
tendance à s’homogénéiser partout sur la planète et l’anglais global ouvre un boulevard à nos conversations. C’est aussi, bien sûr, l’une des raisons pour lesquelles nos rencontres universitaires ont toujours lieu là où la fable du monde en paix fait encore valoir ses droits, plutôt que là où notre immunité est menacée – donc ici, à Hsinchu, plutôt qu’à Lubumbashi, Bir Zeit ou Tegucigalpa, au Honduras. Notre mobilité universitaire est très sélective et allergique à tout ce qui nous rappelle la guerre (guerre civile, agitation sociale…).
Tout cela est très paradoxal, puisque nous sommes censés être, comme je l’ai dit en référence à Foucault, non seulement des experts en diverses choses du passé ou espaces culturels étrangers mais avant tout, peut-être, des diagnosticiens du présent. En tant que tels, nous devrions nous forcer à ne pas détourner le regard de l’oeil du cyclone quand celui-ci frappe le présent. Pourtant, quand la guerre est dans l’air, c’est un test que les universitaires passent rarement. C’est pourquoi nous parlons ici de toutes sortes de questions très importantes – excepté de « la guerre qui vient ». Dans son livre Epistémologies du Sud, Boaventura de Sousa Santos soulève la question de ce qu’il appelle la « sociologie de l’ignorance volontaire ». Je l’appelle le manque systématique et sélectif d’attention, la distraction structurelle. Je pense qu’en ce qui concerne la guerre, nous devrions nous appliquer à nous-mêmes la notion mise en avant par Boa.
Je suis sensible à cette question car je ne viens pas de la planète académique, j’appartenais, à l’origine, à une autre tribu, une tribu des catacombes, à une culture révolutionnaire minoritaire et on m’y a appris que la guerre est inséparable du capitalisme, que la paix est toujours, dans une certaine mesure, un prétexte, une imposture. C’est ce que j’ai appris des textes alors révérés de Lénine, Trotsky, Rosa Luxemburg et quelques autres, traitant de la guerre. Analyser, garder notre indépendance et tenter de survivre politiquement sans épouser aucune cause nationaliste ni aucun esprit de bloc/camp – tels furent les premiers commandements de notre conviction révolutionnaire. A ce sujet, vous pouvez par exemple lire La faillite de la Deuxième Internationale de Lénine et les articles que Trotski a écrits à la veille et au début de la Seconde Guerre mondiale. Une littérature très exotique pour Taïwan, je sais.
Contrarier notre inclination naturelle – la distraction face à la guerre – cela requiert, comme présupposé, un mouvement volontariste, un tournant, eine Kehre dans le jargon heideggerien. Nous devons nous détourner de notre activité trépidante habituelle afin de faire face à ce qui « nous regarde », la Gorgone de la guerre – pour le moment présent, ce fait compact et massif : les Etats, les Etats en première ligne dans les zones de conflits et de crises que j’ai indiquées précédemment au premier chef, mais pas seulement, sont engagés dans un processus de réarmement interactif ou accélèrent le développement de leurs capacités militaires ; ils sont lancés dans une compétition pour la préparation d’armes sophistiquées, d’armes de destruction massive, d’armement nouvelle génération, etc. Ils sont empêtrés dans ce processus non seulement en raison des effets automatiques de la course aux armements ou des motifs économiques – mais aussi et surtout parce que la possibilité d’un conflit militaire, local, régional, global est maintenant à l’ordre du jour pour toutes les parties impliquées. C’est un tournant politique et historique. Bien entendu, la course aux armements n’a jamais cessé mais nous avons subrepticement été capturés et pris dans un nouveau « récit » susceptible de se pétrifier en une nouvelle époque dominée par le fracas des armes.
A l’époque de la guerre froide, même au moment où la course aux armements atteignait son point culminant, une sorte d’idée régulatrice était communément partagée – l’idée que le « mécanisme » de dissuasion nucléaire était efficace, effectif et qu’il constituait en dernier ressort ce sur quoi les populations pouvaient compter pour leur protection – ce qui rendait impossible une conflagration générale – l’époque, donc, du supposé équilibre de la terreur.
Nous sommes passés à un autre récit : ce verrou mental a sauté ; rien, aucune option militaire ne peut être exclue, comme le montre de façon éloquente le « cas » nord-coréen. Il apparaît soudainement que tout ce qui semblait impossible hier est aujourd’hui possible, puisque de nouveaux termes sont apparus dans la « conversation » » comme le dirait Walter Mignolo. Ainsi : : « Nous devons résoudre le problème nord-coréen », ce genre de pensée instantanée par tweet.
Il suffit de feuilleter les journaux pour mesurer la vitesse à laquelle les choses ont changé. L’impression qui s’en dégage est que les pièces du puzzle se mettent en place de plus en plus vite : jour après jour le visage de la Gorgone devient plus reconnaissable.
Esquissons brièvement l’image de ce qui fait que l’actuel statu quo en Asie orientale et dans le Pacifique est de plus en plus fragile et instable. Comme l’a souligné Naoki Sakai, l’hégémonie américaine telle qu’elle a été instaurée après la Seconde Guerre mondiale, dans cette partie du monde en particulier, est en train de céder. Ceci, en premier lieu en raison de l’émergence de la Chine en tant que puissance régionale. Cette obsolescence de l’hégémonie américaine est particulièrement perceptible non seulement au niveau de la concurrence économique mais aussi et surtout en termes idéologiques : le système politique et le mode de vie américain constituent de moins en moins un modèle pour la population de cette région. A de nombreux égards, les Etats-Unis ne peuvent pas se permettre de faire perdurer et assurer les bases
de la Pax Americana dans la région. L’élégant « fils de pute » que Rodrigo Duerte a adressé à Obama il y a quelques mois constitue, parmi beaucoup d’autres signes, un parfait marqueur de cette nouvelle situation.
Mais, ce n’est pas pour autant la fin de la Pax Americana et de l’hégémonie américaine dans le Pacifique et l’Asie orientale. L’affaiblissement des Etats-Unis engendre des tensions croissantes avec les puissances rivales dans la région, au premier rang desquelles la Chine.
L’équilibre du pouvoir, des forces entre les puissances rivales est instable ce qui, à son tour, alimente la course aux armements. C’est un cercle vicieux et une bombe à retardement, une situation extrêmement dangereuse pour une raison distincte : les Etats-Unis, en tant que puissance en déclin, dominent encore l’Asie et le Pacifique, et de loin, en termes militaires et n’ont aucune intention de battre en retraite. Quelques chiffres, un peu au hasard, à ce sujet :
hélicoptères : Etats-Unis : plus de 6000, Chine : 802. Forces aériennes : je cite un récent article du correspondant de l’AP à Pékin : « Chacune des deux armées de l’air [celle de la Chine et des Etats-Unis] cherche à moderniser ses appareils, même si l’introduction de F-22 et F-35 de cinquième génération place les Etats-Unis en avance pour plusieurs années ». Marine : les Etats-Unis possèdent 10 porte-avions, la Chine un seul (un autre est en construction). Ogives : la Chine possède un stock d’environ 260 ogives nucléaires pour des missiles balistiques terrestres ou maritimes et les Etats-Unis environ 1740 déployés pour être lancés par les mêmes moyens. La Chine n’a pas combattu dans un conflit hors de ses frontières depuis qu’elle a envahi le Vietnam en 1979 et ne fait pas partie d’une alliance militaire ni d’un pacte comparable à l’OTAN. Que ce soit diplomatiquement ou politiquement, elle est clairement isolée en Asie orientale.
C’est pourquoi la situation actuelle est si dangereuse. Il y a une tension croissante, une
divergence grandissante entre le délabrement de l’hégémonie américaine, d’une manière générale et dans cette zone en particulier, et la persistance de sa supériorité militaire. Ceci d’autant plus que les élites dirigeantes et les militaires aux Etats-Unis savent très bien que le temps n’est pas leur allié : « L’armée américaine domine toujours en Asie mais la puissance de la Chine va croissant » – tel était le titre de l’article dans lequel j’ai emprunté les chiffres mentionnés à l’instant. En termes politiques, c’est une bombe à retardement. Voyez comment Trump a remporté
l’élection en préconisant une nouvelle forme d’isolationnisme puis, à peine quelques mois plus tard, a bombardé la Syrie, s’est vanté d’envoyer une « armada » au large de la péninsule coréenne et a commencé à jouer avec les allumettes comme un enfant turbulent en menaçant la Corée du Nord…
C’est un nouveau sentiment largement partagé par l’opinion publique en Occident, plus peut-être et paradoxalement, qu’en Asie orientale : ces dirigeants indisciplinés peuvent très bien être pris d’un accès de folie furieuse, ce qui fait que nous sommes devenus les otages de ce nouveau récit obsédant – « La guerre qui vient »…
L’escalade des tensions entre les Etats-Unis et la Chine est contagieuse, elle alimente les tensions locales et régionales, entre la Chine et le Japon notamment, encourage les dirigeants néo-nationalistes et revanchards du Japon à se réarmer et à montrer leurs muscles, incite les politiciens frivoles et opportunistes qui dirigent actuellement Taïwan à jeter de l’huile sur le feu sur le plan des relations avec la Chine continentale. Ces tensions créent une dynamique globale de course aux armements, de conflits diplomatiques, de démagogie nationaliste, elles poussent au crime toutes sortes de faibles d’esprit, de politiciens irresponsables et amateurs, d’escrocs et de cyniques.
Comme chacun sait, l’une des conditions pour qu’une guerre se déclenche c’est que de nombreux facteurs de différents types se combinent et provoquent un effet de catalyse – par exemple la Première Guerre mondiale : crise générale du système européen d’Etats nationaux, concurrence navale entre la Grande-Bretagne et l’Allemagne, tensions dans les Balkans, ambitions revanchardes de la France – tous ces facteurs ont dû se combiner pour que la guerre éclate. Mais, inversement, plus les protagonistes adhèrent au nouveau récit (la guerre comme problème grave auquel chacun devrait se préparer), plus ils contribuent à la conversion de ce récit en réalité. C’est exactement au point où nous en sommes en Asie orientale : le récit qui
traite de la guerre qui vient devient de plus en plus consistant, de plus en plus crédible, du fait que les élites dirigeantes des différentes puissances qui ont leur mot à dire dans la crise actuelle, qu’elles soient locales ou non, sont de plus en plus enclines à le justifier et à le soutenir. C’est un problème classique : prophétie auto-réalisatrice, narration anticipative, etc.
Il est une chose qui est particulièrement dangereuse – quand l’un (ou plusieurs) des
protagonistes d’un conflit à entrées multiples n’a aucun doute sur le fait que son (ses) adversaire(s) vise(nt) non pas tant à établir (sa) leur supériorité à ses dépens qu’une seule et unique chose – son anéantissement, sa destruction totale, sa disparition forcée, sa mort. C’est ce qui fait la singularité du conflit entre le régime nord-coréen et les Etats-Unis, l’Occident, le Japon et la Corée du Sud. Les dirigeants nord-coréens sont convaincus que la seule hypothèse de travail que les Etats-Unis et leurs partisans prennent en considération est celle de l’effondrement de leur régime et, du même coup, celle de leur anéantissement politique et vraisemblablement physique. Le conflit qui les oppose à leurs adversaires est placé selon eux sous une condition générale de vie et/ou de mort, indépendamment des vicissitudes probables de ce conflit interminable.
L’impartialité nous porte à admettre que sur cette question, à défaut d’autres, ils ont parfaitement raison : la seule option que l’administration américaine n’ait jamais prise en considération, depuis la fin de la guerre de Corée, est celle de l’effondrement du régime communiste et de la réunification du Nord et du Sud sous leur tutelle – une combinaison de deux modèles : la colonisation démocratique du Japon après la Seconde Guerre mondiale et l’absorption de l’ancienne Allemagne de l’Est par celle de l’Ouest. Depuis le début de ce siècle, la façon dont les Etats-Unis et leurs alliés ont « traité » les Etats soi-disant voyous d’Irak, de Syrie et de Libye a conforté les
dirigeants nord-coréens dans leur conviction qu’ils n’avaient rien à attendre des
« négociations » avec leurs ennemis – rien d’autre que du bluff, du chantage, de la mauvaise foi.
Je dois souligner ici que la situation de la Corée du Nord est sans précédent : aucun de ses ennemis, pas même la Corée du Sud, ne doit faire face au même genre de menace mortelle qu’elle. Etant donné qu’ils sont dotés de ration, contrairement à ce que l’habituel récit tératologique occidental/japonais dit sur/de la Corée du Nord, et qu’ils ne sont pas de mauvais joueurs de poker, les dirigeants nord-coréens savent que leur seule option est l’équilibre de la terreur. C’est la raison pour laquelle ils ont développé l’arme absolue de la terreur – l’arsenal nucléaire – forts de l’expérience de l’histoire qui leur a été enseignée par ceux-là même qui aujourd’hui les traitent de voyous et de barbares…
Les Etats-Unis ont appris à parler avec leurs anciens ennemis mortels en Asie orientale, non seulement le Japon, bien sûr, qu’ils ont transformé en leur animal domestique démocratique et en leur meilleur allié, mais, aussi, la Chine et le Vietnam. Ils ont appris à dissocier les intérêts divergents et les postures de la guerre ouverte. Cela va sans dire, les Etats-Unis sont, à l’égard de la Chine, dans la même position et le même état d’esprit que l’était Staline, après la Seconde Guerre mondiale, à l’égard de l’Allemagne – son amour de ce pays était tel qu’il se réjouissait qu’il puisse exister non seulement une mais deux Allemagne-s, ils aurait même été encore plus heureux si elle avait pu être fragmentée en davantage de morceaux – que cent Allemagnes s’épanouissent !
De la même manière, les Etats-Unis s’accommoderaient plutôt bien d’une
« multiplication » de la Chine (sous la forme d’une division, évidemment), notamment, dans l’hypothèse où se réaliserait le scénario béni d’un effondrement du régime communiste… Les Britanniques auraient même leur part du gâteau – au Tibet, probablement, pour lequel ils ont toujours eu une faiblesse – un lot de
consolation pour la perte à tous égards injuste et regrettable de Hong Kong… Mais cette façon d’envisager leurs relations conflictuelles avec le pouvoir croissant qui les défie, en Asie orientale comme à l’échelle mondiale, est pour les Etats-Unis très différente de la façon dont ils perçoivent le problème nord-coréen – une nuisance à « prendre en charge » au plus vite, en sabir trumpien, un mal voué à être, d’une manière ou d’une autre, éradiqué.
C’est bien là le dernier mot de la démocratie mondiale, à son stade terminal : elle est devenue si démocratique, si emphatiquement et démesurément démocratique, qu’elle se sent absolument en droit d’anéantir ce qui ne se plie pas à sa propre définition du gouvernement des vivants. C’est la une présomption détestable, car dans
une telle situation, le pouvoir d’Etat qui s’est vu qualifié de voyou et de hors-la-loi est
fortement incité à passer à l’offensive et à jouer le tout pour le tout.
Tout le monde ou presque a vu le film classique de John Huston, Le trésor de la Sierra Madre, adapté d’un roman de Bernard Traven. C’est l’histoire de deux aventuriers américains qui ont entendu parler d’une mine d’or perdue dans une sierra reculée du Mexique, la Sierra Madre. Ils ont pour guide un chercheur d’or qui connaît bien la région – c’est une entreprise extrêmement périlleuse à cause des bandits locaux et dangers de toutes sortes. A la fin, ils trouvent bien quelque
chose, un gisement d’or duquel ils extraient tout ce qu’ils peuvent. Et c’est le moment où les choses commencent à mal tourner. Dobbs (Humphrey Bogart), l’un des chercheurs d’or, devient paranoïaque, il est persuadé que ses compagnons ont l’intention de le tuer afin de lui voler sa part. C’est la raison pour laquelle il anticipe et les tue tous les deux avant, bien sûr, d’être à son tour tué et volé par les bandits. Tuer pour ne pas être tué, prendre l’initiative pour ne pas tout perdre. C’est là que le film de Huston se révèle être une fable qui peut nous aider à penser Kim Jong-un et son régime. La différence néanmoins est que la suspicion de Dobbs est probablement sans fondement – ses deux compagnons ne complotent pas pour le voler – c’est simplement la soif de l’or qui l’a rendu fou. Alors que si Kim est tenté de jouer le tout pour le tout, c’est que sa suspicion envers les chercheurs d’or démocratiques mal intentionnés est tout à fait fondée ; c’est toute la différence entre le film de Huston et le scénario d’aujourd’hui, une différence qui, naturellement, rend les choses encore plus dangereuses…
Ce qui est très révélateur du changement, du tournant actuel, c’est que des choses qui étaient auparavant tabou, dans le discours public (je veux dire dans la bouche des politiciens, des journalistes, des experts), des choses comme l’utilisation tactique des armes nucléaires, sont devenues l’objet de toutes sortes de spéculations et de calculs ouverts, se sont banalisées comme si elles faisaient simplement partie du cours normal des choses, plutôt que relever d’inflexions et de décisions politiques.
C’est exactement le même processus que celui qui est à l’oeuvre dans la « libération » (la « désinhibition ») de déclarations, de paroles, d’insultes xénophobes, racistes et suprématistes – et les gens se contentent de l’observer, comme s’il s’agissait d’un phénomène du même ordre qu’une tempête ou une inondation.
Il me semble qu’à l’époque où E.P. Thompson mettait en garde contre ce qu’il appelait « l’exterminisme » nucléaire (dans un ouvrage collectif intitulé en français L’Exterminisme. Armement nucléaire et pacifisme et publié en 1983, à l’époque de ce qu’on a appelé en Europe la crise des Pershing-SS20, des missiles américains contre des missiles soviétiques en Europe Centrale, l’OTAN contre le Pacte de Varsovie), la situation était très différente : les dirigeants des superpuissances travaillaient activement à rendre l’Europe otage de leur course aux armements, mais prétendaient dans le même temps que la guerre nucléaire n’était pas une option, seulement un moyen de dissuasion du même genre qu’un jeu diplomatique musclé ou un bluff.
La situation actuelle est bien différente : tout le monde parle d’options nucléaires,
en particulier dans le contexte de la dite crise coréenne, mais tout le monde sait à quelle vitesse un conflit armé en Corée pourrait changer d’échelle et affecter toute l’Asie orientale. Il semble que tout se déroule aujourd’hui comme si ce qui paraissait comme gravé dans les Tables de la Loi depuis l’entrée dans l’ère post-Hiroshima/Nagasaki (Tu n’utiliseras pas la Bombe Nucléaire !) avait été effacé ou était devenu illisible. C’est, entre autres choses, ce que nous devons regarder droit dans les yeux. Nous savons en effet comment, en la matière, les récits peuvent facilement se transformer en actions et en faits. C’est ce qu’on pourrait appeler le paradigme du « Trésor de la Sierra Madre ». C’est pourquoi, nous devons également opérer un « tournant » et nous débarrasser de notre croyance naïve en la paix, une croyance qui est enracinée dans ce que j’appelle notre propre condition « immunitaire » », celle de notre « part » d’humanité, par opposition à la condition « d’exposition » de tant d’autres humains, infiniment plus nombreux que nous.
Mais ce n’est là, pourtant, qu’une partie de « l’histoire ». Car l’expérience nous a aussi enseigné que l’accumulation de séries de signes qui nous incitent à penser que la guerre vient ne signifie pas automatiquement qu’elle viendra, qu’elle est inéluctable. J’ai tiré le titre de cet exposé La guerre qui vient d’un essai publié par un dirigeant trotskyste français d’origine grecque, Michel Pablo/Raptis (un ancien membre du mouvement de résistance grecque contre les Allemands puis les Britanniques et, plus tard, un militant très actif de la cause de l’indépendance de l’Algérie).
Au moment où il a écrit ce livre, Pablo était persuadé que la guerre entre les Etats-Unis et l’Union soviétique était inéluctable et qu’elle aboutirait à une troisième guerre mondiale. Il a écrit ce livre parce qu’il pensait que les marxistes révolutionnaires devaient anticiper la période apocalyptique qui s’annonçait et tenter de lui
survivre politiquement afin de reconstruire un parti révolutionnaire sur les ruines de ce qui resterait du mouvement ouvrier et de la civilisation humaine. C’est de cette façon que les gens comme lui ou moi, quelques années plus tard, voyions les choses et je dois dire que cela ne me paraît pas plus puéril que la façon dont la plupart des intellectuels d’aujourd’hui les voient, même les prétendus radicaux, tous tendant plus ou moins à considérer ou en tout cas à faire comme si la paix spécieuse dont nous sommes les bénéficiaires était au genre humain un milieu naturel et durable comme l’est l’eau de mer aux morues et aux harengs.
Dans le même temps, il y a quelque chose que je ne peux pas nier : le pronostic de Pablo fondé sur la « science » marxiste s’est avéré faux, la troisième guerre mondiale n’a pas éclaté et nous avons survécu au bras de fer entre les Etats-Unis et l’Union soviétique. Comme vous le savez, dans l’histoire de l’après-guerre (la Seconde Guerre mondiale), diverses situations critiques se sont produites à tel point qu’ aux quatre coins du monde, l’homme de la rue était enclin à croire qu’une nouvelle conflagration mondiale était imminente : la guerre de Corée, la crise des missiles cubains, la guerre du Vietnam...
Et ça n’est pas arrivé. Ce n’est évidemment pas une raison suffisante pour croire que la dissuasion nucléaire constitue un moyen infaillible d’éviter les dangers de la guerre (c’est un refrain que l’on a beaucoup entendu au moment de l’élection surprise de Trump) – qu’il ne serait pas si important qu’un tel clown devienne Président des Etats-Unis, étant donné que les vraies décisions relatives à la paix et à la guerre appartiennent à des experts parfaitement professionnels travaillant dans les coulisses et connaissant leur métier – or, c’est loin d’être aussi simple – les partisans de la « méthode forte » face à la Corée du Nord sont nombreux actuellement, au plus haut niveau, dans l’administration états-unienne.
Mais d’un autre côté, les scénarios apocalyptiques, les prophéties cataclysmiques ne font pas de la bonne politique – Docteur Folamour est un bon film, une fable inspirée qui peut nous donner à réfléchir sur les armes nucléaires et sur la fragilité mentale des hommes d’Etat, ce n’est pas un guide qui pourrait nous être d’un grand secours pour décrypter la situation actuelle.
Pour ce qui concerne la rationalité, les régimes ou les modèles rationnels, il est très important d’affirmer que nous devons éviter les discours prophétiques, péremptoires ou trop assurés lorsqu’il s’agit de traiter de « la guerre qui vient » – ceci pour une simple et bonne raison : d’une manière générale, mais dans les conditions présentes en particulier, ce qui fait que « la guerre qui vient » devient ou non réalité, dépend de la combinaison (ou non) de tant de facteurs hétérogènes qu’elle est absolument imprévisible et l’approcher à travers la probabilité (je veux dire la théorie des probabilités en tant que matrice exemplaire de la rationalité) ne peut que nous disposer à être prêts au pire, qui semble certes nous être promis, mais qui en
réalité n’est jamais sûr. Ce qui est typique, de manière paradoxale, du genre de situation « d’avant-guerre » qui semble prendre forme dans cette partie du monde aujourd’hui, c’est qu’elle est condamnée à rester « ouverte », jusqu’à la toute dernière minute qui précédera - ou non - la conflagration.
C’est pourquoi, penser et se comporter de « façon rationnelle » dans une telle configuration signifie deux choses : d’une part refuser l’attitude quiétiste consistant à ne pas la prendre en considération, à croire aveuglément en la sagesse de nos dirigeants et hommes d’Etat, à faire confiance à la main invisible des principes rationnels et des lois de l’Histoire, etc. Et, d’autre part, être conscients qu’aucun modèle déterministe, en l’occurrence, ne fonctionne. Nous devons nous établir entre l’abattement et la distraction, trouver une position équilibrée entre les deux – plus facile à dire qu’à faire.
Je voudrais formuler deux brèves propositions en guise de conclusion :
D’une part, toutes sortes de signes tendent à indiquer que le processus mondial qui a conduit à la catastrophe européenne en août 1914 peut parfaitement être reproduit, à l’échelle de la planète, un siècle plus tard. Ce processus, tel qu’il a été décrit dans de nombreux ouvrages et, récemment, dans Les Somnambules. Eté 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre,un livre écrit par l’historien australien Christopher Clark, se caractérise, entre autres facteurs, par le fait qu’à un certain moment, à mesure que les tensions augmentent, les responsables politiques et les hommes d’Etat perdent le contrôle de la situation – exactement de la même manière qu’un conducteur perd le contrôle de sa voiture. C’est le moment décisif, l’inflexion fatale dans la montée des tensions, le saut qualitatif qui conduit à la guerre. Ce « modèle » est très différent de ce qui s’est passé au début de la Seconde Guerre mondiale, en Europe aussi bien que dans le Pacifique. Car, dans les deux cas, le déclenchement des hostilités fut le résultat de décisions concertées des dirigeants fascistes (l’invasion de la Pologne par Hitler, l’attaque surprise de Pearl Harbor). Si vous examinez attentivement les rapports de force, les nombreux protagonistes de toutes sortes qui sont impliqués dans les conflits et la crise actuelle, en Asie orientale comme au Moyen-Orient, si vous prenez en considération l’existence de nombreux maillons faibles parmi les gouvernants et les autres acteurs concernés, j’entends en termes de capacité de penser et de se comporter rationnellement au regard de la situation et de leurs intérêts, si vous observez la façon particulièrement grossière et inculte dont certains d’entre eux pensent les situations complexes, et sans parler des protagonistes de second rang – alors vous n’avez d’autre choix que de reconnaître que nous vivons encore, à cet égard, à ou dans la même époque que celle qui a conduit à la tragédie du 4 août 1914 – non seulement le début d’une guerre qui a duré quatre ans et coûté des millions et des millions de vies humaines, mais de surcroît l’effondrement
d’une civilisation, un désastre dont l’Europe ne s’est jamais vraiment remise. Vue sous cet angle (du danger représenté par les « maillons faibles » de la rationalité politique dans ce genre de situation ou d’époque), la présence d’un notoire agité du bocal à la tête de la plus grande puissance militaire et économique de la planète prend l’allure d’une sorte d’allégorie.
Enfin, la part la plus difficile du travail, pour les universitaires, consiste à résister à ce qui tend à mobiliser leurs esprits et à les transformer en intellectuels en uniformes, en taskforce intellectuelle au service de la propagande d’Etat, alors même que les tensions s’exacerbent, que la pression idéologique s’intensifie et que l’état d’exception dicte ses conditions. Dans de telles circonstances en effet, conserver son autonomie, en termes d’analyse et de jugement, est inséparable d’une dimension morale : penser à contre-courant et, davantage encore, faire des déclarations publiques contre le courant, quand les rassemblements hystériques et unanimes contre l’ennemi public numéro un du moment deviennent compacts, n’est pas tâche aisée – peu d’intellectuels et d’universitaires franchissent ce cap.
C’est ce que nous avons vécu en France au lendemain des attentats
commandités par l’Etat islamique en 2015 et après, et c’est exactement ce que nous aurions également à vivre, en Asie orientale, aux Etats-Unis ou en Europe dans le cas d’une confrontation directe entre les Etats-Unis (et ses alliés) et le régime nord-coréen ou d’un conflit entre la Chine et les Etats-Unis en mer de Chine méridionale.
La défection est un art noble, difficile et périlleux, mais d’un grand panache et d’une rare beauté. Viendra, plus tôt que nous ne sommes désireux de le penser, l’heure de le pratiquer.
Alain Brossat
Je remercie très vivement Sandrine Amy qui a traduit ce texte, issu d’une conférence prononcée à Taïwan en mai 2017, de l’anglais en français.
Photo d’illustration Henry Streatham©