La part de la plèbe . Entretien : Alain Brossat avec Alexandre Costanzo et Daniel Costanzo
Dans ta démarche, la politique est la catégorie centrale, et on la retrouve problématisée entre le carnaval des Tondues au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, – ces femmes sur lesquelles s’acharnaient les foules après la Libération pour avoir couché avec l’occupant allemand –, d’ouvrages sur le stalinisme, la mémoire des camps ou encore le territoire de la prison, cette étrange institution saisie comme une survivance de barbarie… Mais aussi au détour du serviteur qui ira vérifier face au maître le principe d’égalité et du « corps de l’ennemi » où tu suis les déplacements des discours portant sur la figure paradoxale du monstre politique dans nos sociétés. Aussi, en y regardant de plus près, on dira que le principal sillon semble être celui la « violence » cartographiée au détour de termes qui reviennent sans cesse (barbarie, désastre, sauvagerie, plèbe). Or cette « sauvagerie » est déployée entre d’un côté une déconstruction de la fable démocratique qui cherche à immuniser la société contre des figures de la violence ou de la souffrance et, de l’autre, dans un appel à une « résistance infinie » comme le portrait des contours incertains et parfois sauvages de la « politique qui vient ». Pourrais-tu dans un premier temps revenir sur cette tension ou du moins définir la singularité de ta démarche ? Mais aussi préciser ce qu’il en est des figures de l’ennemi qu’une société se fabrique ? Car au fond, il y a toute une série de personnages qui circulent dans ton œuvre entre les tondues, le prisonnier ou le criminel, le fou et la maladie, la plèbe, le terroriste ou le monstre politique, et ces personnages sont bien souvent les épouvantails que notre monde se donne comme les figures de l’ennemi.
J’ai l’impression que nous tournons un peu en rond, que nous ne sommes jamais vraiment sortis de ce qui a formaté nos premières indignations et nos premiers pas de côté, à l’adolescence, à savoir cette « idée », mais qui n’en est pas vraiment une, qui est plutôt une sensation première qui n’a jamais cessé de nous envelopper et qui adhère à nos méninges comme une espèce de glu, cette « idée », donc selon laquelle les sociétés dans lesquelles nous vivons, les régimes politiques qui y sont, semble-t-il, solidement établis sont (seraient) fondés sur un mensonge constitutif, constitueraient tout un domaine d’apparence ou plutôt un mode d’apparition et même d’auto-affirmation qui serait intrinsèquement et constamment fallacieux, abusif, illusoire. Que ces sociétés, ces régimes se définissent, se présentent, se légitiment en mettant en avant un certain nombre de positivités et que la charge de la posture critique ou des pôles de radicalité (que nous nous attribuons d’office) s’épuiserait au fond à détecter les éléments de négativité que recèlent, cachent, refoulent ces prétendues positivités.
Je dis que nous tournons en rond, parce que j’ai l’impression que, d’une génération à l’autre (une génération nous sépare), nous recommençons le même geste, avec des outils différents : avec Sartre et Marx, nous démasquions, dans les années 1960-70, pêle-mêle, la double morale de la bourgeoisie et le misérable miracle de la modernisation capitaliste ; avec Rancière et Badiou, vous vous êtes activés, au tournant du siècle dernier, à arracher le masque de la démocratie de marché ; vous avez dit, avec Rancière notamment : la vraie démocratie, ce n’est pas ça, c’est tout autre chose – bref, le présent politique est fondé sur l’entretien de ce mensonge perpétuel consistant à « nous » faire prendre des vessies pour des lanternes, un régime aux traits oligarchiques irrécusables pour la démocratie.
La question pour moi n’est pas tant de savoir si cette « idée » du mensonge constitutif sans cesse reprise par un nouveau bout est vraie, si elle permet des descriptions probantes et vérifiables d’un état de réalité – elle le permet assurément à plus d’un titre –, mais plutôt si elle n’appartient pas au registre de ces vérités qui enferment et qui empêchent la pensée de se renouveler, de se déplacer et de déployer de nouvelles puissances... Cette idée/sensation du mensonge originaire est-elle vraiment aussi forte qu’elle en a l’air, et n’y aurait-il pas moyen de s’en émanciper pour tenter de penser le présent sous d’autres conditions ? – voilà la question que je me pose.
Mais quel rapport, me direz-vous, entre cette question très générale et les questions plus circonstanciées que vous me posez à propos de mon travail ? Pour moi, ce rapport s’établit tout naturellement : l’habileté avec laquelle vous parcourez mes différents chantiers en les jalonnant à l’aide de quelques mots clés et motifs récurrents me conduit sans coup férir à cette question désolante : et si mon travail n’était pas, précisément, enfermé dans quelques présupposés jamais interrogés, dans quelques gestes devenus compulsifs et automatiques à force d’être répétés ? En effet, les personnages saillants que vous mentionnez – la tondue, le plébéien, le terroriste, l’émeutier, le migrant clandestin, etc., – sont, dans tous mes essais, les truchements, voire les otages, d’une présentation, plus ou moins dramatisée, de l’envers violent du décor qui entoure et met en valeur les positivités évoquées plus haut. Ils désignent un dehors constamment litigieux et énigmatique car toujours pris dans un agencement complexe d’exclusion et d’inclusion. L’idée étant au fond, et elle me vient entre autres de Foucault, que c’est paradoxalement sur les marges que se montre le cœur des choses, ou bien encore, dans ces « gestes obscurs » qui enferment le fou, criminalisent le clandestin, humilient la tondue que se dévoile l’effectivité du pouvoir ou le secret d’une situation. Et donc, on est toujours pris dans ce geste consistant à se déplacer vers les bords, vers les marges, à inverser l’angle de vue sur telle ou telle séquence passée ou présente pour arracher le masque, organiser la résistance dans le discours, perforer l’ordre des discours, dénoncer le tour fantasmagorique du « parler correct » dans nos sociétés pour produire des effets de vérité, des effets de retour du vrai faisant brèche dans la cuirasse du grand mensonge qui enveloppe toute réalité perçue aux conditions des positivités accablantes...
Telle est donc la question toute bête que je me pose – le geste critique ne subit-il pas un appauvrissement singulier, en référence au programme de « la critique » qu’esquisse Kant, lorsqu’il s’épuise pour l’essentiel à débusquer le mensonge et la violence du « système » – sous quelque angle que ce soit ? Ne sommes-nous pas trop exclusivement « critiques » en ce sens de la dénonciation et insuffisamment « artistes » au sens de l’affirmation pure ou de la création – de la présentation de nos propres positivités, là où nous aurions établi entre nous et le « grand mensonge » quelque chose comme une distance souveraine ?
En effet, notre description de ton œuvre était bien générale, et elle proposait un décor schématique en guise d’introduction pour te demander de fixer quelques gestes qui caractérisent ta démarche. Et tu indiques ces chemins, ces sillons, en effectuant un pas de côté, en écartant du moins ce que tu caractérises comme le thème du « mensonge constitutif » dans lequel se verrait piégée une adolescence de la pensée tournant à vide. On pourrait revenir sur cette appréhension des choses, mais tu parles de ce qui permet à la pensée de se renouveler, de se déplacer, de déployer de nouvelles puissances. Tu proposes de penser le présent sous d’autres conditions, d’inverser l’angle de vue sur telle ou telle séquence pour appréhender l’effectivité d’une situation, mesurer ces gestes obscurs, de se déporter vers les marges. Et ce seraient là des gestes humbles qui viendraient perforer l’ordre des discours, ouvrir des brèches. Mais précisément pourrais-tu nous donner des exemples de ces brèches dans ton œuvre, et du coup de ce qu’elles affirment comme puissances nouvelles ?
A vrai dire, puisqu’il était question de retravailler la question de la violence, je voulais essayer d’envisager sur de nouveaux frais la question de savoir à quel titre et sous quelle forme ce monde du présent dans lequel nous sommes immergés nous fait violence. Je voulais questionner cette sorte d’évidence molle selon laquelle la première des violences que ce monde nous ferait subir tiendrait au fait qu’il nous ment constamment et depuis toujours, ce monde, sur sa constitution, qu’il ne cesse, dans toutes ses dimensions, de se parer de titres qu’il n’a pas, d’usurper des mots glorieux ou puissants, de développer tout un théâtre de la représentation dont il nous faudrait, en bons platoniciens, dénoncer les illusions, les abus et les subterfuges. C’est bien cela, me semble-t-il, le paradigme négatif de cette démocratie planétaire contemporaine qui tenterait d’imposer ses titres à gouverner le monde et à être l’horizon indépassable de notre temps avec d’autant plus d’intolérance qu’elle serait le tout autre de ce qu’elle affirme être – une oligarchie réelle costumée en pouvoir du peuple.
Telle serait donc la première des violences que nous ferait subir ce monde-là, une violence qui, en vérité, recèlerait en puissance toutes les autres. Et telle serait, du coup, la situation originaire qui nous assignerait le rôle, je n’ose dire la mission ou le sacerdoce, de vouer nos forces à déchiffrer cette imposture et à la dénoncer. Mais le risque n’est-il pas alors que, nous attachant à cette position, nous entrions de notre propre gré dans un agencement où nous ne ferions que tenir notre rôle, celui de l’opposant ou de l’imprécateur, du rebelle, dans un dispositif général qui, quoique nous en ayons, nous aurait de toute éternité programmés à l’avance et inclus ? La question posée est assurément deleuzienne, elle est celle de savoir comment différer vraiment, et casser la machine « dialectique » qui assigne d’emblée sa place au négatif, à l’intérieur du système et à ses conditions. L’incapacité des protagonistes les mieux renommés de la critique contemporaine du « total-démocratisme » (Rancière, Nancy, Balibar…) à différer dans la langue d’avec cette violence que fait subir le régime oligarchique contemporain au mot démocratie, la condition un peu pathétique à laquelle ils se trouvent réduits de se présenter (se subjectiver ?) comme les promoteurs de la vraie démocratie contre ses usurpateurs n’est-elle pas le symptôme de cette difficulté à s’arracher à la force d’attraction de ce champ hégémonique dans lequel, disons, tout usager du mot « démocratie » a sa place – fût-il un contempteur véhément de la démocratie de marché et de ses horreurs ?
La question est donc tout à fait distincte : dans le contexte présent d’occupation du mot démocratie, au sens le plus violent du mot occupation, est-il bien sûr que nous n’ayons d’autre choix que de résister jusqu’à sa « libération », comme on résiste pour libérer un pays, un territoire occupé ? Est-ce bien ainsi que les choses se passent, lorsque des enjeux se cristallisent à la jointure du politique et du linguistique ? Ayant été longtemps un trotskiste de stricte obédience, je suis porté à oser ici une comparaison : des décennies durant, nous nous sommes battus pour disputer le nom du communisme aux staliniens qui l’avaient accaparé et le déshonoraient. L’issue de cette bataille où plus d’un a laissé sa peau n’a pas été celle que nous escomptions : si le destin a tranché, ce n’est pas en accordant sa faveur à l’un ou l’autre camp mais plutôt en dissolvant la situation sur le terreau de laquelle cette dispute faisait rage, en pulvérisant la question elle-même. Aujourd’hui, le mot communisme est un peu désoccupé, désoeuvré, dépeuplé autant au moins que le mot démocratie est surpeuplé, occupé à mort et surinvesti. Pourquoi n’en irait-il pas de même de la bataille qui fait rage aujourd’hui entre les défenseurs de la démocratie contre l’idéologie du « démocratisme » (Rancière, en écrivant La haine de la démocratie, défend la démocratie authentique contre les imposteurs de la démocratie de marché comme Trotsky faisait rempart de son corps devant Marx en écrivant Défense du marxisme où il dénonce les falsifications staliniennes) ?
A moins d’attribuer au mot démocratie un statut équivalent à celui du corps impérissable du roi (celui d’une substance suprasensible, une et indivisible, corps sacré de toute politique), on peut raisonnablement imaginer que, une nouvelle fois, c’est la configuration même de l’affrontement mettant aux prises des promoteurs du Nom de la Démocratie à d’autres, comme aux plus beaux temps de la Réforme, qui volera en éclats, le signifiant maître de toute cette empoignade devenant tout à coup indistinct, ayant perdu toute puissance et toute aura...
Ce modèle du changement de terrain (Althusser) substitué à celui de la résolution d’un « problème » (au règlement d’une querelle) dans les termes où ils sont posés est familier aux épistémologues. Il s’applique aussi à la sphère des débats politiques et les discontinuités qui s’y constatent ont pour corollaire la subite désaffection de mots puissants qui, la veille encore, apparaissaient comme d’incontournables opérateurs de toute pensée ou action politique.
Il me semble bien que ceux qui considèrent que la démocratie présente une unité substantielle et que celle-ci est de nature juridique (un corps de lois) et institutionnelle et que ceux qui se font les défenseurs de la démocratie contre ses détracteurs (supposés, en l’occurrence, dans l’essai de Rancière susmentionné) dont l’unité s’énoncerait en terme d’opération – une seule et même opération de présentation de l’égalité au rebours des « comptes » inégalitaires, indéfiniment réitérable au gré de l’hétérogénéité des situations – ont davantage en commun qu’ils ne divergent sur le fond. Ils pensent la politique en général sous le couvert et aux conditions de l’Un indivisible, d’une idéalité sans alternative, d’un concept dont la compacité efface les puissances du moléculaire et les virtualités du multiple.
De ce point de vue, les soulèvements arabes récents ont été un test probant. Face à la normalisation démocratique (ici aussi, le mot normalisation doit être entendu dans toute sa violence – les militaires égyptiens de l’ère post-Moubarak sont des Husak à la puissance 10) que les chancelleries et les supposées élites occidentales appellent de leurs vœux, toutes sortes de flux d’aspirations populaires, plébéiennes, juvéniles, féminines, d’intensités utopiques, hétérotopiques, millénaristes, etc., se sont manifestées, qui sont entrées en conflit plus ou moins frontal (violent, sanglant en Egypte, en tout cas) avec les visées des normalisateurs plus ou moins adoubés par les puissances occidentales. Dans ce contexte, le Nom de la Démocratie appartient à ceux qui organisent les élections générales, à ceux qui les emportent (les Frères musulmans !), à ceux qui entreprennent d’aligner la vie politique et institutionnelle de leur pays sur le supposé « modèle » de la démocratie occidentale, en y intégrant les particularités locales. Le Nom de la Démocratie appartient à ceux qui font profession de se mettre en conformité avec la normativité d’une politeia dont tout, dans le présent et le destin en Occident clament la crise et la déréliction. Tel est bien le piège implacable dans lequel les logiques du présent tendent à enfermer les énergies formidables qui se sont libérées, dans les pays arabes, au cours de l’année 2011.
Dans un tel contexte, n’est-il pas évident que le pur et simple Nom de la Démocratie échoue à nommer l’ensemble de ces gestes, mouvements, actes, paroles, affects qui constituent la part ingouvernable et adversative à la normalisation de ce processus ? Faire des jeunes révolutionnaires de la Place Tahir qui ont immédiatement discerné dans l’opération électorale une tentative d’interrompre le mouvement, un geste thermidorien, des « démocrates radicaux », voire des démocrates qui s’ignorent, n’est-ce pas passer radicalement à côté de ce que ces intensités comportent de diversité, d’indétermination, de variabilité ? La vie politique, lorsqu’elle comporte un élément de nouveauté, lorsqu’elle produit des déplacements effectifs, lorsqu’elle fait événement bouscule aussi les nomenclatures les mieux assises. C’est dans l’après-coup que l’événement reçoit son nom pour l’Histoire. Et donc décréter qu’envers et contre tout, les jeunes de la place Tahir, composition multiple d’énergies irréductibles les unes aux autres, « font de la démocratie », sans le savoir ou en le sachant, ce n’est pas rendre justice à leur capacité de réinventer le monde laquelle est, selon Hanna Arendt, le propre de la politique vive. C’est reprendre, sur un mode mineur, certes, mais avéré, le geste violent de la normalisation.
Et donc, pour boucler la boucle de cette partie du questionnement, le geste philosophique à promouvoir aujourd’hui serait plutôt celui qui consiste à se rendre disponible à ces poussées de réinvention du monde plutôt que de persévérer dans la posture de la dénonciation des impostures ou de propagation de la vraie foi. Ce qui suppose une capacité effective de se déplacer, de creuser des écarts, de différer – d’avec soi notamment. J’aime assez, de ce point de vue, et même si la chose peut paraître anecdotique, la façon dont les inculpés de Tarnac, plutôt que devenir les administrateurs perpétuels de leur martyrologe, se sont métamorphosés en scieurs en long. C’est assez nietzschéen, à l’aune des temps actuels...
Ton propos polémique tourne autour de la dispute qui se joue autour du nom « démocratie », telle du moins que tu la reconstruis, et de la manière dont Jacques Rancière, entre autre, aura conceptualisé la chose politique. Cette approche semble par moment enfermer ces pensées dans une alternative un peu trop schématique (la fonction critique et le gardiennage de ce qu’est l’événement de la politique) en oblitérant au passage ce qu’elles ouvrent comme puissances chacune à leur manière. On a du mal à souscrire à bien des expressions, des tournures et parfois aux contours du tableau général que tu présentes, cependant il ne s’agit pas pour nous ici de rentrer dans cette discussion mais d’essayer de saisir le chemin que tu proposes. Dans ton tableau, tu nous dis au fond deux choses nouées. D’un côté, toute une génération aura finalement enfermé ou rétréci ce qu’est la « vie politique » : il y a des angles morts, des champs aveugles et des territoires oubliés… Et, de l’autre côté, cette dispute portant sur ce qu’est le réel de la démocratie est de toute manière perdue d’avance. Aussi le chemin que tu esquisses ira croiser au fond ce que Foucault pointait comme la « part de la plèbe » en identifiant des énergétiques de l’échappée ici ou là. Ce serait ces « lieux » aux contours improbables dans lesquels on pourrait indexer ces gestes obscurs, ces déplacements, ces « poussées », ces « capacités de réinvention du monde » propres à la singularité de chaque situation. On aurait aimé là encore que tu explicites cela avec les personnages qui circulent dans ton œuvre : les tondues, les monstres politiques, les émeutiers, les migrants, les malades, les plébéiens ou les criminels qui sont bien souvent les « figures de l’ennemi »… Mais on voulait surtout revenir pour avancer autrement à la manière dont tu définis notre régime comme « démocratie immunitaire » dont l’injonction subjective serait celle d’un noli me tangere. Pourrais-tu revenir sur cette conception du « ne me touche pas » ? Car au fond qu’est-ce que c’est cette chose qu’il ne faut pas toucher ?
Je vois bien que la pacification des mœurs continue à faire ses victimes collatérales et qu’en bons sujets de la démocratie immunitaire, vous êtes portés à rabattre le débat sur la polémique, dans son sens le plus péjoratif, dès lors qu’il trouve une certaine vivacité à tenter de s’émanciper de la codification habermassienne des procédures correctes de la « discussion ». Si vous aviez vu sur quel ton se menaient les débats, y compris entre amis politiques, dans les années 1970 ! Votre hyperesthésie à l’affect (à peine) passionné qui soutient l’argumentation est à sens unique. Ce que vous oubliez volontiers, c’est qu’il est ici le contrechamp de la morgue et du mépris si souvent rencontré au détour de ces phrases où est écarté d’un geste dont la tournure aristocratique n’échappe qu’aux distraits, « le bavardage inconsistant de la plèbe ». Bref, vous me voyez, avec cette discussion, englué dans les idées fixes, ressassant de vieilles rancunes intempestives, et vous en êtes bien fâchés, tant vous préféreriez que la paix et l’harmonie règne parmi ceux qui sont convoqués à composer l’Académie des philosophes dangereux et indomptés. Mais permettez-moi de voir les choses autrement : de la même façon que la politique vive est rare et intermittente, les vrais débats cristallisés à la jointure du philosophique et du politique, les points de discorde où se discernent des enjeux qui fassent époque et ne soient pas destinés à amuser la galerie ne sont pas légion. Notre capacité de porter des diagnostics sur le présent est évidemment tributaire de la façon dont nous saurons ou non saisir ces points de cristallisation et les expliciter. Une fois qu’une conviction est arrêtée sur ce point, c’est non pas vaine obstination mais suite dans les idées que revenir sur ces points de friction. La rhétorique élusive des questions qui fâchent, consistant à les décrier comme des « obsessions », des « marottes », m’est très familière – ceux qui se battent sans relâche contre le droit de conquête concédé à l’Etat d’Israël par les grandes puissances et une bonne partie des opinions occidentales en connaissent bien la tournure, qui se font traiter tous les jours d’ « obsédés » de la question palestinienne, d’anti-sionistes obsessionnels, etc. Il en va ici de même, toutes choses égales par ailleurs, naturellement : considérer que le partage du signifiant-maître de la politique (« la démocratie ») entre nos amis et nos ennemis politiques est une des apories majeures qui grèvent notre propre constitution politique et celle de ceux avec lesquels nous sommes appelés à former du « commun », du collectif, du « nous » politique - ce n’est pas là le symptôme d’un tempérament obsessionnel mais plutôt la manifestation d’une volonté qui s’attache à ne rien céder sur ce qui fait litige et qui, pour ce motif même, ne rechigne pas à remettre toujours les questions qui fâchent sur le tapis.
Dans la guerre des discours qui fait rage, depuis le tout début du soulèvement tunisien, le slogan de la normalisation escomptée par cet Occident que ces mouvements ont non seulement pris de cours mais souffletés a été, constamment : démocratisation. Or, ce que nous avons vu, c’est que ces mouvements étaient traversés par toutes sortes de flux hétérogènes, des flux égalitaires, anti-autoritaires, féministes, de spiritualités diverses, des flux anarchistes, pan-arabes, révolutionnaires, des flux de toutes sortes informant des pratiques et des actions, nourrissant des espérances sans dénominateur commun. C’est ce signe du multiple et de l’indéterminé, de l’éternel retour dans l’inédit même que je serais porté à retenir ici, plutôt que celui de l’ « autre démocratie » qui ne fait pas justice à la puissance de descellement de ce soulèvement par vagues.
La recherche d’un principe unificateur, d’un concept unique (et présentable) sous lequel se subsume cette multiplicité porte la marque d’une hésitation à larguer les amarres de pensée encadrée et légitimée par la tradition. Au fur et à mesure que s’accumulent les phénomènes et événements, que s’épaissit le trait des processus indiquant que le cours de l’Histoire vivante se désoccidentalise, que les points de cristallisation et les lieux où « les choses se décident » se déplacent vers d’autres espaces, notamment les post-colonies (un « paysage » nouveau dont les soulèvements arabes sont une saisissante manifestation), la question de la faculté de nommer, de trancher sur la nomenclature destinée à désigner ce qui advient, ce qui est en cours, ce qui constitue l’enjeu de la lutte et le but de l’espérance devient toujours plus sensible – et litigieuse. La violence normalisatrice et hégémoniste avec laquelle le discours des médias, des élites, des gouvernements et des organisations humanitaires occidentaux place l’auto-activité protéiforme de ces multitudes qui, en Chine continentale, affrontent l’autorité autour de questions salariales, environnementales, sanitaires, liées aux croyances et aux opinions (etc.) sous le double signe de la « lutte pour la démocratie » et du « combat pour les droits de l’homme » (produisant des effets de colonisation idéologique à l’intérieur même de cet espace), est une manifestation saillante de la lutte pour la maîtrise des discours, du récit de l’Histoire contemporaine dont l’Occident s’est toujours considéré comme le détenteur naturel. La projection de catégories dans lesquelles se trouve concentré à haute dose notre propre héritage culturel sur ces mondes autres engagés dans des processus de mutation sans précédent, où surgit un champ d’expérience politique inédit, où émergent des subjectivités politiques nouvelles est ce qui appelle de notre part davantage d’écoute que d’acharnement à nommer.
Or, sur ce point, nos démocrates radicaux ne font guère entendre de différence par rapport aux démocrates institutionnels : ils pensent les uns et les autres que les ouvriers et les citoyens chinois qui se heurtent au pouvoir autoritaire sont en lutte pour « la démocratie », condition absolue pour que leurs revendications et leurs espérances soient homologables. La violence cachée de ce qui se tapit ici dans la lutte pour la dénomination et la perpétuation des récits occidentalocentriques est, proprement, infinie. Le maintien de l’hégémonisme occidental sur la conduite des récits passe par de tels décrets à propos du « nom de la chose ».
Au demeurant, il est bien évident que tout ce qui contribue à l’unification des discours sur la politique autour d’un unique signifiant a partie liée avec la désintensification de la vie politique, avec son évanescence croissante. Il ne s’agit pas de dire qu’il suffirait de faire rentrer dans leurs droits des mots ou syntagmes naguère puissants comme « révolution », « prolétariat », « lutte des classes », « communisme », pour assurer la renaissance du politique ; mais, à l’évidence, la raréfaction de la vie politique entretient un rapport étroit avec sa tendance actuelle à s’effectuer sous le signe compact d’un seul maître-mot – démocratie. Cette situation de quasi-monopole fait violence à la vie politique (dont le multiple est l’élément) et tout ce qui tend à donner force de loi et à asseoir l’autorité de ce régime discursif contribue, quel que soit le chemin qui y conduit, à renforcer cet effet.
Je nomme plèbe, flux plébéiens ce qui résiste à cette unification et ne se décline, par définition, qu’au pluriel. Je nomme rétivité, déprise, soulèvement (surrection) les modalités selon lesquelles se manifestent des sujets plébéiens, ou plutôt se compose une subjectivité plébéienne, s’agrège un corps plébéien de la lutte. L’expérience historique contemporaine, au temps du libéralisme enragé (wildgeworden, Marx), c’est que le peuple ne retrouve ses capacités adversatives face à ses ennemis et face à l’Etat que sous la forme elle-même ensauvagée d’une plèbe sans statut de légitimité autre que celui qu’elle construit dans la lutte, qu’elle impose à l’ennemi – je veux dire : un peuple sans arrières, sans patrimoine historique, sans inscription dans quelque grande tradition que ce soit. Un peuple surgi de rien d’autre que de sa propre exaspération, laquelle peut bien être aussi sa propre intelligence. Ce peuple né de ces conditions où tous ceux qui le composent ont été poussés à bout par l’hybris contemporaine du Capital et de ses marionnettes – la Trinité « emblématique », comme on dit, DSK, Berlusconi, Ben Ali – est aujourd’hui le tout autre du peuple du suffrage universel, celui auquel il ne saurait sous aucune condition se superposer. Mais il est également, aussi massifs que soient les rassemblements qu’il forme à l’acmé de son soulèvement, bien différent du peuple de la grève générale appelé de ses vœux par l’aile radicale de la Seconde Internationale. Car c’est un pur et simple peuple de l’instant du soulèvement, le rien devenu tout, dans le pur éclat, la pure fraction de temps où prends corps l’événement. Un peuple (celui de la place Tahir) condamné à être stigmatisé, réprimé, criminalisé comme plèbe aussitôt qu’apparaissent les premiers signes d’affaiblissement du souffle qui l’a porté.
Tout conspire en ce sens, dans les conditions actuelles où les « prolétaires » à statut de naguère tendent à être traités par le Capital comme l’étaient, hier, les sujets coloniaux, à rendre floues les frontières entre plèbe et peuple – j’entends le peuple de l’événement, le peuple de la politique vive qui, en prenant corps, déplace les limites du possible. Cette transformation des conditions de la politique a son importance, si on la réfère, par exemple, à l’opposition que théorisait Foucault entre le peuple des organisations, de la mémoire collective, de la légitimité institutionnelle (le peuple de Charonne) et la plèbe des sans noms (les massacrés du 17 octobre 1961).
Quand il s’agit d’égalité, de liberté ou d’émancipation, nous devons tout aux soulèvements populaires disait Marat. On pourrait mettre ces propos en exergue de notre entretien avec l’embarras qu’ils suscitent. Car voilà ce que sous-tendait notre question : si le noli me tangere décrit le principe subjectif caractérisant nos sociétés, on comprend intuitivement ce qu’il y a parmi ces choses un peu effrayantes auxquelles il ne faut pas toucher. Et c’est précisément ce qui se joue sous les termes de « soulèvements populaires », de « peuple », de « plèbe ensauvagée », ce qui déborde ici ou là et que tu présentes comme des flux hétérogènes, multiples et indéterminés. C’est ce qui advient dans des mouvements de déprise, des échappées, des gestes irréductibles ou lorsque tu parles aussi d’un peuple sans arrière, sans statut de légitimité autre que celui qu’il se construit ici et maintenant dans la lutte : le peuple de l’événement. On ne peut que souscrire à ces mots, on entend également, contrairement à ce que tu penses, parfaitement les antagonismes que tu fixes en déconstruisant le régime discursif dont « démocratie » serait l’opérateur – ou l’emblème pour le dire à la manière d’Alain Badiou. Et on ne peut que souscrire aussi à cet écart pointé entre un « peuple des organisations » et l’émergence d’une « plèbe des sans noms »… Ceci dit, tu nommes au fond « plèbe » ce qui vient embarrasser, bouleverser l’ordre des choses aussi bien qu’un ensemble de traditions politiques ou la pensée, de sorte que tu assumes un gardiennage de ce « dehors » dans sa singularité. Mais on sait que le problème est également de savoir ce qui advient de ces « purs éclats », de ce « peuple de l’événement » ? Ou comment établir ce « commun » qui aura inventé ici et maintenant des possibilités inouïes ? L’autre manière de poser la question est au fond celle-ci : comment une philosophie l’accueille ? Qu’en a-t-elle fait ? Ou comment elle l’affirme ? Par exemple, si Jacques Derrida invoque une « démocratie à venir » qui tomberait sous le coup de tes critiques, il a surtout construit une pensée pour appréhender des points de fuite dont « différance », « trace », « possible impossible » pourraient être les noms. C’est ce que l’on pourrait appeler également « de l’hétérogène » ou du « dehors » chez Michel Foucault ou encore le présupposé de l’égalité dans la démarche de Jacques Rancière… Alors pour reprendre le fil de notre discussion, on dira que ton objet est, parmi de nombreuses figures, cette chose embarrassante, la « plèbe ensauvagée » comme le creuset d’une triple opération. D’une part, elle exige une translation vers les marges comme un déplacement des perceptions, des angles de vue, des affectivités, et elle devient du coup l’opérateur d’un éclatement d’un certain ordre des discours figeant entre autre ce qu’est la politique. De sorte qu’elle est enfin le site de l’événement, du multiple, du pluriel, de la « vie politique » dont tu assumes le gardiennage.
J’entends bien qu’il y aurait quelque chose de profondément ridicule à s’établir dans la position du « gardien de la plèbe » comme d’autres s’auto-instituent dans celle de gardiens légitimes et étatiques du peuple républicain. Ce dont je suis convaincu, c’est que la politique doit être placée sous le signe de la multiplicité des référents et des signifiants et non pas sous celui de l’unification autour d’un signifiant-maître ou d’une Idée, de son effectuation sous le signe et dans l’horizon de l’Un-seul. Or, dans les conditions présentes où la désintensification de la vie politique, la désertification du champ politique entretiennent évidemment des relations étroites avec la tendance massive à l’unification de la sphère politique autour du mot puissant Démocratie, le nom de la plèbe survient en premier lieu comme ce qui rappelle la condition première de la vie politique, la pluralité et le conflit des référents. Le nom de la plèbe vient nommer la possibilité quand même de différer, dans ce champ, il est le signifiant de l’hétérogène et la marque de l’impossibilité d’achever la clôture sous le signe de l’Un. Le nom des « points de fuite », comme vous dites.
Il sera aussi peut-être (dans la situation actuelle où le chaos organisé de l’économie néo-libérale produit une dérégulation massive des rapports sociaux et introduit dans les relations entre gouvernants et gouvernés, employeurs et salariés, riches et pauvres, un élément de brutalité sans précédent) ce qui aide à nommer tout ce qui vient, en quelque sorte, en supplément de l’exploitation capitaliste, du conflit entre capitalistes et salariés – tout ce qui, de l’immémoriale relation entre maîtres et serviteurs, se trouve réveillé par cet élément de violence innommable qu’introduit le capitalisme contemporain dans les rapports sociaux.
On voit bien comment, de plus en plus, le vocabulaire marxiste traditionnel au cœur duquel se trouve installé le motif de l’exploitation, de l’irréductible conflit qui oppose les capitalistes aux producteurs salariés, se trouve débordé par le retour de cette langue immémoriale où il est question de riches et de pauvres, de milliardaires en dollars et de sans- (papiers, domicile fixe, ressources, etc.), de maîtres et de serviteurs. Où la brutalisation des rapports sociaux trouve son expression dans la montée de motifs comme le mépris, l’humiliation, la dignité (bafouée), l’indignation, la fureur, la révolte, l’émeute – ceci sur fond de ce que l’on pourrait appeler une crise généralisée des formes de reconnaissance mutuelle qui se trouvaient établies au fondement des équilibres instables mais durables et des configurations où la complémentarité conflictuelle réglait les relations entre organisations patronales et syndicats, entre l’Etat-patron et les fonctionnaires, etc.
Ce qui est entré dans une crise durable, signe d’une « maladie » irréversible et incurable, avec la montée en puissance de l’économie liquide et du capital financier, ce sont toutes les formes d’institutionnalisation de la lutte des classes qui, en Europe notamment, s’étaient développées par paliers successifs depuis la fin du XIXe siècle. Le syndicalisme de masse, le réformisme de type social-démocrate et l’Etat social en étaient les piliers apparemment indestructibles. Or, en peu de décennies, tout ceci a été saisi d’une sorte de tremblement généralisé au point de perdre toute capacité de baliser, étayer et agencer le monde social et politique dans lequel nous vivons.
La tendancielle destruction de l’ensemble des dispositifs qui appareillaient la lutte des classes et agissaient à ce titre dans le sens de la modération des conflits a des conséquences incalculables. Sous nos latitudes mêmes, où prévalent encore des normes immunitaires élevées, des millions d’individus se retrouvent directement exposés, sans médiation, à la brutalité du système, aux assauts du capitalisme liquide et des procédures de dérégulation tous azimuts. Ces coups de boutoir pulvérisent les assurances identitaires et produisent une humanité qui, tendanciellement, va s’éprouver comme menacée dans son élémentaire intégrité. Tant il est vrai que l’effet du chaos organisé est de produire toute une série de fractures, de séparations, d’exclusions, de discriminations qui fragmentent et atomisent les groupes, détruisent les solidarités, isolent, désolent et tendent à faire douter certains de leur appartenance au corps commun de l’humanité générique – lequel n’existe qu’à la condition de la reproduction continue de ces mécanismes de reconnaissance que le système, dans sa rage destructrice contemporaine, travaille sans relâche à ruiner.
La plèbe sera alors tout simplement cette part de l’humain (de la population) qui ne consent pas à sa désolation programmée et qui politise à ses propres conditions les enjeux du « retour » de cette sorte d’Ancien régime spectral où le serviteur n’a rien d’autre à attendre du maître que le plus constant des mépris. Strauss-Kahn, sous cet angle, est mieux qu’un emblème – une allégorie, celle d’un monde où les maîtres désignent les serviteurs sous le nom de « matériel » et les voient comme le pur et simple truchement de l’assouvissement de leurs décrets et de leurs plaisirs.
La plèbe, comme dans Les chants de Mandrin de Rabah Ameur-Zaïmèche, c’est le contre-champ de cette présomption sans limite, mais un contre-champ sans échange, sans langue commune, sans espace partagé. Qui s’étonnera que les châteaux brûlent, quand, du sein de la gauche socialiste, surgit ce type d’émule tardif du Divin Marquis ?