Le gouvernement à la culture
L’une des marques distinctives d’une pensée philosophique qui compte, c’est sa capacité à tordre des notions courantes, ou bien à en déplacer le sens que leur attribuait la tradition philosophique, à les faire pivoter sur elles-mêmes pour les placer sous un éclairage nouveau. On est moins là dans la veine de la « création de concepts » que dans celle de la re-création – par déplacement, redistribution, réintensification ou au contraire désintensification, etc.
C’est très précisément ce que fait Foucault, en recourant à la méthode généalogique, à propos de notions telles que « pouvoir », « police », « discipline », « Etat », « famille » et, au premier chef, « gouvernement ».
En travaillant sur la généalogie du mot « gouvernement », Foucault en transforme l’acception. Pour aller à l’essentiel, je me référerai ici à un texte intitulé « La « gouvernementalité », qui est un cours au Collège de France prononcé le 1/02/1978, texte 239 des Dits et Ecrits. Foucault montre dans cette leçon que c’est dès le XVI° siècle que le motif du gouvernement « éclate » - c’est son terme - « sous des aspects tout à fait multiples », l’art de se gouverner soi-même, le gouvernement des âmes et des conduites, le gouvernement des enfants et enfin le gouvernement des Etats par les Princes. Il montre comment ce motif de l’art de gouverner, avec les techniques et les tactiques qui vont avec est ce qui, constamment, va s’opposer à la perspective machiavélienne dont la ligne d’horizon est constamment le souci du Prince de conserver sa principauté. « Le gouvernement, remarque Foucault, est placé sous le signe du multiple, comme le règne du Prince est placé sous celui de l’Un – il est l’unique ».
Je ne veux pas suivre pas à pas les développements de Foucault, ce n’est pas l’objet de mon intervention, je voudrais simplement mettre l’accent sur quelques points. Le premier, c’est que Foucault insiste sur le fait qu’il y a, d’emblée, une pluralité, une diversité de formes de gouvernements. Le second, c’est qu’il y a continuité de l’une à l’autre de ces formes – elles communiquent les uns avec les autres, même si elles sont différenciées. Le troisième, c’est que, progressivement, dans nos sociétés, le gouvernement de l’Etat va tendre, sinon à faire disparaître les autres acceptions (qui sont aussi des champs pratiques), du moins à les subordonner et les éclipser. Cette prépotence du gouvernement de l’Etat sur les autres formes de gouvernement (de soi-même, de la famille, des enfants...) va s’affirmer tout particulièrement lorsque la question du gouvernement va rencontrer celle de la population (la question : comment gouverner une population ?), donc celle de l’économie, non plus à l’échelle domestique mais à celle d’une nation, quand il va apparaître que des tactiques et des formes de rationalité spécifiques doivent être mises en œuvre pour se tenir à la hauteur de ces enjeux. C’est, dit Foucault, « le problème de la population qui va permettre le déblocage de l’art de gouverner », c’est-à-dire son émancipation, relative certes, mais décisive, des contraintes découlant des enjeux de souveraineté. La population « devient le but dernier du gouvernement » au XVIII° siècle, ce qui va supposer « la naissance d’un art ou en tout cas de tactiques et de techniques absolument nouvelles ». L’apparition d’un savoir de gouvernement qui est indissociable de la constitution d’ « un savoir de tous les processus qui tournent autour de la population au sens large ». On va donc entrer dans le temps de la « gouvernementalité », c’est-à-dire, pour faire très vite, d’une réflexion continue sur les conditions même de possibilité du gouvernement des vivants, ce qui suppose une gouvernementalisation de l’Etat et, pour en rajouter un peu sur le néologisme foucaldien, le labeur incessant des gouvernants en vue d’asseoir et perpétuer la gouvernabilité des populations.
On voit bien donc comment, au fil de cette investigation, le mot « gouvernement » est devenu tout à fait méconnaissable, si l’on veut bien se souvenir de ce que, pour les journaux, « gouvernement » veut dire – un aréopage de caciques de partis et d’experts provisoirement commis à la direction supposée des affaires d’une nation. De statique qu’il est dans cette acception courante, le terme gouvernement se trouve réinscrit, avec Foucault, dans son devenir, il devient un opérateur plastique et dynamique et, surtout, son assiette se trouve considérablement élargie et ses enjeux philosophiques et politiques vivement réintensifiés.
Il me semble que le travail opéré par Foucault sur la notion de gouvernement constitue pour nous un encouragement à envisager le gouvernement des vivants contemporain comme un domaine global tendant à exercer ses prises sur toutes les dimensions de la vie, mais un domaine différencié dans lequel se repèrent des gestes, des modalités et des régimes très différents. Foucault insiste sur le fait que le geste gouvernemental ne trouve vraiment son assise face au geste de souveraineté que lorsque l’enjeu de l’économie fait son apparition à l’intérieur de l’exercice politique. Mais il faut entendre économie ici dans un sens beaucoup plus extensif que ce qu’est devenu son acception « technique » couramment reçue aujourd’hui, l’économie des économistes, du FMI, des prêcheurs de croissance, etc. - il faut entendre l’économie, au sens actif, dynamique comme enjeu premier d’un sage et diligent gouvernement de la population. Foucault cite La Perrière, un des premiers théoriciens antimachiavéliens, pour qui le gouvernement a pour objet « une sorte de complexe constitué par les hommes et les choses ». Dans son caractère très englobant, un peu diffus même, cette définition anticipe parfaitement sur l’ampleur et la complexité de la tâche qui attend alors les pouvoirs modernes, celle d’un gouvernement à la fois global et modulé, ajusté, spécifié de « la vie » dans ses formes d’apparition et ses modalités multiples.
C’est à bon escient que La Perrière met l’accent sur le caractère relationnel de ce qui est en jeu dans le gouvernement des populations : le gouvernement des vivants va manifester sa sagesse et fonder sa légitimité en trouvant le point d’articulation adéquat entre les hommes et les choses, les populations et leur environnement, tout ce qui a trait à leur entretien, leurs activités, leurs conditions de vie...
Dans les sociétés contemporaines, cette recherche du point d’articulation entre les hommes et les choses va prendre entre autres la forme de l’élaboration de régimes différenciés de la saisie de la population. Ceux-ci vont supposer la mise en place d’horizons spécifiques, de gestes, de tactiques et de techniques appropriés. D’une manière croissante, l’art de gouverner va s’appuyer sur des savoirs, des expertises spécifiques, il se décline selon toutes sortes de modalités originales. Il est en constante évolution, pris dans le mouvement dynamique de ses remaniements perpétuels – il est plastique, protoplasmique, multipolaire.
Je voudrais donner un exemple qui me paraît très probant de la puissance de stimulation de l’opération de redéploiement de la notion de gouvernement à laquelle procède Foucault. Traditionnellement, dans un pays comme le nôtre, tout particulièrement le nôtre, la culture est envisagée soit dans ses liens à l’identité collective, comme patrimoine, comme marqueur d’une spécificité (Balzac comme fleuron du patrimoine littéraire français), soit comme un moyen d’émancipation – les maisons de la culture, Jean Vilar, le festival d’Avignon, la culture pour tous, l’éducation populaire, etc. Ces modes de problématisation classiques (et vertueux) de la culture, chose noble par essence, se rejoignent sur un point précis : ils placent dans un angle mort la culture en tant qu’enjeu du gouvernement des vivants. Or, depuis les années Lang, il est devenu de plus en plus improbable de faire l’impasse sur cette dimension, pour de multiples raisons. A l’évidence, dans nos sociétés, la population est gouvernée à la culture (au sens où l’on dit d’un moteur qu’il marche à l’essence ou au diesel), comme elle est gouvernée à la veille sanitaire et à la sécurité ou, pour parler de manière plus rigoureuse, à l’insécurité. Il faut entendre ici la culture comme un milieu gouvernemental davantage que comme un moyen ou un outil. Le gouvernement à la culture se renforce dans des conditions où d’autres formes du gouvernement des populations entrent en crise ou s’épuisent. A partir du tournant des années 1980, les gouvernants comprennent progressivement tout le parti qu’ils peuvent tirer de la culturisation de la population, par opposition à sa politisation, laquelle présente toujours l’inconvénient de faire revenir le peuple (notion politique) dans ou sous la population, le peuple comme figure vouée aux irrégularités autant que la population est vouée aux régularités, le peuple imprédictible et potentiellement ingouvernable. La culture va donc devenir le lieu d’expérimentation et de formation de rassemblements anomiques (grandes expositions, journées du patrimoine, festivals, films à gros succès populaire, etc.) contrastant du tout au tout avec les formes du rassemblement politique, lequel s’opère sur fond de division, de rapports de force et d’opposition de positions en présence. Cette montée de la culture comme milieu du rassemblement sans délibération accompagne le passage de la démocratie dite de représentation (voire...) qui a pour « fond » le régime des partis, à la démocratie du public. Mais elle ne se produit pas par glissements subreptices, elle est un processus conduit, elle est l’élément d’un renouvellement concerté des technologies du gouvernement, elle passe par la mise en place de nouveaux dispositifs, par l’apparition de nouvelles rationalités – ainsi, au niveau des communes populaires de périphérie des grandes villes, où la dégradation des conditions d’existence des populations est sensible tandis que les impôts locaux ne cessent d’augmenter, le gouvernement local n’aura cesse de développer toutes sortes d’initiatives évoluant entre le festif et l’occupationnel, il ouvrira libéralement le robinet d’eau tiède d’une animation culturelle locale de qualité variable mais continue et modulée de façon à correspondre au goût de tous ( du festival de musique berbère au théâtre pour enfants en passant par une exposition florale) destinée à occuper le terrain et repousser le spectre de la constitution d’espaces politiques locaux litigieux dans lesquels les gouvernés seraient susceptibles de succomber aux sirènes des fameuses contre-conduites foucaldiennes et de faire entendre qu’ils ne veulent pas ou plus être gouvernés, localement, par ces gens-là, selon ces modalités et finalités-là, voire qu’ils préféreraient, à bien des égards, se gouverner eux-mêmes...
Si la culture, dans son sens le plus extensif, a pu devenir en quelques décennies un matériau si commode pour un gouvernement des vivants contraint à se renouveler en un temps où la population dans son ensemble a cessé d’être mobilisée pour le travail comme au temps du plein emploi et du productivisme heureux, où elle a cessé d’être encadrée et tenue par les disciplines et le cadre familial comme elle l’était encore jusqu’aux années 1970, c’est que s’est découvert récemment en elle une nouvelle et providentielle propriété. C’est qu’elle a elle-même, dans cette époque, subi une torsion ou connu une réorientation tout à fait essentielle. En peu de décennies s’est imposée au détriment de la conception traditionnelle d’une culture rigoureusement hiérarchisée, fondée sur le partage entre un haut et un bas parfaitement distincts, entre culture des élites et culture du vulgaire, la notion d’une culture conçue comme élément fluide et fondé sur un principe d’équivalence absolue de tous les objets la composant – la performance trash et le Lac des cygnes, les ready-made de Duchamp et la Victoire de Samothrace, le rap de St Denis et Boulez à la Cité de la Musique, etc. Ainsi redéployée, la culture est devenu une sorte de ciment liquide d’un usage irremplaçable lorsqu’il s’agit de s’essayer à faire tenir ensemble les éléments d’une population dont l’hétérogénéité (de conditions, de modes de vie, de convictions...) est de plus en plus manifeste.
Le gouvernement à la culture va donc passer par la mise en place de dispositifs post-disciplinaires fondés sur des formes de mobilisation allégées, tournées vers l’occupation, la distraction, la sédentarisation, la fragmentation de la masse – tout ceci par contraste avec les formes de mobilisation et de mise en condition de la population requises à l’âge classique du capitalisme – celui que Foucault a en vue quand il parle des disciplines modernes et des grands dispositifs qui leur font pendant.
Le gouvernement à la culture, comme le gouvernement à la veille sanitaire, comme le gouvernement à la sécurité/insécurité s’inscrivent de manière conjointe et différenciée dans l’horizon de ce que l’on pourrait appeler un « faire vivre » élargi et globalisé – il relève donc bien d’une perspective biopolitique. En empruntant à Paul Veyne, on pourrait dire que sa tâche est de fournir aux populations leur annone quotidienne en matière de biens culturels de toutes sortes, une manne rigoureusement répartie selon les caractéristiques propres à chaque catégorie de population, et destinée à jouer un rôle croissant dans la reproduction de la vie gouvernée, sous toutes ses espèces. Une annone non pas sous forme de pain mais plutôt de biens culturels, prenant la forme, pour parler comme Stiegler, de l’appareillage de tous et chacun par les industries culturelles, mais aussi par toutes sortes de dispositifs de fixation, d’atomisation et de sédentarisation en constante mutation – dans ses liens avec l’innovation perpétuelle : le gouvernement à la culture a un fondement infiniment plus technologique qu’axiologique, il tourne aux technologies nouvelles et à la sophistication, beaucoup plus qu’aux valeurs et à la morale, contrairement à ce que tentent d’accréditer les chantres de la doxa démocratique contemporaine – inutile d’espérer trouver votre place dans le monde de la culture aujourd’hui (qui est un marché où règne une concurrence féroce) si votre capital culturel ne s’est pas enrichi d’un certain nombre de ces dispositifs technologiques destinés à vous connecter, à mettre les produits de votre labeur ou de votre création aux normes requises par les pouvoirs en position de commanditaires et de gouvernants (pouvoir éditorial, pouvoir universitaire, pouvoir médiatique...), à vous rendre compatible en ce sens avec les règles générales fixées par le gouvernement à la culture.
C’est sur un mode très paradoxal que le gouvernement à la culture constitue ce qu’un jeune foucaldien de ma connaissance, Ali Kebir, désigne avec acuité comme une politique de la politique. Placée sous le signe de l’opposition entre une perception péjorative et découragée de la politique qui divise, ceci sur un mode stérile et répétitif et une valorisation euphorisante de la culture qui, elle, rassemble et pacifie, cette politique de la politique présente donc la caractéristique de se fonder sur le déni de cet élément structurant de la vie politique – la division. Je sais bien que Foucault n’était pas très machiavelien, c’est un euphémisme, je n’ignore pas que Lefort était une de ses bêtes noires, mais il me semble que la prise en compte de la division comme cet invariant structurant n’est pas pour autant absent de son approche des questions politiques – par exemple lorsque, dans un entretien souvent cité, il entreprend de problématiser les modalités multiples selon lesquelles s’opère de manière récurrente le partage entre peuple et plèbe – le peuple de Charonne, la plèbe du 17 octobre 1961.
Le propre donc de cette politique de la politique que constitue le gouvernement des vivants à la culture est de reposer sur le principe le plus anti-politique qui soit, c’est-à-dire l’idéal du rassemblement sans délibération, le déni du caractère irréductible des écarts séparant, dans la vie publique, une position d’une autre, l’élision de la dimension agonistique de la vie politique. En tant que milieu dans lequel toutes les oppositions et aspérités sont solubles, la culture va établir un principe de compatibilité de tout avec tout, une clause de fluidité totale dont l’effet est patent : dans les formes politiques traditionnelles, le subversif est ce qui représente un danger pour l’ordre existant, la marque de l’ingouvernable. Dans le monde enchanté de la culture contemporaine, le subversif est une valeur ajoutée – le « plus » appelé à susciter l’intérêt autour du dernier cri de la création culturelle. De cette clause de fluidité et de compatibilité universelles, le gouvernement à la culture tire le meilleur parti en donnant un nouveau souffle au modèle ancestral du pastorat redéployé avec le succès que l’on sait par l’Eglise catholique. Le pastorat culturel ne suppose pas du tout l’obéissance des brebis mais leur éveil, leur intelligence et leur liberté. Le geste même de leur inclusion dans le monde de la culture vaut reconnaissance de leur aptitude à émettre des jugements sur toutes sortes de questions d’intérêt public, sur des œuvres d’art de toute nature, sur leur capacité à trouver leur place dans le monde de la communication – le lecteur de Télérama devenant l’incarnation parfaite de la condition requise de majorité culturelle, de cette forme de citoyenneté désintensifiée et détournée des zones de conflit qui est requise au temps de la démocratie du public. Le pastorat culturel prend en charge, dans la grande tradition du pastorat antique puis chrétien, de chaque brebis culturée globalement et séparément : il n’en abandonne aucune sur le bas-côté de la route, il donne à chacune son dû, selon ses caractéristiques et ses besoins supposés – on est ici bien loin d’une certaine tradition marxiste qui voit les classes laborieuses toujours en manque de culture et vouées par les gouvernants et leurs exploiteurs aux divers opiums du peuple – des denrées anti-culturelles par excellence – et qui réclament, en conséquence, le droit à la culture pour les classes populaires, les ouvriers, les ménagères et les banlieues aussi.
Selon l’analyse post-foucaldienne du gouvernement à la culture dont je me fais ici le promoteur, celui-ci procède au contraire par enveloppement et par répartition, la denrée culturelle présentant cette propriété, comme la marchandise au stade avancé du capitalisme, de se différencier en une multitude de produits adaptés au profil et à la demande d’une infinité de publics en état de mobilité et de recomposition perpétuelle. En ce sens, la culture du gouvernement à la culture est bien cette « mince pellicule », disait Nietzsche, qui enveloppe la masse mais sans l’ « emmailloter » comme disait, lui, Quinet, à propos du gouvernement de l’Eglise (des Jésuites). Ce gouvernement la laissant libre de ses mouvements tout en assignant rigoureusement à chacun sa place.
Mais, contrairement à ce que supposait le préjugé aristocratique du jeune Nietzsche qui voit dans cet enveloppement le signe d’un affaissement de la civilisation lié à la montée des idéaux démocratiques et du nivellement égalitariste, cet appareillage de la population par les dispositifs culturels ne peut être envisagé sous l’angle de la décadence ou de la nostalgie de je ne sais quel monde perdu... Ce que montre tout au contraire la prospérité contemporaine du gouvernement à la culture, le raffinement de ses dispositifs qui ne laissent personne en plan et se renouvellent constamment (dans leurs liens étroits, notamment, je l’ai dit, à l’invention d’objets « intelligents » qui trouvent immédiatement leur emploi dans de nouvelles pratiques culturelles – tablettes numériques, Ipad, etc.), ce que montre donc cette prospérité, c’est l’extraordinaire souplesse et inventivité des pouvoirs modernes, leur dynamisme, leur capacité d’adaptation à des situations et des configurations nouvelles. C’est ce que j’ai voulu suggérer, au passage, en insistant sur la relation qui s’établit entre les modalités nouvelles du gouvernement des vivants et les données massives que constituent aujourd’hui le vacillement du productivisme sur ses bases et la fin de la mobilisation massive de la force de travail. Sur cet enjeu, la mobilité des formes de gouvernement, me semble-t-il, il n’est pas très difficile de se rattacher à Foucault pour faire pièce à toutes les tentations « déclinistes » - n’a-t-il pas été le premier à prendre à revers ceux de ses lecteurs qui avaient vu dans la généalogie des disciplines le cœur inaltérable de son œuvre en montrant, dans le cours intitulé Naissance de la biopolitique notamment, que celles-ci ne devaient pas être le train qui en cache un autre – celui des mécanismes de sécurité, dispositif fondamental de la rationalité libérale et des formes de gouvernement qui s’y rattachent.
Le point sur lequel j’aimerais conclure a trait à la question compliquée des relations qui s’établissent entre les formes de rationalité gouvernementales qui sont à l’oeuvre ici et tout ce qui est de l’ordre des pratiques discursives. L’évidence, comme l’a montré Foucault à propos des rationalités libérales et néo-libérales, est que celles-ci ne s’exposent pas nécessairement au grand jour dans le discours et les énoncés explicites de ceux qui en sont les porteurs les plus actifs, mais plutôt qu’elles doivent être reconstituées à partir de textes, de débats, de « scènes » généralement oubliés – le fameux travail de « soutier » dans les archives du temps dont Foucault s’est fait le promoteur . Dans le cas du gouvernement contemporain à la culture, ce qui frappe, c’est la tension qui s’établit entre les rationalités à l’oeuvre et les énoncés princeps sous l’égide desquels, constamment, se place ce gouvernement. Ceux-ci sont facilement identifiables, puisque répétés, ressassés par les gouvernants et leurs petites mains ad nauseam : premièrement, « la culture n’est pas une marchandise comme les autres », deuxièmement, « la culture est en danger , il faut défendre la culture ». Deux énoncés destinés à construire auprès du public un imaginaire plein et constamment réintensifié de l’objet culture, donc, qui, à défaut d’être définissable, va pouvoir être indéfiniment relancé, mis en récit, par ces deux formules canoniques. Ce qui est évidemment singulier, dans cette tactique consistant à surexposer sans relâche ces deux énoncés, c’est le rapport qui s’établit entre leur fragilité constitutive et la force propulsive de ce qui les prend pour slogan – le gouvernement à la culture. Tout se passe en effet comme si ces incantations étaient d’autant plus puissantes (« les mots puissants » - Jean Paulhan, Les fleurs de Tarbes) qu’elles sont inconsistantes.
La première - « la culture n’est pas une marchandise comme les autres » doit, en effet, pour être entendue dans son sens effectif, dépliée comme suit : « la culture est une marchandise, la chose est avérée ; elle est même une marchandise en tout premier lieu » ; simplement, nous devons reconnaître à cette marchandise une qualité ou un statut spécial, nous devons lui faire, parmi les autres marchandises, un sort spécial. C’est une marchandise, mais une marchandise d’exception. Elle a, fondamentalement, un statut de marchandise, mais dont il convient qu’en certaines circonstances, elle s’excepte – en bon français, cela s’appelle l’exception culturelle. Mais, à rigoureusement parler, cette notion d’une marchandise qui n’en n’est pas vraiment une est un oxymore exemplaire. C’est précisément parce que l’énoncé « la culture n’est pas une marchandise comme les autres » ne veut rien dire, id est, tout dire et son contraire, que cette formule est requise, qu’elle est si utile : c’est autour de ce flottement de son sens que pourront se réaliser les plus amples rassemblements , se former les plus anomiques des consensus : tous les ministres de la Culture successifs depuis Jack Lang s’y retrouvent, de quelques teinture politique qu’ils soient, mais aussi bien tous les jeunes gens en colère et en galère de l’art contemporain et de la télévision, qui sont légion. On voit bien là, par contraste, ce qui fait la force du gouvernement à la culture : cette capacité de s’inscrire dans un horizon de pensée molle et de plis unanimistes dont l’équivalent ne se retrouvera dans aucune autre sphère de la vie publique.
La seconde incantation « la culture est en danger, il faut défendre la culture » renvoie à une scène distincte, celle des années 30 du siècle dernier, remaniée en matériau mythologique : obstinément, toutes sortes de forces obscurantistes travaillent à saper les fondements de la culture, les industries culturelles avides de profit, les néo-fascistes, les ennemis de la psychanalyse, les contempteurs de l’art contemporain, les liquidateurs du statut des intermittents du spectacles, les détracteurs de La princesse de Clèves et de l’enseignement du latin-grec, ceux qui rêvent de liquider la sainte institution des classes préparatoires, etc., etc. et seule une vigoureuse union sacrée nous gardera contre tous ces desseins criminels et barbares. La transfiguration de ce domaine qui est, par excellence aujourd’hui, celui de la profusion soumise à une rigoureuse condition d’expansion sans limite (et qui a pour effet que désormais, pour prendre le plus trivial des exemples, si vous regardez la télé le soir, vous n’avez plus le choix, comme il y a peu encore, entre sept chaînes mais des dizaines, voire des centaines, et dans toutes sortes de langues), le transfiguration de la bulle culturelle en domaine menacé (en référence au modèle héroïque de la patrie en danger et au paradigme écologique des espèces menacées) est l’un des tours de force, un tour de magie qui soutiennent les efforts des gouvernants pour asseoir et légitimer le gouvernement à la culture. La promotion de la culture comme moyen de gouvernement des vivants accède ici à sa pleine dimension morale. La transfiguration de la denrée culturelle (dont Walter Benjamin, dès l’entre-deux-guerres, signalait que nous étions à proprement parler gavés) en ce bien le plus précieux devant lequel nous serions appelés à faire rempart de notre corps est l’effet d’un calcul aussi brillant qu’efficace, la promotion de ce que Paul Veyne appelle un « drapé ». Tout ceci entre en composition dans l’invention de la démocratie culturelle contemporaine – pas celle qui émancipe, comme le croyaient dur comme fer les inventeurs des maisons de la culture, mais bien celle qui allège le conflit, met de l’huile dans les rouages du gouvernement des populations, lui donne des couleurs, arrondit les angles des antagonismes sociaux trop vifs.
En un mot, la culture est devenue, dans nos sociétés, cet efficient dispositif anti-stasis qui faisait si cruellement défaut aux Grecs anciens, mais encore aussi, aux gouvernants, aux premiers temps de la République moderne.