Le mariage par tirage au sort, une alternative à la tyrannie des fatalités sociales
Enfermons-nous dans notre poêle et faisons une expérience de pensée.
Le point de départ en est un concours (imaginé) lancé par une société savante (imaginaire) : comment guérir la démocratie contemporaine des maux qui l’affligent ? Comment faire en sorte que la vie politique reparte d’un bon pas ?
Immense question.
Certains de nos philosophes ont entrevu une solution destinée à attaquer à la racine le mal qui afflige la démocratie représentative : substituer aux modalités présentes de l’élection des candidats aux responsabilités politiques le tirage au sort – ceci du maire de village au président de la république. Leur principal argument est irrécusable : ceux qui aspirent au pouvoir sont les plus mal placés pour l’exercer, dans la mesure même où ils sont mis en mouvement par la plus désastreuse des appétences – l’amour du pouvoir, justement.
Mais leur proposition soulève de nombreuses objections, la première d’entre elles étant celle-ci : que faire de ceux que le sort désignerait et qui se déroberaient, qu’ils s’estiment incompétents pour exercer quelque responsabilité publique que ce soit ou n’entendent pas se détourner de ce qui suffit à remplir leur existence – travail, famille, loisirs... ? Dès l’instant où l’on fait place à l’exemption et aux dispenses, pour quelque motif que ce soit, dans la mise en œuvre du tirage au sort, on introduit le vers dans le fruit et l’on se dirige lentement mais sûrement vers le retour au système actuel – le pouvoir tombant dans l’escarcelle de ceux qui auront su le désirer le plus et, si l’on peut dire, le mieux.
Quant à en assurer le fonctionnement, sans défaut ni exception, par pure contrainte – on en voit d’emblée, je pense, le risque et la pente fatale.
Bref, le dispositif proposé, pour radical qu’il apparaisse à première vue, a un goût d’inachevé. Il ne creuse pas assez profond, il ne fait que gratter en surface l’humus de la vie politique. Le tirage au sort est une grande et belle idée, grecque entre autres, mais la proposition limitée, ici examinée, en bride la puissance de renversement. Et c’est en ce point, précisément, que commence notre expérience de pensée.
Hic Rhodus, hic salta.
Soit la proposition suivante : la seule façon de sortir la politique de l’ornière dans laquelle elle est enfoncée, sous nos latitudes dites démocratiques, c’est de soigner le mal à la racine, dans l’épaisseur du social et dans toute son étendue - c’est d’établir le tirage au sort comme principe et règle des unions matrimoniales.
L’expérience de pensée consistera donc à examiner cette proposition dans toutes ses conséquences, jusqu’au bout.
Qu’est-ce qui fait que sous le régime du système dit, par dérision et antiphrase sans doute, représentatif, les gens élisent régulièrement comme leur supposés représentants des personnages qui, de toute évidence, se situent aux antipodes de leur condition propre, tant au plan du statut social que des, disons, positions vitales ? C’est, bien sûr, le fait qu’il habitent leur condition propre en somnambules et en automates et sont, de ce fait complètement lost in translation dès lors qu’il leur faut s’essayer à mettre en relation leur condition sociale avec des positions politiques, leur emplacement dans les relations sociales avec leurs intérêts effectifs, leur place dans le champ de force de la conflictualité sociale. En termes convenus, ils sont les otages de la reproduction, ce dont les formes matrimoniales sont l’un des champs d’expérimentation privilégiés : en convolant avec sa collègue de bureau ou d’atelier, sa voisine de HLM, sa copine de promo, à l’Ecole Normale, on n’en fait pas moins, croit-on bien étourdiment, le choix souverain de la femme de sa vie. Jamais, nulle part, la plus inflexible des nécessités ou des régularités n’a su se grimer en liberté absolue.
C’est sur de tels plis que prend forme le somnambulisme social qui, à son tour, crée les conditions de la reproduction perpétuelle du misérable miracle de la dite « représentation » démocratique - la prise d’ascendant d’une poignée de patriciens sur une masse de plébéiens qui persiste à croire qu’ils ont fait le choix souverain de ceux qui les ont hégémonisés et transformés en subalternes d’une main aussi experte. La reproduction des formes matrimoniales dont l’effet massif est que le même épouse le même, créant ainsi les conditions de la compacité du social et, par là même, de l’enfermement des subjectivités dans de ces isolats dont le propre est qu’ils rendent impossibles la mobilité ou le nomadisme des positions ; en termes simples la capacité à « faire du contrechamp », a envisager les choses du point de vue non pas tant de l’autre, comme individu ou atome social que position x’, x’’, x’’’, etc.
Le mariage demeurant, envers et contre tout, le dispositif majeur d’agencement de la reproduction de l’espèce, il est le cœur battant du somnambulisme social à la racine duquel il s’agit, dans cette expérience de pensée, de s’attaquer. En statuant une fois pour toutes que cette institution ou ce pacte sera placé sous la règle infrangible du tirage au sort, nous franchissons d’un coup un pas décisif dans la résolution de notre problème.
En effet, le propre du mariage par tirage au sort, par classes d’âge de cinq ou dix ans afin d’éviter les effets indésirables de trop grands écarts d’âge entre les conjoints, tarit d’un coup la source du somnambulisme. Ce ne sont plus, en règle générale, des mêmes sociaux qui convolent, mais des différents, voire des hétérogènes et des disparates. Il leur faut donc, puisqu’ils n’ont d’autre choix, faire de cette condition même (de cette claudication sociale programmée du couple) l’objet perpétuel de leur souci de soi et de l’autre (le conjoint, et, par voie de conséquence, leur progéniture). Il leur faut demeurer perpétuellement en éveil à propos de cet effet disharmonique inscrit au cœur de leur propre condition sociale. Le fils de famille gâté et vaguement taré (genre « manif pour tous », juste retour des choses) auquel le sort a alloué à vie une compagne issue des cités bariolées du 9-3, élevée à la dure par un papa muslim observant et patriarcal, n’aura guère le choix : le plus tôt il sortira de sa narcose sociale version Passy/Trocadero pour devenir sensible à la disparité des expériences du présent, le mieux pour lui, pour son couple et sa petite famille...
On pourrait multiplier les exemples, je n’insiste pas, tout le monde a compris : le mariage par tirage au sort suscite l’apparition chez tous les sujets individuels sans exception d’un état de vigilance perpétuelle face aux fractures et éléments de conflictualité enracinés dans le monde commun, un état de vigilance propre à les reconduire de façon salutaire aux conditions du réel. C’est là un de ces salubres réveils dont nous entretient la philosophie de Walter Benjamin.
Résumons : le mariage par tirage au sort est le seul dispositif dont nous soyons assurés qu’il contrarie sans relâche les formes courantes de la reproduction sociale, le somnambulisme qui en découle en droite ligne et, en fin de compte, dans les sociétés modernes, cette divine providence perpétuellement renouvelée qui fait le bonheur de la domination : que ceux qui dînent au Fouquet’s se trouvent fondés à se dire les représentants de ceux dont le compte en banque est à découvert tous les 10 du mois. Ce mécanisme se compare en tous points, (pour ceux/celles qui sont familiers avec l’œuvre de Pierre Clastres) à ceux qui, parmi les peuples amazoniens dit premiers, ont vocation à entraver la formation de la puissance étatique et empêchent le chef de la tribu de devenir un potentat.
Pour aller à son terme, l’expérience de pensée doit maintenant, bien sûr, examiner les objections majeures qui se présentent et qui, naturellement, concernent en premier lieu les conditions de sa réalisation. La première d’entre elles a trait à son caractère contraignant, pour tous et toutes, condition de son efficacité. Le mariage par tirage au sort doit-il être obligatoire pour tous et toutes, à partir d’un certain âge ? La soupape de sécurité du divorce doit-elle être conservée ? Sous quelles formes et dans quelles limites ? Le remariage, en cas de disparition d’un des deux conjoints, peut-il être envisagé, et sous quelles conditions ?
Nous dirons ici, à défaut de pouvoir entrer dans les questions de détail, que le mariage par tirage au sort représente une telle révolution, non seulement dans l’ordre juridique mais dans celui des mœurs aussi, que celle-ci ne peut que résulter de l’action d’un législateur visionnaire, de la dimension d’un Solon ou d’un Clisthène. Mais réciproquement, les réformes du statut de la citoyenneté athénienne mises en œuvre par ceux-ci avec succès montrent que de telles révolutions peuvent trouver, dans une société démocratique, force de loi. Ensuite, ce qui importe, c’est l’acclimatation de la réforme révolutionnaire, si l’on veut bien nous concéder cet oxymore, aux conditions générales du système de mœurs en vigueur. Ici, le rapprochement avec le mariage entre personnes du même sexe s’impose : qui ira faire la démonstration irrécusable du fait que le mariage par tirage au sort introduit dans notre système de mœurs un bouleversement disruptif plus violent et inassimilable que le mariage entre personnes du même sexe ?
Au bout du compte, il faut que le séisme que le législateur introduit dans la dimension du droit et dans l’ordre de la loi soit absorbé par le système de mœurs et en devienne, au fil du temps, un pli naturel comme, disons, la figure de la puissance paternelle chez les Romains ou l’institution de l’esclavage domestique chez les Grecs anciens. Le principe de base étant ici : tant que ça marche et que ça dure, pourquoi en changer, le propre de l’institution étant ici de conserver le souvenir vivant du problème auquel son établissement a permis d’apporter une solution - ici, le délitement sans fin de la démocratie de représentation, processus si avancé qu’il suffit désormais que le premier des banquiers sorte sa flûte et se mette en marche pour que les enfants de la République lui emboîtent le pas en direction des îles enchantées de l’état d’urgence perpétuel...
La réponse vient ici, allant de soi, à l’objection de ceux qui trouveraient à l’établissement du mariage par tirage au sort un parfum de régime autoritaire : comment cela ? L’état d’urgence, grossièrement, constamment et violemment attentatoire aux libertés publiques fondamentales glisse sur vous comme l’eau sur les plumes du canard et voici tout à coup que vous vous alarmez de l’établissement d’une disposition de salut public dont ceux/celles auquel/le/es elle est destinée à s’appliquer ne peuvent qu’attendre les plus divines surprises ?! Jeune professeur des universités, voici que la main invisible, toujours bien inspirée, du hasard (du tirage au sort) m’attribue comme compagne une accorte boulangère – à moi, chaque matin, les croissants au beurre, les petits pains aux raisins, les chaussons aux pommes ! Vous préférez les assignations à résidence, votre messagerie électronique sous surveillance, les contrôles au faciès ?
Je vous trouve étranges... Nous ne devons pas être tout à fait du même monde...
Ici s’achève donc notre expérience de pensée d’où il découle, premièrement que les maux dont souffre nos démocraties sont parfaitement curables, pour peu que l’on sache recourir au bon pharmakôn et appliquer le traitement d’une main qui ne tremble pas, et deuxièmement qu’il est temps que la philosophie reprenne la main (la même) sur cette figure de la pensée qu’elle a eu trop tendance, ces temps derniers, à abandonner aux sociologues, psychologues (le pervers Milgram...) ou alors aux raseurs des sciences dites dures (les Poincaré, Einstein and co) qui en ont transformé l’usage en exercice abscons, sans incidence sur la vie du commun des mortels et accessible exclusivement aux têtes carrées de leur espèce.
L’usage étant de classer les expériences de pensée classiques par ordre alphabétique, nous proposons que celle qui vient d’être décrite et dont tout un chacun est appelé à tirer le plus grand bénéfice, entre dans cette liste à la lettre M – « Mariage par tirage au sort », donc. En remplacement du vaseux « Malin génie » et qui, de génération en génération, n’en finit pas d’empoisonner l’existence de nos lycéens de classes terminales.
Alain Brossat
Quelle belle idée que celle d’un assortiment matrimonial décidé au sort ! On pourrait même tirer au sort le sexe du – ou de la – partenaire : puisque le choix de se marier entre personnes de même sexe réduit l’homosexualité à une petite différence (de sexe) dans le choix du – de la – conjoint(e), par rapport à l’hétérosexualité, pourquoi laisser cette petite différence hors du domaine du sort ? Il n’y a pas là une différence de nature, on est bien dans le même cercle du mariage – dès lors, pourquoi maintenir les gays mariés dans leur illusion somnambulique d’homosexualité ? Les LGBT épousent des LGBT selon un « somnambulisme social » comparable à celui que vous décrivez pour le mariage hétéro. La seule question sur laquelle j’hésite : doit-on faire deux séries (une homo, une hétéro), et faire un tirage au sort dans chacune d’elles, ou ne faire qu’une série, indifféremment (le sort en déciderait) homo ou hétéro ? C’est une question plus difficile que je ne pensais au départ, et je crois qu’il faut y réfléchir encore un peu.
Alain Naze