Le paradigme El Aswany
Les Chroniques de la Révolution égyptienne de Alaa El Aswany ont été pour nous, en France et peut-être dans d’autres pays européens ou occidentaux, le livre-témoignage associé aux événements qui ont conduits à la chute de Moubarak. L’équivalent (toutes choses égales par ailleurs !) de ce qu’a pu être pour le public occidental favorable à la Révolution russe, les Dix jours qui ébranlèrent le monde de John Reed – il y a près d’un siècle, déjà.
Chacune de ces brèves chroniques écrites d’une plume très acérée au cours des mois qui précèdent l’effondrement du régime despotique dresse un acte d’accusation contre la dictature et s’achève sur la formule « la démocratie est la solution », une formule qui, au fil de la parution de ces textes dans les journaux, tend à devenir sacramentelle et incantatoire. Jour après jour, la critique de la violence de l’Etat, des abus policiers, de la torture, du trucage des élections, de la corruption des élites politiques, des dénis de justice, mais aussi de la montée de l’extrémisme religieux se fait plus véhémente, régulièrement scandée par la formule-sésame : « La démocratie est la solution ».
Cela va bientôt faire deux ans que l’occupation de la place Tahir a commencé, une formidable mobilisation, un soulèvement sans prise d’armes dont le livre d’El Aswany décrit magnifiquement sinon les prémisses, mais du moins les pré-conditions. Entre-temps, les signes les plus visibles de la dictature sont tombés, des élections à peu près libres (en comparaison de ce qui était le cas sous Moubarak) ont eu lieu, les Frères musulmans sont arrivés aux affaires et ont établi avec l’armée un compromis qui, pour le moment, semble fonctionner. Pour les chancelleries occidentales, pas de doute, même si le scénario des Frères musulmans n’est pas celui qui avait nécessairement leur faveur, quelque chose comme « la démocratie » s’est bien substitué à la dictature (qu’elles ont si longtemps soutenue, sans le moindre état d’âme).
Dans ces conditions, à titre rétrospectif, la prescription inlassablement réitérée par El Aswany dans ses chroniques prend une tournure involontairement ironique : la solution - certes -, mais au fait : pour qui ? Et pour quoi ? J’imagine l’auteur des chroniques qui aime à au procédé littéraire du rêve pour donner forme aux possibles démocratiques dont il se fait le promoteur, je l’imagine bien se réveillant en sursaut au milieu de la nuit, aujourd’hui, visité par un rêve d’angoisse : la démocratie ? Quelle démocratie ? Et quelle solution, et à quoi ?
C’est qu’il n’est rien de pire qui puisse nous arriver que devoir faire brusquement face à l’évidence selon laquelle nous nous sommes battus, engagés, mobilisés autour d’une formule, d’un énoncé, d’un slogan qui, à l’épreuve de la réalité, s’est purement et simplement volatilisé, a manifesté son inconsistance de flatus vocis. Et nous a, littéralement, filé entre les doigts. C’est dans de telles circonstances que la réalité, comme épreuve de vérité, peut atteindre des sommets de cruauté : « la démocratie » a bien eu lieu, comme normalisation démocratique, mais destinée, précisément, à éteindre tous les éclats révolutionnaires qui avaient surgi sur la place Tahir. Une sorte de démocratie a bien pris le relais de la dictature – mais quid de la plupart des phénomènes qui, dans les chroniques d’El Aswany, portaient la marque de l’intolérable (Foucault), dans la situation antérieure ? Quid des tortures routinières dans les commissariats de police, quid du harcèlement sexuel des femmes dans la rue et les transports en commun, quid de la mainmise des cléricaux sur la vie publique et privée, quid de la corruption des fonctionnaires ? Quid de la complaisance des autorités égyptiennes à l’égard de l’Etat d’Israël, fréquemment dénoncée dans les chroniques ?
J’imagine bien l’amertume d’El Aswani qui, dans son introduction à l’édition française du livre, énonce avec enthousiasme que « la place Tahir était devenue semblable à la Commune de Paris ». Quid de ce retour de l’événement communiste inaugural (Marx et Lénine sur la Commune de Paris) après la « libre » élection à la tête de l’Etat égyptien du cacique des Frères musulmans Mohamed Morsi ?
Mon propos n’est pas du tout de jeter la pierre à Alaa El Aswany, magnifique écrivain et chroniqueur incisif, de le taxer d’incompétence ou d’aveuglement – il s’agit de dégager, à l’occasion de ce livre et de son succès, une figure dans laquelle se condensent les apories majeures de notre rapport à « la démocratie » - comme état des choses et comme horizon d’attente à la fois. Ce dont témoigne ce livre, c’est d’une des figures les plus dévastatrices de la déception considérée comme expérience (épreuve) inscrite au cœur de la condition (existentielle, historique, politique) de l’être humain moderne : non pas le simple fait de ne pas voir un espoir placé dans l’avenir réalisé (ne pas voir l’objet espéré devenir réalité), mais voir l’objet visé, convoité, escompté se dissoudre purement et simplement – ici, « la démocratie ».
Ce qui est dévastateur, pour le sujet (individuel et collectif), ce n’est pas quand il n’a pas pu atteindre son but pour des raisons contingentes (il a été défait dans l’affrontement, l’adversaire était plus fort, les circonstances défavorables...), mais quand il s’avise que les contours de l’objet sur lequel s’était fixé son espoir deviennent flous, que celui-ci s’éloigne ou se disperse comme une chimère ou un problème mal posé. Dans cette expérience de la déception, ce n’est pas seulement un espoir qui est déçu, c’est l’espérance qui en prend un coup, c’est-à-dire la faculté même d’espérer – de se projeter dans l’avenir, une faculté constitutive de toute intentionnalité politique (cette distinction fondamentale entre espoir et espérance nous vient, en France, de toute une tradition de la philosophie de l’existence/philosophie morale, notamment de Gabriel Marcel et Paul Ricoeur).
Ce qui arrive donc ici à El Aswany, avec la démocratie, c’est, toutes choses égales par ailleurs, ce qui est arrivé au XX° siècle à tous ces militants et compagnons de route de l’épopée communiste, et au coeur de laquelle est inscrite cette expérience de la déception pure liée à la dissolution de l’objet même autour duquel avait cristallisé l’espérance. L’ironie très amère du livre d’El Aswany (à laquelle la plupart d’entre nous n’est pas nécessairement sensible, tant est massive la saturation de notre champ de vision politique et historique par les incantation du tout démocratique, du total-démocratisme contemporain), est qu’il énonce sa prescription lancinante - la démocratie est la solution, soit, en langue messianique, seule la démocratie peut nous sauver, soit, en langue pragmatique, une seule solution, la démocratie -, il énonce cette injonction exactement sur le même mode, dans la même posture que les communistes du premier XX° siècle lançaient : « une seule solution, la révolution (la dictature du prolétariat, le socialisme, la propriété collective des moyens de production, etc.) ».
Ce qui évidemment très dur à avaler, en termes de philosophie de l’Histoire, c’est d’une part que la prescription d’El Aswany relève manifestement d’un système de (fausses) évidences qui doit tout à un bégaiement de l’Histoire, ce négatif pur qu’est l’effondrement de l’espérance communiste, et qu’il en constitue comme la répétition régressive, en accéléré : comme objet constitutif de l’expérience, « la démocratie » se volatilise au bout des Chroniques tout comme l’objet « communisme » se dissout au bout des innombrables autobiographies d’ex-militants communistes « déçus », « trompés », « écoeurés », etc.
Le contraste est saisissant, dans les Chroniques entre la ferveur avec laquelle l’auteur appelle de ses vœux l’établissement de « la démocratie » en Egypte, en fait un objectif enchanté sur la ligne d’horizon d’un avenir délivré de la malédiction de la dictature et l’extraordinaire pauvreté ou candeur des éléments de contenu de cette espérance démocratique : « Les régimes démocratiques et eux seuls sont capables de mettre leur intérêt en harmonie avec ceux du peuple et de la nation » (p. 52) ; « Dans un régime démocratique, le président est le serviteur du peuple au plein sens du terme »(p 103). La conviction d’El Aswany est sans faille : que les élections cessent d’être truquées et tout rentrera dans l’ordre ; à l’usage, il s’avère que la vie politique est un peu plus compliquée : les élections ont eu lieu dans des conditions à peu près normales et, plutôt qu’El Baradei, l’intellectuel, le sage, le rigoureux directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique, tout auréolé de son prix Nobel de la paix, ce fut le très équivoque Morsi, le Frère apparatchik...
Les choses se passent donc dans l’Egypte post-révolutionnaire, au temps de la normalisation, comme dans cette séquence fameuse de Tintin au pays de l’or noir : plus notre héros perdu dans le désert avance vers l’oasis rêvée, et plus celle-ci se transforme en mirage. Dans le cas présent, plus une sorte de démocratie réelle, à l’égyptienne prend forme sur le terrain, et plus « la démocratie » dont rêve El Aswany dans les Chroniques, la démocratie comme idéalité de référence, tend à se dissoudre et n’être plus qu’une « vapeur », une fantasmagorie se perdant au loin, au dessus des dunes.
Le paradigme qui prend forme ici est donc tout aussi distinct que troublant : à la lumière d’un cas aussi exemplaire que celui que nous avons ici sous les yeux, il apparaît que ce qui se désigne couramment dans notre présent sous le vocable de « la démocratie » est moins fondé sur un système de normes que sur un système de croyances. A ce titre, la discursivité démocratique contemporaine a le même statut que la discursivité communiste en vogue dans le premier XX° siècle : étant avant toutes choses une espérance composite, un bric-à-brac de croyances, de jeux de force et de pouvoir et de blocs d’institutions, elle a vocation à être simultanément et inextricablement le pire et le meilleur : l’objet de la plus fervente des espérances de délivrance, des eschatologies du Bien, comme dans les Chroniques, et le plus mensonger des régimes de domination.
Que la prétention constitutive de la science politique, de la philosophie politique d’aujourd’hui à promouvoir « la démocratie » comme ce système de normes qui en fonde la légitimité comme le meilleur des régimes possibles, que cette prétention soit vaine et abusive, cela se démontre aisément. Ce n’est pas seulement que les normes juridiques et morales de l’Etat démocratique changent constamment et diffèrent d’un contexte démocratique à l’autre, dans le domaine des mœurs, des usages et conduites sociales (homosexualité, consommation d’alcool ou de drogues, avortement, pratiques religieuses). Ce n’est pas seulement que les normes les plus solennellement proclamées comme constitutives de la légalité démocratique et de l’Etat de droit soient suspensibles à l’infini au gré des circonstances et des catégories (Patriot Act, censure des journaux en France pendant la guerre d’Algérie, dispositifs anti-terroristes en Grande-Bretagne...)... Mais c’est aussi et surtout que le caractère résolument protoplasmique de l’institution démocratique entre violemment en conflit avec l’idée même d’une normativité : si, comme le remarquait récemment Courrier International (tout sauf un brûlot gauchiste), l’Afrique du Sud a pu passer du temps de l’apartheid racial à celui de l’ « apartheid social » en passant de l’âge de la suprématie blanche à celui de « la démocratie » multicolore et multiculturelle, si Israël peut être réputé comme « la seule démocratie du Proche-Orient » et exemplaire à ce titre tout en ayant comme solides piliers le suprémacisme racial, l’expansionnisme colonial et le recours à la parole divine, alors la notion même d’une normativité démocratique en acte là où s’affichent des régimes démocratiques, faisant l’objet d’une reconnaissance générale, vole en éclat.
Et là où se produit cet effondrement, surgit une massive évidence : « la démocratie », c’est avant toute chose, dans notre présent ce qui constitue l’objet de la guerre des discours. Ou, pour dire la même chose avec plus d’insistance : si la démocratie « fait époque » dans notre présent, c’est avant tout en tant qu’enjeu de la guerre des discours.
Cette guerre se déroule essentiellement sur deux fronts. En premier lieu, lorsque se présente la situation aporétique dans laquelle se retrouve à peu près infailliblement celui qui a adopté, face à un présent insupportable, la posture qui est celle d’El Aswany dans les Chroniques, toute entière condensée dans la prescription « la démocratie est la solution » ; lorsqu’il s’avère que l’objectif salvateur ne cesse de se dérober à celui qui se l’est assigné, le seul exutoire qui lui demeure est celui-ci : ce n’est pas de cela qu’il s’agissait, ce n’est pas de cette démocratie que je parlais, de cette fausse monnaie de la démocratie qui imite grossièrement la vraie – celle dont je parlais (rêvais ?), précisément.
Dès l’instant où le sujet déçu entre dans ce type de raisonnement, commence à avancer ce type d’objection et à recourir à ce type d’argutie, il est perdu. Qui est-il en effet pour décréter que, parmi les innombrables variétés de régimes réels prétendant au titre de démocratie, tel est légitime et tel est une imposture ; qui est-il pour faire valoir les droits de son idée de la démocratie contre des formes réelles établies selon des procédures faisant référence, d’une manière ou d’une autre, à la normativité démocratique (élections sans fraudes massives, pluralité des candidatures, possibilité pour tous les candidats de faire campagne, etc.) ? Dès lors qu’il est pris dans ce genre de spirale - « Mais ce n’est pas là la vraie démocratie que je prescrivais comme la solution ! » -, il est fait comme un rat. Dans cet affrontement de la bonne et de la fausse monnaie démocratique, ce sera toujours la seconde qui l’emportera sur la première, la démocratie réelle (au sens où l’on parlait naguère de socialisme réel) sur la démocratie idéelle et idéale.
Les gouvernants et les idéologues du démocratisme contemporain auront vite fait de remettre à la place cet idéaliste qui s’imagine que la mise en place d’un régime (pouvoir) démocratique puisse s’établir sur plan, en faisant table rase des conditions antérieures, en combinant les travers de l’utopie et du social (political) engineering. C’est toujours trop tard que celui qui a fondé toute sa politique sur ce genre de prescription s’avise qu’on l’a trompé sur la marchandise et que là où il attendait un homme d’Etat éduqué à l’occidentale, expérimenté, modéré et tolérant, on lui a refilé un barbu des plus louches.
Ce type de marché de dupes, avec les terribles déceptions qui en découlent est inscrit au cœur de l’expérience démocratique contemporaine, de l’épreuve qu’endure le sujet qui n’a pas (encore) fait une croix sur l’espérance démocratique de la façon dont, inexorablement, la fausse monnaie chasse la bonne. Une expérience qui est sans doute le plus « universel » de la condition démocratique – l’amertume du « démocrate » égyptien est ici parfaitement homogène avec celle de l’électeur français qui, ayant voté sans hésitation pour chasser le chevalier d’industrie Sarkozy, voit son successeur (en qui il avait placé une espérance modique mais raisonnée) renier l’une après l’autre les plus saillantes de ses « promesses ».
Tel est le pain d’amertume dont est faite la condition démocratique et qui, contrairement à ce que tendent à faire accroire les promoteurs cyniques (grimés en « réalistes ») de ce régime, ne tient pas à son seul établissement dans le milieu du « relatif », voire du « moindre mal », mais, bien plus radicalement à l’inconsistance réelle (au perpétuel déficit ontologique) de ce qui est censé en constituer le cristal solide.
Au mieux, ce qui constitue le fondement le plus solide des démocraties contemporaines, ce n’est ni leur soubassement normatif, ni leur référentiel axiologique, c’est leur « fond » biopolitique plus ou moins bien tempéré et leur capacité à assurer au plus grand nombre la continuité d’une « vie vi(v)able ». Mais, du point de vue de la concurrence des régimes et formes de gouvernement, rien ne prouve que cela, seule « la démocratie », c’est-à-dire le système de démocratie parlementaire ou présidentielle à la française, l’états-unienne ou la japonaise, soit capable de l’assurer - comme le remarque Daniel A. Bell (China’s New Confucianism – Politics and Everyday Life in a Changing Society).
C’est évidemment ici que s’ouvre le second front de la guerre des discours dont « la démocratie » constitue l’enjeu. Une guerre dont l’objet est le renforcement (ou l’affaiblissement) de l’hégémonisme de l’idéologie de « la démocratie » (le démocratisme contemporain), dans ses liens intimes avec la perpétuation de la forme impériale de la domination et de l’occidentalisme contemporains. La fantasmagorie qui habite le discours du démocratisme contemporain est bifide : d’une part la réintensification du motif de la fin de l’Histoire (« la démocratie » comme régime terminal et définitif de la politique, comme institution indépassable de la politique), de l’autre le retour en force de la figure de l’Un-seul dont la philosophie a dit le caractère mortifère depuis La Boétie au moins. Pour cette raison, nos subjectivités politiques ne peuvent échapper à l’infiltration par le démocratisme contemporain qu’à la condition de s’établir solidement dans l’élément du Contr’un.
Il s’agira donc bien de remarquer que le pire, dans la formule (candide et de bonne foi) d’El Aswany, c’est encore le la de « la démocratie », l’article qui enrégimente la vie politique toute entière sous le signe de l’Un. Or, s’il est quelque chose qui aujourd’hui « sauve » l’espérance née sur la place Tahir, c’est la persévérance de la multitude de ces manifestations de l’initiative populaire et de l’auto-organisation des gens ordinaires, mobilisés sur toutes sortes de fronts et mis en mouvement par toutes sortes de causes – un phénomène multipolaire résolument placé sous le signe non seulement du pluriel, mais aussi du contr’un (contre l’Un-seul de « la démocratie » étatique).
Qu’il plaise aux journaux de désigner par le même vocable une chose et son contraire, la démocratie institutionnelle et normalisatrice destinée à faire en sorte que « tout ait changé pour que rien ne change » et ce qui y résiste de toutes ses forces – cela n’est pas fait pour nous surprendre - le 8 octobre 2012, un reportage publié par Le Monde et consacré à la prolifération au Caire de « communautés spontanées autogérées » était titré : « En Egypte, la démocratie se construit par le bas » .
Mais nous, nous savons que mal nommer les choses, c’est apporter sa pierre au malheur du monde ; nous savons aussi qu’en Egypte « la démocratie » se construit aussi « par le haut » ; et qu’entre ce « haut » et ce « bas » fait rage une guerre inexpiable .
Ce cas patent de diversion dans la langue est bien suffisant pour que nous nous interrogions sans relâche sur ce qui constitue l’enjeu, dans ces pauvres jeux de langage, de l’usage du syntagme « la démocratie » comme arme de destruction massive de la pensée notre présent politique...
Tentons maintenant de faire émerger quelques propositions de cette lecture un peu oblique, si l’on veut, de l’excellent ouvrage d’El Aswani.
1- L’apologétique courante de « la démocratie », telle qu’elle est massivement pratiquée aujourd’hui, notamment par la science politique dont c’est la vocation première (en France, du moins), consiste non pas à exposer en quoi cette politeia est la voie royale de la vie bonne, mais tout simplement à ressasser sans fin l’idée que, constituant un bien tout relatif, elle n’en tire pas moins son mérité inépuisable d’être moins mauvaise que d’autres formes politiques – le régime totalitaire, la tyrannie (confondue avec la dictature), la théocratie, les régimes autoritaires, etc. Le fond de pensée de ce relativisme démocratique se tient à cet égard au même niveau exactement que la lapalissade bien connue : mieux vaut être riche et en bonne santé que pauvre et malade.
2- Notre discours critique sur la démocratie réelle, la démocratie d’Etat liée au régime des partis, aux dispositifs du parlementarisme et du présidentialisme démocratiques, ne peut se déployer comme critique interne à « la démocratie » qu’en s’exposant au risque de s’annuler lui-même, dans sa portée critique. La position critique consistant à opposer la vraie démocratie à celle qui en usurperait le nom, la démocratie d’en-bas à la démocratie d’en-haut, la démocratie fondée sur des principes universels à la démocratie « moindre mal », la démocratie égalitaire à la démocratie de marché (etc.) souffre d’une maladie mortelle : l’enfermement de sa bonne intention critique dans le partage du signifiant avec ce qu’elle prétend combattre.
Son destin prévisible est donc celui-là même qu’ont connu les innombrables discours critiques du « socialisme réel » qui s’énonçaient, dans la seconde moitié du siècle dernier, sous le signe du partage du référent (socialisme révolutionnaire, socialisme authentique, socialisme à visage humain, socialisme anti-bureaucratique, etc.). Destin connu : tous ces « autres socialismes » de la bonne intention, opposés au socialisme des apparatchiks soviétiques et assimilés, ont été emporté dans sa chute par ce dernier, quand le régime de la politique que celui-ci incarnait s’est volatilisé – qui se rappelle encore aujourd’hui ce que fut l’épopée théorique de l’eurocommunisme, porte-étendard de cet « autre socialisme », supposé plus vrai que le réel ?
3- L’horizon dans lequel doit se déployer la critique de la politique contemporaine n’est donc pas celui du triomphe de la « vraie démocratie » sur la fausse, de l’universalisme démocratique sur la démocratie confisquée par (qui vous voulez : le marché, les islamistes, les oligarques...), de la démocratisation de la démocratie. Il est celui dans lequel prévaut une affirmation, un axiome : un autre régime de la politique est possible. Cet autre régime est celui qui se montre dans l’éclat de l’événement – comme possibilité, encore une fois, et pas comme simple virtualité – en Mai 68 à Paris, sur la place Tahrir en 2010.
4- Cet autre régime de la politique n’étant circonscrit dans aucune des formes existantes (instituées, reconnues et légitimées) de la politique, il est absurde de réclamer qu’en soit, en l’absence de l’événement, prononcé le nom et qu’en soit définie la forme. Il est, dans la dynamique de l’événement, ce qui vient, ce qui advient. Ce qui, à ce titre, n’est ni assignable à une origine ni au régime de l’Un. Ce qui, comme sur la place Tahrir (et qui se prolonge à l’infini dans les tracés durables qui s’y rattachent), survient dans l’élément du multiple : flux libertaires, féministes, communistes, messianiques, prophétiques, communautaires, égalitaristes, etc. La poétique de l’événement est tout ce qui s’expose de ces puissances multiples que ne saurait subsumer un seul nom. Placer toutes ces puissances de recréation du monde (des relations sociales, de l’existence individuelle, des identités...) et de reconfiguration de la politique sous un signe unique, fût-il aussi décoratif que celui de « la démocratie », c’est les recouvrir d’un suaire.
5- N’ayons pas peur de le dire : nous savons infiniment mieux ce que nous ne voulons pas, en matière de régime de la politique, que ce que nous voulons. Cette modestie (ou prudence) nous est inspirée par l’expérience historique des deux derniers siècles : ce ne sont pas tant les programmes qui redessinent l’avenir, c’est la force de destitution des mouvements (des masses). C’est dans le moment/mouvement de la destitution des formes politiques existantes que devient visible, aux yeux des sujets mêmes de ces soulèvements, ce qu’ils veulent. Cette volonté et ce désir portés par le mouvement de la destitution et arc-boutés sur la résistance à ce qu’ils ne veulent plus ne sont pas tissés d’une seule trame. Il sont multipolaires et multidirectionnels, car il y a de l’irréductible dans les singularités qu’ils font émerger. Mais en même temps, ils ont, de façon récurrente (belle figure de l’éternel retour, de la différence dans la répétition) partie liée avec l’égalité et la communauté. Ce que nous voulons, se découvre dans le filigrane de ce que nous ne voulons pas : la démocratie « représentative » comme dispositif de reconduction de la puissance oligarchique et du règne toujours plus intégral du fétichisme de la marchandise ; la dictature de l’argent ; la liquidation de la vie politique au profit de la gestion du vivant ; etc.
6- N’oublions jamais ce fait massif : « la démocratie », à l’échelle planétaire aujourd’hui, c’est la religion des élites, des gouvernants, des dominants. Plus vous allez vers les couches populaires, la masse, les gens ordinaires, et plus vous rencontrez, concernant ce qui se présente aujourd’hui comme démocratie réelle, scepticisme, « incroyance », dégoût. C’est là, assurément une des formes de l’intelligence de la masse, une manifestation de son discernement. Les choses sont aussi simples que ça : ceux qui s’attachent avec zèle aujourd’hui à remplir la coquille vide du signifiant « démocratie » (Ernesto Laclau), ceux qui célèbrent ce culte sans relâche sont ceux qui tirent le meilleur parti de cette fabuleuse martingale : un système de « représentation » dans lequel les « représentés » reconduisent sans fin des « représentants » dont les intérêts et les positions sont rigoureusement opposés aux leurs.
Il y a mieux encore : plus ce culte s’intensifie et devient intolérant, comme c’est le cas depuis la chute des régimes post-staliniens de l’Est européen, et plus la prétention des élites démocratiques mondialisées à régenter sans partage la vie des populations dans les petites comme dans les grandes choses tend à s’établir comme une sorte de droit naturel. C’est ainsi que dans l’Union européenne, il est devenu courant que soient appelés à reconsidérer leur position des peuples s’étant prononcés dans un sens opposé à celui des choix opérés par les oligarchies communautaires (Irlande) ; que soient bafouées par les gouvernants des décisions prises au suffrage universel (France) ; qu’une consultation électorale nationale se déroule dans un climat de pressions et de chantage massif, opéré par les décideurs de l’Union et destiné à infléchir le résultat dans le « bon » sens (Grèce).
C’est qu’il se trouve que les prêtres qui président aujourd’hui au culte de « la démocratie » ne sont confinés dans ce seul emploi : l’office célébré, ils s’en vont balayer les couloirs de la Bourse, histoire de compléter leur service.