Le plus beau de tous les potlatchs

, par Alain Brossat


« Selon Tacite, Macron aurait étouffé Tibère afin de plaire à Caligula »
Wikipedia, article « Caligula »

Il est urgent de lire ou relire La part maudite de Georges Bataille, ce livre ébouriffé, fait de bric et de broc, mais traversé et soutenu de bout en bout par une intuition fulgurante : celle de l’existence d’une face cachée, spectrale, mais terriblement présente et opérante sur ce mode même (le spectral) dans les sociétés capitalistes modernes. Cette face cachée, c’est celle de la dépense improductive, de la consumation, de la dilapidation, du sacrifice [1].
L’idée-force, c’est que la forme massive et visible du capitalisme qui produit, qui accumule, qui économise, qui calcule, orienté vers la croissance infinie, cette dimension manifeste en masque une autre, obscure, refoulée, déniée – mais non moins obstinée – celle qui se dévoile dans le jeu, le gaspillage ou toutes les formes de potlatch qui se repèrent dans les sociétés modernes.
Il se pourrait même que Bataille suggère que l’ethos du capitalisme visible, à la Goseck et Benjamin Franklin, le capital économe et usurier, ne serait qu’un trompe-l’œil, le fondement archaïque de la modernité occidentale se dévoilant sporadiquement à l’occasion d’événements comme les guerres, les dépenses somptuaires, le culte du luxe, les conduites sacrificielles, etc.
Cet archaïque refoulé ou dénié serait en ce sens plus « vrai » que le manifeste, car plus originel (le « Ur- » de nos sociétés, dans leur apparente modernité même).
Tout au long de la première partie du livre, Bataille suit ce fil avec constance et insistance, avant, dans la suite, de sauter du coq à l’âne, des Aztèques aux sociétés islamiques, du lamaïsme au Plan Marshall...
Emergent de cet essai enflammé un certain nombre de formules inoubliables : « L’activité humaine n’est pas entièrement réductible à des processus de production et de conservation » ; « la vie humaine ne peut en aucun cas être limitée aux systèmes fermés qui lui sont assignés dans des conceptions raisonnables » ; « en fait, de la façon la plus universelle, isolément ou en groupe, les hommes se trouvent constamment engagés dans des processus de dépense » ; « l’acte sexuel est dans le temps ce que le tigre est dans l’espace » ; « (les Aztèques) n’étaient pas moins soucieux de sacrifier que nous le sommes de travailler » ; « la victime est un surplus pris dans la masse de la richesse utile (…) elle est, dès qu’elle est choisie, la part maudite, promise à la consumation violente ».

Relire La part maudite aujourd’hui, c’est-à-dire sous le prisme des conditions de l’actualité présente, est une expérience vivifiante. L’essai de Bataille nourrit un soupçon : et s’il se trouvait que le capitalisme (autant que les formes dominantes du gouvernement des vivants dans le Nord global) tende aujourd’hui (à l’heure où l’ultra-libéralisme impose ses conditions d’une manière toujours plus insistante) à rendre indistinctes les frontières qui, selon Bataille, séparent et opposent l’esprit du capitalisme (tel que défini par Max Weber) d’une économie de la dépense, de la consumation, voire du sacrifice telle que celle que pratiquaient les Aztèques ? Et si le capitalisme d’aujourd’hui, conçu comme une machine globale et multipolaire, fonctionnant en réseau et se déployant sur un mode tant automatique que rhizomatique, était devenu un gigantesque agencement « nihiliste » orienté vers la dilapidation avant tout ? Et si, dans ces conditions, l’accumulation et la production n’étaient plus ce qui s’oppose à la dépense et à la consumation, mais plutôt ce qui tend à en devenir indistinct ?

Dans la genèse du capitalisme, les forces de vie se sont toujours entremêlées avec les forces de mort : c’est qu’il associe la production, le « développement des forces productives » à la promotion d’un nouveau mode de vie, il embarque les vivants dans une nouvelle forme de civilisation – la civilisation industrielle, le monde de la marchandise, de nouveaux modes de vie urbaine, une densification des réseaux sociaux, une accélération du temps...
En ce sens, il est bien une machine à impulser la vie en la transformant sans cesse, en la démultipliant, en optimisant les facultés et les performances des humains, tant à l’échelle individuelle que collective. Même si cette dynamique se déploie sur un mode automatique et au fond aveugle plutôt que sur « plan », soutenue par une méta-rationalité (ne sont à l’œuvre, dans le capitalisme, que des rationalités liées à l’intérêt et donc locales, éclatées et inscrites dans un horizon borné), on peut dire qu’elle est, dans un certain sens tournée vers la vie, une modalité d’un « faire vivre » global fondé sur une dynamique générale de développement, d’expansion, de transformation et d’innovation perpétuelle – il n’y a pas si longtemps, on appelait encore ça « le progrès »...

Mais nous sommes aujourd’hui de plus en plus solidement instruits de l’existence d’une face obscure, d’un revers mortifère de cette impulsion, de ce mouvement général « vers l’avant ». Ce n’est pas seulement que, comme les différents courants du mouvement ouvrier l’ont discerné dès la seconde moitié du XIXème siècle, le capitalisme porte en lui des forces de mort et de chaos (les crises de surproduction, les guerres, les crises financières...), c’est, plus radicalement, comme la crise climatique et environnementale l’exposent en pleine lumière, qu’il est une machine de mort en tant même qu’il est une machine à produire, développer, une machine de croissance et d’optimisation.
Dans les années 1970, les courants marxistes-révolutionnaires se querellaient autour de la question de savoir si, dans ce qu’elles s’accordaient pour analyser comme l’état de crise d’un capitalisme miné par ses « contradictions » (un maître-mot dans les traités d’économie d’Ernest Mandel qui faisaient alors autorité), les forces productives avaient cessé de croître ou non.
Dans tous les cas, les uns et les autres partageaient cette idée : la poursuite de la croissance des forces productives était l’horizon même (davantage qu’historique même, un royaume des fins), dans lequel il convenait que les marxistes-révolutionnaires inscrivent leur lutte contre un capitalisme à bout de souffle, supposé entraver désormais un tel développement dont le caractère vital pour l’essor de la civilisation et la marche au socialisme n’était pas questionné.

Aujourd’hui, nous savons que c’est ce modèle même de la croissance tant élémentaire que vitale des « forces productives » qu’il faut questionner, dans la mesure où nous ne pouvons plus ignorer que l’Anthropocène (comme Capitalocène), c’est précisément ce qui résulte du fait que les forces productives sont d’emblée, intrinsèquement et non pas sur un mode dérivé (les guerres, les crises), ce qui est tourné vers la mort et sape les fondements matériels de la vie sur la planète. Notre problème, ce n’est vraiment plus de savoir si les forces productives ont cessé de croître, mais bien plutôt qu’elles continuent à le faire assurément et sur un mode si mortifère que la question de savoir si la préservation de l’habitabilité de la planète ne s’associe pas impérativement à l’abandon du modèle croissantiste général, cette bifurcation s’imposant comme la priorité des priorités.
Cette intrication des forces de vie et des forces de mort dans les formes présentes du capitalisme est plus perceptible à l’œil nu que jamais. C’est que nous ne pouvons plus ignorer désormais que le dessein qui, depuis la Renaissance et, à un rythme accéléré, a accompagné comme son ombre et soutenu le développement de la civilisation en Occident – celui de faire rendre gorge à « la Nature », ce dessein est intrinsèquement mortifère ; il est un attentat ininterrompu contre l’habitabilité de la planète, une expansion de la vie si exubérante et insoucieuse de ses conséquences que l’on pourrait dire qu’elle prend en pratique la forme d’un suicide à petit feu.
L’insouciance en la matière n’a désormais plus aucune excuse, nous avons perdu toute innocence, nous savons désormais d’une science parfaitement sûre que l’extractivisme est une passion criminelle et des Etats et des multinationales, que l’extraction du gaz de schiste n’est pas une promesse d’avenir mais un crime environnemental, que le remplacement massif des deux roues à essence par leurs équivalents électriques n’est pas une solution « écologique » (dans la mesure même où il stimule de nouvelles pratiques d’extraction désastreuses pour l’environnement) ; nous savons pertinemment que le nucléaire civil comme « énergie propre » tel que les propagandes intéressées nous le vendent aujourd’hui est une fable orwellienne.

Nous savons désormais (sans, bien sûr, être en capacité d’en tirer les conséquences qui s’en dégagent dans notre propre champ de vie) que les chaînes d’équivalence qui soutiennent nos certitudes acquises les plus élémentaires puent la mort – développement, production, progrès, croissance, consommation, niveau de vie, confort, etc. Nous en faisons l’expérience tous les jours – tout en étant emportés par la force d’inertie d’un mode de vie dont les fondements se tiennent hors de notre portée.
Ce que nous voyons aussi autour de nous – et ceci est tout particulièrement sensible en Asie orientale –, c’est que partout où l’accumulation du capital semble toucher à ses limites, tant en termes matériels que spatiaux, la production et la destruction tendent à devenir de plus en plus indistinctes. Lorsqu’il n’y a plus guère de terres vierges, de nouvelle frontière, d’espace disponible dans lequel le Capital puisse s’adonner à sa passion conquérante, alors la destruction s’associe toujours plus étroitement à la construction, à la production. Ceci se vérifie tant à l’échelle globale que locale : c’est le paradigme du chantier perpétuel qui est tout à la fois, en continu, chantier de destruction et de construction – un paysage de la construction en tant que destruction tout à fait familier dans les espaces densément peuplés, en Chine ou à Taïwan, par exemple.
Le personnage principal, dans cette topographie, ce n’est ni le démolisseur, ni le bâtisseur, c’est l’engin de chantier en tant que celui-ci est, précisément l’opérateur ou l’incarnation de la continuité destruction-construction. A Taïwan, la densité des engins de chantier (généralement de marque japonaise) de toutes espèces et dimensions est frappante – on les voit s’activant, grondant, dégageant des nuages de poussière un peu partout, ils sont utilisés couramment pour des tâches qui s’effectueraient aussi bien à la pelle et à la pioche, on les retrouve abandonnés, à moitié rouillés et recouverts d’herbes folles, au détour des routes de campagne les plus perdues – ils symbolisent agressivement cette économie prédatrice dont le principe même est la brutalisation de la « culture » de chantier et la dévastation de l’environnement. L’engin de chantier, c’est ce qui permet de démolir en un tournemain, que ce soit dans une grande ville, une bourgade ou un village, un îlot tout entier formé des maisons basses en brique, témoignages d’un habitat traditionnel et incarnation de toute une cosmogonie enracinée dans la culture chinoise, et de s’atteler sans transition à l’édification, sur ses ruines, d’un palais/bunker de béton autarcique de quinze étages, avec parking souterrain et pseudo-jardin d’agrément, destiné, bien sûr, à la classe moyenne à héritage...

De plus en plus ouvertement, dans un tel contexte, la pulsion de croissance, de développement, de construction prend racine dans une passion de destruction et d’éradication du passé, un désir d’oubli, un présentisme développeur et prédateur enrobé dans des formes dures et froides – le béton, la ferraille, le verre... La grande utopie de la « modernisation » avide de promouvoir un cadre de vie et des formes de vie plus éclairés en même temps que plus confortables s’efface ici devant le pur et simple somnambulisme du marché et du développementisme en pilotage automatique. Il s’agit bien d’effacer les traces, de détruire les continuités et les traditions porteuses de mémoire vivante et instituante de la vie des collectivités en les écrasant sous les chapes de béton d’un productivisme toujours plus frénétique et mégalomane, d’une religion du toujours plus et de l’innovation dépourvue de toute autre fin que sa propre perpétuation et l’accélération perpétuelle du mouvement.
Un capitalisme qui voit dans la course à l’innovation la clé de sa pérennité, de son rebond perpétuel, est de plus en plus distinctement voué à rendre la croissance, le développement, la production, la construction et le progrès indissociables de la destruction, de la dilapidation, de la démolition et, au bout du compte de l’anéantissement.
Le mouvement du Capital vers l’avant a toujours été somnambulique, mais on dirait qu’aujourd’hui, il ne l’est pas seulement davantage que jamais – il est devenu carrément aveugle, car de plus en plus fondé sur le déni de ce qui constitue les fondements du réel dans l’état présent du monde : les maîtres du jeu savent désormais qu’il conduisent l’humanité toute entière droit dans le mur, sur la pente du développementisme qui guide leurs actions – et pourtant, ils persévèrent et continuent, tout en prenant grand soin de mettre en scène faux-semblants et diversions de toutes sortes (le « capitalisme vert » dont tous se réclament à cor et à cris aujourd’hui).

Plus on construit, plus on développe et plus on détruit les fondements mêmes du vivant – tel est le carcan qui s’est refermé aujourd’hui sur la pensée et la pratique des maîtres du monde et dont on ne saurait espérer qu’aucun sursaut salutaire les libère – seul un désastre, un séisme historique, social et culturel aurait la propriété de défaire cette configuration et d’en faire apparaître une autre dans laquelle les règles du jeu auraient changé et l’horizon dans lequel les vivants inscrivent leurs conduites et leurs actions serait radicalement transformé – ceci pour le pire (probablement) ou le meilleur (on peut toujours espérer).
Ce paradigme du nouveau capitalisme – l’innovation comme relance du développement et de la croissance combinée à l’extraction infinie –, je le vois particulièrement à l’œuvre, ici, en Asie orientale, dans des secteurs comme l’électronique (avec son prolongement, le digital), la construction et les industries liées à la consommation/consumation – le plastique, le textile...

Et c’est ici que la dépense bataillienne resurgit sous des traits déformés particulièrement hideux : ceux d’un capitalisme du gaspillage et de la dilapidation qui mise sans relâche sur le jetable, l’éphémère, combiné à un capitalisme de la prédation que rien n’arrête dans sa passion de saccager l’environnement et son indifférence aux conditions d’habitabilité de nos lieux de vie.
Tout se passe désormais comme si la pulsion de destruction avait à tous égards pris le pas sur le penchant, disons, édificateur et accumulateur du capital – le capital-ruche, les capitalistes-abeilles. Ce qui prévaut, encore et toujours, à Taïwan, c’est la tyrannie du plastique et des emballages, c’est-à-dire le culte de la dilapidation des déchets non-recyclables pour la plupart et dont la forme économique est la toute puissance des industries correspondantes, intouchables dans leur mépris souverain pour les considérations environnementales, et prospérant précisément sous ce signe : celui du profit indexé sur la pure dilapidation destructrice, indissociable de la « production du néant ».

Mais on pourrait en dire tout autant du saccage de l’environnement par sa bétonisation ininterrompue, une dévastation qui se manifeste aussi bien en amont (extraction, pollution) qu’en aval (construction de blocs d’habitation toujours plus compacts, molaires, clos et hors-sol) où s’enferme la classe moyenne qui prospère dans le business dilapidateur. Et tout autant et peut-être surtout, tant cette grande transformation tend à embrasser désormais, dans les pays développés du Nord global la totalité de la population, s’étend ici l’ombre de la digitalisation de l’existence collective, de la colonisation de l’existence quotidienne des vivants par les appareils du digital. Ici, la dimension d’emblée et massivement, globalement destructrice du phénomène saute aux yeux : asservissement des subjectivités, réduction du champ d’expérience du troupeau humain, disciplinarisation et normalisation effrénées, déréalisation massive – tant du point de vue du mode de vie que des conditions du gouvernement des vivants, ce processus de conquête de l’existence collective dans sa dimension la plus intime comme dans ses effets les plus massifs, au plan des conduites, s’apparente bel et bien à une destruction et une perte. Or celles-ci sont inséparables ici de la dépense : le sujet humain rivé à son smartphone dépense, c’est-à-dire le plus souvent dilapide bien son temps et son énergie vitale captés par les puissants appareils du digital. La dépense ici n’est plus, comme chez Bataille, une forme de l’échange (archaïque, pré-capitaliste et tenace, revenant sans relâche dans les interstices de la vie capitaliste), mais bien pur abandon, gaspillage et destruction. Chez Bataille, la dépense est un geste, une action, une manifestation vitale, éminents. Dans les formes requises par le nouveau capitalisme, elle glisse toujours davantage vers la plus grande des futilités, c’est à dire la pure consomption – le néant.

On parlera ici de la production, de la construction, du développement, du progrès comme destruction dans le sens même où Günther Anders parlait de la « reconstruction » de Hiroshima comme une destruction – un effacement des traces du crime, une normalisation en forme de fuite en avant – ici dans ce qu’il appelle l’âge nucléaire. Le capitalisme contemporain devient de plus en plus « bataillien », mais sur un mode mortifère, dans la mesure où il est toujours moins tourné vers les équipements de la vie durable (les écoles, les hôpitaux, les logements accessibles à tous, les trains qui partent et arrivent à l’heure...) et de plus en plus vers le somptuaire entendu comme la production du jetable, de l’éphémère, du superflu, le gaspillage et tout ce qui, ouvertement et massivement, contribue à la destruction des soubassements de la vie commune – la production massive de SUV, par exemple.

C’est de plus en plus un capitalisme de la dépense, dont les investissements sont fondés sur des calculs à court terme, mais d’une dépense de plus en plus distinctement tournée vers la mort. Dans le monde placé sous ce nouveau régime, celui des GAFAM (Google, Facebook, Amazon, Microsoft), ce n’est pas seulement que l’éphémère, le jetable et le futile règnent en maîtres, c’est aussi que la consommation, de plus en plus massivement déliée de la satisfaction des besoins vitaux, tend à être absorbée par la pure et simple consumation. Dans un tel monde « à l’envers », la marchandise reine, c’est le smartphone, c’est-à-dire l’objet dont ceux-là même qui ne sont pas en capacité de pourvoir à leur propre subsistance (et se nourrissent et s’habillent en conséquence aux Restaurants du cœur) ne sauraient se passer. Ce capitalisme de la consumation n’est ni immatériel ni virtuel, il tend, ce qui est bien différent, vers la déréalisation des sujets sociaux en les établissant dans ces espaces allégés où les images, les messages, la communication et les récits manufacturés refoulent et entravent toute perception réaliste du réel.

Il n’est pas surprenant que ce nouveau capitalisme de moins en moins intéressé par les investissements lourds et durables et de plus en plus porté à la fuite en avant dans le somptuaire et l’innovation perpétuelle, ce capitalisme qui rêve d’investir l’espace à défaut de savoir préserver l’habitabilité de la planète, rencontre, dans sa course au néant, la figure de la guerre. Ce n’est pas seulement dans les sociétés traditionnelles que la guerre est la dépense improductive par excellence, le potlatch suprême, l’excès dans sa forme pure. Dans les sociétés modernes, au fil notamment des deux conflit « mondiaux » qu’a connus le XXème siècle, la guerre est devenue la figure même de la limite de la dépense improductive et du potlatch hypertrophié : en effet, la rivalité, la figure agonistique, le sacrifice qui en constituent le fondement y sont au risque de s’effacer devant l’anéantissement des sujets qui y entrent en compétition. A fortiori, à l’âge nucléaire, l’association de la guerre à la figure du potlatch devient impensable et cette figure de l’échange paradoxal s’efface devant celle de l’apocalypse ou de l’Armageddon.

Mais c’est précisément cet impensable qui est en cours de « dépassement » aujourd’hui – les scénarii de guerre nucléaire de « formats » variables agitent tant les états-majors que les journaux en une chronique des événements courants ininterrompue – aujourd’hui, ce sont les Etats-Unis qui annoncent qu’ils vont former avec la Corée du sud une sorte de partenariat nucléaire face à la « menace nord-coréenne », une notion tout à fait inédite dans un monde où la non-dissémination nucléaire et son association rigoureuse à la souveraineté (laquelle ne se partage pas) avaient valeur de dogme.
D’une façon plus générale, ce qui revient en force tant dans les pratiques étatiques que dans les têtes des grands prêtres de la puissance infinie, c’est l’association du potlatch à la guerre, une dépense non pas tant tournée ici vers l’échange symbolique que vers des formes massives de destruction et de dilapidation en tous genres (vie humaines, bien d’équipement, armements, ressources naturelles, environnement...) perçues comme de plus en plus requises, impérieuses, et, pour tout dire, salutaires.

L’Ukraine apparaît ici comme le laboratoire exemplaire de cette promotion de la civilisation (en mode occidental) par la destruction et la dilapidation. Les firmes marchandes d’armes et les Etats trafiquants d’armes se frottent les mains au spectacle de cette gigantesque « dépense » en forme de potlatch permettant d’écouler des stocks d’armements et munitions en tous genres et qui commençaient à se périmer un peu partout. Une figure abjecte du sacrifice revient de même en force dans ce contexte – les Ukrainiens sont perçus, soutenus, exaltés comme ces sacrifiés, plus ou moins consentants, qui défendent la civilisation occidentale contre la barbarie asiatique/totalitaire, en première ligne. Cette notion empoisonnée du sacrifice, bien éloignée de toute notion du sacré bataillien, avait déjà pris racine dans les cerveaux embrumés des gouvernants du Nord global lors des premières vagues « paniques » de la pandémie covidienne [2] : l’idée (si c’en est une...) que « la vie » pouvait bien continuer à la condition du sacrifice de cette « part du feu » qu’il fallait bien abandonner au virus, à défaut de savoir faire autrement, cette idée perverse empruntée au registre du pire du darwinisme social, s’est installée et rapidement acclimatée dans ces cerveaux – l’image archaïque et obscure du virus comme ce dragon auquel il faut bien accorder son quota de vies humaines, dans l’espoir qu’il épargne la communauté elle-même...
Dans le même sens, on dira que la politique migratoire (mais il s’agit ici plutôt d’une antipolitique) des pays du Nord global se place de plus en plus sous le signe du sacrifice de cette « part maudite » que constituent les migrants en provenance du Sud global (les Ukrainiens, c’est une toute autre affaire) comme condition perçue comme toujours plus impérieuse du salut (de l’intégrité, de l’immunité...) des populations du même « Nord » à la fois réel et imaginaire – des populations généralement blanches, plutôt chrétiennes que musulmanes ou animistes... En ce sens, tous ceux qui s’échouent sur les récifs, les frontières barbelées du Nord global, ceux qui se noient en Méditerranée ou au large de l’Indonésie et la Malaisie, sont des victimes non pas seulement dans le sens où ils succomberaient à un destin politique et social malheureux, mais bien, distinctement, comme victimes d’un sacrifice – ils.elles meurent bien sous le couteau du prêtre d’une religion crépusculaire et monstrueusement profane, celle du fantasmatique salut de l’Occident (du Nord global) assailli par les agents du « grand remplacement ».

D’une manière toujours plus visible, le Capital global (et intégré) voit son salut dans cette fuite en avant parcourue d’intensités sacrificielles, destructrices. Sous cette impulsion, il ne fait pas la différence entre sacrifices humains et sacrifices de biens matériels, tout fait l’affaire, tant que la pulsion dilapidatrice trouve matière à se satisfaire. On n’insistera jamais trop sur ce qui distingue cette figure de la dépense de celles qui, dans le capitalisme des années 1960, ce qu’on pourrait appeler le capitalisme des films de Godard [3], se présente sous les dehors du consumérisme effréné, de la religion (le fétichisme) de la marchandise. Ce consumérisme traditionnel était encadré et intégré à des circuits dans lesquels la consommation enchaînait directement sur la production, sur l’accélération et l’augmentation du volume de celle-ci.
Dans les figures contemporaines, on est passé à autre chose qui ressemblerait davantage à un autre film de Godard, qu’il me faudrait donc soustraire à la série que je viens de mentionner – Week-end (1967), le crash, l’accident de voiture, la randonnée joyeuse vers la mort comme paradigme d’une « marche en avant » en forme de course à l’abîme, fondée sur le culte de la vitesse, du clinquant, de la conduite impulsive et amok, résolument amok...

Dans La part maudite, Bataille définit la dilapidation de la matière vivante comme une exsudation, c’est-à-dire la consumation d’un excédent d’énergie. Le potlatch est la figure classe d’une telle consumation et la guerre se définit donc comme une dépense catastrophique (par opposition, ici, à régulatrice) de l’énergie excédante. C’est bien dans une telle séquence que nous embarque aujourd’hui un capitalisme en pilotage automatique et subissant l’irrésistible attraction de l’accident général dont le profil se dessine sur la ligne d’horizon. Dans l’économie marchande traditionnelle, rappelle Bataille, « les processus d’échange ont un sens acquisitif », on accumule et « la haine de la dépense est la raison d’être et la justification de la bourgeoisie ». Les classes dominantes transmettent ce goût de l’épargne et de l’accumulation aux classes dominées – la petite-bourgeoisie puis la classe ouvrière aspirent à devenir propriétaires, même si, souligne Bataille, « la lutte des classes devient (…) la forme la plus grandiose de la dépense sociale lorsqu’elle est reprise et développée, cette fois au compte des ouvriers, avec une ampleur qui menace l’existence même des maîtres ».
On n’est plus du tout dans cette économie-là, et pas davantage dans cette figure de l’agonisme où la dépense épouserait peu ou prou les formes du conflit instituant de la lutte des classes. On n’est plus dans une économie dominée par la figure de l’utilité et des calculs rationnels d’intérêt qui s’y rattachent. On n’est plus du tout dans une économie classique de la croissance. On n’est plus, tout aussi bien, dans une forme du conflit dialectique où la division s’institue sous une forme dynamique dans laquelle l’émulation des parties en présence est un facteur de vitalité (selon la grand leçon machiavélienne reprise, entre autres, par Claude Lefort).

Ce que Bataille appelle la « folle exubérance » de la vie sur terre a, aujourd’hui, pris une toute autre tournure : ceux d’en haut comme ceux d’en bas sont désormais engagés dans des processus de dépense qui se trouvent de plus en plus désamarrés des grands schèmes de l’utilité et de l’accumulation. Le Capital et les sujets tant collectifs qu’individuels qu’il produit ne sont plus du tout wébériens. Ils ne gèrent plus du tout leur vie comme une petite ou une grande entreprise, mais plutôt comme un établissement de jeux, un casino. C’est qu’ils n’ont plus aucune maîtrise des données permettant de fonder l’existence individuelle et collective sur des calculs d’intérêt, des prévisions de développement, des budgets (entrées, dépenses...), des projets, toutes choses qui supposent une certaine maîtrise du temps et une capacité à anticiper un avenir prévisible.
Bataille a raison de souligner que, même dans une économie capitaliste traditionnelle, une certaine part du somptuaire se maintient, celle de la dépense improductive, mais toujours intégrée à des circuits d’échanges et fondée sur des interactions – là où est en question non pas tant la société que la communauté.
Mais aujourd’hui, tout est devenu différent : la vie des sujets individuels comme collectifs se trouve placée de façon croissante sous un signe qui n’est plus tant celui de l’entreprise que du jeu – mais plus le paysage de la nouvelle époque se dévoile, et plus il apparaît clairement que ce jeu n’a plus partie liée avec la vie dans sa forme la plus modique et durable (la partie de cartes dans le cinéma de Marcel Pagnol) mais bien avec la mort dans sa forme la plus abjecte (la roulette russe dans L’année du Dragon de Michael Cimino).
Quand, dans ses vœux de nouvelle année adressés à la nation (2023), le chef de l’Etat français place benoîtement la crise climatique sous le signe de l’ « imprévisible », il se vérifie que la roulette russe est désormais le signe sous lequel est situé le supposé art de gouverner. Le principe du jeu, entendu en sens, est qu’aucun « budget dépenses » n’est prévisible, précisément – on peut gagner gros et ramasser la mise si l’on est chanceux, on peut aussi bien tout perdre [4]. L’élément de modération et la prise en considération des limites du possible qui étaient inclus dans la notion même de budget (on consomme toujours en fonction d’un budget) s’estompe lorsque l’on glisse du côté du jeu et de la consumation : on y passe du côté de l’infini ou du moins de l’illimité, on entre dans l’horizon du tout ou du rien – l’enjeu climatique devient une partie de poker où rien n’est prévisible, comme l’est l’avenir de la « querelle » entre les Etats-Unis et la Chine.
C’est la raison pour laquelle le spectre de l’arme nucléaire revient en force : la stratégie nucléaire est un jeu mortel de tout ou rien dans lequel le bluff, la surenchère, les faux-semblants jouent un rôle de premier plan. On peut y rafler toute la mise comme on peut tout y perdre. C’est devant ce type d’images du jeu associées aux questions de vie et de mort que tendent à s’effacer aujourd’hui les schèmes traditionnels de la raison gouvernementale fondés sur les calculs d’intérêt à court, moyen et long terme, sur la prise en considération de l’expérience, les interactions prudentes avec les différents et les adversaires, sur la retenue et la circonspection. La tentation des « coups » (au sens des « coups de poker ») refoule la culture gouvernementale du calcul, sur le modèle de ce que tenta Trump lors de ses rencontres en tête-à-tête avec le dirigeant nord-coréen qu’il comptait embobiner avec ses procédés de camelot. Ou, aussi bien, Boris Johnson et toute sa bande avec le Brexit dont l’horizon, loin d’être, à rigoureusement parler, stratégique, ne fut jamais que celui d’un bon (ou plutôt mauvais) coup conduit à la hussarde...

Ce qui, d’une façon plus générale, est ici en question est la gestion du temps par les gouvernants, les prises qu’ils exercent ou non sur la durée – aussi bien dans le présent que dans leurs efforts pour jalonner et orienter l’avenir. D’une façon générale, ils n’ont jamais eu la capacité de se projeter loin vers l’avant, si ce n’est sur le mode imaginaire, en faisant vibrer la corde des grandes promesses et des grandes espérances, en dessinant des horizons féériques et en mettant en avant des mots puissants, de grands mots à majuscule creux comme des tambours. Mais en pratique, l’un des tours les plus familiers de ce qui reste aujourd’hui de l’art du gouvernement est celui qui consiste à tenter d’accréditer auprès du public l’idée que les gens qui sont aux affaires auraient la capacité de fixer des orientations et dessiner des lignes de conduite, de prendre des engagements pour les décennies qui suivent – au sens où l’on parle des engagements pour la lutte contre les réchauffement climatique à l’horizon 2030, voire 2040 ou 50.
Mais il est aisément vérifiable que l’on est ici en plein simulacre : il s’agit pour les gouvernants de « faire comme si », de façon à entretenir la fiction perpétuelle selon laquelle ils disposent de la capacité de s’assurer des prises solides sur l’avenir et de fixer des orientations susceptible d’infléchir le cours des choses au cours des décennies qui sont devant eux. Or, il n’en est rien et ce qui est à l’œuvre dans cette rhétorique des promesses et des engagements, c’est une pure convention selon laquelle gouvernants et gouvernés affectent de croire en l’existence d’une telle capacité à exercer ces prises, ceci dans un paysage du présent où ce qui s’affiche surtout, c’est l’incapacité croissante des gouvernants (et a fortiori des gouvernés) à s’assurer des prises sur le présent lui-même – la séquence de la pandémie nous a suffisamment instruits à ce propos. Et tout le monde sait que, dans les démocraties libérales, l’alternance des partis de pouvoir au gouvernement a pour effet que les nouveaux arrivants abolissent ce que les précédents ont laborieusement mis sur pied...

L’un des problèmes clés du présent est que les enjeux climatiques et environnementaux mais aussi civilisationnels d’aujourd’hui mettent au défi aussi bien les gouvernants que les gouvernés d’anticiper sur l’avenir ou de se situer dans le présent sur un mode constamment « projectionniste », c’est-à-dire en le percevant du point de vue de ses effets prévisibles et calculables sur l’avenir ; sur un mode et avec une constance que ni les uns ni les autres ne sont aucunement équipés pour adopter. Ni les uns ni les autres ne sont équipés intellectuellement, cognitivement, psychiquement, émotionnellement pour opérer ces projections à long terme selon un régime non pas imaginaire mais réaliste. Or, le propre aussi bien de la crise environnementale que de la rupture d’équilibre civilisationnelle est précisément de requérir ces investissements réalistes et rationnels sur le long terme. Les gouvernants voient l’avenir de façon réaliste à l’échelle du budget de l’Etat pour l’année à venir (et encore) et nous, à celui du devenir de nos enfants (et encore)... et dès qu’il s’agit de se projeter au-delà, c’est l’imagination au mieux et l’imaginaire au pire qui prennent le dessus, les vagues eschatologies, les sensations millénaristes, les espérances boostées par ce qui persiste des religions anciennes et ce qui nous inspire des nouvelles, les intensités millénaristes, le grand bazar de la conquête spatiale, des énergies nouvelles, des innovations technologiques « révolutionnaires », de l’intelligence artificielle et autres moulins à vent disposés sur la ligne d’horizon d’un avenir toujours moins discernable en dépit de l’entassement de toutes ces grandes et petites promesses en toc...

On peut trouver de paradoxales consolations à se dire que l’on vit une époque résolument passionnante en ce sens précisément qu’elle serait un temps de totale désorientation et de complète incertitude : ne sommes-nous pas, nous Occidentaux, parvenus au bout du bout de notre civilisation, les temps qui sont devant nous ne seront-ils pas ceux de la fin de notre Empire romain à nous – avec ses empereurs fous, dégénérés, ivres de vengeance, égarés dans leurs rêves de grandeur perdue – à la Trump, précisément – âge sombre et labyrinthique, captivant – dans son atmosphère de décomposition et de complète perte de repères, même ? Ce qui constitue le sol premier, élémentaire, de nos existences aujourd’hui, de notre environnement humain et non-humain survivra-t-il à ce siècle ? Rien n’est moins sûr. Ce n’est sans doute pas pour rien que nous avons pris goût aux suspenses et aux dystopies de plus en plus funèbres et ténébreux – ils nous préparent à ce qui se tient devant nous, faute, pour nous, de pouvoir l’anticiper pleinement...

Alain Brossat

Notes

[1Georges Bataille : La part maudite, avec une introduction de Jean Piel, Point-Seuil, 1971 (1933).

[2Ce n’est pas pour rien que la notion de « panique morale », le plus souvent employée au pluriel, fait en ce moment florès dans les sciences sociales en Occident...

[3Ou alors, dans un autre genre, de Jacques Tati...

[4« To succeed on Wall Street, learn poker, not economics » (Aaron Brown, Bloomberg Opinion, repris dans Taipei Times, 7/01/2023. ). Il se pourrait bien qu’ici Wall Street soit devenu le modèle ou la matrice de l’action des gouvernants des démocraties libérales.