Le regard qui glisse (Revisiter la civil inattention goffmanienne)

, par Alain Brossat


Civil inattention est un concept mis en circulation par le sociologue canadien-américain Erving Goffman dans un livre publié en 1963 et intitulé Behavior in Public Places [1]. La civil inattention est une conduite en soi paradoxale dans la mesure même où elle consiste à ne rien faire ou si peu – mais d’une manière qui, néanmoins, dans les espaces urbains et densément peuplés, joue un rôle clé dans la reproduction de l’ordre social. Il s’agit, pour dire les choses simplement, de la conduite par laquelle des personnes se trouvent placées en situation de proximité dans un espace commun (rue, bus, métro, grands magasins, etc.), manifestent leur connaissance de la présence de celles qui les entourent, mais sans que cette connaissance prenne la forme d’un intérêt particulier ou d’une insistance quelconque. La manifestation la plus courante de la civil inattention, c’est la façon dont j’enregistre d’un bref regard qu’une personne vient d’entrer dans le magasin ou la rame de métro où je me trouve, puis détourne aussitôt ce regard, pour peu que rien n’attire mon attention en particulier dans cet homme ou cette femme, dans son apparence ou son comportement, que sa présence dans cet espace commun soit « dans les normes », ne m’apparaisse pas comme annonciatrice d’un possible incident, ne s’associe pas à un danger potentiel, etc.

La civil inattention, est donc une conduite toute entière rattachée à la civilisation urbaine et, sans doute, à la civilisation urbaine moderne. Elle associe une forme de reconnaissance de faible intensité (j’enregistre qu’une personne vient d’entrer dans le convenience store où je fais mes courses mais je n’y prête pas attention, c’est une opération de conscience à peine ébauchée, furtive) à une prise de distance destinée à maintenir l’écart nécessaire entre les corps et les subjectivités dans cet espace commun densément peuplé : la reconnaissance fugace ne débouche pas ici sur un rapprochement, une conversation, un échange – les corps demeurent éloignés, même dans la proximité (de la rame de métro, par exemple), la privacy de l’autre est respectée : ce qui est à l’œuvre ici est donc à la fois un code social et un ethos : il y a une dimension morale de l’adoption du bon code de conduite ou de la bonne éducation qui fait que je n’empiète pas sur la vie privée de la personne qui vient d’entrer dans l’espace commun où je lui préexiste, ceci en la contraignant intempestivement à un échange, quel qu’il soit – cela peut commencer tout simplement par un regard trop insistant.
Avec la civil inattention, nous sommes donc au cœur de la civilisation des mœurs. Elle en est, dans le monde moderne, une manifestation très éminente dans la mesure même où elle se fonde toute entière sur l’autocontrôle des individus, sur leur capacité à réfréner leurs impulsions, à rester sur leur réserve, à demeurer impassibles dans le moment même où l’espace commun se trouve modifié par l’apparition d’un sujet humain dont l’apparence est toujours susceptible d’attirer leur attention pour une raison ou une autre. Le cas exemplaire et banal ici, d’un point de vue mâle ordinaire, c’est celui de l’irruption dans cet espace d’un corps féminin de toute beauté – sujet intéressant et attirant par excellence sur lequel le regard mâle aimerait s’attarder – mais dont le sentiment de convenance élémentaire veut qu’il se force à se détourner pour feindre l’indifférence. On voit bien à cet exemple très élémentaire à quel point la civil inattention a partie liée avec le contrôle de soi, le très haut niveau d’autocontrainte exigé du sujet moderne.
La civil inattention, c’est tout un apprentissage et cela est facile à vérifier : les enfants ne se conforment pas spontanément aux règles de conduite qu’elle impose et mettent souvent leurs parents dans l’embarras en fixant, dans un lieu public, leur attention sur une personne qui présente, pour eux, des caractéristiques propres à piquer leur curiosité – du genre : « Dis, Maman, pourquoi la dame, elle est toute noire ? » ; « Dis, Papa, pourquoi le monsieur il n’a qu’une jambe ? » – etc.

Entendue rigoureusement, c’est-à-dire comme une attitude dont l’horizon est la civilité, précisément, la civil inattention est donc, a priori, tout sauf équivalente à l’indifférence. On plutôt, elle est une indifférence simulée, mais dont le paradoxe est qu’elle se destine en réalité à être une interaction de faible intensité, fondée sur la retenue, et destinée à mettre la personne qui en fait l’objet à l’aise – en n’empiétant pas sur son espace d’intimité personnelle. Il s’agit bien de faire comme si la personne qui fait l’objet de la civil inattention était non pas enfermée dans une enveloppe ou une bulle protectrice à proprement parler mais avait droit, selon le code social et les règles de sociabilité en vigueur, à ce que soit maintenue entre elle et les personnes qui l’entourent dans l’espace public partagé, une distance salutaire.
Cette distance est différente de celle qui s’impose comme distance sanitaire, comme dans le contexte de la pandémie, et qui est mesurable – un mètre environ dans une file d’attente. Ici, cette distance est avant tout subjective et elle se manifeste dans les attitudes et les conduites : dans une rame de métro bondée, les corps sont serrés les uns contre les autres et pourtant, la civil inattention va demeurer une règle de conduite : on devra éviter d’accrocher le regard de la personne dont on est tout proche, on n’engagera pas la conversation avec elle, on fera en sorte que la main qui se tient à la barre ne touche la sienne, etc.
La civil attention, en ce sens, c’est toute une étiquette qui peut aller jusqu’à régler les conduites dans les détails les plus infimes, comme dans les cours royales européennes sous l’Ancien Régime. Mais, dans le contexte des sociétés urbaines modernes, elles peut s’associer aussi plus ou moins étroitement à la politesse ou la bonne éducation – la preuve étant que celui-celle qui ne s’y conforme pas, le dragueur lourd qui engage la conversation avec la jeune femme assise à côté de lui dans le train, par exemple, est immédiatement épinglé par les personnes présentes comme un lourdaud, mal élevé et importun.

Surtout, peut-être, la civil inattention est un joyau de ce que j’appelle la civilisation immunitaire, c’est-à-dire de cette modernité individualiste, urbaine, fondée sur des réseaux denses et serrés de sociabilité, et dans laquelle la liberté (individuelle) est associée à la dés-exposition des corps et des subjectivités. La société immunitaire est avant tout celle dans laquelle les sujets individuels associent liberté et sûreté ou sécurité, ce qui les portent à valoriser toujours davantage ce qui les protège des supposés risques et dangers associés aux expositions de toutes sortes – l’exposition à la proximité de l’autre en général et de tous les autres n’étant pas la moindre d’entre elles. Or, la civil inattention, entendue comme la figure parfaite de l’intériorisation du code selon lequel la distance doit être maintenue entre les corps et les sujets qu’aucune nécessité pratique ne porte à se rapprocher, apparaît ici comme un dispositif clé de la société immunitaire. Elle est une discipline de très haute qualité, une discipline sophistiquée, en ce sens qu’elle ne se fonde aucunement sur une contrainte externe et toute entière sur l’auto-contrainte, c’est-à-dire l’appropriation de la règle par automatisme.
Elle devient, au fil du développement psychique et social de l’individu, une partie intégrante de sa subjectivité et de sa relation aux autres et à l’environnement, dans les sociétés urbaines complexes. C’est à ce titre qu’elle se tient, en principe, à l’opposé de l’indifférence – elle manifeste le respect de la condition immunitaire de l’autre, elle est une forme de déférence et un des fondements de la reconnaissance dans nos sociétés. Elle veut bien dire que, simultanément, je prends acte de la présence de l’autre et de son « bon droit » à être là, et que je reconnais son droit à être laissé en paix, à vaquer à ses occupations sans subir quelque empiètement que ce soit sur son existence personnelle, comme je vaque moi-même à mes affaires.
Au fondement de la civil inattention, il y a, bien sûr, ce sens immédiat, évident, de la réciprocité : je respecte la condition immunitaire des autres, comme j’attends qu’ils respectent la mienne. On pourrait dire, en ne retenant que le meilleur profil de la civil inattention, qu’elle met en œuvre, dans le champ des relations sociales, une forme de civisme de basse intensité, certes, mais une forme de civisme cependant, au sens où en en réglant ses conduites sur elle, le sujet humain manifeste sa maturité, sa capacité à vivre en société dans des conditions où les mailles du réseau social sont très denses, très serrées et où, donc, une codification très précise des relations entre les individus et les corps est indispensable à leur coexistence sans heurts. Le paradoxe constant sur lequel est fondée la civil inattention, c’est qu’elle repose sur une forme d’attention continue, le mot attention étant déplacé ici vers son sens moral – être attentionné ; elle repose en effet sur un fond d’attention(s) vague pour les autres dont on va respecter la tranquillité en n’empiétant pas sur leur espace d’intimité vitale, si l’on peut dire.

En pratiquant la civil inattention, en nous en appropriant les codes et les règles, nous agissons comme des acteurs sociaux, c’est-à-dire que nous jouons un rôle, davantage, nous nous y identifions, nous le faisons nôtre. Mais il s’agit bien d’un rôle que nous avons appris au cours de notre développement psychique et social dans un environnement et des conditions déterminées. L’exemple de la civil inattention montre bien que le sujet social est toujours, par quelque biais, un acteur – un point sur lequel Erving Goffman a constamment insisté. La preuve en est que certains, pour des raisons qui peuvent être diverses et multiples, ne vont pas adopter ce rôle ou le rejeter à un moment donné – mais ce sera pour adopter un autre rôle, en incarnant une forme de dissidence ou d’inconduite sociale – le type qui emmerde le monde en engageant la conversation avec les gens, dans le bus, le métro, au supermarché, au café, à tout propos et hors de propos...
La civil inattention attire notre attention sur l’importance des systèmes de normes réglant, dans nos sociétés, les conduites individuelles et collective et sur le caractère très ajusté, très précis de ces normes – le moindre écart se remarque et produit un trouble, plus ou moins grand.

Ce qui caractérise aussi les sociétés complexes, c’est la variabilité des normes, dans le temps comme dans l’espace : comme je l’ai dit, la civil inattention, c’est une production de la modernité urbaine. Dans un village, ce code n’est pas en vigueur, c’est même l’inverse : les gens se connaissent et donc ils se saluent et engagent un brin de conversation ; de même, si l’on croise un randonneur sur un sentier de montagne, on le salue – pratiquer la civil inattention dans ces conditions, cela devient une inconduite, un comportement atypique, anormal, grossier. Ce qui donc caractérise le sujet moderne, c’est, dans nos sociétés, son aptitude à passer, sans même s’en rendre compte, d’un système de normes à un autre – ce que nous faisons tous, automatiquement, quand nous nous déplaçons d’un milieu humain à un autre.
La civil inattention, c’est une matrice de conduites qui, elles-mêmes, peuvent être variables, une matrice qui nous permet d’improviser, selon les circonstances, tout en continuant à tenir notre rôle. Ainsi, si, dans un lieu public, je vois une personne commettre une maladresse ou présenter une caractéristique susceptible de la rendre ridicule ou d’attirer l’attention, voire la honte, sur elle, l’exemple classique étant le type en face de moi dans le bus et qui, par mégarde, n’a pas bien remonté sa braguette, ou bien encore la femme qui, à la table voisine, se verse son verre de vin sur les genoux, au restaurant, je vais plutôt affecter de ne rien remarquer plutôt que faire remarquer au type qu’il est mal rajusté ou tendre d’une main secourable un paquet de mouchoirs jetables à la dame... Ceci non pas mu par l’indifférence, mais plutôt par cette retenue qui a pour effet que je vais ménager la sensibilité de la personne en faisant comme si je n’avais rien remarqué. C’est donc bien d’un jeu social qu’il est question ici, dans lequel chacun-e joue son rôle, sa partition, un jeu dont le but et l’effet sont de ménager des intervalles, des espaces, aussi minimes soient-ils, entre les existences individuelles – des espaces infimes – mais vitaux.

Il conviendrait maintenant d’insister sur la relativité de ce modèle, de cette matrice des conduites sociales. Ce point est d’une importance cruciale dans une séquence historique (notre présent) marquée par l’élévation rapide de certaines normes immunitaires – dans le domaine notamment des relations sexuelles, des relations entre femmes et hommes, des questions de genre. La civil inattention repose sur des codes de conduite dont on ne peut pas présupposer d’emblée qu’ils soient placés sous le signe de l’universalité au point que toutes les différences dans le temps ou toutes les écarts entre les cultures s’effacent devant leur pouvoir de prescription. C’est ainsi que des interjections admiratives lancées par un groupe de jeunes hommes attablés à la terrasse d’un café, au passage d’une ou plusieurs jeunes filles seront clairement perçues dans le Nord global comme une infraction au code de bonne conduite consigné sous la forme de la civil inattention ; mais, à l’inverse, dans la culture méditerranéenne ou d’autres cultures du Sud global, comme une forme d’hommage perçu comme plutôt flatteur qu’intrusif ou grossier. Dans les pays méditerranéens se perpétue depuis des temps immémoriaux une pratique, un rite social, qui sont ceux de ce qu’on appelle en italien le corso : en fin de journée, particulièrement en été, quand la chaleur tombe, les familles, des groupes de jeunes hommes et de jeunes filles, séparés, arpentent la rue principale de la bourgade ou bien la promenade au bord de la mer, y effectuant de nombreux allers-retours jusqu’à la nuit tombée et, lorsque les groupes de garçons et les groupes de filles se croisent, des coups d’œil appuyés, des plaisanteries pleines de sous-entendus s’échangent, des rires fusent, des relations se nouent silencieusement... Il est bien clair que l’on est là dans une configuration qui n’est pas placée sous le signe de la civil inattention mais au contraire d’interactions dans lesquelles la présentation de soi et la distribution des rôles occupent une place de premier plan, c’est tout un jeu de séduction, un ballet dans lequel chacun-chacun se doit de se montrer sous son apparence la plus avantageuse – c’est au travers d’échanges de regards et de sourires plus ou moins furtifs ou soutenus que s’ébauchent les unions matrimoniales dans ces sociétés traditionnelles.

D’autre part, il y a tout le problème de ce que l’on peut appeler les mouvements de balancier ou les variations de l’humeur publique dans une même société. On voit bien comment, au fil de la montée de phénomènes comme #Metoo, de l’apparition de toute une nouvelle sensibilité à des enjeux comme le harcèlement sexuel, les violences conjugales, le viol, l’homophobie, les questions de genre en général, cette dynamique trouvant son origine et son centre de gravité dans les pays du Nord global, le niveau d’exigence immunitaire s’élève constamment, les espaces d’intimité, l’intégrité des corps demandent toujours davantage à être protégés, la police des conduites est, pour tout ce qui concerne cette dimension de la vie sociale, de l’existence individuelle, toujours plus vigilante, plus exigeante. D’où l’expansion constante dans la vie publique, dans les médias ou ailleurs, de la chronique des affaires courantes d’agressions sexuelles commises ou subies par des célébrités, et la montée, dans le discours public et l’imaginaire collectifs, de la figure de la victime – l’affaire Weinstein faisant ici figure de paradigme.
La conséquence de ce déplacement du balancier dans le sens d’une exigence d’immunité des corps toujours accrue, d’une sensibilité toujours plus grande au motif de ce qui menace l’intégrité des corps et du psychisme individuel, là où la sexualité est en question, est l’élévation très rapide du niveau de vigilance et de retenue requis pour tout ce qui concerne ce domaine de conduites : retenir les gestes trop familiers, éviter les regards trop appuyés, bannir les conversations à sous-entendus sexuels, retenir toute expression trop explicite ou impulsive du désir et tendre, finalement, vers une contractualisation de la vie affective et sexuelle, toute relation intime étant désormais soumise à l’accord explicitement manifesté de la part des partenaires.

En France, dans le contexte du soulèvement étudiant de Mai 68 et de ses suites, un des nombreux slogans qui apparut alors et eut son moment de popularité fut : « Chasse le flic qui est dans ta tête ! » – en d’autres termes, donne libre cours à tes impulsions, tes désirs, ton imagination, lâche les rênes de tout ce qui t’entrave, brave les interdits, lutte contre toutes les formes de répression, sexuelle, entre autres choses, etc. Aujourd’hui, à l’heure de #Metoo, le balancier de l’époque s’est déplacé dans l’autre direction exactement ; le slogan, non affiché comme tel, mais pas moins explicite pour autant, serait plutôt : « Ouvre les portes de ta tête à la police des mœurs ! » ; « Deviens le policier de tes propres désirs et de tes impulsions ! » – etc.
Et, bien sûr, comme il est facile de l’imaginer, le premier stade ou le degré zéro de cette dynamique consistant à policer, voire neutraliser tout le domaine de la sensualité, c’est la civil inattention, c’est-à-dire la tendance toujours accrue à la neutralisation des conduites et des attitudes.
La consigne va être désormais de redoubler de vigilance dans le vaste domaine des attitudes et des conduites impliquant la sexualité, la sensualité, les relations entre les sexes, les questions de genre. Ce qui veut dire, entre autres choses, être plus que jamais « pointu » en matière de civil inattention, ceci dans un contexte où les normes évoluent, dans cette sphère, à grande vitesse : là où jadis et naguère se commettait une infraction, un outrage aux bonnes mœurs, c’est aujourd’hui une conduite légitime et protégée par la loi qui se donne libre cours et dont il devient donc litigieux voire coupable d’observer les acteurs avec trop d’insistance – lorsqu’un couple du même sexe marche dans la rue en se tenant par la main ou qu’une femme s’expose au soleil sur une plage, les seins nus, par exemple. En tant qu’Européen, même ayant déjà un pied dans la tombe, j’y suis particulièrement sensible ici, en Asie orientale, où la police des regards et des conduites est assez différente de celle qui est en vigueur chez nous : je dois en permanence prendre garde que mes regards ne s’attardent pas trop longtemps sur un sujet humain, quel qu’il soit, de crainte que ce soit mal compris, quand bien même il ne s’agirait que d’un très vague intérêt ou d’une attention toute passagère ; je dois me neutraliser souvent dans mes interactions, de façon à ne pas passer pour trop familier, inutilement démonstratif – bizarre et hors normes, en un mot. Je dois anticiper sur ce que la façon dont les clichés locaux (bien enracinés) sur les Français, les Européens, les Blancs tendent à m’enfermer dans un rôle et à me prêter des intentions et des impulsions supposément propres à mon « espèce » – le Latin lover, ses effusions et cette manie méditerranéenne et vaguement dégoûtante d’échanger des bisous pour un oui pour un non – toutes ces belles choses qui font partie intégrante des « images » de l’Européen du sud, ici en vigueur, et qui en font ici, par définition, un individu suspect en matière de civilisation des mœurs...

J’ai surtout insisté ici, dans le prolongement de Goffman, sur la fonction régulatrice, donc positive, de la civil inattention dans les espaces densément peuplés des sociétés modernes et contemporaines où la mobilité des sujets, leur coexistence sans heurts, le maintien de l’intégrité de la sphère individuelle sont vraiment des enjeux vitaux. Mais on voir bien, aux remarques que je viens de faire, que l’accroissement perpétuel des formes de l’autocontrôle qui s’y rattachent n’est pas dépourvu de dangers. Arrive un point où la civil inattention peut vraiment basculer dans l’indifférence ou bien, inversement, ou l’indifférence peut se grimer en civil inattention, où, donc, une conduite fautive peut se parer des oripeaux de la vertu. Survient un point d’inflexion où le respect de la sphère privée, de l’intimité de l’autre devient indistinct de l’incapacité à entrer en communication avec lui, à manifester de l’empathie ; où la civil inattention tend à se transformer en commandement et discipline si impérieux qu’ils vont dresser des barrières infranchissables entre le désir des uns et des autres.
Or, une société où le désir, les désirs ne circulent plus ou, du moins, sont puissamment et constamment entravés, n’est pas une société heureuse, c’est même une société carrément malade.
Lorsque nous réfléchissons sur les bienfaits de la civil inattention dans nos sociétés, sur cette espèce de sagesse immanente des sujets urbains modernes qui l’inspire, il nous faut élargie notre réflexion à la question de la société immunitaire, des dynamiques qui la traversent aujourd’hui et, peut-être bien aussi, de ses impasses. A l’évidence, la tendance à entendre la « liberté » dans une société démocratique essentiellement si ce n’est exclusivement comme liberté de ne pas... – ne pas être touché ou interpellé indûment, ne pas subir des atteintes physiques et morales traumatisantes, etc. – ceci est un idéal bien maigre et peu susceptible de nous conduire sur les chemins du bonheur.

La liberté doit nécessairement s’entendre aussi comme liberté d’expansion et de création et ceci implique nécessairement que les subjectivités se confrontent, que les sujets se rencontrent, que les regards et les paroles s’échangent, que les corps soient en présence. La civil inattention peut, dans nos sociétés, facilement basculer du côté de la distraction généralisée (l’inattention de principe et non plus de convenance aux autres) et du repli narcissique sur soi – une politique du soi dont le principe est le selfie perpétuel. Ce risque me paraît être particulièrement dans des sociétés d’Asie orientale comme celles du Japon, de Corée du Sud et de Taïwan, Singapour aussi, probablement... C’est l’une des raisons pour lesquelles j’insiste sur ce point. Mais ce n’est pas la principale : la principale, c’est que, vivant à Taïwan en tant qu’Européen, Blanc, immédiatement identifiable dans les espaces publics comme « différent » par les autres, je suis devenu particulièrement sensible aux enjeux liés à la question du regard – celui que les autres jettent sur vous lorsque vous appartenez à ce qu’on appelle maintenant une minorité visible. Lorsqu’il vous arrive régulièrement, comme c’est mon cas, d’être le seul Blanc dans un espace donné, densément peuplé de dizaines ou de centaines d’autres, ethniquement différent, dans un restaurant, un lieu de promenade, un cinéma, un grand magasin (etc.), vous appréciez tout particulièrement que les regards ne s’attardent pas, glissent sur vous, que les gens fassent comme s’ils n’avaient pas enregistré, au passage, votre petite différence. Cette « inattention » est, à la longue, plus appréciable que l’attitude des personnes bienveillantes qui vous sourient, parce que vous êtes blanc, et pour des raisons que je préfère ignorer ; ceci tout simplement parce qu’au sourire, il convient de répondre par un autre sourire, ce qui réclame effort et attention. Ce que vous souhaitez avant tout, quand vous êtes en situation de minorité visible, c’est qu’on fasse comme si on vous remarquait pas comme différent, de façon à ce que vous puissiez vaquer tranquillement à vos occupations. C’est ici que la civil inattention trouve tout son prix, lorsqu’elle est, en général, de bonne tenue, comme à Taïwan. Mais d’un autre côté, je ne me fais aucune illusion – je ne suis ni noir ni visiblement membre d’une catégorie subalterne (philippin, indonésien...), et je sais bien que la civil attention dont je fais l’objet est taillée sur mesure – celle de ma supposée distinction ou qualité ethnique. Tout est question de situations, comme disait Goffman et le rôle du sociologue est l’observer et interpréter les situations autant que les interactions.