Le "same-sex marriage" peut-il, à Taïwan, échapper à une normalisation des gays et lesbiennes ?

, par Alain Naze


Si le propos se limite ici au cas de la demande, et parfois de l’obtention de la forme contractuelle du mariage par les couples de même sexe, je ne voudrais pas que cet aspect des choses en vienne à masquer un phénomène plus général et contemporain, qu’on pourrait désigner comme une forme de judiciarisation généralisée des questions de sexualité et de rapports entre les sexes. C’est à partir de là, me semble-t-il, qu’on peut saisir quelque chose de la dimension symptomatique que revêt cette revendication du mariage entre personnes de même sexe (à savoir le fait d’envisager toute forme de droits supplémentaires octroyés comme un accroissement de liberté), au moins dans le cas de la France, ce qui ne signifie évidemment pas qu’il faille laisser de côté la tout à fait légitime demande d’égalité qui l’accompagne.
Dans le cas de la France, l’adoption du mariage entre personnes de même sexe a fréquemment été présentée comme une forme de progrès pour les gays et lesbiennes – certain(e)s allant même jusqu’à considérer que cette avancée juridique sur le terrain de l’égalité constituait le prolongement des mouvements dits de « libération sexuelle » des années 70, voire leur parachèvement. Or, il est aisé de constater que les mouvements dits de « libération sexuelle » des années 70 ne privilégiaient guère le terrain juridique, si ce n’est dans le sens où ils pouvaient viser à une suppression d’un certain nombre d’interdits et de limitations (ce qui les conduisit notamment à revendiquer une égalité dans l’âge reconnu comme celui de la majorité sexuelle, qu’il s’agisse de relations homos ou hétéros).
Il s’agira donc de chercher à cerner le virage ainsi réalisé entre les années 70, notamment en France, et notre époque, qui conduit aujourd’hui à revendiquer le « mariage pour tous », par exemple, quand l’époque précédente voyait plutôt une voie de libération dans un écart vis-à-vis des formes maritales d’existence, remettant même assez souvent en question la notion de couple. Pour se rendre compte du fait que nous avons bel et bien changé d’ère en ce qui concerne ces questions, il suffit de considérer le souci de reconnaissance sociale qui a imprégné cette revendication du mariage entre personnes de même sexe, qui fut même un souci de « respectabilité », tranchant, d’évidence, avec les propos d’un Guy Hocquenghem, qui en appelait, tout au contraire, à une homosexualité « délinquante ».
Il semble dès lors incontestable que, dans ce cas, c’est bien un mouvement de normalisation des gays et lesbiennes qui transparaît à travers ce type de demande, en ce que la revendication d’accès au mariage, pour les couples de même sexe, s’origine dans une volonté de valoriser une logique d’inclusion. Or, s’assimiler, dans une société hétérocentrée, ce n’est en tout cas pas ce que revendiquaient la plupart des mouvements homosexuels dans les années 70, en ce qu’une telle demande eût signifié une forme de reniement de l’homosexualité entendue comme susceptible d’ouvrir sur des formes d’existence à même de rompre avec l’organisation générale d’une société hétéronormée.
Dans le cas de Taïwan, ayant récemment opté pour le mariage entre personnes de même sexe, on aura à se demander si c’est une logique comparable qui préside à cette évolution juridique. N’existe-t-il pas, à Taïwan, certaines spécificités qui permettraient, peut-être, au mariage entre personnes de même sexe, d’échapper à une telle « normalisation » des gays et lesbiennes ?

Si l’on envisage les années soixante-dix, en particulier dans le cas de la France, mais beaucoup plus largement en fait, les mouvements dits de « libération sexuelle » (mouvements féministes compris) s’enracinaient, très largement dans un terreau de type révolutionnaire, de remise en cause de la société capitaliste et d’une forme de morale dite bourgeoise. Dès lors, il n’est guère étonnant que quelqu’un comme Guy Hocquenghem, au sein de FHAR (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire) ait pu défendre l’idée d’une homosexualité délinquante. En cela, il s’agissait de s’opposer à une définition objectiviste de l’homosexualité (la réduisant au fait d’entretenir des relations sexuelles avec des personnes de même sexe que soi), pour privilégier une définition non substantialiste de l’homosexualité, concernant chacun d’entre nous (en ce sens qu’il pourrait ainsi y avoir de l’homosexualité, aussi, dans le cadre de relations entre personnes de sexes différents). Dans cette optique, il s’agissait, ainsi, d’enregistrer le fait qu’à partir d’une petite différence (dans le sexe des partenaires sexuels), on pouvait aboutir à la production de formes d’existence novatrices – ce dont l’ensemble de la société aurait pu alors bénéficier, à travers une sorte de remise en cause de ce qu’on pourrait nommer l’ordre des familles. En cela, on ne trouve donc aucune trace d’assimilationnisme gay, raison pour laquelle l’homosexualité ainsi définie conservait une charge potentiellement révolutionnaire. Cela confirme donc que rien n’était plus étranger aux activistes homosexuels de cette époque que la recherche d’une forme de respectabilité – devenir respectable dans une société, c’est en effet valider son organisation générale, sexuelle, politique, économique, chose évidemment impensable pour un mouvement révolutionnaire.
Pour en rester au cas de la France, mais ceci pourrait être élargi, mutatis mutandis, à bien d’autres régions du monde, la revendication récente d’un droit à se marier entre personnes de même sexe indique de façon suffisamment claire le retournement qui s’est opéré entre temps. Il s’agit en effet, cette fois, d’une demande pure et simple d’inclusion au sein de la société, telle qu’elle est, en l’occurrence à travers l’institutionnalisation d’un lien conjugal entre personnes juridiques de même sexe. Ainsi se trouve reconduit l’ordre hétérocentré de la société, le mariage entre personnes de même sexe signifiant la simple extension du mariage (jusqu’ici exclusivement hétérosexuel) aux homosexuels. Le couple en vient ainsi à constituer une forme d’existence validée par cette revendication, au détriment d’expérimentations sexuelles non instituées, plus riches, parfois numériquement, mais aussi du point de vue de l’invention de nouvelles formes d‘existence.
Pour confirmer ce renversement, on signalera le fait que se trouvent fréquemment stigmatisées celles qu’on appelle les « Folles », pour le tort qu’elles porteraient aux revendications propres à la Gay Pride, et correspondant globalement à un souci de respectabilité. On pourrait aussi évoquer le repli de la sexualité sur la sphère privée qu’indique bien cette revendication des gays et lesbiennes à se marier. A cet égard, n’est pas à négliger, par exemple, le fait que l’habitude d’entretenir des relations sexuelles en public chez les gays tend à régresser, certaines plages traditionnellement réservées à ce type de pratiques étant désormais fréquentées surtout par des gays plutôt âgés. La répression accrue de ce type de comportements ne saurait expliquer, à elle seule, cette évolution – c’est bien plutôt parce que la sexualité semble à présent réservée à la sphère privée (nouvelle norme, nouvelle sensibilité) que certains riverains des plages dont on parlait à l’instant, vont commencer à se plaindre, auprès de la puissance publique, de certains comportements, pourtant pas nouveaux, en ces lieux.

Là où les mouvements gays révolutionnaires n’entendaient pas que les comportements fussent régis par la loi (ils visaient bien plutôt, selon l’expression de Foucault, à « être gouvernés le moins possible »), aujourd’hui, c’est bien vers l’Etat que certains homosexuels se sont tournés, pour en obtenir une forme de reconnaissance sociale, à travers l’accession à la possibilité juridique de se marier entre personnes dites de même sexe. Et tout ce mouvement revendicatif actuel (par ailleurs plus une affaire de lobby propre à des associations LGBT, du moins dans le cas de la France, qu’une demande émanant réellement de la masse – laquelle ne va commencer à se manifester réellement qu’en réaction aux manifestations anti-mariage-gay) va présenter cette étape du mariage comme le Graal pour les personnes LGBT, comme l’achèvement de leur longue marche vers l’égalité et la liberté (certain(e)s voyant dans l’accès à la PMA – procréation médicalement assistée – accordée aux couples de même sexe, voire pour certains la GPA – gestation pour autrui – la suite logique de l’accès au mariage). Du coup, les étapes antérieures des mouvements gays et lesbiens sont repeintes, de fait, comme de simples moments, au sens hégélien du terme (donc comme n’ayant de valeur que rapportés à ce terme supposé) ayant préparé, de loin, et de façon souvent obscure, irrationnelle, et donc parfois d’une manière apparemment contradictoire, l’avènement du « mariage pour tous ». On retrouve là, pleinement exprimée, la si fréquente illusion du progrès. Dès lors, les pays ne reconnaissant pas le mariage homosexuel ne vont pas tarder (quand ce n’est pas déjà le cas pour certains d’entre eux) à être relégués au rang de pays obscurantistes, homophobes, et non démocratiques. Dès lors, par la même occasion, c’est la démocratie en tant que telle (signifiant de plus en plus vide) qui se trouve placée en situation d’étape ultime du « progrès » en matière d’organisation politique et de « droits humains ». Dans ces conditions, cette accointance postulée entre possibilité de se marier accordée aussi aux personnes de même sexe et démocratie nous permet de ne pas nous étonner que la dimension juridique soit placée au centre des revendications des tenants du « mariage pour tous » - en référence à la notion d’ « état de droit ».
Concernant le droit, précisément, on peut considérer que le fait de placer la discussion sur le plan juridique, en vue d’obtenir un surcroît de liberté peut se justifier, lorsqu’il s’agit de mettre fin à un interdit empêchant certaines pratiques. Ce fut le cas, par exemple en Allemagne, lorsqu’il s’est agi de militer pour la suppression du paragraphe 175 du code pénal, qui interdisait toute relation entre personnes de même sexe (même si ce paragraphe était tombé en désuétude, toujours présent dans la loi, il pouvait se trouver un jour réactivé). Plus généralement, la lutte sur le terrain juridique se comprend dans le sens d’une liberté plus grande lorsqu’il s’agit de lever un interdit, de façon à rendre possibles certaines pratiques, à propos desquelles la loi ne dit rien, positivement.
Il en va tout autrement lorsqu’il s’agit de droits qu’on pourrait qualifier de prescriptifs. Si le « mariage pour tous » constitue bien la suppression de l’interdit de se marier entre personnes de même sexe, en revanche, il ne se cantonne pas à cela. Ce nouveau droit emporte avec lui des formes d’existence déterminées, précisément celles qui, jusqu’ici, se trouvaient réservées aux couples de sexes différents. Ce nouveau droit est donc loin d’être riche de potentialités d’existence diverses et encore à venir, ouvrant seulement aux homosexuels la possibilité d’accéder à des formes d’existence hétéronormées – à commencer par la reproduction de l’union à deux, du couple, d’un lien juridique entre personnes. Certes, bien des gays et lesbiennes considèrent que leur accès à la possibilité de se marier finira par changer le mariage, en ses modalités concrètes, voire la famille elle-même – mais une fois validées les formes de la famille et du couple, quelle marge de manœuvre leur reste-t-il, pour que leur union évite de se dissoudre dans la forme jusqu’ici exclusive du mariage, hétérosexuelle ?
On rappellera à cet égard que Guy Hocquenghem n’opposait pas, stricto sensu, les homosexuels aux hétérosexuels, mais les premiers aux hétéro-flics, voire aux homo-flics. Par-là, il indiquait combien sa conception de l’homosexualité échappait à une définition objectiviste – le rappel à l’ordre (des familles, du couple, et plus tard, aux temps du Sida, à l’ordre sanitaire) pouvait aussi provenir d’individus qu’on aurait pu qualifier, objectivement, d’homosexuels. Les formes d’existence sur lesquelles peut ouvrir l’homosexualité non substantielle, ce sont par exemple des formes de relations infra-personnelles, où des flux de désir en viennent à croiser des objets partiels – quelle place pour l’idée de mariage dans de telles configurations ?
Foucault, d’ailleurs, ne s’y était pas trompé, qui écrivait :

« Qu’au nom du respect des droits de l’individu, on le laisse faire ce qu’il veut, très bien ! Mais si ce qu’on veut faire est de créer un nouveau mode de vie, alors la question des droits de l’individu n’est pas pertinente. En effet, nous vivons dans un monde légal, social, institutionnel où les seules relations possibles sont extrêmement peu nombreuses, extrêmement schématisées, extrêmement pauvres. Il y a évidemment la relation de mariage et les relations de famille, mais combien d’autres relations devraient pouvoir exister, pouvoir trouver leur code et non pas dans des institutions, mais dans d’éventuels supports ; ce qui n’est pas du tout le cas » [1].

Ce cadre juridique, conféré à priori à certaines relations, ne peut jouer que le rôle de carcan, bien loin d’épouser des formes d’existence effectives, en leur diversité. Et, pourtant, Foucault n’était pas contre toute forme d’institutionnalisation éventuelle des liens entre personnes dites de même sexe, quoique sa proposition aboutisse, de fait, à subvertir la notion même d’institution, comme on va le voir. Il écrit en effet ceci :

« Il faut renverser un peu les choses, et plutôt que de dire ce qu’on a dit à un certain moment : “Essayons de réintroduire l’homosexualité dans la normalité générale des relations sociales” [critique de la logique inclusive de certains gays et lesbiennes, et donc aussi de l’extension du mariage entre personnes de même sexe – AN], disons au contraire : “Mais non ! Laissons-la échapper dans toute la mesure du possible au type de relations qui nous est proposé dans notre société, et essayons de créer dans l’espace vide où nous sommes de nouvelles possibilités relationnelles”. En proposant un droit relationnel nouveau, nous verrons que des gens non homosexuels pourront enrichir leur vie en modifiant leur propre schéma de relations » [2].

Dans le cadre de la proposition de Foucault, le renversement de l’institution tient au fait qu’il s’agirait, non plus d’instituer des relations, ayant à se conformer à ce modèle, mais de faire en sorte que ce soit la nature même de la relation qui ouvre sur un droit nouveau. Dès lors, il ne s’agit plus de faire en sorte que les relations entre personnes de même sexe accèdent au statut juridique de celles entre personnes de sexe différent – le renversement de perspective proposé par Foucault conduit à ce que ce soit l’ensemble de la société qui puisse désormais bénéficier de ce « nouveau droit relationnel » (en cela, on retrouve un objectif propre à l’homosexualité non substantielle défendue par Hocquenghem).

Pour en finir sur ce point, c’est-à-dire, avant d’en venir au cas de Taïwan, faisons remarquer que la référence, omniprésente, aux années 70 ne signifie aucunement une volonté restauratrice de ma part. Me situant davantage dans la lignée de Walter Benjamin, j’y puise bien plutôt des éléments susceptibles de venir opérer une fonction critique relativement à la police contemporaine des énoncés, autrement dit un moyen de décoller des évidences apparentes de notre temps. Si le passé est révolutionnaire, comme a pu le soutenir Pasolini, cela doit se comprendre au regard de la balafre qu’il est susceptible d’opérer dans notre présent. Pour nous en tenir à notre propos, c’est parce que l’enregistrement des changements propres aux mouvements homosexuels (devenus LGBTQI) comme constituant nécessairement un progrès, nous semble constituer une simple illusion, que la mise en présence des énoncés d’époque concernant les relations homosexuelles avec ceux des années 70 nous a paru utile. Nous ne croyons nullement que les mouvements homosexuels aient atteint une maturité qui manquait à leurs prédécesseurs ; nous ne croyons nullement, ainsi, à la réduction de la liberté à de simples acquis sur le terrain juridique. C’est parce que nous pensons que la liberté passe d’abord par des pratiques que nous refusons l’idée que le « mariage pour tous » constituerait une étape effective dans une logique de libération des gays et lesbiennes – cet acquis se limite à une avancée en termes d’égalité juridique, simplement. En va-t-il de même pour Taïwan, avec ce droit nouvellement acquis, de se marier entre personnes de même sexe ? C’est ce qu’on va commencer à questionner à présent.

Faisons remarquer d’abord que si la question du mariage entre personnes de même sexe se place d’emblée sous le signe de la loi, du juridique, c’est que le vote du Parlement taïwanais, en faveur de ce mariage, le 17 mai dernier, faisait suite à un arrêt de la Cour constitutionnelle, de 2017, jugeant anticonstitutionnelle l’impossibilité, pour des personnes de même sexe, de se marier entre elles. Cette entrée du mariage dans la sphère juridique constitue, en elle-même, une nouveauté datant des années 2000, puisque auparavant, le mariage était plus envisagé par les Taïwanais comme un acte privé qui engageait deux familles, ou deux clans, et qui ne nécessitait pas forcément un enregistrement officiel auprès des autorités locales. A cet égard, c’est le développement d’un droit public plus contraignant, joint à l’influence du droit occidental qui a conduit le gouvernement à encourager, puis à obliger les couples mariés à s’enregistrer officiellement [3]. Mais, plus profondément, il convient de prendre en compte ici l’engagement du gouvernement taïwanais lui-même, quant à la question du mariage entre personnes de même sexe, en ceci qu’il va envisager cette question selon l’angle des « Droits de l’Homme ». On essaiera de voir si cette dimension juridique conférée au mariage entre personnes de même sexe circonscrit l’ensemble de ce phénomène (en en faisant simplement une question de « Droits humains »), ou si cet ancrage dans la loi est plus circonstanciel – auquel cas nous aurons à nous interroger sur les motivations spécifiques des gays et lesbiennes, à Taïwan, ayant conduit à cette revendication d’un mariage entre personnes de même sexe, mais aussi sur les effets réels, du point de vue des mœurs dans la société, d’une telle évolution législative. Je précise que ce que je dis ici vaut plutôt à titre de questionnement, un peu comme une base susceptible d’ouvrir sur de futurs échanges, n’ayant évidemment nullement la prétention de dire ce qu’il en est de la logique de cette revendication d’un mariage entre personnes de même sexe à Taïwan, pas plus que de ses éventuelles conséquences, toutes choses qui nécessiteraient une connaissance beaucoup plus profonde du pays, de sa culture, des rapports précis qui s’y jouent entre forces politiques, des nuances, stratégiques et/ou théoriques entre associations gays et lesbiennes, etc.

Si, dans les années 2000, les organisations gays et lesbiennes militent activement pour le développement d’une culture homosexuelle, ainsi que pour l’obtention d’un droit à se marier, Valérie Mespoulet, dans son livre Etre femme et lesbienne à Taïwan, fait remarquer qu’à cette époque, le contexte est favorable pour que ces revendications reçoivent un écho politique :

« Alors que depuis son élection en 2000 le président indépendantiste Chen Shui-bian mène une campagne de lobbying international de reconnaissance de Taïwan, une série de mesures progressistes sont prises par son gouvernement. En ce qui concerne les droits des homosexuel.le.s, un projet de loi dit de “Garantie des droits de l’Homme” est rédigé ; ce projet comprend du coup comme garantie le droit de se marier et d’adopter pour tous. La clause 6 stipule que “le gouvernement doit protéger les droits des homosexuel.le.s, et qu’il doit être permis aux homosexuel.le.s d’établir des liens familiaux…” […] dorénavant, la question du mariage homosexuel tournera autour de la question des Droits de l’Homme applicables à tous » [4].

On n’oubliera pas non plus que depuis la fin des années 1980 Taïwan cherche à réintégrer l’ONU, dont elle avait été exclue en 1971 – à cet égard, la levée de la loi martiale, en 1987, mais aussi le choix des dirigeants taïwanais d’en finir avec la considération de l’homosexualité comme une déviance, après que l’OMS ait décidé, en 1990, de retirer l’homosexualité de la classification internationale des maladies, ne sont pas étrangères à ce souci de reconnaissance. C’est encore indéniablement la volonté de Taïwan d’apparaître comme le pays le plus démocratique d’Asie, respectant scrupuleusement les Droits de l’Homme, qui conduira l’île à adopter en 2019 le mariage entre personnes de même sexe (ou plutôt, l’autorisation, pour des personnes de même sexe, de contracter « des unions permanentes exclusives », susceptibles d’être enregistrées au « registre des mariages » [5]), façon d’apparaître comme le champion asiatique des droits humains, dans un contraste non moins voulu vis-à-vis du voisin chinois.
La bienveillance internationale, en particulier de la part des Etats-Unis, à l’égard de cette évolution de Taïwan, visant à reconnaître des droits aux homosexuel.le.s, n’a pas été sans effets sur la manière dont les jeunes activistes gays et lesbiennes ont envisagé leurs revendications, notamment en reprenant l’acronyme anglo-saxon LGBTQ, en alphabet latin de surcroît, ou encore en se plaçant sous la bannière arc-en-ciel du Rainbow Flag. Du coup, le mouvement revendicatif gay et lesbien semble se fondre dans le moule global des demandes LGBTQ des années 2000, dans leur style, et dans le contenu de leurs revendications : le mariage entre personnes de même sexe apparaît dès lors comme un horizon désirable, et susceptible d’ouvrir à une reconnaissance sociale (et d’abord juridique) des couples de même sexe. En cela, on serait bien en face d’une homogénéisation planétaire en cours des revendications homosexuelles. Selon cet axe d’approche, en effet, le souci de reconnaissance sociale, d’inclusion, à l’œuvre aussi à Taïwan dans cette revendication d’un mariage entre personnes de même sexe, nous conduirait à retrouver les formes de normalisation déjà indiquées pour les pays occidentaux, avec une rupture comparable à l’égard d’un certain passé des existences gays et lesbiennes, passé tel que peut en témoigner, par exemple, le beau livre de Xianyong Bai, dont la traduction française du titre était Garçons de cristal – de jeunes prostitués s’y trouvent réduits à une existence dans la marginalité, du fait d’avoir été rejetés par leur famille pour leur homosexualité [6]. Malgré tout, malgré les dangers de leur existence, leur misère, des solidarités parviennent parfois à se nouer, qui éclairent leurs existences. S’il ne s’agit évidemment pas de regretter un temps où les homosexuel.le.s pouvaient se trouver contraint(e)s à des existences aussi précaires, parce qu’homosexuel.le.s, on n’est pas obligé non plus d’applaudir à l’individualisme à tout crin et au consumérisme des existences homosexuelles normalisées, prenant garde en cela de ne pas oublier l’avertissement de Guy Hocquenghem, lancé à la fin des années 70, à l’égard des homosexuel.le.s visant à la respectabilité : « Quand l’homosexualité s’avoue et se rationalise, elle tente de repousser dans l’ombre ses anciens compagnons des bas-fonds. La rupture des amours interclassistes est la condition du salut homosexuel » [7].
Pourtant, le simple fait que l’union entre personnes de même sexe soit désignée comme « exclusive » ne doit pas nous faire oublier cette particularité, selon laquelle, à Taïwan, l’adultère continue d’être sanctionné par la loi, particularité qui fait conserver à cette forme de mariage entre personnes de même sexe, un air malgré tout « exotique » dans notre modernité. Ce nouveau droit pour les homosexuel.le.s, à Taïwan, demande donc à être replacé plus précisément dans le contexte de la société taïwanaise. Ce n’est qu’ainsi que pourra émerger, éventuellement, quelque chose de spécifique dans cet accès au mariage entre personnes de même sexe à Taïwan, ce qui pourrait peut-être éviter d’en faire un simple mouvement de normalisation des gays et lesbiennes.

Faisons remarquer d’abord que l’adoption au Parlement d’un droit de s’unir entre personnes de même sexe a fait suite à un rejet initial de cette proposition, par référendum – la législation taïwanaise accorde en effet la primauté au vote parlementaire, la voie référendaire lui étant subordonnée. Il ne s’agirait cependant pas d’en conclure trop hâtivement que le Parlement se serait ainsi prononcé contre l’avis tranché d’une écrasante majorité de Taïwanais.es, qui auraient rejeté toute idée d’union, juridiquement validée, entre personnes de même sexe. Les résultats demanderaient à être regardés de près, en fonction des questions posées, qui allaient de l’affirmation qu’un mariage doit unir nécessairement un homme et une femme, à la demande d’une loi spécifique pour les unions entre personnes de même sexe (qui a obtenu une majorité de voix : 6,5 millions pour, et 4 millions contre), en passant par l’exigence de la fin de l’enseignement obligatoire des questions LGBT à l’école. Toujours est-il que le résultat du référendum reste malgré tout clair : il y a plutôt une opposition au mariage entre personnes de même sexe. La société taïwanaise, cependant, n’apparaissait pas comme rétive à une union juridique spécifique entre personnes de même sexe. Cela demande qu’on s’interroge sur le statut du mariage à Taïwan, sur la signification sociale et symbolique qu’il y revêt, car cela éclairera à la fois les réticences au mariage entre personnes de même sexe qui s’y expriment, mais aussi ce à quoi aspirent les militant(e)s LGBT en réclamant un droit à se marier.

S’il est évident que Taïwan est entrée dans l’ère de la modernité, notamment technique et économique (22ème force économique dans le monde, et constituant l’un des quatre « tigres asiatiques », selon l’expression consacrée, à côté de Singapour, de Hong Kong et de la Corée du Sud), il n’en reste pas moins que l’île s’enracine dans un sol culturel confucéen, qu’il est impossible d’ignorer, précisément en vue de saisir la signification d’un certain nombre de spécificités qui la caractérisent. En effet, comme l’écrit Valérie Mespoulet :

« Dans le monde chinois et à Taïwan, ce n’est pas la religion qui est à la base de la société, mais la pensée confucéenne et la cosmologie Yin/Yang qui structurent les rapports entre les êtres humains pour parvenir à une harmonie sociale. Aussi, contrairement aux religions monothéistes, ce n’est pas l’orientation sexuelle qui retient le plus les préoccupations mais l’idée d’une continuité des générations qui place le mariage et la famille au cœur de l’organisation sociale » [8].

Si, donc, cette base confucéenne présente bien un aspect binaire, tendant à hiérarchiser le monde (le Yang, lumière, émergence de vie, mouvement, chaleur, et donc masculinité, situé en haut, et le Yin, ombre, disparition, froid, intériorité, et donc féminité, en position d’infériorité), pourtant entre Yin et Yang, il n’y a pas d’opposition absolue, mais plutôt un rapport de complémentarité. Il s’agit au fond d’obtenir une harmonie sociale, à travers une harmonie dans les relations humaines, garantie par le fait que chacun se comporte de façon adéquate, en fonction de la place qu’il occupe. C’est donc, ainsi, le rapport entre les hommes et les femmes qui se trouvent codifiés, avec l’obligation sociale de fonder une famille, qui en découle. Selon ce système de pensée philosophique et, indissociablement, d’organisation de la vie sociale, selon lequel chacun doit agir en fonction de la place qu’il occupe (« Que le souverain agisse en souverain, le père en père, le fils en fils » [9]), le problème, pour les homosexuel.le.s en tant que tel.le.s, et de n’avoir, précisément, aucune place. C’est aussi à partir de là qu’on pourra saisir l’importance que revêt, pour les homosexuel.le.s taïwanais.es, le fait de pouvoir accéder au mariage – importance qui empêche de rabattre purement et simplement cette demande, à Taïwan, sur l’agenda des associations LGBT mondialisées.

Si le mariage est central dans la société taïwanaise, c’est au regard de la famille qu’il permet alors de constituer, et qui est vue comme garante de la continuité de la lignée. Dès lors le, ou la célibataire, passé un certain âge, serait regardé.e d’un œil réprobateur, homosexuel.e ou pas d’ailleurs. Comme l’écrit Valérie Mespoulet :

« La famille est la base qui structure les relations entre les individus et leur donne un statut. Dans ce cadre idéologique, où le mariage est au cœur de la société, le (a) célibataire ne bénéficie guère de confiance et de respect car elle (il) offense la piété filiale confucéenne dans laquelle “le plus grand manquement est de ne pas poursuivre la descendance” tel que nous le rappelle un proverbe chinois [10] ».

On comprend dès lors la forte pression que les parents feront peser sur leur(s) enfant(s) quant à cette obligation de se marier, d’autant que l’opprobre retombe aussi sur les parents en cas de célibat durable, les parents ayant la responsabilité de marier leur(s) enfant(s). Là encore, on comprend que c’est moins l’orientation sexuelle qui est en cause, que cette conséquence, empêchant une fille de se marier (avec un garçon), ou un garçon de se marier (avec une fille). Dans ces conditions, le mariage (de convenance) peut constituer une solution, pourvu que le mariage, fût-il de convenance, débouche sur la production d’une descendance. Mais on comprend aussi que si cette solution permet aux garçons homosexuels de mener une double vie, cela est beaucoup plus difficile pour les filles, qui, largement confinées dans l’espace domestique ont fort peu d’occasions de rencontre pour vivre, en marge du mariage, une existence homosexuelle. C’est donc la possibilité de se rattacher à la famille qui importe, et l’homosexuel.le qui refuse de se marier se trouve isolé.e, et comme privé.e d’existence sociale, de statut. Valérie Mespoulet, là encore, le dit très nettement :

« La famille demeure dans le monde chinois et à Taïwan le socle de l’organisation sociale. La famille fournit les relations, le prestige, la force nécessaire à la vie en société. Et c’est en se mariant et en donnant une descendance à leur tour, que les enfants obtiennent un statut dans le maillage social. […] Dans la société chinoise/taïwanaise, un individu n’est pas un sujet isolé, il est membre d’un filet de relations sociales. Refuser le jeu social est synonyme d’exclusion par sa famille, son clan mais aussi par son groupe d’ami.e.s et ses collègues de travail. Vouloir se soustraire au mariage c’est faire perdre la face à ses parents et leur faire endosser une mauvaise réputation au sein de la société taïwanaise [11] ».

Bien sûr, aujourd’hui, la société taïwanaise est largement entrée dans l’ère de la modernité, et sans doute que ce modèle familialiste n’a guère survécu dans certaines parties de la société, du côté des « élites » occidentalisées en particulier – on notera à cet égard que les activistes féministes, gays et lesbiennes ont largement puisé du côté des théories et pratiques des activistes occidentaux. Il n’en reste pas moins qu’une partie du pays, essentiellement les zones rurales, restent largement imprégnée par cette morale sociale issue du confucianisme. La question qui se pose, dès lors, consiste à se demander si Taïwan s’apprête à emprunter la voie de la modernité, en faisant table rase du passé (reconduit à un obscurantisme supposé), ou si une autre voie sera cherchée, visant plus ou moins à concilier modernité et tradition.

Pour conclure, on peut déjà faire remarquer que la revendication d’un « mariage » entre personnes de même sexe, à Taïwan, est chargée de tout un arrière-plan culturel, historique, tournant autour de la place centrale qu’y occupe la famille, qui est absent de telles revendications émanant d’activistes résidant en Occident. En passer par le mariage peut constituer, à Taïwan, le passage obligé pour exister socialement, pour n’être pas privé de tout statut, comme de tout soutien, financier ou autre. Pour certain.e.s, le mariage, à Taïwan, ne semble guère être une option, mais constituer bel et bien une obligation, pour ne pas mourir, socialement, et pour ne pas déchaîner l’opprobre sur sa propre famille. Cette revendication a pu aussi être portée par des activistes n’ayant pas ce genre de problèmes, mais visant un supposé « progrès » dans l’existence homosexuelle, calqué sur les revendications émanant de pays occidentaux. Il n’en reste pas moins que la revendication d’un mariage entre personnes de même sexe ne peut pas revêtir, à Taïwan, simplement le même sens que celui qu’elle a pu avoir, disons, en France. Il y a quelque chose de viscéral qui, parfois, se joue ici dans cette revendication, et qui explique largement l’émotion qu’ont pu ressentir certain.e.s en apprenant le vote du Parlement en faveur des unions de même sexe.
Reste à savoir, maintenant, si cette décision aura les effets escomptés : cette loi, votée par le Parlement, à l’encontre (globalement parlant) des référendums l’ayant précédé, aura-t-elle la force de convaincre certaines familles que cette union vaut autant qu’une union entre personnes de sexes différents ? Ou bien cette reconnaissance juridique sera-t-elle jugée comme nulle et non avenue, comme une violence à l’encontre de la culture chinoise/taïwanaise ? L’avenir, seul, nous dira si les modalités de l’union entre personnes de même sexe, tout récemment votées à Taïwan, participent d’une homogénéisation/globalisation planétaire gay/lesbienne en cours, ou si les Taïwanais.es sauront en faire le point de départ pour une invention d’existences aux formes multiples et originales, en inventant aussi, du coup, de nouvelles formes de solidarité.
Ce phénomène général de globalisation dans le domaine des mœurs va-t-il aboutir à une pure et simple négation, suppression des spécificités historiques, culturelles de Taïwan, ou bien quelque chose de ce fond spécifique se conservera-t-il, jusqu’y compris dans les formes concrètes que prendront ces unions entre personnes de même sexe, ayant déjà commencé à être célébrées ?
A cet égard, ce que j’identifierai comme un danger, se profile le risque d’une résorption de ces unions de même sexe dans le modèle hétérosexuel, c’est-à-dire leur résorption dans une logique purement inclusive, y compris dans les formes globalisées des existences LGBT. Mais pour finir sur une note plus optimiste, ou en tout cas relevant de l’ordre de l’indécidable quant à savoir de quel côté retombera la pièce (le meilleur ou le pire ?), je n’aurai garde d’oublier les mots si célèbres de Hölderlin : « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ».

Notes

[1Michel Foucault, « Le triomphe social du plaisir sexuel : une conversation avec Michel Foucault », in Dits et Ecrits II, Paris, Gallimard, 2001, p.1128.

[2Ibid., p.1130.

[3Valérie Mespoulet, Être femme et lesbienne à Taïwan, Paris, L’Ecritoire du Publieur, 2013.

[4Ibid., chapitre V (ne disposant pas l’édition originale, j’utilise une version numérique ne portant pas de mention de pages).

[6Xianyong Bai, Garçons de cristal, trad. André Lévy, Picquier Poche, 2013.

[7Guy Hocquenghem, La dérive homosexuelle, Paris, Jean-Pierre Delarge Editeur, 1977, p.18.

[8Valérie Mespoulet, op. cit., « Avant-propos ».

[9Confucius, Les entretiens, XII, 11.

[10Valérie Mespoulet, op. cit., chapitre I.

[11Ibid., chapitre III.