Les habits neufs de l’hégémonisme
« What matters is not what you sell, but the way you sell it »
Devise des commis-voyageurs, anonyme
Les habits neufs de l’hégémonisme sont, d’une part le storytelling (ce qu’on pourrait appeler le narrative turn de l’hégémonie) et, de l’autre, le soft power. Le simple fait que tout ceci se dise de préférence en anglais nous plonge directement au cœur du sujet. L’hégémonisme parle et pense en anglais, généralement avec l’accent américain. Cette prédilection d’aujourd’hui pour des formes de conquête, d’enveloppement et d’ascendant qui se tiennent à distance de la violence armée ne signifie pas que l’hégémonisme se serait converti au pacifisme. Un insatiable appétit de guerre se laisse aisément discerner dans les mantras de la propagande occidentale à propos de la défense de la civilisation sur le front ukrainien ou, aussi bien, de la protection de Taïwan contre la « menace chinoise ». N’ayons garde d’oublier qu’en dernière analyse, sur ce second volet, ce qui est en jeu, c’est bien la conquête de l’immense marché chinois par les majors des économies occidentales ; une manne impatiemment attendue dont la condition expresse est la chute du régime issu de la guerre civile et de la révolution dont, à son tour, la condition expresse est la défaite de la Chine à l’occasion d’un affrontement avec les Etats-Unis, leurs alliés et leurs clients... Un enchaînement de la conquête sur l’effondrement dont la colonisation (par Coca Cola, Marlboro Mc Donald’s et compagnie) des économies socialistes exsangues, suite à la chute de l’Empire soviétique, n’aurait été qu’une pâle anticipation...
Dans la séquence présente, et malgré la dimension de plus en plus lourdement armée de la promotion de l’hégémonie, à l’occasion de l’affrontement que la coalition occidentale livre à la Russie par Ukraine interposée, la lutte contre les puissances adverses de premier plan demeure encore placée sous un régime où prévalent les discours et les images. Mais tout se passe en réalité, de plus en plus distinctement, comme si la guerre des discours et des images avait pour vocation non pas de se substituer à l’affrontement armé mais d’y préparer les esprits, dans la sphère occidentale et au-delà.
Ou bien est-ce peut-être qu’avec la guerre en Ukraine et l’accroissement des tensions autour de Taïwan (et en mer de Chine méridionale), nous serions parvenus à un point de bascule – là où la guerre des mots et des images constitue la prémisse puis l’indispensable accompagnement du fracas des armes. On voit bien comment, sur le théâtre ukrainien, opère cette synergie : les armées russes piétinent sur le terrain, mais la situation est bien pire encore pour Poutine sur le front de la guerre communicationnelle – cette bataille, il l’a, dès les origines du conflit, perdue face à ce salesman (de sa guerre) d’exception qu’est Zelensky – à l’opinion occidentale, du moins ; sous d’autres cieux et notamment dans le Sud global, il faudrait aller y voir de plus près...
Désormais, c’est en ce sens que s’établirait quelque chose comme un « paradigme ukrainien », la façon dont on « vend » sa guerre à l’opinion mondiale importe tout autant, voire davantage, que la façon dont on la conduit sur le terrain. En Ukraine, c’est Poutine qui a pris l’initiative de déclencher les hostilités et cette synergie entre fracas des armes et guerre des mots et des images s’est établie dans le feu de l’action, sous l’impulsion du surdoué du show, le héros en kaki, avec sa barbe héroïque de huit jours... Mais sur le théâtre extrême-oriental, on voit bien comment un incessant tir d’artillerie communicationnel ayant à la fois pour cible et maître-mot la menace chinoise se destine à créer les conditions d’une massive immixtion des puissances occidentales dans les affaires de la région, prenant, selon toute vraisemblance, la forme d’une intervention armée.
Le storytelling, c’est la propagande d’hier – au jour le jour et en temps de paix (ou plutôt de non-guerre) – sans le côté hystérique de la première. Mais ce qui s’y expérimente et s’y vérifie est de même espèce : la toute-puissance du discours sous influence ou sous commandement face à la réalité ; la preuve répétitivement administrée que les faits (ceux du présent comme ceux du passé) les mieux établis sont destinés à céder le pas devant le Dit du pouvoir, la puissance supérieure de l’autorité souveraine. En d’autres termes, ce qui importe vraiment, en dernière instance, c’est la capacité d’enchaîner un discours sur la puissance ou la position de pouvoir ; en d’autres termes encore : de rendre l’hégémonie loquace, de la doter une langue peuplée de mots et tournures appropriés, destinés à en relancer perpétuellement l’efficace. La langue n’a donc pas ici une fonction de représentation d’une réalité quelconque, mais bien au contraire de dissolution. Ce qui est en question ne sont pas tant des représentations distordues ou falsifiées de la réalité que la mise en œuvre de la disparition de celle-ci et son remplacement par des récits et des images taillées sur mesure pour servir les intérêts de la puissance, de l’hégémonie. On pourrait les appeler tout simplement les mots et les images de la puissance, ce qui souligne le caractère résolument logocratique des démocraties libérales contemporaines – or, pour Ceslaw Milosz, le promoteur de ce terme, ce sont les régimes totalitaires qui sont, par excellence, des logocraties, et qui prospèrent sur la toute-puissance du discours et du Dit du pouvoir [1].
Il y a quelque chose de proprement terrifiant dans l’expérience que chacun.e peut faire, au prix d’un léger effort d’attention, en se confrontant avec cette puissance infinie du storytelling : rien, rigoureusement rien, des faits et des éléments de réalité les plus solidement enracinés, en principe, dans les récits partagés et légitimés, dans la mémoire collective, l’expérience commune de l’humanité contemporaine ne se tient à l’abri de ses prises et de ses appétits dévorants. La propagande classique du XXème siècle, propagande de guerre, propagande totalitaire, propagande des temps de crise (Guerre froide...) souffrait constamment de ses excès, de ses hyperboles et de son caractère obsessionnel – la raison pour laquelle l’opinion publique la voyait comme tissée de « bobards » pendant la Première guerre mondiale.
Aujourd’hui, le storytelling de la démocratie globale affecte des tons plus tranquilles, tant il est assuré de proférer les vérités inoxydables qui fondent la civilisation dans son état présent. Il semblerait que se soit désormais imposé dans le Nord global, dans les espaces de la pensée blanche et de la total-démocratie une sorte de sens commun si compact, mimant si parfaitement l’universel, un consensus si massif dès lors que sont en question les enjeux dont est tissée l’actualité (la guerre en Ukraine, la Chine, la police des mœurs...) que tout locuteur qui ne parle pas comme la télé lorsqu’il évoque ces sujets est voué soit à être exclu du champ communicationnel, soit à être criminalisé d’une manière ou d’une autre.
Du coup, ceux.celles qui parlent la langue de l’hégémonie, qui marchent dans les clous de la légitimité démocratique autoproclamée peuvent dire à peu près n’importe quoi, pour peu qu’ils le fassent sous couvert de la promotion des bonnes mœurs ou de l’expansion du champ de la total-démocratie. On s’activera avantageusement à conduire une chasse aux sorcières vertueuse ou à faire de Taïwan le théâtre de la prochaine guerre par procuration, de la prochaine Ukraine. Sous le régime du storytelling de la démocratie de croisade d’aujourd’hui, on peut dire à peu près tout et son contraire [2], pour peu que cela soit inclus dans le champ des procédures de validation de la puissance légitime. On peut traiter le mari irascible Quatennens en ennemi de l’humanité et le promoteur du Grand Israël Netanyahou en ami, malgré tout, du monde libre. On peut réécrire l’Histoire à volonté et délirer (sur) le passé à gogo, pour peu que l’on soit solidement installé sur le siège du narrateur et juge de l’Histoire universelle aux couleurs de la civilisation démocratique.
On peut désormais dire n’importe quoi sous ces conditions – ce n’est pas une figure de style ou une exagération rhétorique. Voici par exemple la façon dont un chroniqueur régulier de Taipei Times, un colon mental états-unien de longue date installé à Taiwan, écrivait récemment dans la page éditoriale du journal :
« Un cliché de base est que Taïwan a toujours fait partie de la Chine, avec son corollaire, le fait que Taïwan aurait été une partie de la Chine depuis des temps immémoriaux [une phrase à peu près incompréhensible, dans sa version originale même...]. L’un et l’autre sont faux.
Taiwan a toujours fait partie du vaste empire austronésien qui s’étendait de Madagascar à l’Ouest à l’île de Pâques à l’est et de Taïwan au nord et la Nouvelle Zélande au sud. Cette part (dimension) de l’histoire de Taïwan doit être reconnue, car nombreux sont en Occident ceux qui l’ignorent » [3].
Est-il besoin d’insister longuement sur le fait que l’ « empire austronésien » auquel fait référence ici notre auteur n’est rien d’autre qu’une fantasmagorie destinée à effacer des tablettes la réalité historique solidement établie selon laquelle la souveraineté de la dynastie des Qing s’est exercée près de trois siècles durant, sans interruption, sur l’île, ce jusqu’à ce que la Chine soit contrainte de la céder au Japon, en 1895 (traité de Shimoneseki) ? [4]
Mais sur ce point aussi, le scribe commis à la réécriture du passé connaît la parade. Une révision en entraînant une autre, il statue : en fait, la dynastie des Qing n’était pas une dynastie chinoise, mais une dynastie mandchoue. La Chine fut, pendant tous ces siècles, une annexe de l’Empire mandchou. Ergo, ce n’est pas la Chine qui a dû céder Taïwan (Formose) au Japon, mais l’Empire mandchou étendu à la Chine. Aucune raison donc pour prétendre que Taïwan ait jamais « fait partie » de la Chine... Toute ce vertigineux exercice de gymnastique acrobatique pour aboutir à la conclusion qui préempte tout le raisonnement : le régime chinois n’est fondé à aucun titre à émettre des prétentions à la souveraineté sur Taïwan. Taïwan est une souveraineté destinée à proclamer son indépendance et plus tôt cela sera fait, mieux ce sera – quoi qu’il doive en coûter – une bonne petite guerre punitive contre la Chine, comme au temps béni des guerres de l’Opium, par exemple.
On pourrait ici demeurer incrédule face à un tel déferlement d’inepties et de contre-vérités historiques et se contenter de l’objection massive : mais alors, si tout ceci est vrai, comment se fait-il qu’au lendemain de la défaite du Japon, en 1945, le premier mouvement des Etats-Unis, puissance victorieuse dans le Pacifique, fut de faciliter le retour de l’administration chinoise sur l’île ? Mais il faut aller plus loin dans le questionnement sur ce qui est en jeu dans la posture même du narrateur qui, dans un quotidien qui a pignon sur rue, peut se permettre de réinventer le passé comme aucun colporteur de fakes news ne se permettrait de le faire sur le plus obscur des sites révisionnistes ou négationnistes. Ce qui est en jeu ici n’est-ce pas avant tout ce qu’il faut bien appeler l’arrogance de la toute-puissance et son esprit de démesure, l’esprit de croisade qui anime aujourd’hui l’hégémonisme total-démocratique et qui permet tout ?
Le signe sous lequel se place la construction imaginaire du réparateur des faits historiques incorrects n’est-il pas ici manifestement ce tout est possible dont Arendt nous disait qu’il était la marque distinctive du totalitarisme ?
Un autre trait structurel du storytelling de l’hégémonisme est sa propension à sauter du coq à l’âne et se placer sous un régime résolument discontinuiste. L’universel, les principes inébranlables, les valeurs intangibles s’y administrent toujours dans le champ d’une scène ou d’une séquence particulière et sous les conditions de celles-ci. Il y a peu, avant que la guerre en Ukraine ne vienne saturer le discours public dans lequel se met en scène la défense de la civilisation (et rien de moins), c’était le génocide ouïgour qui se tenait à la une de la grande et moins grande presse occidentale, un crime d’Etat, une actualité brûlante entretenue jour après jour par les révélations d’Adrian Zenz, un croisé de l’agitation antichinoise financé par une fondation anticommuniste états-unienne. Un génocide en cours, c’est évidemment ce qui requiert l’attention du monde civilisé et sa mobilisation constante, toutes affaires cessantes – et c’est bien un tel état d’urgence absolue que s’efforçait d’entretenir, tant du côté des médias que les chancelleries occidentales, l’agitation du fondamentaliste chrétien et anticommuniste professionnel Zenz... Ceci, très précisément, au nom des valeurs et des principes dont se réclame à cor et à cri l’hégémonisme démocratique, en référence notamment aux désastres du XXème siècle – « plus jamais ça ! », le bannissement du génocide comme condition de la poursuite d’une histoire humaine civilisée.
La facilité déconcertante avec laquelle le storytelling tant médiatique qu’étatique a adopté en Occident la version radicale de la « normalisation » [5] entreprise au Xinjiang par le pouvoir central chinois livrée par Zenz et les exilés ouïgours aux Etats-Unis – définissant donc cette mise au pas comme un génocide (l’adjectif culturel, destiné à l’origine à tempérer la brutalité du terme, a rapidement disparu des tablettes) aurait dû au moins entraîner une conséquence : qu’une fois le « génocide ouïgour » reconnu et identifié comme tel, entré dans la police de la langue officielle, on ne lâche plus l’affaire : si les mots ont un sens – et s’il est un mot dont il importe, pour des raisons aveuglantes, qu’il ne soit pas employé à l’emporte-pièce et ne se prête pas à des approximations, c’est bien celui de génocide – un Etat, un régime politique au compte duquel on met un génocide en cours, en plein développement, est un Etat et un régime criminel qui se doit d’être mis au ban de la société des nations et dont les agissements ne sauraient faire l’objet que de dénonciations platoniques...
Or, ce qui saute aux yeux, c’est que depuis que la guerre en Ukraine s’est imposée au premier plan de la guerre des récits, le « génocide ouïgour » a à peu près disparu des écrans radar. Ce qui montre bien de quoi est tissé le storytelling de l’hégémonisme : non pas d’idées, de principes, de valeurs solidement établis dans l’élément de l’universel, mais de scènes, d’images, d’opportunités, de situations – ceci sur un mode constamment fragmenté, discontinu, volatil sans suite : on démonte les tréteaux, la scène et les décors de la guerre du Bien contre le Mal aussi rapidement qu’on les a montés, on les transporte sur le nouveau théâtre des opérations, on repeint hâtivement la Cause aux couleurs du lieu et du moment, on procède aux ajustements et réglages nécessaires – et c’est reparti pour un tour...
Le storytelling de l’hégémonisme est ainsi indéfiniment modulable, adaptable à toutes les circonstances et tous les théâtres (de crise, de préférence), son répertoire est souple, quand bien même y reviendraient avec monotonie les mêmes litanies et ritournelles (la démocratie, le monde libre, les droits de l’homme, les libertés – et tout ce qui s’y oppose – le totalitarisme, la tyrannie, la dictature, l’autocratie...).
La façon même dont la promotion de la démocratie globale procède ici par investissements, désinvestissements et réinvestissements, sur le mode le plus discontinu et opportuniste qui soit montre bien que ce qui est en jeu, dans cette guerre de mouvement, ce sont des positions, des rapports de force, des mouvements tactiques, des affrontements locaux – la guerre morale mise en scène en chacune de ces occasions, le grand théâtre et la grandiose rhétorique des principes chaque fois remis sur l’ouvrage ne sont jamais que la musique d’accompagnement de ces redéploiements dont les enjeux sont tout sauf moraux.
L’absence de continuité des investissements en trahit le mensonge – comment donc se pourrait-il, du point de vue des principes et des valeurs qui ne sont d’aucun temps ni d’aucun lieu en particulier (tout en étant de tous) que la guerre en Ukraine vienne rejeter dans l’ombre le génocide ouïgour ? Ces jeux de substitution et d’interposition (la guerre en Ukraine comme « écran total » devant le « génocide ouïgour ») montrent bien que ce qui est en jeu ici est avant tout une scénographie, un jeu d’images et de discours – la promotion de l’hégémonie (de la démocratie globale) comme son et lumière perpétuel. On pourrait dire, tant les changements de décors sont ici dictés par le cynisme le plus endurci : une obscénographie, l’obscénographie constitutive du storytelling de la promotion du « monde libre ».
Sous ce régime discursif, les mots sont importants non pas en tant qu’ils signifient des principes et des valeurs et renvoient à un arrière-plan normatif ou axiologique, mais tout simplement en tant qu’ils sont des mots clés dont on attend des effets. Ce ne sont pas des mots se rattachant à la production d’un sens général, aspirant à l’universalité, ce sont des vocables (ou des groupes de mots, des syntagmes) influenceurs – la raison pour laquelle on saute de l’un à l’autre, sans autre considération que celle de l’effet produit par leur énonciation dans un contexte donné : « génocide ouïgour », « Chinese threat », « Ukraine libre », etc.
Cet usage tactique des mots-clés ou cette pragmatique du storytelling est intrinsèquement nihiliste en ce sens qu’elle s’inscrit délibérément dans un horizon où la fonction argumentative du discours a été congédiée. Il ne s’agit plus de produire du sens en enchaînant une phrase sur une autre, en raisonnant, en pensant par écrit ou à voix haute selon un certain ordre (logique ou associatif), mais bien de disposer dans un espace communicationnel contrôlé des repères visuels ou sonores (des « bornes » visuelles ou vocales) par lesquels le public sera guidé. Il ne s’agit plus d’apprendre à s’orienter dans le présent par le moyen du langage, de la parole publique, de la prise en considération des arguments et des opinions qui s’affrontent mais simplement de suivre les balises en apprenant les mots-clés puis en les répétant. Ce qui est terrifiant, encore une fois, sous ce régime, c’est la disparition de tout contrechamp – dans les tréfonds de nos campagnes, tout le monde parle désormais du cours du monde comme la télé, en reconduisant les complexités au dénominateur commun le plus décharné et impensant qui soit – celui des mots-clés.
Ce qui disparaît ici, c’est la relation intime qui s’établit entre la production discursive placée sous le signe de l’argumentation et de l’enchaînement des phrases l’une sur l’autre, et l’orientation dans le présent. La mise sous séquestre du langage par la puissance dépouille celui-ci de sa fonction médiatrice entre nos perplexités, notre impuissance, notre solitude et les complexités du monde – le chaos du présent. Elle est une sorte de profanation de la qualité instituante du langage – c’est par et dans le discours que nous prenons prise (un peu, en dépit de tout) sur ce qui, dans le chaos du présent nous désarme et nous échappe. Lorsque la langue, maltraitée, dépouillée de sa puissance propre (se manifestant par l’usage « dialectique » du discours) se trouve réduite à la fonction de simple servante du pouvoir, même les mots les plus lestés de sens, les plus étroitement associés aux épreuves et énigmes de l’époque sont exposés à être prostitués, jetés sur le trottoir de la propagande – c’est ce qu’on pourrait appeler le paradigme du « génocide ouïgour », objet un jour de toutes les indignations et de toutes les alarmes simulées puis aussitôt déserté, désinvesti dès l’instant où surgit sur la ligne d’horizon une affaire plus rémunératrice pour la promotion de l’hégémonie – la croisade ukrainienne.
Mais au fond, ce que révèle la palinodie du « génocide ouïgour », c’est toute l’équivoque qui entoure le terme de génocide, dans les usages discursifs courant, en mode occidental/Nord global – un mot associé au summum de l’horreur et du barbare, mais comme mot de la mémoire collective, mot du culte du passé plutôt que de l’affrontement avec l’intolérable dans le présent. Le propre des démocraties libérales, c’est que, régulièrement, depuis la Shoah, elles passent à côté des génocides au présent, soient qu’elles n’aient pas des yeux pour les voir [6], soit qu’elles détournent les yeux, qu’elles n’y voient pas une priorité, dans le temps de leur accomplissement ; soit, pire, naturellement, qu’elles s’en rendent directement complices (Mitterrand et le génocide rwandais).
Si « génocide » est devenu, dans la discursivité tant politique que médiatique et académique, un mot si puissant, au cours des deux dernières décennies du siècle dernier, c’est au prix de son glissement du politique vers le théologico-politique, voire le religieux tout court – mot des rites associés au passé terrible à commémorer et non des combats et des investissements inconditionnels dans le présent. Ces ambiguïtés ne font que rendre plus choquante encore la façon dont ce mot associé au sacer a fait l’objet d’une saisie, d’un enlèvement en bonne et due forme par la propagande anti-chinoise, avant d’être relégué au second rayon, au profit des articles plus vendeurs que seraient la défense de la civilisation dans le Donbass et le détroit de Taïwan.
Dans les usages du softpower, il importe de différencier le business as usual d’emplois spécifiques qui posent des problèmes particuliers et particulièrement épineux. Le business as usual, c’est la façon dont des Etats, des puissances, des souverainetés tentent d’engranger des bénéfices symboliques, des profits politiques, des avantages diplomatiques en exportant des biens culturels – ceci soit sur un mode rémunérateur, soit au contraire en subventionnant ces investissements. De ce point de vue, la sphère étatique/politique n’est jamais nettement séparée ici de celle de l’économie et du marché. Les produits de luxe français (vins, parfums, maroquinerie...) sont un marché juteux à l’exportation et simultanément, c’est du softpower par excellence – en Asie orientale, l’ « image » flatteuse de la France, s’il en est une encore, c’est Louis Vitton et les grands crus de Bordeaux davantage que Badiou, Latour, Soulages ou Boulez. En ce sens aussi, Marvel et le Louvre à Abu Dabi, c’est le business as usual du softpower, tel qu’il se pratique dans une intrication toujours plus étroite entre intérêts étatiques et vie du marché.
On remarquera que l’expansion contemporaine de ce marché du prestige et des profits symboliques est inséparable de la crise globale de la démocratie comme forme politique constamment portée à spéculer sur son exemplarité et la promouvoir. Plus, à l’échelle globale, la démocratie parlementaire est, dans sa forme classique, à la ramasse et plus ses syndics de faillite sont portés à se tourner vers le softpower pour continuer à en assurer la promotion et en valoriser l’image, quoi qu’il en coûte. Le softpower est à cet égard, à la fois un expédient et un recours, une nouvelle tactique de la démocratie de marché : après tout, si cette dénomination s’est imposée aujourd’hui (« démocratie de marché »), c’est bien que ce régime doit assurer sa promotion en se « vendant » à l’opinion, en se valorisant autant que faire se peut – et c’est ici que « la culture », c’est-à-dire les biens dotés d’une aura culturelle ont un rôle déterminant à jouer. Plus le niveau des shows électoraux baisse, avec les bagarres de chiffonniers dont ils sont le théâtre, plus les citoyens sont portés à déserter ces espaces nauséabonds, et plus les régimes démocratiques à la dérive sont voués à se rosir les joues, envers et contre tout, en spéculant sur la haute valeur d’exposition des biens culturels – de certains d’entre eux, du moins.
Du coup, le partage fonctionnel entre domaine politique, voué au calcul et à l’utilité, et celui de la culture où prévaudrait le désintéressement, le souci de la communauté et l’amour du Beau se trouve passablement brouillé. « La culture » qui, comme sphère d’activité, n’a pu connaître la formidable expansion qui a été la sienne dans les démocraties libérales, depuis les années 1960, qu’au prix de l’affirmation de son autonomie supposée et, simultanément, de l’invention de toutes sortes de formes mimétiques de l’engagement déliées de la vie politique réelle, la culture se trouve prise à revers par le softpower [7]. Elle subit de plus en plus fortement l’emprise de stratégies, de tactiques, de calculs d’intérêt promus par les élites gouvernantes. Ses acteurs et ses biens se trouvent toujours plus régulièrement accusés de servir, subrepticement plutôt que directement, mais néanmoins de manière coupable des intérêts politiques obscurs et inavouables – le Louvre à Abu Dabi, c’est la culture absorbée par le commerce et la diplomatie.
La culture se trouve ainsi repolitisée par le pire des biais : non pas du fait d’une réorientation promue par ses acteurs en vue de nouvelles formes de politisation de l’art et de présence des artistes à la vie publique, mais par celui de l’emprise croissante exercée par les stratégies et tactiques promotionnelles de la marque déposée « Démocratie » – toujours plus portée à embarquer la culture dans sa mise en scène et ses pratiques cosmétiques...
La démocratie comme spectacle a de plus en plus besoin de la culture, sous tous les atours de celle-ci, pour tenter de se rendre présentable, en dépit de tout. La culture tend ici à devenir la tenue de bal de la démocratie à bout de souffle. Du coup, un soupçon généralisé de connivence des industries et des produits culturels avec des formes politiques exsangues et ses agents va se prendre corps. La ligne de partage entre la sphère politique et la sphère culturelle se brouille, les grands « événements » culturels deviennent des enjeux politiques de première importance et les acteurs de premiers plan de la vie culturelle des gens de pouvoir rompus aux arcanes des jeux d’influence dans la sphère étatique et paraétatique. Tous les politiciens locaux, les petits potentats régionaux rivalisent d’imagination pour mettre en place le festival, l’événement culturel qui les présentera sous leur meilleur profil. La culture, c’est, dans ces conditions, ce qui sert à faire passer le goût d’une politique immangeable.
Le softpower revêt une importance particulière et des traits singuliers dans le cas de pays affectés par un déficit de légitimité face à l’étranger, à l’opinion internationale, pour des motifs généralement de notoriété publique – l’exemple des exemples, c’est l’Etat d’Israël passé maître dans l’art (une stratégie se disséminant en une multitude de tactiques, plus exactement) d’interposer une multitude de produits culturels tous plus attrayants et dignes d’estime les uns que les autres entre sa politique d’apartheid envers les Palestiniens, la colonisation de la Cisjordanie, la brutalité de son occupation armée, le bon ton suprémaciste de ses élites... et son image à l’étranger. Le softpower prend la forme d’un lobbying perpétuel et assidu en faveur de produits culturels de toutes espèces et dont le propre est de se présenter, sous leurs qualités propres, comme irréprochables et irrécusables – un film est un film, un romancier est un romancier, un festival de musique ne sont-ils pas les choses les plus innocentes du monde ? S’aventurer à jeter le soupçons sur eux en invoquant leur implication dans les réseaux complexes autant qu’obscures du softpower expose aussitôt au soupçon de racisme et de discrimination – quoi de plus violent, de plus injuste, de plus barbare, au temps de la démocratie globale, que l’appel à se détourner d’une œuvre d’art, d’un acteur de la vie culturelle (la forme la plus élevée de la vie commune dans nos sociétés) au prétexte que l’un ou l’autre serait l’otage d’une politique inique ?
La force du softpower, c’est que l’administration de la preuve est pratiquement impossible : comment établir un lien irrécusable entre la présence de tel film en bonne place dans un festival en renom et les crimes commis par une armée d’occupation ? Et pourtant, un tel lien existe bien, puisque la promotion des produits culturels fait l’objet d’une stratégie concertée, éprouvée et systématique, destinée à asseoir en dépit de tout l’image d’un pays dans lequel la culture est si prospère, la vie culturelle si bouillonnante, si validée et d’une qualité si éminente qu’il ne saurait être, d’un même tenant, un Etat criminel, un Etat colonial, un Etat d’apartheid [8].
La perversité intrinsèque du softpower, dans ce cas, est qu’il tend à jeter le soupçon sur les produits et les initiatives culturels, les œuvres d’art, les artistes et acteurs de la vie culturelle en général et pour autant qu’ils se trouvent embarqués, bon gré mal gré, dans le camouflage ou l’embellissement de l’imprésentable, de l’intolérable. Et comment opérer le partage entre ceux d’entre eux qui prêtent leur concours sciemment à ce dispositif promotionnel et ceux qui en sont les otages involontaires, sans parler de la zone grise qui s’étend entre l’un et l’autre ?
L’alibi culturel et artistique dont ont appris à se parer des Etats, des régimes, des gouvernants imprésentables (et d’autant plus imprésentables qu’ils se targuent de leur constitution démocratique) est l’un des expédients les plus repoussants de la mise en spectacle de la politique contemporaine. Or, cela ne cesse d’être un recours toujours plus insistant contre le déficit de légitimité, une cosmétique ou un habillage de l’infâme toujours plus raffinés. La preuve : ceux qui sont passés maîtres en la matière n’en finissent plus de faire des émules.
Lorsque Taïwan caresse le rêve toujours plus ouvertement affiché de devenir l’Israël de l’Asie orientale, l’imitation du softpower sophistiqué pratiqué par l’Etat hébreu (et pas seulement la relation intime avec les Etats-Unis) est l’un des premier éléments dont se nourrit cette ambition. Le softpower, dans ce type de configuration, cela se destine à compenser les déficits de la reconnaissance – corriger l’image de Taïwan perçu comme entité dissidente, au statut indéterminé en l’absence de relations diplomatiques avec la grande majorité des pays de la planète, île flottante en mer de Chine – redresser et transfigurer cette image en celle d’une vaillante petite démocratie faisant face à une superpuissance hostile et autoritaire, phare de la démocratie libérale en Asie orientale.
Le softpower, c’est le domaine de la démocratie Potemkine par excellence, là où les images sont appelées à produire de vrais effets de réalité. Il s’agit donc, en fabriquant des chromos voyants de la vibrante démocratie taïwanaise, de repousser à l’arrière-plan, voire d’escamoter tout le versant litigieux de la situation réelle de l’île – sa situation de position avancée de l’hégémonie occidentale face à la Chine, de client de plus en plus en plus fanatiquement aligné sur le grand frère états-unien, de rogue state environnemental, de paradis de l’ultra-libéralisme où les droits sociaux et les salaires sont à leur étiage le plus bas (pas de droit de grève pour les enseignants, entre autres), où les travailleurs migrants sont tant surexploités que discriminés dans des conditions qui souvent les apparentent aux coolies dans les colonies françaises et anglaises [9], une démocratie où la peine de mort et l’encouragement de la délation font partie du paysage, etc.
La cosmétique du softpower va, dans ces conditions, déployer ses talents dans deux directions, principalement : le sociétal et le culturel. Dans le premier registre, ce fut, il y a quelques années, l’adoption avec tambours et trompettes et contre la sensibilité dominante dans la population du mariage pour tous, pas de géant dans la civilisation des mœurs et qui permit aux élites gouvernantes taïwanaises et à leurs soutiens dans l’Occident global de mettre sur orbite les juteux éléments de langage agencés autour du motif de « Taïwan, le premier pays d’Asie à adopter le same sex marriage », celui-ci étant ici, dans sa dénomination originale en anglais, entendu comme le signe distinctif de la qualité démocratique, de l’esprit de tolérance et du progrès moral.
Le jeu d’équivalences subreptices qui s’impose ici se déchiffre aisément : puisque Taïwan a adopté une norme qui est désormais en vigueur dans les démocraties occidentales, Taïwan est une démocratie de qualité égale à celles-ci. Le trait mimétique autant que superficiel de cet alignement (dans un pays qui, au reste, peine à dépénaliser l’adultère...) pourrait, de manière tout aussi convaincante, être désigné comme manifestation d’assujettissement et d’emprise subie, avant tout.
Mais le softpower n’a cure de ses détails et, fusionnant ici avec le storytelling, il s’active à faire tourner les moulins à vent de la propagande : Taïwan, îlot de tolérance, d’ouverture en matière de mœurs, avec ses gay parades colorées et ses gender studies en pleine expansion, dans un océan où prévalent encore les mœurs rétrogrades (pas de same sex marriage au Japon, et moins encore, pour des raisons bien évidentes, dans les pays de la région, Philippines, Malaisie, Singapour, Indonésie...) ; Taïwan, donc, phare de la nouvelle civilisation (démocratique) des mœurs en Asie orientale. L’impression de déjà-vu est ici flagrante : l’opération « mariage pour tous », telle qu’elle a été conçue en termes de softpower à Taïwan, est la copie conforme de la façon dont Israël (enfin – Tel Aviv plutôt que Jérusalem...) a assuré son autopromotion en tant qu’Eretz gay friendly. Mais pourquoi faut-il que la démocratie taïwanaise soit perpétuellement vouée au copier-coller ? [10]
Sur le versant de la culture, il s’agira de se saisir de l’occasion d’événements bien exposés (festivals, salons, rencontres diverses) pour donner le maximum de consistance et de visibilité à la notion d’une culture taïwanaise autochtone, à l’existence d’une production artistique propre dont le premier trait serait de ne rien avoir en partage avec l’art ou la culture du continent chinois [11]. On aura ainsi marqué un point décisif lorsque des auteurs taïwanais seront distingués ès qualités lors du festival de la BD d’Angoulême, lorsque Taïwan sera « invité d’honneur » du festival du court-métrage de Clermont-Ferrand, lorsque tel auteur aborigène verra l’un de ses romans publié en français dans une collection spécialisée... [12] Tout ceci résultant amplement, on l’imagine, d’une intense activité de lobbying de la part du Bureau de représentation de Taïwan, la simili-ambassade de la République de Chine en France.
Mais on remarquera ici que le softpower, pour trouver sa pleine efficacité, doit rencontrer un horizon d’attente – les réseaux d’influence et l’argent ne suffisent pas. Lorsque l’Arabie Saoudite s’assure des services d’un footballeur ou d’un mannequin en renom, personne n’est dupe – ce n’est qu’une question d’argent et un enjeu de mercenariat et il en faudrait un peu davantage que ces deux bons coups pour transfigurer l’image de la patibulaire pétromonarchie saoudienne aux yeux de l’homme ordinaire, ici autant qu’ailleurs. Par contraste, le mieux que Taïwan (comme naguère le mouvement anti-Pékin de Hong Kong) ait encore à vendre au public occidental, c’est une image d’Epinal : celle de courageuse petite démocratie éprise de liberté et arrimée aux droits de l’homme, aux prises avec le Léviathan chinois – le parfait stéréotype destiné à combler les attentes de l’opinion démocratique moyenne aux quatre coins du monde occidental. Que cette image (et les récits qui la soutiennent) ne résistent pas à l’épreuve du plus sommaire des examens, cela importe peu – la vocation de l’image et du récit est avant tout d’éliminer la complexité et de lui substituer de pures intensités affectives – comment ne pas se ranger ici à la cause du faible que persécute une puissance brutale – ceci d’autant plus que ce faible a, en dépit des disparités culturelles, l’essentiel en partage avec nous – l’amour de la démocratie ?
C’est sur ce genre de conte de fée que prospère le softpower qui, jusqu’à présent, a si bien réussi aux cosméticiens de l’Etat d’Israël, envers et contre toutes les évidences les mieux exposées, et dont leurs émules taïwanais ont désormais compris tout le parti qu’ils pouvaient tirer dans un monde saturé par le storytelling de la total-démocratie.
Le storytelling et le softpower en acte, ce n’est pas simplement l’embellissement de la réalité ou des arrangements, petits et grands, avec la vérité ; ce n’est pas de la simple cosmétique, des accumulations de mensonges avantageux – c’est un ensemble de dispositifs de destruction de la réalité se destinant à organiser des fuites collectives autant qu’éperdues dans l’imaginaire. C’est qu’il n’existe aucun rapport entre ce qui est effectivement en jeu dans la crise qui monte actuellement autour de Taïwan, placé de plus en plus ouvertement sous le signe d’une « Ukraine-bis », en version est-asiatique, et les récits/les images produits par la propagande occidentale à ce propos.
Pour revenir au réel et congédier la fiction, il faut donc commencer par rétablir les droits de l’intelligibilité historique de ce qui est en jeu (et qui est ici l’opposé de ce brouillard idéologique impénétrable qu’est la ritournelle total-démocratique). Ce qui est réellement en jeu, dans une perspective historique, c’est la relance de la guerre civile chinoise par les actuels dirigeants indépendantistes taïwanais, soutenus et encouragés par leurs tuteurs états-uniens qui n’ont jamais digéré la victoire des communistes chinois sur le continent en 1948. L’idée, tout à fait distincte pour qui sait lire entre les lignes de la propagande, c’est celle de la revanche, de la seconde manche qui, cette fois, serait la bonne. En ce sens, le motif de l’indépendance et de la souveraineté de Taïwan est essentiellement un trompe-l’œil. Ce qui est en jeu, ce qui est dans le collimateur tant des dirigeants états-uniens que de leurs auxiliaires taïwanais, c’est la chute du régime placé sous le contrôle du Parti communiste et la « démocratisation » de la Chine en forme de mise en coupe réglée de ce nouvel Eldorado par les requins et les vautours de la nouvelle hégémonie. La Chine comme nouvelle frontière.
Ici encore, l’hostilité structurelle opposant les indépendantistes (de moins en moins masqués) du DPP, au pouvoir, aux descendants historiques des vaincus de la guerre civile et de la dictature (le Kuomintang, dans l’opposition) est un trompe-l’œil : en vérité les indépendantistes alignés sur les Etats-Unis ont repris à leur compte le legs de la guerre civile, l’hostilité inexpiable et l’esprit revanchard vis-à-vis du régime chinois. Un singulier passage de relais s’est opéré, au milieu de la seconde décennie de ce siècle, lorsque les verts (DPP pro-indépendance non officiellement déclarés) ont succédé aux bleus (KMT) aux affaires : ces derniers ont perdu le pouvoir dans le temps même où se dessinait, dans les relations entre l’île et le continent, un espace ou une séquence dans lesquels le fardeau de la stasis sino-chinoise pourrait être enfin déposé – déplacement décisif symboliquement marqué par la rencontre à Singapour entre les deux dirigeants chinois, Ma et Xi, en 2015. Mais tournant historique effacé sitôt qu’esquissé du fait de l’arrivée au pouvoir des indépendantistes dont le premier soin fut de relancer la guerre civile en récusant le consensus laborieusement établi sous les espèces de la formule « Une seule Chine, deux régimes ».
D’emblée, les dirigeants du DPP se sont posés en héritiers de la vindicte et de la haine du régime communiste chinois, fer de lance du tournant opéré par les Etats-Unis, inspiré par le nouvel esprit de guerre froide et destiné à effacer toute trace de l’entente cordiale avec la Chine – le legs de Nixon et Kissinger.
Tel est le paradoxe vertigineux de la situation historique interne de Taïwan aujourd’hui : ce sont ceux-là même qui prétendent avoir rompu le cordon ombilical qui rattachait de la manière la plus calamiteuse et exténuante l’île à l’histoire du continent (l’héritage de la défaite du camp nationaliste lors de la guerre civile et, dans son prolongement, la dictature de Chiang Kai Chek) qui, dès qu’ils sont arrivés aux affaires, se sont de plus belle auto-assujettis à ce legs empoisonné – en relançant la guerre contre l’ennemi intime en parfaite synergie avec les Etats-Unis en mal, eux, d’un nouvel adversaire systémique leur offrant l’occasion de guerroyer sur une nouvelle frontière.
De cette réalité tangible de la guerre civile chinoise poursuivie (relancée, plutôt) par d’autres moyens et dans une nouvelle configuration, il ne reste rien, rigoureusement rien ne s’en discerne dans les lignes ni même entre les lignes des histoires et des images que produisent le storytelling et le softpower, lorsqu’ils s’activent autour des mots clés « Taïwan » et « menace chinoise ». Il s’agit au contraire de tout faire pour que la Chine et Taïwan apparaissent comme deux entités non seulement séparées mais opposées, sans relation autres que d’hostilité, et pour que disparaisse du champ de perception ce qui demeure envers et contre tout le creuset de leur histoire commune depuis un siècle– la guerre civile chinoise. Dans cette configuration, donc, le fondement du storytelling et du softpower en action, c’est le déni – une version un peu différente du « monde à l’envers », de l’image de la réalité inversée, effet de l’idéologie, selon Marx. Mais dans un cas comme dans l’autre, c’est bien de la production d’une histoire et d’un récit du présent sous emprise de l’imaginaire et du fantasme qu’il s’agit.
Lorsque des œuvres d’art et des produits culturels entrent dans le champ du softpower et se trouvent ainsi fréquemment associés aux pires des intérêts et des causes, ils perdent leur innocence. Du côté de la réception, la généralisation des interférences du softpower avec la diffusion de ces œuvres ou de ces produits, dans toute leur diversité, inaugure l’ère du soupçon généralisé – quelle inavouable opération de promotion, de blanchiment culturel se profile derrière la présence de tel film impeccablement gay friendly dans tel festival international de haute réputation ? Et qu’est-ce qui peut bien faire que des équipes israéliennes de foot participent à des compétitions européennes de football et les chanteurs-teuses de ce pays au concours de l’Eurovision ? Le softpower, c’est ici ce qui affranchit la politique des Etats de la géographie...
Le softpower est un poison qui attise la méfiance en embarquant la culture dans les eaux glacées (ou saumâtres) du calcul étatique. Il ouvre la voie, dans les situations les plus marquées, au boycott ou à l’opération de tris déprimants et par définition difficiles à opérer puisque le propre du softpower est de s’avancer masqué. On se veut vigilant par refus d’être berné, embarqué, mais on craint tout autant d’être mesquin, tendance parano. En bref, le softpower et le storytelling, s’interposant entre notre monde et nous-mêmes de façon toujours plus envahissante et indétectable, contribuent par tous les bouts au rabaissement de la vie, à son enlaidissement. Dans l’instant même où l’on entreprend de s’en défendre, on se soupçonne de bassesse ou d’excessive susceptibilité.
Le voilà bien, le poison qui circule dans les veines de l’époque...
Alain Brossat