« Les Juifs », ça n’existe pas

, par Alain Brossat


Dans les présentes circonstances comme dans toutes celles où s’engage une dispute au centre de laquelle se trouve posé le signifiant « les Juifs », il s’avère que l’affaire est mal engagée, du fait même de cet emploi : « les Juifs ». Ici, en effet, la délicate question de la tyrannie de la catégorie est plus épineuse que jamais. Le propre de la catégorie, dans ses usages en quête d’effets performatifs, c’est d’éliminer le reste. Quand les sondeurs d’opinion, les journaux, les gouvernants disent : « Les Français pensent que... », « Les Français ont élu untel... », ils opèrent un coup de force destiné à éliminer le reste en produisant une (abusive) impression d’homogénéité. Il fabriquent du réel discursivement. Coup de force non seulement simplificateur, mais menteur – bien souvent, le reste (mineur) est plus intéressant que le majeur mis en avant fallacieusement comme le tout.
Cette opération, courante comme elle est, car établie au cœur de la reproduction de la fiction de la représentation (la démocratie représentative), est particulièrement litigieuse lorsqu’elle mobilise le signifiant « juif ». Elle est, on le remarquera d’emblée, ce qui rassemble ceux qui connotent positivement ce signifiant et ceux qui le connotent négativement. Et cela continue d’être vrai, même quand on le complète ou l’affuble d’un déterminant : « les Juifs français », par exemple.
C’est, en effet, que dire « Les Juifs se serrent les coudes » ou bien « Les Juifs sont épris de liberté », c’est partir du présupposé que les Juifs sont une catégorie molaire et homogène au point de rendre possibles (signifiants et non pas informes) de tels énoncés. Ceux-ci relèvent donc de faits accomplis ouvrant la voie à des opérations : dans un cas donner du grain à moudre à une agitation antisémite, voire à des voies de fait contre des personnes désignées comme juives, et dans l’autre promouvoir une exceptionnalité juive, entendue positivement.
Or, pour des raisons tant culturelles, historiques que politiques, tout emploi du signifiant « juif » visant à escamoter « le reste » est une opération non seulement dangereuse mais généralement mal orientée et intéressée, quand elle n’est pas, plus ou moins ouvertement, mal intentionnée. Lorsque le signifiant « juif » survient dans la conversation et, a fortiori quand la conversation tourne autour de lui, ce qui important avant tout, c’est de chérir « le reste ».
Exemple : les énoncés qu’on a vu fleurir ces derniers temps dans la presse et dans le discours gouvernemental, « Les Juifs français ont peur », « Les Juifs français se sentent abandonnés », entrent bien évidemment en composition dans la fabrication d’un récit biaisé, partial, mal intentionné en ce sens qu’il vise manifestement à détourner l’attention du public français des crimes commis sous les yeux de celui-ci, par la machine de mort israélienne. Le mensonge propagandiste commence, ici, par la mise en avant du syntagme « les Juifs français » et dont le propre est, précisément, de reposer sur un coup de force « catégoriel » – plus de reste, rien que des Juifs inquiets, apeurés et ulcérés d’être abandonnés dans l’adversité par leurs compatriotes non-juifs.
Mais s’il nous en prenait la fantaisie, rien ne serait plus simple et facile que de démonter séance tenante l’opération : en rassemblant, tout simplement, dix, cent, mille, dix mille (etc.) « Juifs de France » irrécusables comme tels, et attestant que, non, décidément, ils ne se sentent en rien ni représentés ni engagés par ces énoncés, qu’ils ne rasent les murs davantage aujourd’hui qu’hier, qu’ils n’ont pas été insultés dans la rue ni sur leur messagerie personnelle, bref que, pour eux, la vie de tous les jours continue comme avant – les abominations commises par Israël à Gaza et en Cisjordanie mises à part.
Et c’est exactement en recourant à la même procédure que nous réduirions en pièces tel ou tel énoncé antisémite – en appelant à témoigner une cohorte de Juifs visibles qui ne seraient pas riches, ni banquiers ni journalistes, et qui ne fréquenteraient pas particulièrement d’autres Juifs, et qui ne soutiendraient pas l’Etat d’Israël, etc. On pourrait appeler ça la « preuve par le reste » et c’est toujours par elle qu’il faut passer pour désencercler le signifiant « Juif » et tenter de l’arracher à sa perpétuelle et hystérique instrumentalisation politique et idéologique.
Il faudrait donc toujours en revenir là : « les Juifs », ça n’existe pas – ou plutôt ça n’existe de plus en plus que comme un outil, un moyen, une arme dans la guerre des discours. En ce sens même, le projet sioniste qui affiche la prétention de proposer un débouché (une « solution ») étatique aux épreuves infligées au peuple juif, en général, et le discours antisémite dont le propre, avec toutes ses variantes, est de gloser sur les Juifs, en général – ces deux perspectives présentent de très solides affinités. Elles sont les deux côtés d’une même médaille, celle qui consiste à vouloir enfermer une multiplicité variable dans le destin molaire d’une identité dont le fondement demeurerait immuable.
Le discours antisémite renvoie « les Juifs » à l’immémorial des clichés qui s’attachent au signifiant ; le discours sioniste vise à les homogénéiser et les normaliser en les alignant sur la supposée normativité moderne (occidentale) de l’Etat-nation – en les nationalisant et les étatisant, opération qui, par définition, passe par l’élimination du « reste ». Proust, Kafka, Benjamin (etc.) demeurent résolument irréductibles aux conditions de cette opération – et c’est dans cette condition même, « mineure », qu’ils persiste à présenter un visage de la tradition ou du monde juif autrement avenant que tous les va-t’en guerre suprémacistes qui président aux destinées de l’Etat d’Israël.