Métamorphoses et migrations de l’objet dans le Baudelaire de Walter Benjamin
Dans le premier cours de l’année 1978-79 qu’il professe au Collège de France, Michel Foucault pose une question de méthode : supposons, dit-il, que les universaux n’existent pas. Dans ce cas, comment ferons-nous pour parler d’objets généraux comme l’histoire, la société, l’Etat, le souverain ? La seule façon de nous tirer d’affaire, dit-il, ce sera de « partir des pratiques concrètes » et ainsi de faire subir une opération ou une épreuve de réduction impitoyable aux universaux. C’est d’une telle prémisse, dit-il que partait son livre sur la folie à l’âge classique - « supposons que la folie n’existe pas ». Il ne nous restera donc plus que la ressource de faire une histoire ou une archéologie aussi précise que possible de toutes sortes de pratiques et d’événements qui, à un moment donné, se sont ordonnées autour de ce « quelque chose supposé folie ».
J’aimerais ici mettre mes pas dans ceux de Foucault et partir donc de l’hypothèse suivante : supposons que l’objet n’existe pas. Ou bien, si vous préférez : à supposer que je mette entre parenthèses la catégorie générale d’objet, quelle ressource me reste-il pour parler de la multitude des objets qui nous entourent ? Même réponse, à l’évidence, que chez Foucault : il ne me reste plus qu’à présenter un certain nombre de descriptions et de « rapports » à propos des « pratiques concrètes » dans lesquelles ces objets se trouvent impliqués. Cette opération de réduction en forme de mise en suspens de la question du statut ontologique de l’objet (à quel titre l’objet existe-t-il ? De quelle espèce est sa naturalité ?, etc.) présente d’emblée l’immense avantage de mettre en lumière le fait que l’objet n’existe qu’en relation avec des pratiques, des pratiques humaines pour ce qui nous intéresse ici principalement. Il ne s’agit pas de dire que l’objet n’est pas, ou plus, dès lors qu’il n’est plus impliqué dans ces pratiques, mais plutôt que ce qui le fait exister, c’est ce mode relationnel.
Pour le reste, une chaise est une chaise, que je m’asseye dessus ou pas, l’Everest est l’Everest, que je l’escalade ou pas – mais cette tautologie n’a, philosophiquement, aucun intérêt.
L’oeuvre toute entière de Walter Benjamin est un manifeste contre les banalités d’usage sur la naturalité des objets. Je voudrais essayer de montrer ici, à travers une série d’exemples empruntés à la version « stratifiée » de son Baudelaire éditée par Giorgio Agamben (et alii) et qui consiste dans le rassemblement de toutes les notes et versions de cet essai inachevé/inachevable, comment nous pouvons trouver chez Benjamin toutes sortes de ressources non seulement pour critiquer le fétichisme des objets, mais surtout pour déconstruire la notion d’objet elle-même, dans le registre des universaux.
Commençons par l’exemple, classique, de la prostituée : relevant la place éminente qu’elle occupe dans la poésie et la fantasmagorie baudelairienne, Benjamin dit que ce qui la distingue (du travailleur notamment), c’est qu’elle est « à la fois vendeuse et marchandise ». En d’autre termes, ce qui la caractérise, c’est cette capacité de se dédoubler entre un sujet humain (la vendeuse) et un objet (le corps vendu) qui, pour autant qu’il entre dans les circuits de la marchandise (le marché) tend à entrer dans un jeu d’équivalence avec tous les autres. Si bien que l’on voit distinctement ici que, dans le rapport prostitutionnel (la relation de la prostituée à son client), se produisent des métamorphoses ou des conversions qui sont propres à nous donner le tournis : un sujet humain se convertit lui-même en objet (la prostituée comme « femme-objet » par excellence), mais un objet au statut instable et transitoire puisque cet « objet » n’en demeure pas moins un sujet humain et que son « objectivation » ne persiste à proprement parler que dans le temps où s’effectue la transaction – la passe.
Pour Baudelaire (dans le regard de son commentateur et double Benjamin), « la putain incarne l’apparence mercantile trompeuse de la nature [marchandise] ». En d’autres termes, la prostituée devient une allégorie (Benjamin oppose constamment l’allégorie au mythe) de la Femme-Marchandise, de la femme objet. On ne saurait mieux dire que rien n’est plus « trompeur », pour reprendre le mot de Benjamin, qu’une opposition (si bien validée par le sens commun) entre l’objet, dans son sens courant, d’un côté, et l’être vivant, en particulier l’être humain, de l’autre. Le phénomène moderne par excellence du fétichisme de la marchandise bouscule ces distinctions d’origine, notamment aristotélicienne.
La « nature » est, dans nos sociétés, totalement investie par la marchandise - « C’est cet éclat mercantile de la nature [je souligne, A.B.], écrit Benjamin, qui s’incarne dans la putain ». Du coup, c’est toute la hiérarchie traditionnelle (dans la métaphysique occidentale) des êtres et des choses qui se trouve bousculée : le souteneur vend sa femme comme une « chose » sur le marché- et c’est cela (ce brouillage de la distinction entre un être humain et une « chose »), ajoute Benjamin, qui excite « l’imagination sexuelle de la bourgeoisie ». Dans cet esprit, la publicité moderne, n’est rien d’autre que l’art de vendre du vivant, notamment humain, en tant que chose, en lui donnant l’éclat de la marchandise : « La publicité moderne prouve (…) à quel point les charmes de la femme et ceux de la marchandise peuvent se confondre ». La prostitution révèle la façon dont, dans les sociétés modernes, la femme tend à se transformer en « article de masse » (je commente ici un passage situé p. 186).
Or, pour Benjamin, lisant Baudelaire en archéologue de la modernité occidentale, la formation de la masse sous le signe de la marchandise, cela ne signifie pas seulement l’émergence du phénomène de la masse (foule) consommatrice – celle des grands magasins auxquels il consacre de nombreux passages de son enquête sur Baudelaire. Cela signifie aussi la formation de cette sorte de « pâte » humaine qui va devenir le matériau des moments apocalyptiques de la modernité – pour lui, la première guerre mondiale, les dictatures des années 1920-30. La masse devient alors cette sorte d’objet vivant collectif dont le destin « moderne » est d’être exposé aux chocs intransmissibles que lui infligent pêle-mêle, les pulsions de mort du capital, le conflit des nationalismes, la violence des pouvoirs autoritaires... L’exposition de la masse aux chocs qui va, dit Benjamin, du fait d’être bousculé dans une foule (celle des boulevards, pour lui) à l’expérience-limite que fait le soldat de la première guerre mondiale dans les tranchées où il est exposé à d’intenses bombardements d’artillerie, en passant par le film où la perception de la réalité a lieu « sous forme de choc » (p. 972), la descelle en permanence de sa condition subjective habituelle et la déplace du côté d’une condition plus ou moins anesthésiée – celle de l’objet sur lequel s’exerce le choc. Le partage entre l’un et l’autre est distinct : le propre d’un sujet, dans le sens traditionnel que Benjamin a ici en vue, est sa capacité à témoigner d’une expérience et à la transmettre (« Le Narrateur ») ; le propre de l’homme de la masse objet du choc est de faire l’objet d’une épreuve dont il ne saurait témoigner. Ce qui est la raison pour laquelle, dit Benjamin, dans un passage célèbre de « Le Narrateur », les combattants du front de la première guerre mondiale en revenaient muets et enfermés dans leur silence ; la raison pour laquelle, pourrions-nous dire, selon Benjamin, dans le même esprit, nous sortons de la projection de ces « films de masse » dans lesquels se sont spécialisés les réalisateurs chinois plus ou moins globalisés et qui ont les moyens de monter de grosses productions avec des milliers de figurants (Aftershock, Back to 1942, The Crossing, etc.) complètement hébétés, la tête pleine de sons assourdissants et les jambes en coton, et bien incapables de « témoigner » de quelque façon de ce que nous venons de voir et d’entendre...
On trouve dans le Baudelaire de Benjamin (et d’autres textes aussi, je crois), cette idée a priori déconcertante selon laquelle les objets nous regardent. Cette suggestion peut paraître légèrement fantaisiste, mais elle n’en est pas moins au fondement de la fameuse théorie benjaminienne de l’aura. Je commente un passage qui se trouve au début du Baudelaire (p. 29) : l’expérience de l’aura, dit Benjamin, prend forme lorsque nous transférons sur la nature, soit dans le monde des phénomènes, une « réaction » que nous avons, couramment, dans la vie sociale : lorsque quelqu’un nous regarde ou que nous avons l’impression qu’on nous regarde, nous levons les yeux en direction de la personne qui nous regarde, nous répondons à ce regard. C’est là, dit Benjamin, une faculté « pleinement poétique ». Eh bien, dit-il, et c’est là que sa suggestion est évidemment à la fois excitante et déconcertante, c’est exactement la même chose, la même structure d’expérience, lorsque notre attention se fixe sur un objet que nous distinguons parmi la multitude des objets ou phénomènes qui nous entourent. Benjamin dit littéralement : « Un homme, un animal ou un être inanimé [je souligne, A.B.] vient-il à lever les yeux sous notre regard, il nous entraîne tout d’abord vers le lointain ; son regard rêve, nous attire dans son rêve ».
Il est intéressant que Benjamin ne dise pas ici « une chose » ou « un objet », mais « un être inanimé ». Ce qui veut bien dire qu’il nous parle d’un monde, Création divine ou pas (ce n’est pas ce qui importe ici), qui est peuplé d’êtres, certains animés et d’autres inanimés – mais qui tous, sont dotés de cette qualité objective de nous « regarder » ou, si vous préférez, de nous « faire signe », de façon à ce que notre regard se porte vers lui et que s’établisse entre lui et nous un rapport, un échange, une interaction. Ce regard de l’être animé ou inanimé est porteur d’un « rêve », dit Benjamin – entendons, il nous fait rêver, comme si nous étions entraînés dans son rêve. Une intensité s’établit entre lui et nous, nous sommes attirés vers cet être, comme si sa présence était entourée d’un halo, d’une lumière plus ou moins vive (d’où son statut « onirique ») qui va le faire émerger dans la masse des autres êtres qui l’entourent.
Et c’est donc ici que survient l’une des nombreuses variantes de la définition de l’aura par Benjamin : « L’aura est l’apparition d’un lointain, aussi proche qu’il puisse être ». Et il ajoute ce commentaire destiné à expliciter cette définition : « Les mots eux-mêmes ont leur aura ; Kraus l’a décrite particulièrement bien : « Plus on regarde un mot, plus il répond en regardant de loin ».
Le lointain est ici la distance que l’objet, l’ « être » animé ou inanimé plus exactement, prend par rapport à nous, distance nécessaire pour que puisse se produire ce jeu de regards. Cette distance est la condition pour que l’objet puisse se doter du « prestige » visuel qu’est l’aura, c’est-à-dire, littéralement pour qu’il puisse nous apparaître entouré de lumière (la théorie de l’aura, on le notera ici en passant, doit beaucoup au cinéma, celui du temps de Benjamin, cinéma muet et en noir et blanc pour lequel les contrastes de lumière sont un élément essentiel du langage filmique). En langage cinématographique, le procédé par lequel un « proche devient lointain » s’appelle ou zoom ou travelling arrière).
Avec Baudelaire lu par Benjamin, nous nous trouvons donc projeté dans ce monde post-romantique dans lequel les objets sont dotés de cette propriété de s’illuminer sous notre regard. Mais, bien sûr, cette illumination peut avoir lieu pour le meilleur comme pour le pire : le règne de la marchandise comme « fétiche » comme l’expérience unique de la « mémoire retrouvée » grâce à la rencontre inopinée avec un objet tout à fait courant (Proust - la madeleine sur laquelle Benjamin revient souvent, à propos de la mémoire involontaire).
On voit bien ici que la théorie de l’aura a pour effet d’animer les objets, de leur prêter une forme de vie, au moins virtuelle, une vie susceptible de s’éveiller dès l’instant où un regard humain se porte sur l’objet. Du coup, toute espèce de partage ferme et définitif entre monde des vivants et monde des objets (définis comme « inertes » au sens de sans vie) se trouve brouillé. Ce brouillage se trouve redoublé par le procès qui est à l’oeuvre chaque fois qu’un être vivant tend à devenir un « objet » - la prostituée. Bref, avec Benjamin, ou avec Baudelaire revisité ou philosophiquement habité par Benjamin, nous avons affaire à un monde qui peut être aussi bien celui de l’enchantement des objets que celui de la plus rigoureuse réification (chosification) du vivant (dans le fétichisme). Un mouvement imperceptible peut faire que l’on bascule de l’un à l’autre. En voici un exemple : Benjamin rapporte (p. 99) l’anecdote d’un officier de marine, ami de Baudelaire, qui avait « rapporté d’Afrique une petite tête monstrueuse taillée dans un morceau de bois par un pauvre nègre (sic, Benjamin). ’Elle est bien laide’, dit le marin. Et il la rejeta dédaigneusement. ’Prenez garde ! Dit Baudelaire inquiet. Si c’était le vrai dieu ! ’ ’C’était la parole la plus profonde qu’il ait jamais prononcée, ajoute Anatole France, qui rapporte cette anecdote. Il croyait aux dieux inconnus, surtout pour le plaisir de blasphémer...’, ajoute France (La vie littéraire, III. 1891).
Cette indifférenciation entre le vivant et l’inerte (ici entre la plus haute forme de vie - le dieu – et l’humble morceau de bois grossièrement taillé) est omniprésente dans le Baudelaire. Vous la retrouvez par exemple dans un paragraphe consacré aux fameux passages dont vous savez combien ils sont le motif benjaminien par excellence et où il évoque « ces poupées parisiennes autrefois de renommée mondiale qui tournoyaient sur leur socle musical, avec sous le bras un petit panier d’où un agneau sortait son museau frémissant au son de l’accord mineur » - des poupées mécaniques musicales, donc, que l’on voyait couramment dans les vitrines des boutiques installées dans les passages parisiens. Mais en fait, ce paragraphe trouve sa place dans un ensemble de documents rassemblés en vue de la rédaction d’un chapitre consacré à « la catin », la prostituée qui, on l’a vu, joue un rôle si important dans les fantasmagories baudelairiennes. En effet, dans ce même paragraphe, Benjamin écrit que ces « poupées à la mode » « sont les véritables fées de ces passages – plus vénales et plus usagées que les vraies de taille réelle ». Une sorte de superposition se produit, dans l’imagination baudelairienne revisitée et relancée par Benjamin, entre la poupée mécanique musicale et la prostituée. Il faut tout de même une imagination assez enflammée par le fantasme de la prostitution pour voir ces malheureuses poupées de porcelaine comme « plus vénales et plus usagées » que ces poupées vivantes que sont censées être les prostituées !
Il se découvre donc ici que Benjamin ne parle si bien du fétichisme et de Baudelaire que (entre autres !) dans la mesure où il n’est pas moins que son « modèle - au sens pictural du terme - un fétichiste né. Collectionneur acharné, d’ailleurs, et fasciné par la figure du collectionneur ou bien encore, sa version plébéienne, le chiffonnier – autant d’indices qui ne trompent pas !
L’invasion du monde urbain moderne par la marchandise introduit un élément de réversibilité (un principe général de conversion) entre les êtres vivants et les choses (les êtres humains et les objets). La figure du flâneur est ici exemplaire. Benjamin écrit : « Le fondement social de la flânerie est le journalisme. L’homme de lettres se rend au marché en flâneur, pour se vendre ». Le journaliste est, pour Baudelaire cet homme de lettres méprisable qui, pour gagner sa vie, accepte d’écrire dans les journaux, qui y publie ses romans en feuilletons – qui prostitue son art en se vendant au plus offrant des propriétaires de gazettes. Le journaliste affecte de « flâner » sur les Boulevards, en badaud, en oisif, ou bien à l’affût d’un « sujet », d’une chronique – en quête d’inspiration. En vérité, en arpentant le boulevard, il met ses pas dans ceux de la prostituée, il accroît sa valeur d’usage, il s’expose lui-même sur le marché (de la presse) comme marchandise disponible (p. 245).
Par le biais de cette opération s’opère la conversion en marchandise de ce qui, a priori, semble le plus réfractaire aux conditions du capital – la figure de l’artiste et l’art, comme domaine spirituel. Le flâneur tend à se dissoudre dans le monde de la marchandise dont il va, dit Benjamin, « partager le sort » (p 750) . Il en devient l’ « âme errante », il s’y abandonne - « Elle lui instille, telle une drogue, la félicité propre à le dédommager de bien des humiliations ». Le flâneur cesse d’être le sujet qui observe le spectacle de la foule pour en faire le sujet d’une réflexion, d’une étude, d’un article – il devient un élément de la foule, absorbé par celle-ci ; or, la foule, pour Baudelaire, c’est ce qui tend vers l’inorganique en devenant « le fétiche lui-même » - l’équivalent d’un élément naturel : une forêt en marche, un fleuve, une vague...
Le geste de se « mettre en vente » débouche, par enchaînement, sur l’abolition de toute distinction entre le sujet et l’objet. Selon Benjamin, la tragédie de Baudelaire serait de ne pas avoir pu se maintenir lui-même à l’écart de ce processus par lequel le poète, littéralement, devient marchandise : « Baudelaire, surtout à la fin de sa vie et au vu du très peu de succès rencontré par son œuvre, s’est de plus en plus mis lui-même en vente. Il s’est donné en prime avec son œuvre, confirmant ainsi jusqu’au bout, par l’exemple de sa propre personne, ce qu’il pensait du caractère inéluctable de la prostitution pour le poète ».
Est-il besoin de gloser longuement sur la parfaite actualité de ce diagnostic – sous les latitudes d’où je viens, en tout cas...
Je voudrais maintenant pour conclure projeter mon « objet » - la figure « héroïque », la poésie lyrique de Baudelaire comme « étui » dans lequel se loge la philosophie de la modernité de Benjamin dans notre présent (le motif de l’ « étui » est récurrent dans le Baudelaire, mais je n’ai pas le temps de m’y arrêter ici). Je voudrais insister sur ceci : l’art de dissoudre les oppositions assurées entre le sujet et l’objet, le vivant et l’inerte, le naturel et l’artificiel, le rêve et la réalité (etc.) en explorant les voies du fétichisme moderne nous incite à nous déplacer par rapport à une théorie de l’aliénation entendue comme capture d’un sujet par un monde d’objets qui tendent à le rendre étranger à lui-même et déforment son rapport à la réalité.
Il me semble, pour dire les choses très vite, que nous ne sommes plus dans l’époque de la « société du spectacle », d’une aliénation aux objets confinant à la servitude, d’un fétichisme généralisé qui nous établirait toujours davantage dans un monde imaginaire ; il me semble plutôt que nous sommes entrés dans le temps des prothèses, ce qui, en termes de subjectivité, a de tout autres conséquences. Nous ne sommes pas du tout « aliénés » à des objets tels que le smartphone ou le PC (personal computer) comme les situationnistes nous voyaient aliénés à la voiture ou aux objets ménagers. Les nouveaux « fétiches » sont devenus « intelligents », et nous interagissons avec eux d’une toute autre façon qu’avec une belle bagnole ou une cafetière électrique : ils ne sont plus tant des objets dont la possession nous procure des formes de jouissance narcissique, ils sont le prolongement de nous-mêmes, ils sont des éléments de notre subjectivité, des extensions de notre mémoire, de notre système relationnel, ils soutiennent nos opérations intellectuelles et communicationnelles en permanence et, en ce sens, nous ne « pouvons plus nous en passer » dans un sens tout différent de ces objets de prestige que sont la voiture ou le sac Louis Vuitton. Ils sont, dans leur relation à nous, ce en quoi s’abolit progressivement le rapport d’un sujet à un objet. C’est la raison pour laquelle, pour chacun d’entre nous, perdre toutes les données enregistrées sur son ordi est une épreuve d’une autres espèce que perdre son portefeuille : une amputation, plutôt qu’une perte ou un vol au sens ordinaire de ces termes.
De plus en plus fréquemment, nous faisons l’expérience (qui est en un certain sens un jeu avec le diable) du caractère substituable d’un être humain par une machine ou un objet. Cette expérience est, on le sait, enracinée au cœur du développement du capitalisme et du machinisme. Mais elle prend des formes de plus en plus troublantes au fur et à mesure qu’apparaissent dans notre environnement des machines toujours plus « intelligentes ». Quand l’apparition d’une nouvelle machine met au chômage un certain nombre d’ouvriers qui, précédemment, opéraient manuellement la tâche dévolue à cet automate, c’est un problème social, pas une question métaphysique. Quand vous vous posez le problème de prendre un abonnement dans un salon de massage ou bien d’acheter à tempérament un fauteuil de massage qui est censé réaliser mécaniquement les mêmes opérations que le masseur ou la masseuse, cela devient un peu plus troublant ou compliqué : la mise en équivalence de l’humain et de la machine se rapproche de la vie intime des êtres humains – se faire masser, ça n’est pas la même chose que massicoter un journal.
La série télévisée suédoise à succès Real Humans tire le meilleur parti de l’indistinction croissante entre catégories humaines et quasi-humaines, humains et androïdes, robots perfectionnés produits de l’intelligence humaine si ressemblants, si bien copiés sur l’humain qu’un humain devient susceptible d’en tomber amoureux. Dans cette configuration, l’androïde cesse tout à fait d’être un « objet » pour devenir un « prochain ». Et c’est la vieille histoire qui recommence : il y a ceux qui n’aiment leur « prochain » qu’à la condition qu’il leur ressemble et il y a ceux qui succombent à l’attrait de l’étrangeté de l’autre - le « hubot », l’androïde comme l’étranger. C’est un trait d’époque, pour nous Européens du moins, que l’on passe, dans cette série populaire, du motif de l’ objet (le robot comme objet perfectionné) à celui de l’étranger (l’androïde comme enjeu de l’hospitalité). Que chacun en tire les conclusions qui lui conviennent...
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Dans une note du Baudelaire, réfléchissant sur la « discontinuité de la tradition bourgeoise » et la « continuité prolétarienne », Benjamin écrit ceci : « Le prolétariat vit plus lentement que la classe bourgeoise. Les exemples donnés par ses combattants, les connaissances acquises par ses chefs ne vieillissent pas. Elles vieillissent tout au moins beaucoup plus lentement que les grandes figures de la classe bourgeoise et les périodes de son histoire. Les vagues de la mode se brisent au contact de la masse compacte des opprimés. En revanche, les mouvements de la classe dominante, une fois que celle-ci est parvenue au pouvoir, subissent l’impact de la mode. En particulier, les idéologies des dominants sont par nature plus fluctuantes que les idées des opprimés » (pp. 545-46).
Sans que cela soit énoncé de façon explicite par Benjamin, cette réflexion suscite l’impression que la « tradition » prolétarienne, étant établie dans l’élément de la continuité, serait plus solide que celle de la bourgeoisie, vouée à la discontinuité, et se perpétuant, donc, sur un mode nécessairement « excentrique et versatile » - le régime de la mode.
Ce qui veut dire, dans la perspective benjaminienne, que toute opération de « sauvetage » de quelque élément de la tradition que ce soit est, du côté de la bourgeoisie, plus périlleuse ou problématique que du côté du prolétariat (rappelons ici que, pour Benjamin, la transmission de la tradition ne s’opère pas dans l’élément de l’homogène et du continu, mais sur le mode du retour de l’enseveli ou de l’oublié – par « sauvetage », donc).
Ceci, Benjamin ne le dit pas explicitement dans ce passage, mais c’est bien dans cette direction que semble pencher ce long paragraphe – du coup, nous comprenons mieux ce « malgré tout » qui accompagne toutes ses réflexions sur la « tradition des opprimés » : le progrès est une catastrophe sans cesse reconduite, le cortège des vainqueurs va de l’avant sans relâche en piétinant les dépouilles des vaincus de l’Histoire – mais il y a, en même temps, dans la tradition des opprimés, un noyau, un éclat irréductible – la charge messianique qui accompagne tout mouvement se destinant à redresser le cours de l’Histoire au nom de la liberté et l’égalité, à réparer le tort fait aux vaincus d’hier, etc.
Relues huit décennies plus tard, ces lignes qui entrouvrent la brèche dans laquelle peut encore s’engouffrer l’espérance révolutionnaire laissent un goût amer. Ce dont nous faisons en effet l’expérience quotidienne au temps du « capitalisme liquide » (au sens où Zygmunt Bauman parle de « société liquide »), c’est bien ceci : la différence des rythmes qui se constate, en effet, de façon toujours accrue, dans le rapport au monde entretenu, respectivement, par la bourgeoisie et le prolétariat (ou bien, dans d’autres nomenclatures, gouvernants et gouvernés, « ceux d’en haut » et « ceux d’en bas », patriciens et plébéiens...) ne cesse de renforcer la puissance hégémonique des premiers et d’affaiblir, de désorienter les seconds.
Le fait que ceux d’en bas (« le prolétariat » de Benjamin lecteur de Marx) vivent « plus lentement » que ceux d’en haut ne cesse aujourd’hui de renforcer les dispositifs par lesquels les seconds subissent l’ascendant des premiers et sont soumis à leurs conditions. L’élément de la vitesse ou, plus exactement de la rapidité et de la mobilité est devenu le carburant par excellence de la domination. La « lenteur » de ceux d’en bas n’est plus cette qualité qui les attachait à ce qui ne « vieillit pas » (« les exemples donnés par ses combattants, les connaissances acquises par ses chefs »...) ; elle est tout au contraire ce qui les rend tributaires de l’agilité de ceux d’en haut – ceci dans une époque où de cette tradition prolétarienne ne semble demeurer que l’empreinte inerte – l’immobilisme, un conservatisme spécifique. Inversement, ce qui, dans le texte de Benjamin se présente comme l’indice de la fragilité de la tradition de ceux d’en haut, son caractère fluctuant et variable, apparaît aujourd’hui comme son atout majeur : l’innovation, l’oubli, l’effacement des traces, le changement de registre, de déplacement perpétuel sont les gestes qui accompagnent les rebonds du capitalisme contemporain au fil de ses conquêtes de nouveaux espaces comme de ses crises.
La « lenteur » de ceux d’en bas, loin d’être aujourd’hui ce qui les enracinerait dans l’irréductible d’une tradition de résistance ou de rétivité, est ce qui leur assigne toujours plus rigoureusement leur place à la traîne derrière la dernière en date des innovations jetées sur le marché par les maîtres, le dernier cri des objets-mirages « intelligents » produits en série par les nouveaux sorciers de l’industrie alliée aux hautes technologies. L’homme ordinaire contemporain se trouve entraîné dans une course effrénée avec l’industrie innovante qui, par définition, a toujours plusieurs coups d’avance sur lui ; si bien que l’innovation elle-même devient, par la médiation des objets « intelligents » dernier cri, un moyen déterminant de capture et d’emmaillotement des subjectivités et des conduites.
Le sujet quelconque se trouve littéralement happé et domestiqué par ces objets (communicationnels en règle générale), il en devient lui-même le prolongement, dans l’instant même où il éprouve leur possession comme un formidable progrès et une démultiplication de ses capacités, un outil au service de sa liberté et de son affirmation de soi. La discontinuité, bien loin d’être un indice de faiblesse, dans son association à la condition des gouvernants (la « bourgeoisie capitaliste »), devient la modalité même par laquelle se perpétue et se renforce sa position hégémonique - en établissant ceux d’en bas dans ce statut de perpétuels retardataires essoufflés, insatiables demandeurs d’innovation . De la même façon que la boucle de l’aliénation consumériste se boucle lorsque l’acheteur en vient à payer le prix fort pour acquérir le droit de faire de la publicité en faveur de la firme dont il achète le produit (le paradigme du logo), de la même façon, le cercle du dispositif de capture (l’innovation) se referme sur l’usager lorsque celui-ci éprouve comme augmentation de sa puissance cela même qui le transforme en accessoire somnambulique d’un dispositif général de répartition et de contrôle des corps via la « communication » - le smartphone, Facebook, Tweeter, etc.
Dans cette nouvelle configuration, les objets sont moins que jamais des « choses » menant une existence séparée des sujets humains, leur mode d’existence s’établit dans cette zone d’indétermination toujours plus vaste dans laquelle se produisent les enchevêtrements dynamiques de l’humain et du non humain, aux conditions du Capital.
Les effets de cette course toujours plus inégale entre lièvres d’en haut et tortues d’en bas sont observables par tout un chacun, dans la vie de tous les jours. Ce sont des effets massifs d’endommagement, si ce n’est de destruction, des subjectivités, des conduites, des formes de la vie commune et de la dimension politique de celle-ci.
J’ai été frappé, lors de mon récent séjour à Shanghaï, à l’occasion de ce symposium qui nous a réunis autour des « théories de l’objet », par un phénomène dont les effets ne se manifestent pas (encore) aussi massivement dans des pays comme la France ou Taïwan (ce qui tendrait à prouver, qu’en termes de capitalisme liquide, la Chine continentale occupe une position vraiment avancée !) : dans les cafés, les restaurants, aux guichets ou au comptoir de tel ou tel établissement ou boutique, les clients ou usagers conservent le regard rivé sur l’écran de leur smartphone tandis que leurs doigts s’activent à rédiger leur texto ou activer telle application. Ils passent leur commande ou répondent à la personne qui leur fait face mécaniquement et par bribes, sans la regarder ni accréditer par leur conduite la notion d’une présence humaine, d’un échange inter-humain, d’une interaction intersubjective. Ils se conduisent dans ces situations exactement comme s’ils étaient face à un automate, d’une borne interactive, d’un appareil distributeur.
On est là bien au-delà du mépris ou un défaut de politesse à l’égard d’un/e « subalterne » (le grand seigneur d’Ancien régime qui rudoie son serviteur est convaincu qu’ils n’appartiennent pas au même monde mais il n’ignore pas qu’ils sont de la même espèce...), dans cette sorte de fatale distraction, mélange d’addiction et de servitude volontaire, dont l’effet est l’oubli de l’appartenance au monde commun et l’apparition d’une nouvelle forme d’acosmisme (Hannah Arendt).
Dans cette configuration, en effet, la distance à l’objet disparaît entièrement, la relation entre le sujet humain et l’objet (dont il se voit, bien à tort, comme le maître et possesseur, « l’utilisateur » est fusionnelle. Il est « possédé » (au sens magique et satanique du terme) par lui bien davantage qu’il n’en est « le propriétaire ». L’objet (le smartphone ou équivalent) devient un objet-limite dans sa capacité à contaminer, infiltrer et reconfigurer la subjectivité et les conduites de l’individu, au point de transformer radicalement sa position dans son monde vécu.
On pourrait définir aussi ce type d’objet, dans cette configuration, comme un parasite sophistiqué. Le propre du parasite, en effet, dans le monde vivant, n’est pas simplement de vivre « aux dépens » de l’organisme qu’il parasite. Il est d’établir avec lui des interactions qui transforment plus ou moins profondément les formes d’existence du premier – le parasitisme n’est pas tant une forme d’ « exploitation » d’une forme vivante par une autre que d’agencement d’un organisme sur un autre, de constitution d’un ensemble composite qui , désormais, se présentera comme une « forme de vie » singulière – cette « composition » (ce devenir) commun(e) du parasiteur/parasité se constate aussi bien dans la forêt tropicale (où une fougère va prospérer dans les interstices d’un arbre géant) que dans le monde romain où le patricien et son « client » vont établir un système d’interactions tout à fait singulières. Dans la configuration présente, l’objet « intelligent » tend à devenir un quasi-vivant (il est un concentré d’intelligence humaine dévoyée) qui « parasite » celui qui se croit son « usager » ou son détenteur d’une manière si puissante et efficace que l’on en vient à se demander qui, en fin de compte est le parasite de qui.
La capacité qu’ont ces machines vivantes (ces automates) à dégrader la qualité des relations humaines est proprement stupéfiante et infinie. Ou, pour être plus exact, il faudrait éviter de céder aux facilités d’un nouveau fétichisme et donc de faire de l’objet lui-même le bouc émissaire d’un phénomène global et complexe : l’objet intelligent n’est en effet jamais, dans ces processus, que le conducteur ou le point de condensation visible de rapports humains, de rapports de forces, de rapports de pouvoir. Mais cette hypervisibilité de l’objet (qui est le truchement immédiat de la dégradation des rapports inter-humains) ne doit pas induire en erreur : ce qui est en jeu ici, ce sont bien des formes de gouvernement des conduites, de « gestion » des populations. A l’échelle de la masse (équipée, globalement, de ses prothèses électroniques) comme de l’individu (à chacun son équipement spécifique) – à l’échelle biopolitique comme « anatomo-politique », donc.
C’est donc moins aux « objets du diable » qu’il convient de résister qu’aux stratégies politiques et commerciales qui les déploient comme les vecteurs de nouvelles formes de servitude volontaire (et euphorique), de nouvelles formes de somnambulisme social. Et qui relèvent de stratégies « innovantes » du gouvernement des vivants infiniment plus redoutables et sophistiquées que les formes autoritaires ou disciplinaires traditionnelles.
Je ne parle pas ici de somnambulisme par hasard : de plus en plus fréquemment, l’expérience élémentaire du « choc » dont parle Benjamin (relayant Baudelaire) - être bousculé par un passant progressant en sens contraire sur un trottoir encombré – s’associe de nos jours au fait que le « bousculeur » est un quidam plongé dans une conversation animée avec un interlocuteur lointain, son smartphone collé à l’oreille - et qui, pour cette raison, se déplace en somnambule dans l’espace urbain, comme un spectre, étant là (comme masse physique, comme corps) sans être là (il est « ailleurs », avec la personne avec laquelle il parle). Ce n’est donc plus seulement que la flânerie est un geste et une expérience de la ville à tout jamais perdus pour un nombre croissant de nos semblables, c’est d’une façon plus élémentaire que le commun des vivants urbains ne sait plus marcher dans la rue – une activité qui suppose toutes sortes de formes d’attention à la présence des autres.
On peut voir dans cette façon de s’absenter du monde commun ou de l’espace publique une sorte de paradigme politique.
Encore une fois, ce n’est pas le procès de l’objet technique lui-même qui est fait ici, mais bien de rapports humains, rapports de pouvoir et de « gouvernement ». La technophobie , notamment post-heideggerienne, pour être, face à de tels phénomènes, un expédient commode, est un registre beaucoup trop fréquenté pour que l’on puisse en attendre des performances analytiques qui tranchent. Je ne suis pas technophobe, les techniques sont partout, des gestes les plus simples aux dispositifs les plus sophistiqués. Ce dont il est question ici est distinct : la façon dont la diabolique inventivité du Capital entrelacée au gouvernement des vivants (la biopolitique en perpétuelle réinvention) s’entend à déployer ses dispositifs de capture des conduites et des subjectivités via les objets techniques et l’innovation technologique.