Où les mondes se séparent
(propos adressé à des enseignants et étudiants taïwanais le 17 novembre 2024, à Taipei)
On ne peut que s’étonner de la rapidité avec laquelle les expressions « Nord global » et « Sud global » se sont imposées dans le débat public, à l’échelle globale, justement. A l’origine, ces expressions proviennent de la scène décoloniale, des milieux intellectuels, académiques critiques à l’égard des approches occidentalocentriques des problèmes du présent prévalant dans les démocraties blanches, celles du Nord global précisément. On les retrouve maintenant couramment dans la grande presse mainstream un peu partout, sur tous les continents et dans toutes les langues.
Pour ce qui concerne l’Occident, je serais porté à attribuer ce succès à ce fait massif : dans toutes les démocraties blanches et assimilées, la question de l’immigration, des migrations des pays que l’on appelait naguère le Tiers monde, des anciens pays colonisés donc, est devenue un enjeu central de la politique intérieure et, pour une part, des relations avec les pays d’où sont originaires les migrants.
De ce fait même, les migrations doivent être pensées comme un enjeu spatial. Est devenue cruciale la question des espaces et des lieux où ceux qui viennent d’ailleurs, qui viennent d’autres « mondes », rencontrent le monde ou les mondes vers lesquels ils se dirigent pour s’y installer et, si possible, y refaire leur vie. Du coup, devient un enjeu crucial, aussi bien théorique que politique, la question des points de rencontre et des points de passage entre des mondes hétérogènes et, je dirais, pour être plus proche de la réalité, des mondes sans commune mesure.
Faire émerger les notions de Nord global et Sud global, dans ce contexte général, structurel, c’est une façon de mettre des mots sur ce problème – celui de la rencontre le plus souvent placée sous le signe du terrible, du dramatique, du tragique entre ces mondes hétérogènes. Cette rencontre est rendue tangible par le destin des migrants clandestins notamment mais pas exclusivement. Les déplacements des migrants, avec les peines et souvent les drames, les horreurs et les scandales qui les accompagnent, c’est ce qui donne un corps tangible et visible à l’hétérogénéité des mondes. Du coup, il nous faut complètement réviser et réagencer notre géographie – pour nous Européens, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, cela cesse donc d’être le grand Sud, cela devient le Nord global, le Japon cela cesse d’être l’Orient extrême ou l’Asie orientale, cela devient de même le Nord global, et Taïwan de même.
Bien sûr, cette nouvelle géographie, avec la géopolitique qui l’accompagne, laisse bien des points dans l’ombre ou la pénombre – la Turquie, le Chili, la Chine elle-même, est-ce plutôt le Nord ou le Sud global ou une combinaison des deux ? On voit bien ici que ce découpage du monde des Etats et des peuples en deux catégories est simplificatrice à outrance, mais ce qui produit ces simplifications est impérieux : ce sont les migrations, notamment les migrations « sauvages » qui, du fait de leurs caractéristiques structurelles (des pays pauvres vers les pays riches, les pays du Tiers monde vers ceux du Premier monde...), par leur massivité, par les bouleversements du jeu politique qu’elles produisent dans les démocraties du « premier monde », généralement mais pas exclusivement blanches (le Japon, Taïwan...) qui ont suscité cette reformulation de la dualité ou de l’opposition Nord-Sud. Nos cartes mentales ont dû être totalement redessinées sous l’effet de ce phénomène désormais déterminant en cette première moitié du XXIème siècle – les migrations, avec leurs causes multiples – facteurs économiques, guerres, civiles ou non, répression et persécutions, politiques ou ethniques, pénuries, insécurité, etc.
On pourrait dire que le désordre mondial, le chaos institué dans la configuration hégémonique aujourd’hui établie se condense essentiellement, si ce n’est exclusivement, dans l’opposition Nord-Sud. Si l’on se situe dans cette perspective, la question des points de contact entre Nord global et Sud global devient essentielle – que se passe-t-il, comment les choses se passent-elles là où ces mondes hétérogènes se rencontrent ? Là où les bords de ces mondes sans commune mesure se touchent ?
Ce qu’il faut bien comprendre d’abord, c’est le trait paradoxal de ces espaces ou de ces lieux. Ce ne sont pas des frontières, dans le sens classique du terme, c’est-à-dire là où deux souverainetés se séparent. Ce sont des lieux ou des espaces dont la forme est infiniment variable, un obstacle naturel, un fleuve, un bras de mer, un mur, un checkpoint géant, un sas, une barrière bourrée de dispositifs électroniques, etc. – mais qui ont tous en commun cette propriété : ce sont des points de contact, de rencontre, mais simultanément d’arrêt, de rejet, d’exclusion ou de discrimination. Là où les mondes se touchent, l’un se barricade contre l’autre, en vomit les arrivants. Ou alors, s’il les laisse entrer, c’est au prix d’un tri rigoureux, pour en faire des serviteurs, des subalternes.
Ce qui échappe à une approche humanitaire de ces questions, c’est que cette figure agencée autour de la conjugaison de la rencontre avec le rejet, l’exclusion, n’est pas un abus, une dérive, un accident – c’est devenu, en Occident notamment, la forme structurante du rapport entre les deux mondes, Nord global et Sud global.
Une fois que l’on a établi ce facteur crucial pour une analytique du présent, on comprend mieux l’importance symbolique de ces lieux où les mondes se rencontrent pour se séparer aussitôt, et ce, généralement, sous une forme placée sous le signe du terrible – les images de migrants issus des différents pays d’Amérique centrale cherchant désespérément à franchir le mur séparant le Mexique des Etats-Unis, celles des naufragés en mer Méditerranée, des centaines de Subsahariens se jetant à l’assaut des barbelés séparant le Maroc de l’enclave espagnole de Ceuta, des bateaux chargés de réfugiés syriens et afghans repoussés par les garde-côtes grecs – toutes ces images dramatiques n’ont pas pu vous échapper.
Mais ce n’est pas ici l’émotion qui devrait être au poste de commande, le spectacle de la misère du monde – ce qu’il faut tenter de comprendre, c’est ce que ces espaces, ces lieux, les scènes tragiques qui s’y reproduisent ont à nous dire sur l’état du monde présent – c’est-à-dire une fois encore sur les relations entre les différents mondes dont est fait notre monde supposément un, c’est-à-dire commun à tous les humains et les vivants.
Ce qui à mon sens s’expose dans son éclat le plus sinistre, dans ces topographies, c’est en premier lieu la disposition toujours plus marquée de l’Occident démocratique blanc (qui est bien le cœur et le poumon du Nord global) au rejet de l’altérité, au vomissement de l’autre. Dans un texte célèbre, je crois bien que c’est déjà dans Tristes tropiques, Claude Lévi-Strauss disait, non sans une certaine ironie, qu’en gros, les sociétés humaines pouvaient être divisées en deux catégories : les anthropophages et les anthropoémiques (émique : de émein, en grec ancien, vomir). Les sociétés anthropophages ne sont pas forcément cannibales, mais elles ont en propre d’absorber l’altérité culturelle, humaine, et d’en faire leur profit. Les anthropoémiques font du rejet de l’autre le fondement même de leur existence, elles y voient une condition vitale de la persistance de leur identité, elles carburent au même et à l’entre-soi.
Le partage opéré ici par Lévi-Strauss est évidemment simplificateur. Ce qu’il faudrait identifier, c’est la façon dont des sociétés complexes comme celles du Nord global peuvent connaître des ruptures plus ou moins brutales dans leur perception et leur pratique de l’altérité culturelle et humaine – avec tous les prolongements politiques de ces discontinuités.
Il y a toujours eu du racisme dans les sociétés occidentales modernes, un racisme structurel, comme l’a notamment soutenu Foucault (Il faut défendre la société), mais ce racisme était tout aussi constamment contrebalancé par des tendances également constantes à l’assimilation, à l’inclusion, voire à l’assimilation et au métissage – la société française est un parfait exemple de cette lutte des contraires. Ce qui me paraît constituer une bifurcation majeure en Occident aujourd’hui, et donc par voie d’entraînement mécanique dans le Nord global, c’est le fait que l’idéologie du rejet soit devenue le pivot de la politique, tant dans sa dimension intérieure qu’extérieure ; et, au-delà du champ de la politique institutionnelle, que les sociétés elles-mêmes y soient entraînées dans cette direction.
Mais quand je dis « idéologie », il faudrait aussi bien parler de dispositions ou de pulsions collectives qui sont mises en mots, en récits, en slogans et en actes par les élites de pouvoir mais qui ont désormais, hélas, été incorporées par des parties variables mais toujours plus considérables de la population. Ce qui saute aux yeux et qui révulse, c’est la transversalité de ce phénomène qui ne se désigne qu’imparfaitement par le nom à racines grecques de xéno-phobie – ce ne sont pas toutes les figures de l’étranger qui sont investies sur un mode négatif, vues comme objet de répulsion, mais certaines en particulier, entrant dans des chaînes d’équivalence elles-mêmes placées sous le signe de la menace vitale : en politique intérieure, l’étranger pauvre, précaire, parfois illégal (le migrant clandestin) qui nourrit le fantasme de l’invasion, de la mise en danger de notre identité culturelle, de la concurrence déloyale pour les emplois, du « grand remplacement ». En politique internationale, l’étranger totalitaire en tant que représentant de l’axe totalitaire, ou bien ce que les Américains appellent axe du Mal, les rogue states (comme si le premier des rogues states en ce moment, ce n’était pas Israël, la démocratie exemplaire, l’enfant gâté du bloc occidental...) – le danger mortel suspendu au-dessus de la tête des démocraties libérales.
Je vois un rapprochement flagrant autant que terrifiant s’opérer dans les pays du Nord global que l’on pourrait aussi bien ici nommer Occident global, entre l’obsession anti-migrants, le délire sécuritaire, les fantasmagories agitées autour du motif de l’invasion, prolongées et durcies par le discours islamophobe ET la sinophobie relayée désormais par la russophobie et qui sont désormais le ciment de l’hégémonisme des démocraties occidentales reparties à l’offensive. Désormais, dans ce Nord global, toute la politique est agencée autour de l’identification des « mauvais objets » et autour de l’agitation destinée à les combattre, les exorciser, les repousser. Or, ces objets ont figure humaine et ils sont tout simplement l’incarnation d’autres mondes. Ce qui est en jeu ici est la façon même dont l’Occident, comme monde, perçoit, problématise aujourd’hui l’altérité dans toutes ses formes, ; on y assiste à une dégradation vertigineuse de ce que l’on pourrait appeler la culture de l’altérité. Le mot alien se déplace inexorablement de l’étrangeté vers l’inquiétante étrangeté et de l’inquiétante étrangeté vers la condition hostile, ce qui doit susciter l’inimitié.
Dans un contexte où les sociétés occidentales perdent progressivement toutes leurs assurances hégémoniques, aussi bien face aux pays du Sud que face à la Chine, dans un contexte où tous les termes de la conversation globale aussi bien à propos de l’histoire passée que des fondements de l’ordre/désordre mondial sont en train d’être bouleversés par l’accession du Grand Sud au récit du passé et du présent, un vent de folie identitaire souffle sur l’Europe, l’Amérique du Nord et leurs extensions blanches sous d’autres latitudes. Tout se passe comme si le retour au temps des forteresses et des grandes murailles était la réponse magique et souveraine à la perte des repères et des certitudes – des présomptions, à vrai dire, sur lesquelles le monde occidental a, depuis des temps immémoriaux, fondé le sentiment de sa supériorité sur les autres mondes. A l’heure où j’écris ce texte, le nouveau ministre de l’Intérieur de mon pays, à peine nommé, propose comme première mesure, en toute première urgence, la suppression de l’aide médicale (de l’accès aux soins) accordée aux étrangers précaires dépourvus de couverture sociale. Et, dans les journaux, pas un article consacré à la Chine sur lequel ne plane pas, dans une formulation ou une autre, l’ombre de l’ « empereur » et despote totalitaire Xi Jinping...
On peut parler sans exagérer ni dramatiser à outrance d’un contexte de fuite dans l’imaginaire qui, dans les démocraties occidentales, affecte en premier lieu les élites de pouvoir, sans épargner les sociétés elles-mêmes. Dans ces espaces, la vie politique institutionnelle, avec tous ses prolongements dans la vie sociale est désormais amplement placée sous le régime des fantasmagories – celles d’une émigration totalement disruptive, fantasme fermement démenti et combattu par tous les spécialistes, celle d’une menace russe sur l’Europe, vitale, redoublée par une menace chinoise sur les équilibres mondiaux.
Dans ces conditions, l’urgence, pour ceux qui ne veulent pas perdre pied complètement dans le présent, c’est le retour au réel. Or, pour nous autres, intellectuels, chercheurs, militants, l’une des voies royales du retour au réel, c’est le terrain – sortir des livres, des bureaux, des conférences et aller voir sur le terrain. Et, dans la configuration présente de l’époque, toujours davantage dominée par la disjonction entre le Nord global et le Sud global, le terrain rêvé, c’est celui où ces plaques tectoniques se rejoignent, ces bords litigieux où ils se repoussent dans l’instant même où ils se rapprochent.
L’idée serait donc celle-ci – et c’est ici que mon exposé se transforme en proposition, (puisque j’ai la chance de me trouver devant une assemblée peuplée notamment de sociologues, une profession pour laquelle l’enquête de terrain est fondamentale) : monter un groupe de recherche international, Est-Ouest, Nord global-Sud global en vue de conduire une série d’enquête de terrain approfondies sur ces lieux ou dans ces espaces où les mondes se séparent – y rester suffisamment longtemps pour devenir familier avec telle ou telle de ces topologies, observer les acteurs, les situations, être en mesure de décrire chacun de ces lieux ou espaces comme une scène où tout se condense de la rencontre contrariée et souvent mortelle entre les mondes. Interroger les acteurs, de tous bords, les témoins, ceux qui tentent de franchir les obstacles qui séparent un monde de l’autre, ceux qui tentent de les en empêcher, les habitants de ces topographies et, à partir de cette expérience, construire un récit en mosaïque, une monographie : comment, dans un espace-temps donné, les mondes se séparent.
Une histoire singulière chaque fois, et qui, chaque fois aussi, à sa manière, énonce un diagnostic sur l’époque que nous vivons. Ce que Foucault appelle l’ontologie du présent – c’est-à-dire la recherche de ce qui fait la singularité du présent (et de l’époque) par différence d’avec tout autre –, cela passe toujours, d’une façon ou d’une autre, par des enquêtes sur des lieux, ce que l’on appelle en français des « états des lieux ». La raison pour laquelle Foucault effectua ce qu’il appelait un « reportage d’idées » sur les lieux du soulèvement iranien contre le Shah, à la fin des années 1970. Aujourd’hui, il me semble que les lieux qui appellent d’urgence les « reportages d’idées », ce sont les lieux où les mondes se séparent.
On peut dire que, d’une certaine façon, ces espaces sont des hétérotopies – des espaces-autres, radicalement autres par rapport à ceux qu’habitent et où vivent les gens du Nord global. Davantage que cela encore : des espaces inconcevables pour ces espèces privilégiées pour lesquelles prévalent les normes immunitaires, protectrices et assurancielles. L’habitant du Nord global, dans son immense majorité, a un toit au-dessus de sa tête et sait de quoi son lendemain sera fait, et c’est en cela que son existence est sans commune mesure avec le migrant qui hante les hétérotopies terribles dont il est ici question – des hétérotopies mobiles, des hétérotopies dangereuses comme ces trains sur le toit desquels voyagent les migrants clandestins du Honduras ou du Salvador qui se dirigent vers les Etats-Unis via le Mexique ou bien encore ces embarcations fragiles qu’empruntent les migrants au péril de leur vie tenter la traversée du Sénégal vers les Canaries, de la Libye vers l’Italie, de l’Asie mineure turque vers les îles grecques, etc.
Notre travail, ce serait de hanter certains des lieux où se produisent ces migrations placées sous le signe de l’exposition à la mort et de la collision entre les mondes – et d’en rapporter des reportages d’idées. Ce dont il s’agit d’être témoin ici, ce n’est pas de la rencontre entre les cultures, du métissage ou de la coexistence supposée heureuse, (façon « Muslim friendly » et dont les autorités taïwanaises ont fait un slogan publicitaire, comme leurs équivalents israéliens ont vendu le « gay friendly » de Tel Aviv au public queer global), une rencontre placée sous le signe la tolérance et du multiculturalisme. Il s’agirait bien au contraire de témoigner de l’impossibilité croissante, pour le plus grand nombre, de circulations sans heurts, fluides, légales, entre Sud et Nord global : ceux qui franchissent les obstacles visibles ou invisibles sont soit des rescapés, ayant traversé au fil de leurs parcours une multitude d’épreuves inimaginables pour les gens du Nord global, soit des subalternes par destination, du bétail humain – mais ils peuvent être l’un et l’autre aussi. De manière croissante, pour les populations du Sud que des raisons impérieuses, politiques ou économiques, contraignent à quitter leurs lieux de vie, le passage vers le Nord est placé sous le signe non pas simplement de l’exil, de la quête du refuge, mais du voyage en enfer – tous n’y succomberont pas, mais tous seront exposés à la mort.
En comparaison, les Juifs et les opposants au nazisme qui quittaient l’Allemagne entre 1933 et le début de la Seconde guerre mondiale le faisaient dans des conditions infiniment moins apocalyptiques.
Foucault insiste sur le caractère fondamentalement hétérogène des hétérotopies. De la même façon, les lieux et espaces de passage empêché entre Sud et Nord global dont il est ici question constituent une constellation infiniment variée, souvent contrastée. J’ai dit que Taïwan se situait aux avant-postes de cette rencontre détonante entre les mondes. On a là un parfait exemple de cette hétérogénéité : pas de Lampedusa ou de Lesbos à Taïwan, vers lesquelles de frêles embarcations surchargées de migrants issus du Sud global pourtant tout proche se dirigeraient désespérément, faisant régulièrement naufrage en mer de Chine ou dans le Pacifique proche, avec les cortèges de morts et de tragédies que nous connaissons en Méditerranée et sur la façade atlantique de l’Europe. Le canal de Bashi n’est pas devenu, et c’est heureux, un cimetière de migrants comme l’est la Méditerranée entre la Libye et l’île de Lampedusa.
Et pourtant, Taïwan est bien l’un de ces points de rencontre éminemment litigieux entre Nord et Sud global ; mais cela sous une forme infiniment plus insidieuse, placée sous le signe d’une normalisation dont le propre est d’invisibiliser la brèche béante qui sépare les deux mondes ou bien, si l’on préfère, d’effacer les traces de la guerre des deux mondes. J’imagine qu’il a dû arriver à plus d’un.e d’entre vous, voyageurs acharnées comme vous l’êtes, comme l’est toute la classe moyenne taïwanaise, de faire cette expérience : vous arrivez au petit matin à l’aéroport de Taoyuan, vous expédiez les formalités douanières, vous récupérez votre bagage et vous sortez – un ami, un proche vous attend, ou bien vous vous dirigez vers la station de taxi. Et puis, en passant, vous remarquez un groupe compact de jeunes femmes (avec parfois, quelques hommes) immédiatement identifiable comme issu de l’autre monde, autant par leur tenue que par leur attitude, encadré et cornaqué par un comité d’accueil spécialisé qui leur distribue les consignes sur un ton martial – des travailleuses migrantes, donc, caregivers pour la plupart, sur le point d’être réparties dans les familles où elles vont être employées.
Et aussitôt, ce que vous remarquez si vous y prêtez attention une minute, c’est que ces personnes n’appartiennent pas tout à fait à la même humanité que vous – vous, vous êtes un individu qui vaque à ses occupations, vous allez et venez à votre guise, vous prenez l’avion pour partir en vacances ou pour votre travail, vous n’êtes placé sous aucune tutelle. Elles, eux, dès qu’elles entrent dans le circuit de cette sorte d’immigration, en vue de leur emploi dans des positions subalternes, retombent dans un état de minorité, sont rassemblées en troupeau dès qu’elles sortent de l’avion, rigoureusement catégorisées comme migrant workers, ce qui implique non seulement toutes sortes de contraintes et d’obligations particulières, mais bien leur appartenance à une condition ou une catégorie structurellement et, pire, légalement, déclassée. On ne dira pas que les migrants issus du Sud sont, dans ces conditions, des « citoyens de seconde zone », selon une expression courante chez nous, en France, pour la bonne raison que ce ne sont pas des citoyens du tout – c’est de la force de travail subalternisée à mort, astreinte à un statut qui se rapproche de très près de celui des « travailleurs sous contrat » (indentured labor) dans les anciennes colonies françaises en « Indochine » notamment : il y a bien une sorte de contrat, ce qui distingue ce statut de l’esclavage pur et simple, ceux.celles qui le signent restent bien des travailleurs « libres » même si cette liberté, examinée de près, se réduit à bien peu de chose ; mais ces contrats incluent toutes sortes de clauses discriminatoires dont le propre est d’assigner les travailleurs migrants à une situation non seulement de subalternité (ce sont, dans leurs différents emplois, des serviteurs, dans le sens courant du terme), mais de minorité, au sens que Kant donne à ce terme lorsqu’il oppose une humanité majeure, celle de la modernité politique (citoyenne), à une humanité mineure, celle de l’Ancien régime.
Les discriminations que ces étrangers du Sud subissent, par opposition avec les étrangers du Nord qui, en chinois, portent un autre nom que ceux-ci, sont bien connues, à commencer par celles qui concernent les salaires – le salaire minimum n’est pas le même pour les migrants du Sud et les nationaux. Mais d’autres sont plus drastiques encore, concernant la liberté de circulation, par exemple – j’ai lu dans Taipei Times, que jusqu’à une date récente, un.e caregiver devait obtenir l’autorisation de son employeur pour faire l’acquisition d’un moyen de transport motorisé (un scooter). On a là un parfait exemple de ce qui s’appelle bel et bien une tutelle exercée sur des catégories de travailleurs discriminées en raison de leur origine et de leur condition. Sans parler du fait que, du fait même de cette condition qui est la leur, la législation les concernant est massivement enfreinte par les employeurs – salaires, congés, conditions d’hébergement, charge de travail, abus pratiqués par les intermédiaires, violences parfois, tant morales que physiques, etc.
En termes théoriques ou, pour mettre des concepts sur cette succincte description, on dira ceci : à Taïwan, comme à Hong Kong, comme à Singapour, j’imagine, comme au Japon et en Corée dans une large mesure, les travailleurs migrants originaires du Sud global ne sont pas reconnus dans leur pleine humanité. Dans des termes empruntés à Giorgio Agamben, ils ne sont pas de la vie pleinement qualifiée. Ils vivent et travaillent à Taïwan dans une condition intermédiaire entre vie qualifiée et vie nue, ils sont structurellement installés dans une zone grise entre l’une et l’autre condition.
Ce qui leur permet de tenir à distance la vie nue, c’est-à-dire une sorte de condition d’esclave (il en existe de toutes sortes), ce ne sont pas les garanties que leur fournirait l’Etat de droit dans un pays qui ne cesse de s’enorgueillir de sa qualité de démocratie, c’est bien plutôt leur stamina et leur agency. Ce que j’ai toujours admiré à Taïwan, c’est la façon dont les subalternes (qui font tellement partie du paysage que les nationaux, dans leur immense majorité, ne s’avisent absolument pas de l’incongruité et du scandale que constitue leur condition séparée et déclassée dans une société si fière de ses institutions démocratiques), c’est la résilience des caregivers, leur solidarité, la façon dont elles « se débrouillent » avec les contraintes qui leur sont imposées, rusent avec le système, en exploitent les failles, développent toutes sortes de contre-conduites dans les interstices du système. Elles sont les herbes folles du système et leur vitalité, leurs réserves d’ingéniosité pour contourner et supporter les discriminations et les humiliations qui leur sont imposées font plaisir à voir et montrent leur perpétuelle capacité à s’extraire de la condition de minorité qui leur est assignée.
On a là un des indices les plus saillants de l’aveuglement présent du monde taïwanais sur lui-même, en tout premier lieu de la classe moyenne, pour ne pas parler des élites : ils ne voient pas qu’ils traitent leurs subalternes issus du Sud global comme les Japonais les traitaient au temps de la colonisation – ou pire, peut-être. Ils ne voient pas, ou plutôt, ils ne veulent rien savoir du fait que les ex-colonisés, à Taïwan sont devenus, dans une forme d’endogénéisation de la colonie, des colonisateurs imbus de préjugés culturels et raciaux à leur tour – simplement, la colonie n’est pas une entité externe au pays, elle a été incluse, intériorisée.
Dans cette configuration, le paradoxe de la rencontre excluante devient vertigineux : à Taïwan, les subalternes issus du Sud global vivent bien dans la société, au cœur même de cette société puisqu’ils y remplissent des fonctions essentielles, notamment les caregivers sans lesquelles l’ordre familial serait totalement paralysé, et donc le monde du travail de la classe moyenne aussi (pas de caregivers indonésiennes, pas de Science Park, pas de semi-conducteurs...) , mais en même temps des frontières aussi étanches qu’invisibles séparent les mondes respectifs des serviteurs et des maîtres. Un seul indice de cette absolue hétérogénéité : les maîtres vivent leur vie de famille, dans toute les dimensions, affective, économique, sexuelle – les domestiques, elles, sont astreintes au même statut que la bonne servante noire Mamma dans Gone With the Wind : elles sont de purs accessoires vivants de la vie familiale dont elles ne sont pas à proprement parler parties prenantes, et si elles ont une vie de famille, celle-ci se passe sur les écrans des smartphones – leurs proches sont restés au pays.
La dissociation des statuts et même des espèces vivantes qui coexistent au demeurant dans la plus grande proximité est ici criante. Il arrive que certaines caregivers ou autres travailleurs migrants employés dans divers secteurs d’activité (pêche, bâtiment, restauration...) voient leurs enfants grandir sur les écrans des smartphones pendant des années et des années. On a là une image très frappante de ce qu’est l’incommensurabilité des espèces humaines qui, au demeurant, partagent les mêmes espaces d’intimité. C’est là une figure qui, par bien des traits, rappelle l’esclavage antique, grec ou romain, tout en s’en séparant sur un point essentiel : les subalternes issus du Sud global n’ont pas le statut, dans la société coloniale inversée taïwanaise, de biens meubles appartenant aux maîtres. Ils sont supposés libres, mais cette liberté est étroitement contingentée – les contrats qui les lient aux employeurs sont léonins, leur dépendance vis-à-vis des intermédiaires presque totale et moyenâgeuse et quand, comme cela arrive souvent, une caregiver, ne supportant plus les conditions de vie et de travail qui lui sont imposées, se sauve et entre en clandestinité, c’est toute l’imagerie de l’esclave en fuite dans le Sud profond des Etats-Unis au temps des plantations qui refait surface – la différence étant, quand même, que, reprise par la police, la fuyarde ne sera pas marquée au fer rouge ou mutilée – simplement placée en centre de rétention, expulsée ou restituée à son « employeur ».
En résumé, il me semble que si une telle enquête sur les lieux et espaces où se rencontrent et se séparent le Nord global et le Sud global pouvait prendre tournure, Taïwan devrait y occuper une place de choix. Taïwan est un des laboratoires de la version non dramatique, non apocalyptique de la coexistence en trompe-l’œil entre les deux mondes – un vivre-ensemble fallacieux, aussi éloigné que possible de toute communauté. Viendra peut-être un jour où les faux-semblants dont est faite cette fausse coexistence voleront en éclat ; ce jour-là, les gens d’ici découvriront que les subalternes ont appris les langues locales, le mandarin, le taïwanais pour en faire un autre usage que celui auquel les rive leur condition subalterne – comprendre les ordres, les exécuter ; un usage public de la langue, destiné exposer sur la place publique le différend perpétuel qui les oppose à leurs maîtres. Entre Rancière et Spivak – quand la plainte, la récrimination, la peine et la frustration du subalterne fait boule de neige et devient un enjeu public, une question politique, les choses changent du tout au tout. Il faut politiser à outrance la question de la rencontre contrariée entre les mondes. Un signe avant-coureur de ce processus, peut-être : aux dernières nouvelles un syndicat des caregivers indonésiennes serait en cours de développement à Taïwan – cela ne peut qu’être vrai, puisque je l’ai lu dans Taipei Times...
Alain Brossat