Papiers retrouvés - Sartre et le mythe de la Révolution française (préface)

, par Kyril Ryjik


Kyril Ryjik a enseigné, pendant plus de trente ans, depuis le début des années 1970 jusqu’à sa mort, au département de philosophie de Paris 8, Vincennes puis Saint-Denis. Etaient particulièrement populaires parmi les étudiant-e-s ses cours sur la philosophie de l’écriture chinoise, agrémentés de longues et brillantes digressions sur Nietzsche - le sujet de son monumental doctorat d’Etat dont on n’a toujours pas fini de faire le tour. Lorsqu’il demandait aux étudiants de lui remettre un travail par écrit, il avait la particularité de remettre à chacun d’entre eux un commentaire oral enregistré sur une cassette audio, une glose qui pouvait parfois s’étendre sur des heures. Bien des étudiants ont conservé ces cassettes comme des reliques, en souvenir de leurs années au département de philo de Paris 8, irrécusables témoignages de la petite différence de celui-ci... Le texte ci-dessous, transcrit à partir de pages dactylographiées retrouvées récemment dans les archives de Kyril Ryjik, constitua le support de la soutenance d’un mémoire "en vue de l’obtention du titre de diplôme d’études supérieures de philosophie", qui eut lieu le 20 mai 1968 à Alger, alors qu’il y effectuait son service militaire au titre de la coopération. C’est par la suite que Ryjik prépara son doctorat d’Etat consacré à Nietzsche, sous la direction de Gilles Deleuze, œuvre monumentale et mythique, avant de se spécialiser dans l’étude de la genèse de l’écriture chinoise d’où résulta un autre ouvrage monumental intitulé L’idiot chinois. Sa recherche sur l’histoire des caractères chinois, demeurée inachevée à sa mort est poursuivie actuellement par sa compagne Anne-Marie Destrebecq.


PREFACE

« A quelles conditions le mythe de la Révolution française est-il possible ? » [1]
Tel est pour Claude Lévi-Strauss la question à laquelle peut être ramené le problème posé par la « Critique de la raison dialectique » de Jean-Paul Sartre.

Dans un premier état de notre réflexion, rédigé en mai 1967, formant le présent texte (-A-) nous voulions indiquer que Sartre établit dans une monstration ontologique la présence de ce Mythe comme nécessité de notre Histoire. Nécessité ontologique d’un Mythe (unique) pour être le sens de cette Histoire (unique).
Contre Lévi-Strauss nous voulions montrer que « l’homme dit de gauche "ne" se cramponne "pas" à une période de l’histoire contemporaine qui lui dispenserait le privilège d’une congruence entre les impératifs pratiques et les schèmes d’interprétations »
Ne pensant pas, avec Lévi-Strauss, que la Révolution Française fut le moment d’un « âge d’or de la conscience historique … déjà révolue » [2] nous ne voyions aucun inconvénient à garder au Mythe ce qualificatif historique, mais pour mieux préciser notre pensée nous lui donnions le titre de « Mythe de la Révolution Prolétarienne Internationale » ce qui, dans la logique interne de Sartre (dans laquelle nous entendions absolument rester) est une qualification presque entièrement ontologique (Révolution étant l’Un face au Multiple internationalement dispersé et Prolétariat étant le Négatif de cette ontologie dialectique).
Contre Lévi-Strauss toujours, nous entendions affirmer que du moment que le sens de ce Mythe était « le plus riche (et donc le mieux propre à inspirer l’action pratique ) » il était « le plus vrai ». [3]

Sur cette question tout un travail nous paraît maintenant à refaire après une année de lecture centrée à la fois sur « Le Capital » et sur la réflexion contemporaine (de Lacan à Ricœur) autour de Freud.
Voici le plan que nous adopterions pour une seconde partie :

(-B-) En-deçà ou au-delà du Mythe ?
I. Sartre et la Psychanalyse
Ou « Du Matérialisme bio-graphique comme science »
II. Sartre et le Marxisme
Ou « Du Matérialisme historique comme science »
III. Derechef Du Mythe
Ou « De l’Aliénation et de l’instinct de Mort ».

Il ne s’y agirait point d’une auto-critique du texte précédent. De l’énumération argumentée des erreurs que nous y reconnaissons (devant amener à une rédaction nouvelle qui nous paraît impossible) [4] nous ne signalons ici que la suivante : en aucun cas nous ne reprenons à notre compte le jugement porté p.123, note 1, dû non seulement à une lecture superficielle d’Althusser mais à une agressivité personnelle [5] envers les intellectuels du PCF pris injustement en bloc, envers retardé de l’agressivité injurieuse de ces intellectuels (souvent les mêmes, mais justement pas Althusser) envers Sartre durant les années de la « Guerre froide » [6].
Une conséquence théorique aberrante en résultait : le brouillard répandu --- afin (suprême perfidie) d’accabler Althusser d’hégélianisme --- autour du mot " concept " ( p. 90 - p. 123) permettant un jeu de mot entre le « concept » de l’épistémologie employé par Althusser et le Begriff hégélien.


Il s’agirait dans cette partie (-B-) de prendre quelques points précis au détour de la dialectique de Sartre, mais hors de sa logique interne.
Cet En-dehors pose la question : En-deçà ou au-delà de l’idéologie ?
Si l’ensemble : Dialectique constituante-Dialectique constituée-Mythe est du domaine de l’Idéologie, en quel lieu, par rapport à une telle Idéologie, se trouve une pensée rigoureuse ?
Est-ce dans la limite (au sens fort et positif du πέρας des grecs) d’une scientificité ?
Est-ce dans la poursuite d’une réflexion ontologique centrée sur la temporalité (donc cette fois sur le τέλος) ? [7]

D’où quelques questions à poser :
A propos d’abord du mépris assez général chez les philosophes de la génération de Sartre envers les concepts de deux tentatives scientifiques fondamentales antérieures à eux : celle de Marx et celle de Freud : tentatives volontiers confondues avec plusieurs disciplines plus ou moins contemporaines, ayant le même objet réel en vue (Histoire - Sociologie et Psychologie) mais n’ayant aucun objet de connaissance précis.
Pour la Psychanalyse nous le notions déjà. Nous devions y revenir, et afin d’établir un parallélisme qui nous paraît s’imposer avec Marx, nous serions prêt à commettre la cuistrerie d’un néologisme et parler de matérialisme bio-graphique (écriture dans la chair et dans le vital d’une histoire individuelle dont les conséquences sont à tous les niveaux. Au fondamental du « Mode de Production » mise en parallèle de la « Situation de Prématuration biologique ». Aux « Rapports de Production » mise en parallèle des « Rapports Parentaux » (triangle Œdipien), etc.
Après « Sartre et ce Matérialisme bio-graphique comme science » viendrait « Sartre et le Matérialisme historique comme science » car il nous semble pour le moins curieux de voir l’importance accordée par Sartre à une conception qui se rapproche beaucoup de celle de l’Ecole Culturaliste [8] ayant avec elle cette particularité de beaucoup se référer à des constatations générales que Marx et Freud ont fait admettre tout en se refusant avec la dernière vigueur à employer leur conceptualisation scientifique [9].
Mais ces deux notations critiques ne résolvent que peu de choses : qu’il y ait une très étonnante inattention de Sartre à la lecture terre à terre de sciences commençantes là où seule régnait il y a peu la spéculation réflexive, c’est un fait qui n’enlève rien à la difficulté de penser l’urgence éthique qui est secrétée par les hommes que ces sciences « humaines » commencent à peine à cerner.
En ce lieu peut être qu’une notion (Mythique elle aussi à être dite en un seul mot), celle d’Aliénation, et d’autre part ce qui cette fois à juste titre peut être appelé la Mythologie de Freud : Eros et Thanatos, peuvent-ils être évoquées ? (Alger, 1er mai 1968)

(-A-) Dialectique Du Mythe (Mai 1967)

Depuis bientôt 10 ans nous attendons le tome II de la « Critique de la raison dialectique » où Sartre doit aborder « le Problème de la Vérité en devenir » (Critique, préface p.11).
Nous voulons essayer de voir ici, avec le seul « plan de la totalisation synchronique » (754) ce qui peut déjà être dit quant au sens de cet évènement contingent vécu par l’humanité et que Sartre appelle Histoire.
Y en a-t-il un ? Nous montrerons alors que c’est celui de la Révolution Prolétarienne Internationale.
N’y en a-t-il pas ? Est-ce un éparpillement de destins individuels et collectifs ? Nous montrerons que cette dernière position n’est pas possible : de par l’unité de la matérialité nous verrons qu’il y a communauté de destins pour la multiplicité humaine.
Les hommes, êtres temporels, rencontrent la matière dans une praxis, et non comme un dieu ou un caillou (248) et ne peuvent vivre que dans l’effort de dépasser leur destin vers une communauté d’intérêts. En cas d’échec (l’éparpillement des intérêts étant le seul résultat) nous verrons se former une classe d’hommes n’ayant pas d’autres intérêts que celui de dépasser cet éparpillement même : impératif pratique n’étant nul autre que le Mythe de la Révolution Prolétarienne Internationale.
Et de nouveau l’Histoire existe, qui a un sens, ce qui ne pré-juge pas sa fin, ni que cette révolution ait lieu. [10]

Nous nous proposons --- en nous en tenant aux livres I et II de la « Critique de la raison dialectique » --- de faire l’itinéraire de monstration ontologique des socialités que nous propose Sartre et de montrer que le Mythe de la Révolution Prolétarienne Internationale en découle directement comme impératif pratique.
Cette conséquence n’est pas donnée par Sartre sans doute pour la préciser avec rigueur faudrait-il « la profondeur diachronique de la temporalité pratique » (Critique 754) --- mais il nous paraît que le « diachronique » n’apporterait fondamentalement rien de nouveau, car il n’y a pour Sartre qu’une « diachronicité » essentielle : celle de la praxis individuelle et c’est elle qui dans les deux présents livres fournit le « négatif travaillant » de cette « dialectique synchronique ». [11]

[Page 5-7 perdues]

l’expérience critique ... cherche à partir des structures synchroniques et de leurs contradictions l’intelligibilité diachronique des transformations historiques, l’ordre de leurs conditionnements, la raison intelligible de l’irréversibilité de l’Histoire, c’est à dire son orientation.” (Critique, p.155).


Sartre va décrire deux dialectiques. Elles ne se suivent pas. Mais l’une est logiquement concevable seule (et peut être des circonstances historiquement définies et limitées peuvent rendre possible que des hommes s’y tiennent). Sartre l’appelle dialectique constituante. L’autre : la dialectique constituée n’étant pas concevable sans la première, sera donc étudiée en second. Mais (nous y insistons pour la dernière fois) l’étude étant synchronique il n’y a pas d’antériorité : il y a des statuts fondamentaux qui sont des « moments » parce que une réalité dialectique comporte une structure temporelle, mais circulaire et totalisante : l’antériorité n’y a rigoureusement aucune signification.

Transcription : Weisyun Chen

Notes

[1La Pensée Sauvage, p. 336.

[2La Pensée Sauvage, p. 337.

[3La Pensée Sauvage, p. 336.

[4Car impossible sans doute de nous remettre avec innocencedans la logique interne de Sartre à cette date.

[5Peut-être semblable à l’intention qui anime Robert Paris dans "En deçà du marxisme" in Temps Modernes, 240, Mai 1966.

[6D’où le côté "Défense et Illustration de Sartre" dans la partie (-A-) et le souci de fidélité responsable d’un abus manifeste de citations.

[7Comment ne pas noter que pour les Grecs πέρας et τέλος pouvaient se traduire tous deux par "accomplissement" ?

[8et qui d’après les extraits publiés en 1966 dans les Temps Modernes semble mise en œuvre dans l’étude sur Flaubert.

[9Refus qui motive à nos yeux la bâtardise scientifique d’un concept comme celui de "Personnalité de base" ou d’une discipline comme la psychosociologie - Cf à ce sujet comme exemple de vacuité théorique et pratique des conclusions d’un ouvrage aussi passionnant dans sa partie descriptive que L’un et l’autre sexe de Margaret Mead (Gonthier) Ce refus étant peut-être aussi responsable de ce que Sartre parlant du communisme étale parfois une conception assez rigoureuse du "militant de base" dans une Ethique de l’Engagement (Cf : "Réponse à Lefort", "Le fantôme de Staline", etc., in Situation VII).

[10L’on pourra s’étonner de ne pas entendre parler de cet évènement (Révolution d’Octobre 1917) qui fut la première “réalisation” de ce Mythe. Néanmoins, si l’existence d’Octobre 1917 et la réflexion de Lénine --- est une date inappréciable de l’Histoire, ayant (par rapport à notre sujet comme conséquence directe l’existence écrite de cette ouvre de Sartre, cela n’est pas impliqué dans la logique interne de celui-ci ; Sartre considérant explicitement qu’il écrit l’ontologie sous-jacente à l’œuvre de Marx lui-même ( Cf. Critique 276 : "des remarques formelles ..se replacent logiquement a v a n t ( c’est Sartre qui souligne ) cette reconstruction historique ( il s’agit du “Capital".C.M.)) donc antérieur à 1917.
A ce titre, il y a une différence qu’il faut bien noter entre “Question de Méthode” et les livres I et II de la “Critique dans le premier texte Sartre” s’humilie " comme " idéologue" donné par la période historique ( Cf. la critique d’Althusser dans “l’objet du Capital”— (“Lire le Capital II”) et présente modestement quelques points méthodologiques comme devant découler des analyses des deux livres. Mais les deux livres sont au fond tout autre chose : une sorte de “Phénoménologie de l’Esprit” exprimée d’une manière hautement souveraine.
Cf. Wilfrid Desan : “The Marxism of J.P. Sartre, p. 261 : “It would be hard to cite any publication since The Phenomenology of Mind itself in which the rebounding concatenation from man to man or from man to matter is more heavily exploited.”

[11Ce qui met fortement en question la publication du vivant de Sartre d’un second Tome à la “Critique” et nous a semblé pouvoir nous autoriser à un travail sur un ouvrage non intégralement publié - Nous n’ignorons pas néanmoins que Sartre a déjà beaucoup écrit de ce second tome.