Petit éloge de mes sauvageons

, par Cédric Cagnat


Note d’Ici&Ailleurs :

Le texte ci-dessous est extrait d’un ouvrage collectif à paraître aux éditions L’Harmattan, dans la collection "Quelle drôle d’époque !". Nous publions à sa suite l’argumentaire de ce projet éditorial en espérant qu’il saura susciter les contributions de personnes concernées par les problématiques actuelles de la pédagogie et de l’enseignement institutionnels.

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« Voilà une classe qui se tient sage ! »
Un flic

Une nouvelle génération se lèvera

« Oui, ce sera une belle journée, le soleil de la liberté réchauffera la terre de plus de bonheur que toute l’aristocratie des étoiles. Une nouvelle génération se lèvera, engendrée dans des embrassements librement choisis, et non plus sur une couche de corvée et sous le contrôle de percepteurs du clergé. Avec une naissance libre naîtront aussi des pensées et des sentiments libres dont nous autres, esclaves nés, n’avons pas la moindre idée… Oh ! on aura tout autant de peine à imaginer combien était affreuse la nuit dans l’ombre de laquelle nous vivions, et quel horrible combat nous avions à soutenir contre des spectres hideux, des hiboux obtus et d’hypocrites criminels. »

C’est par ces mots, dus à la plume lyrique et vaticinante de Heinrich Heine, que s’ouvre le long-métrage de Jean-Gabriel Périot, Nos défaites. Puis tout le film repose ensuite, à l’exception de son dernier quart d’heure, sur un dispositif binaire où alternent :
1) rejouées par une dizaine d’élèves de première d’un lycée de la proche banlieue parisienne, quelques scènes emblématiques du « cinéma politique » des années 60-70 :
Avec le sang des autres, Groupe Medvedkine de Sochaux, 1974
Camarades, Marin Karmitz, 1969
La Chinoise, Jean-Luc Godard, 1967
La Reprise du travail aux usines Wonder, Pierre Bonneau et Jacques Willemont, 1968
Citroën-Nanterre mai-juin 1968, Guy Devart et Edouard Hayem, 1968
A pas lentes, Collectif Cinélutte, 1979
A bientôt, j’espère, Chris Marker et Mario Marret, 1968
2) des séquences de questions posées par le réalisateur-interrogateur à l’élève-comédien sur le sens politique de la scène que ce dernier vient de rejouer :
« Le personnage que tu viens d’interpréter raconte que faire grève pour des augmentations de salaire, ça ne sert à rien. Qu’est-ce que tu en penses ? »
« Pour toi, ce serait quoi une vie qui mériterait d’être vécue ? »
« Est-ce que tu crois que depuis ce film on a fait des progrès sur les questions du travail ? »
« Un extrait du texte dit : “La révolution c’est un soulèvement ou un acte de violence par lequel une classe en renverse une autre”. Qu’est-ce que ça peut vouloir dire à ton avis ? »
« C’est quoi un régime capitaliste ? »
« C’est quoi le marxisme-léninisme ? »
« Le communisme, c’est quoi ? »
« Tu ferais quoi, toi, si tu voulais changer le monde ? »
« C’est quoi la politique pour toi ? »
« Tu penses qu’on a besoin de règles ? »
« C’est quoi, pour toi, les syndicats ? A quoi ça sert ? »
« Est-ce que tu crois qu’on est toujours obligé de vivre selon les critères de la société ? »
Etc.
L’effet que produit un tel dispositif est d’établir un contraste extrêmement tranché entre les deux époques mises en regard dans le film, contraste qui pourrait s’énoncer sous la forme d’un double constat :
– d’une part, que la « nouvelle génération » prophétisée par le poète allemand a peut-être brièvement existé, ou du moins a commencé de se lever ; cette génération du « moment 68 » tout animée de « pensées et de sentiments libres », telle qu’elle se montre et s’exprime dans les fictions et les documentaires de cette période. Bien sûr, l’Arcadie politique annoncée n’a pas eu lieu, mais une certaine jeunesse a ouvert la possibilité d’une « prise de parole » (De Certeau), elle s’est emparée du pouvoir de la langue et a su nommer les « spectres hideux », les « hiboux obtus » et les « hypocrites criminels ». Elle fut pour un temps à la hauteur de l’« horrible combat » qu’elle avait à soutenir ;
– d’autre part, que de cette génération 68 et de ses luttes, rien n’a été transmis. Là réside le point nodal du film de Périot, ce qui saisit le spectateur et ne peut manquer de susciter chez lui un certain malaise : l’incapacité des élèves-comédiens à formuler des réponses articulées aux questions que leur pose le réalisateur, l’impossibilité dans laquelle ils se trouvent de sortir du mutisme, des balbutiements, ou d’énoncer autre chose que les pires poncifs sociaux-démocrates, qu’il faut bien qualifier de réactionnaires, ramassés dans les égouts du discours médiatique actuel.

Tout l’intérêt du film consiste, une fois passé le moment de stupéfaction produit par le brutal contraste d’époques, à conduire le spectateur blanchi sous le harnais à interroger le regard qu’il peut porter sur cette génération tardive d’adolescents. Il y a en effet deux manières de recevoir leur mécompréhension, leurs défaillances, leur apparente dépolitisation.
La première réaction, sans aucun doute la plus spontanée, serait une sorte de regard un peu condescendant, quelque chose comme un déclinisme de gauche qui consisterait à dire : nous avons créé une génération complètement déficiente d’un point de vue politique, qui inflige un démenti désespérant et douloureux à la vocation émancipatrice que l’on avait cru pouvoir assigner à l’ « école de la République ». Le déclin s’atteste en ceci que l’on avait eu affaire auparavant à une génération de jeunes en 68, celle qui est représentée dans les reconstitutions, dans les scènes rejouées, qui était intensément politisée, qui savait articuler son engagement et ses griefs à une maîtrise théorique de certains concepts politiques, qui était dans la lutte, etc. Et voilà que l’on se retrouve avec une génération complètement aphasique et apraxique.
Pourtant, il est possible, au prix d’un certaine excentration, de voir la chose tout autrement. L’obsolescence aujourd’hui consommée de la jeunesse héroïque des années 70, interrompue dans son élan, demeurée sans héritiers, son inaptitude à transmettre aux générations suivantes la grande geste du mouvement ouvrier dont elle était restée en partie tributaire, ne pourrait-on l’envisager plutôt comme le résultat d’une fin de non-recevoir – certes plus ou moins conscientisée, mais qu’importe ? – d’un rejet qui serait de l’ordre d’un savoir plus intuitif, affectif, que dûment rationalisé ; comme une échappatoire vis-à-vis d’une tradition où résonnaient les grands mots de « syndicalisme », de « communisme », de « révolution », mais qui ne peuvent apparaître désormais que comme les signifiants d’une défaite perpétuelle et inéluctable que la jeunesse d’aujourd’hui, plus imprégnée que ses ascendants d’un pragmatisme opératoire qui trouve son origine – effet vertueux et paradoxal de l’Histoire – dans l’idéologie néolibérale, ne veut plus comprendre ? Le contraste qu’agence le film de Périot met en scène deux mondes devenus littéralement incommensurables, qui n’ont plus rien à se dire. Ce hiatus radical peut être perçu sur le mode du manque, de la déficience. Il peut signifier aussi que la jeunesse contemporaine, mutique lorsqu’elle est confrontée à un lexique daté qui ne veut plus rien dire pour elle, a néanmoins construit son être politique propre, autrement.
C’est cette dernière interprétation que semble d’ailleurs avaliser le dernier quart d’heure du film. Une ultime scène se rejoue, qui cette fois n’appartient pas à l’âge d’or du cinéma politique. Il s’agit d’une reconstitution de la fameuse répression dont fit l’objet, en décembre 2018, à Mantes-la-Jolie, une classe de lycéen-ne-s mis à genoux, mains derrière la tête, et dont une captation vidéo par l’un des flics présents avait massivement circulé sur le net les jours suivants. Or, il se trouve que ce que donne à voir et entendre la séance de questions adressées aux élèves-comédiens qui fait suite à cette reconstitution, ce n’est plus une jeunesse avachie et dépolitisée. On pourra considérer que leurs réponses restent imprécises, un peu naïves, mais l’essentiel n’est pas là. Le point décisif est que, loin du refus ou de l’impossibilité de s’« engager » auxquels le reste du film tendait à les réduire, ces adolescents-là qui, on l’apprend, ont entamé un blocage de leur lycée et pris la défense d’un de leurs camarades qui a écopé d’une garde-à-vue à cause d’un tag anti-Macron, disposent des ressources nécessaires pour vivre des moments politiques, pour les identifier et s’y inscrire.
De quelles défaites, en définitive, est-il question dans le film de Périot ? Celle, d’abord, et évidemment, d’une génération diserte et combattante, pénétrée de la joie des luttes, pour qui le réalisme consistait à exiger l’impossible. Le « soleil de la liberté » n’a réchauffé la terre qu’un bref instant, il semble s’être couché irrémédiablement, la nuit a vite repris ses droits et les spectres, les hiboux et les criminels sont aujourd’hui, plus que jamais, les gestionnaires du cours des choses et de la parole autorisée qui l’accompagne.
Défaite, aussi, de cette même génération comme de ceux-celles qui, envers et contre tous les revers et toutes les désillusions, continuent de s’en réclamer, sans être capable de percevoir sous l’apparente indigence politique de la jeunesse contemporaine, sous son apathie, son indifférence et sa désespérante indiscipline, les indices d’un refus salutaire, conséquence d’un diagnostic finalement plutôt sagace quant au monde auquel elle est sommée de s’« intégrer ».
Le malheur est que la puissance de subversion que couvent un tel diagnostic et un tel refus demeure inemployée, étouffée et captée par le règne mortifère des dispositifs de l’économie de l’attention. La « communauté enseignante », à laquelle le film de Périot, du fait de son cadre – un lycée – et des protagonistes qu’il met en jeu – des lycéen-ne-s –, semble s’adresser en tout premier lieu, aurait pu déceler cette puissance de subversion, tenter de la soustraire au pouvoir d’absorption des industries numériques de distraction-diversion et de la communication réticulaire ininterrompue ; tendre toutes ses forces vers le déploiement du désir d’échappement et de création qui est l’avers de toute rétivité. Elle a préféré s’abandonner à ses pauvres lamentations – « Le niveau baisse ! Il ne cesse de baisser ! » –, dérouler jusqu’à l’absurde les « programmes » de fabrication d’une matière employable vouée à l’exploitation et à l’ennui. Elle a choisi de continuer, fidèle à la mission qui a toujours été la sienne depuis Jules Ferry et l’avènement du mythe de l’école républicaine, à mener contre une jeunesse à laquelle il aurait fallu s’allier, une guerre de domestication perdue d’avance.
La défaite des défaites, c’est ce rendez-vous manqué.

Biberonnés au savoir

« Vous comprendrez peut-être ainsi
Que tout notre savoir sera mort dès l’instant
Où se fermera la porte de l’avenir. »

Dante, Inferno, 10.

Le « moment 68 » que remobilise le film de Périot, Michel Foucault, dans un passage de l’émission Radioscopie qui lui est consacrée en mars 1975 [1], refuse d’y voir, comme beaucoup le faisaient à cette époque, « une grande révolte contre le savoir », une « insurrection du non-savoir ». Il s’agissait plutôt, selon lui, non pas d’un rejet de tout savoir, d’une révolte contre Le Savoir envisagé absolument – ce qui en effet ne signifierait pas grand-chose –, mais contre un type particulier de savoir, celui que recouvrent précisément les termes d’ « enseignement », d’ « éducation », soit « le savoir statutaire et institutionnel » tel qu’il était dispensé dans les écoles et l’Université d’avant le mouvement de Mai. Ce disant, il établit, au cœur de la notion de « savoir », une césure bien nette entre deux modes d’apprendre et de transmettre.
La corporation des pédagogues participe évidemment de celui qui emprunte les « canaux ordinaires du discours », et dont les traits principaux consistent dans sa nature précoce, sa fonction concurrentielle, son caractère rébarbatif. Précoce, il peut être assimilé au processus de socialisation par lequel doit passer, dès avant sa scolarisation, tout nouvel arrivant au sein d’une formation historique-culturelle en vue de métaboliser les codes cognitifs, langagiers, comportementaux dont la mise en pratique en fera un membre de plein droit. Un tel savoir, dit Foucault, « on naît dedans », on y est « biberonné », on y « barbote ». Et dans la mesure où sa fonction est de nous assigner une place dans un ensemble social, de nous enjoindre à y obtenir des titres, il relève essentiellement d’un processus concurrentiel – il est la « règle de promotion », « ce petit savoir concurrentiel qui nous baigne, je crois, tous, ou presque » : des premiers balbutiements de notre existence, tout au long de notre « parcours scolaire », sans parler de notre vie professionnelle et, peut-être, jusqu’au tombeau, l’impératif est le suivant : « en savoir un peu plus que l’autre, être un petit peu meilleur en classe, j’imagine même mieux sucer son biberon qu’un autre, avoir fait ses premiers pas avant un autre… Le concours, la compétition, en faire plus que l’autre, être le premier. » A ce titre, l’enseignement institutionnalisé, la bien-nommée Education nationale, loin d’offrir à ses bénéficiaires un temps et un lieu hétérogènes à ce processus d’adaptation-émulation qui endigue la vie dans son entier, n’en est rien d’autre que l’exacte continuation sous les auspices et par les moyens de l’Etat-nation. Quelle est, en effet, la mission première de l’Ecole et des équipes pédagogiques qui l’animent – pas celle que l’on chante dans les livres ou les réunions de pré-rentrée, mais celle que n’importe quel regard désenvoûté peut observer quotidiennement ? Que l’élève, dès ses plus vertes années, intègre tout un ensemble de dispositions et de normes de conduite, celles-là même qui, à l’issue de son cursus, rendra possible son assimilation à la catégorie molaire des travailleurs-consommateurs-citoyens : la ponctualité, l’obéissance, la participation dans une langue qui n’est jamais vraiment la sienne, tout ce qui ressortit au savoir-être – comme disent aujourd’hui sans rire de plus en plus d’enseignants, reprenant ainsi à leur compte une locution pondue par le cloaque du coaching managérial –, ce savoir-être dont il aura besoin pour répondre aux attentes du futur recruteur et qu’il pourra monnayer à bas prix sur le marché de l’emploi et, par-dessus tout, l’habitude délétère de dilapider son temps, de s’adonner tout docilement à des tâches et des corvées auxquelles il ne trouve nul plaisir, nul sens véritable, qui ne répondent à aucun désir vital, qui ont d’ailleurs pour effet d’annihiler tout désir, et qui réalisent, dès les premières années d’école, l’exploit d’étouffer cette aptitude à l’enthousiasme et à la curiosité dont est porteur l’esprit natif de l’enfance.
C’est pourquoi toutes les polémiques récurrentes sur les contenus de l’enseignement public, sur les matières et les programmes qu’il a ou aurait pour mission de dispenser, ne dessinent qu’un immense trompe-l’œil employé à entretenir l’illusion sur la prétendue destination de l’Ecole à offrir à la jeunesse les moyens d’échapper aux divers déterminismes auxquels elle est assujettie. En réalité, n’importe quel corpus de savoirs, les mots-croisés ou le tricot, seraient susceptibles d’assurer sa fonction intégratrice et concurrentielle, et de se transmuer en cet outil de hiérarchisation et de contrôle dont le système social a tant besoin, pour peu qu’en soit soustraite toute possibilité d’y puiser l’envie joyeuse et improductive d’en connaître davantage :

Il faudrait savoir pourquoi notre société a tellement d’intérêt à montrer que le savoir est triste. […] Imaginez que les gens aient une frénésie de savoir comme une frénésie de faire l’amour. Vous imaginez le nombre de gens qui se bousculeraient à la porte des écoles. Mais ça serait un désastre social total. Il faut bien, si l’on veut, restreindre au minimum le nombre de gens qui ont accès au savoir, le présenter sous cette forme parfaitement rébarbative, et ne contraindre les gens au savoir que par des gratifications annexes ou sociales qui sont précisément la concurrence, ou les hauts salaires en fin de course. [2]

L’Ecole est faite pour être quittée. L’essentiel est qu’au sortir de cette institution sordide, le désir désintéressé de savoir et la propension à créer un monde plus vivable qu’un tel désir ne manque jamais, lorsqu’il en est pris soin, d’inspirer par surcroît, ne puissent prendre l’ascendant sur la conscience résignée d’avoir à produire et consommer utile.

Brûler l’Ecole

« Alors j’ai marché vers la Cahute et ils m’ont suivi comme un cortège. J’aurais voulu crier de bonne et immense joie, crier de plénitude d’âme. Je me suis tourné vers eux et j’ai demandé : “Ça va, les gars ?
– Ça va !”m’ont-ils dit.
La nuit était illuminée par l’incendie et je pouvais les voir avec leurs bonnes bouilles de bons gosses, touchés aussi par la grâce, par la joie et l’amour… Alors vraiment tout le reste n’avait plus aucune importance. »

Jean Meckert, Je suis un monstre.

La thématique des systèmes, des effets de structure, occupe aujourd’hui le devant de la scène politique, notamment dans le champ des études et des luttes féministes et antiracistes. L’un des principes méthodologiques constitutifs du paradigme systémique consiste à postuler une séparation radicale entre, d’une part, les contenus de conscience des acteurs sociaux, rejetés aux marges de l’analyse comme non pertinents, et d’autre part le sens et les effets des conduites de ces mêmes acteurs sociaux, déterminés par l’identité – de race, de genre, de classe, de fonction, etc. – qui leur est assignée au sein des structures sociales.
La prise en compte d’un tel postulat, lorsqu’il s’agit de penser l’école en général, et le métier d’enseignant du secondaire en particulier, permettrait de couper court aux belles histoires qu’ont tendance à se raconter nombre de salarié-é-s de l’Education nationale : quand même serait-il animé des meilleures intentions émancipatrices du monde, pleinement conscient de la mainmise de l’idéologie néolibérale sur l’organisation et les objectifs des établissements d’enseignement, et pour résolu qu’il puisse être d’en contrecarrer les effets dévastateurs, un professeur qui pénètre dans sa salle de classe se métamorphose instantanément, nolens volens, en petite main d’une machinerie qui l’excède infiniment, en représentant et porte-voix d’un système qu’il a toute latitude de honnir en son for interne, mais qui lui dicte l’agenda auquel il a pour tâche rémunérée de plier ses élèves.
Là où l’affaire se complique, c’est que ces élèves – Grande Sagesse nietzschéenne du corps – savent que tout pédagogue est un ennemi structurel. Si ces derniers avaient gobé la fable méritocratique, le professeur aurait pu faire bon marché de sa fausse conscience, il se serait accommodé de ses illusions républicaines, ou démocratiques, ou égalitaires. Des élèves attentifs, sérieux, assidus, motivés – quel vocabulaire de ténèbres ! – eussent apporté leur caution à cette fable et à ces illusions. Ensemble, professeurs et élèves, nous aurions pu tranquillement continuer à faire semblant d’y croire. Mais d’année en année – les pleurards du déclin ont là-dessus bien raison – les classes sont de plus en plus ingérables, adolescentes et adolescents ne veulent pas de la civilisation à l’agonie que nous leur imposons, elles-ils s’y sentent comme des étrangers, des barbares. Ils crient, bavardent, gigotent. Ce sont des sauvageons.
Une classe qui se tient sage – c’est l’enseignement principal que nous aurions dû tirer de la fameuse vidéo de Mantes-la-Jolie –, c’est un idéal de flic. Nous autres professeurs, sommes tous un peu flics. It’s a part of the job. Face à l’indocilité de nos élèves, l’institution nous veut et nous fait flics. Mais cette indocilité nous questionne – ou devrait du moins nous questionner – et en tout premier lieu : quel horizon peut paraître assez enviable pour que l’on puisse exiger, comme sa contrepartie obligée, que des enfants et des adolescent-e-s demeurent assis-es à une table, immobiles, six heures par jour, durant les dix ou quinze années qui devraient être les plus facétieuses et les plus désinvoltes de leur existence ? La seule réponse admissible à cette question naïve, on la trouve enfouie dans le désir secret et enthousiaste de tout esprit juvénile, celui de voir un jour les murs de sa prison républicaine, forcément républicaine, se consumer dans les flammes d’un brasier libérateur. Il n’est rien moins que certain que quiconque ni quoi que ce soit ait jamais « tué le métier d’enseignant », pour cette raison toute simple que le métier d’enseignant n’a jamais été vivant, qu’il s’est depuis toujours tenu à bonne distance de ce qui caractérise et favorise la vie, dans la mesure où il a été inventé pour servir les puissances de mort que la révolution industrielle venait de mettre en branle et auxquelles la IIIème République devait fournir le récit enchanté propre à les légitimer.
L’enseignant pourra se dire vivant le jour où, en bonne intelligence avec ses élèves, il se décidera à fournir le briquet.

Cédric Cagnat

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Argumentaire

Comment ils ont tué le métier d’enseignant

« Pauvres, voilà bien ce que nous sommes devenus ». C’est le constat auquel arrivait Walter Benjamin dans Expérience et pauvreté, en interrogeant les conditions d’une transmission du passé contrariée par les sirènes de la modernité — rôle autrefois dévolu aux conteurs. « S’il n’y a plus de bonnes histoires à écouter, c’est aussi que les choses ne durent plus de la bonne manière », précisait encore Benjamin. Les difficultés contemporaines à faire entendre la parole de l’enseignant rejoignent cette idée d’absence de temps long — la disponibilité immédiate du savoir sur Internet, par exemple, s’opposant radicalement à la lenteur propre à la transmission d’un savoir.
Nous vous invitons, enseignant(e)s du secondaire, à participer à la rédaction d’un livre collectif sur le métier d’enseignant. Il s’agirait d’y exprimer ce qui, selon vous, constitue le propre de ce métier, et qui justifierait la volonté de le maintenir en sa spécificité, non dans une volonté uniment conservatrice, mais à titre d’exception salutaire dans un présent qui lui est structurellement hostile. Dans cette optique, le métier d’enseignant pourra être envisagé selon des angles multiples, sensible, analytique, mais encore existentiel, de façon à en cerner des figures historiques diverses, derrière lesquelles se profilerait peut-être une certaine dimension intemporelle.
L’enseignant forge du singulier et espère secrètement que son enseignement aura un effet sur des êtres singuliers, leur permettant de ne pas se dissoudre dans l’homogénéité d’un présent sans épaisseur. C’est que l’enseignant du secondaire se situe bien à une étape charnière de l’individu auquel il s’adresse : il lui permet de sortir de son espace de confort, en lui donnant la possibilité de s’ouvrir aux altérités multiples du savoir.
Interrogeant la condition d’enseignant, ce livre ne se veut pas un énième témoignage de la « crise de l’enseignement » en France. Sa parole fait de l’enseignant un voyageur et peut-être davantage encore un fantôme qui n’entre jamais complètement dans les mondes qu’il traverse. Il peut donc apparaître fuyant, nomade. Mais peu importe : son statut d’esprit frappeur garantit à l’élève la possibilité de ne pas s’enraciner dans « un (seul) monde », et d’ouvrir les espaces du rêve, de se gorger d’hétérotopies.

Nous vous demandons de nous faire parvenir vos propositions (300 mots environ) à cette adresse : joachimdanieldupuis[at]gmail.com

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Notes

[1Dits et écrits, t. II, texte 161, (1975). Les citations entre guillemets qui suivent sont tirées de cet entretien.

[2Ibid. p. 787.