Post-scriptum à "L’époque du comédien"

, par Alain Brossat


Autoportrait en « petit comédien hagard » – Les mots de Jean-Paul Sartre

« Naturellement, je ne suis pas dupe : je vois bien que nous nous répétons »
Jean-Paul Sartre, Les mots

Le fil conducteur de l’autobiographie sartrienne en forme d’autoanalyse est composé d’une trame solide : entrer dans la vie, se forger un destin, bref, devenir un homme « fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui » (pour emprunter la formule célèbre sur laquelle s’achève Les mots), cela consiste à entrer dans un rôle ou plutôt une succession de rôles. Ces rôles prennent tournure au fil d’interactions denses entre le sujet individuel en développement et « en situation » déjà, et son entourage. Le rôle a toujours un fond opportuniste, dans la mesure où il s’agit pour ce sujet de « plaire », d’engranger de la reconnaissance, de répondre à des attentes supposées. D’emblée, l’enfant est un comédien qui calcule et anticipe sur ce que les adultes qui l’entourent escomptent. Il leur sert une image, celle qui répond, lui semble-t-il, à leurs espérance. Il est donc, dès ses premiers pas dans la vie consciente, un faiseur, un enjôleur, un esbroufeur – un maître des puissances du faux.

En ce sens, il est toujours en représentation, il fait de sa jeune existence un spectacle permanent. Il fait ses gammes, il apprend son rôle et cette sorte de dédoublement instinctuel, perpétuel va devenir comme une seconde nature :
« Et puis, j’étais un enfant sage : je trouvais mon rôle si seyant que je ne m’en sortais pas (…) Je ne connais rien de plus amusant que de jouer à être sage. Je ne pleure jamais, je ne ris guère, je ne fais pas de bruit » [1].
Donc, c’est un jeu. Mais, d’un autre côté, la posture de l’enfant qui joue n’est pas celle du comédien « souverain » à la Diderot, qui se tient à distance du rôle qu’il interprète. On voit bien qu’ici le comédien est d’emblée piégé, pour employer le vocabulaire sartrien, dans le rôle qu’il adopte et sur lequel va enchaîner sans interruption toute une série d’autres rôles au fur et à mesure qu’il grandit et entre dans de nouveaux champs d’expérience.
En d’autres termes, le jeu est son destin davantage que son choix, même s’il y trouve davantage qu’un plaisir, une jouissance certaine. Cette notion du destin, entendu ici dans un sens rigoureusement profane et existentiel, est omniprésente dans l’autobiographie. On en perçoit l’écho distinct dans la formule suivante et dont la tournure cynique donne le ton de l’essai – l’autodérision, c’est ce qui permet de creuser l’écart entre le comédien et son double scripturaire qui s’essaie à en analyser les tactiques et les subterfuges : « Donc, je suis un caniche d’avenir ; je prophétise. J’ai des mots d’enfant, on les retient, on me les répète : j’apprends à en faire d’autres » [2].
Le destin, c’est précisément la boucle que décrit exemplairement ce passage : quand on entre dans le rôle du « caniche » (l’enfant comme chien savant), on a un « avenir », c’est-à-dire qu’on n’en sort plus. On commence à camper un rôle, le public (les adultes, la famille – ici la mère et les deux grands-parents maternels) le valide et en redemandent – la mécanique est enclenchée et la boucle va pouvoir se boucler à l’infini...
La condition même de l’écriture, au couchant de la vie de l’auteur (même s’il n’est pas si vieux lorsqu’il en entreprend la rédaction, Sartre sent ses forces décliner, il est handicapé par toutes sortes de maux), ce qui va permettre de mener à bien l’entreprise (une autobiographie en forme de « l’enfance d’un bouffon »), c’est le tracé d’une piste ou la mise en place d’une grille d’interprétation où tout s’agence autour du terme « comédien », entendu dans son double sens : celui qui adopte un rôle et l’interprète, d’une part, celui qui créé l’illusion, « embarque » son public du côté de l’imaginaire, suscite l’illusion, fait son numéro – le comédien comme pourvoyeur insidieux du mensonge, de l’autre. D’où la profusion, dans Les mots, de synonymes péjoratifs du terme comédien : « J’étais un polichinelle, un pasquin, un grimacier » [3]. Le comédien, c’est le maître des « simagrées ». Le comédien, c’est celui qui ne se départit jamais de ses « singeries », etc.
C’est donc une bien étrange ontologie de l’enfance, si l’on peut dire, que propose Sartre avec Les mots : le premier, l’originaire, c’est le travestissement, la production de l’illusion. Être, être vivant, être au monde, être avec les autres, être dans son environnement et apparaître sous un déguisement, c’est tout un. Il n’est rien qui précède cette comédie qu’est la vie sociale. « J’ai revêtu le déguisement de l’enfance pour leur [la mère et les grands-parents maternels] donner l’illusion d’avoir un fils » [4]. En ce sens, commencer à édifier son propre monde et le peupler, se construire comme une singularité parmi les autres et sous leur regard, se projeter dans l’avenir, c’est toute une scénographie, le sujet enfant, puis adolescent, puis adulte n’est pas seulement un comédien-né (entendu littéralement), il est aussi un dramaturge, un metteur en scène. Il peuple son monde comme on installe le décor d’une scène avec des personnages exemplaires (le grand-père Schweitzer) et des mauvais (les Prussiens « qui nous ont volé l’Alsace-Lorraine » [5]), des objets fétiches (les livres – « Je ne savais pas lire encore que, déjà, je les révérais, ces pierres levées » [6]), des mythes (la culture), etc.
Mais toute cette entreprise, menée avec entrain et esprit de suite, sent horriblement le faux, ou plutôt est placée sous le signe équivoque des puissances du faux. C’est en effet qu’une fois pour toutes, il s’agit bien de donner le change : « J’aimais plaire et je voulais prendre des bains de culture : je me rechargeais de sacré tous les jours » [7].

C’est ici que se dévoilent les affinités électives de la comédie, de la mise en scène et de l’imposture. Car c’est tout naturellement que le récit auto-analytique glisse ici de l’une vers l’autre : « J’étais un imposteur. Comment jouer la comédie sans savoir qu’on la joue ? Elles se dénonçaient d’elles-mêmes, les claires apparences ensoleillées qui composaient mon personnage : par un défaut d’être que je ne pouvais ni tout à fait comprendre ni cesser de ressentir » [8].
L’imposture n’est pas ici ce qui découle d’un calcul froid et raisonné, elle est un rôle qui s’impose au sujet, un destin qui l’enveloppe et le conduit. Il est agi, mu, habité par ce destin, tout en excellant à adopter les postures, effectuer les gestes, entreprendre les actions qui donnent corps à ce destin. Mais ce n’est pas un autre qui l’habite et dont il serait le truchement ou l’automate ; il joue la comédie « sans avoir qu’il la joue », mais le comédien, c’est bien lui, tout entier.
Il n’existe ici ni antécédence ni ailleurs ou dehors. Ce que décrit Sartre, ce n’est pas ce comédien qui, une fois sur scène, excelle à imiter et rendre toutes les passions humaines et qui, une fois revenu à l’existence ordinaire, à l’existence privée, dépose le masque et redevient un homme voué à ses occupations courantes, à sa vie de famille, ses joies, ses soucis, ses petits et grands plaisirs... Ce que décrit Sartre est une condition ambigüe dans laquelle n’existe pas d’opposition tranchée entre l’original et la copie, le réel et le faux-semblant – la subjectivité de l’imposteur qu’il décrit ici n’est pas étrangère à ce qu’il a décrit ailleurs comme placé sous le signe de la mauvaise foi. Il ne joue pas la comédie en se dédoublant, en professionnel de la production de l’illusion (il n’est qu’un enfant), mais sans ignorer qu’il est entré dans un rôle et qu’il lui faut le tenir et s’y tenir : « On m’avait persuadé que nous étions créés pour nous donner la comédie. La comédie, je l’acceptais mais j’exigeais d’en être le principal personnage » [9].
Tout se joue de la « fausse conscience » du comédien, ici, dans la zone grise qui s’étend d’une formule à l’autre : jouer la comédie « sans savoir qu’on la joue » et « la comédie, je l’acceptais ». Or, dans le livre, ces deux formules sont quasiment contigües... [10]

« Comédien » veut bien dire ici que le « faux enfant » Sartre joue la comédie, plutôt que le drame ou la tragédie. C’est que l’affect qui soutient son jeu n’a rien de triste : « seul entre un vieillard et deux femmes », il fait l’objet de toutes les attentions, il est le centre du monde, un monde solide, soutenu par l’humanisme, la notoriété, la respectabilité du Professeur Schweitzer, distinctement orienté vers le progrès, établi sur des valeurs incontestables, peuplé d’objets rassurants – les livres. Dans ce milieu feutré, l’enfant protégé s’équipe d’une philosophie de la vie résolument optimiste – la raison pour laquelle la perpétuelle représentation dont il est à la fois le scénographe et l’acteur adopte le ton et a la légèreté de la comédie dont il est, tout naturellement le premier rôle – à défaut d’être le héros.
Rétrospectivement, le petit faiseur devenu philosophe universellement reconnu juge sévèrement cette posture et la comédie qui l’accompagne ; c’est qu’elle avait la tournure d’une fuite hors de la réalité, d’une perpétuelle échappée vers la fantasmagorie. L’enfant prodige est un halluciné et, ajoute Sartre un peu plus loin, il est littéralement fou. Ici, le ton de l’autodérision se durcit et perce une forme de répulsion, d’horreur de soi ; le vieux philosophe se voit, enfant, en insecte, en cloporte : « Vermine stupéfaite, sans foi, sans loi, sans raison ni fin, je m’évadais dans la comédie familiale, tournant, courant, volant d’imposture en imposture » [11]. Et c’est ici que survient la formule-couperet : « Petit comédien hagard ».

Ce que le Sartre tardif abhorre (davantage qu’il n’en a honte, la honte ne plane pas au- dessus de ses pages) dans cet enfant qu’il fut et qu’il soumet ici au plus critique des examens, sans pour autant pouvoir s’en dissocier vraiment, c’est au fond le conformisme. Seules la dérision la plus brutale et les formules de répudiation les plus définitives peuvent se tenir à la hauteur de l’aversion que lui inspire ce petit bouffon familier qu’il s’agit d’épingler, comme un cancrelat dans la boîte de l’entomologiste.

La clinique de l’écriture tourne ici à plein régime, si l’on peut dire. La violence des qualificatifs suggère la difficulté d’une opération de dissociation s’apparentant ici à une abjuration – quelle horreur que ce gamin qui pourtant fut bien moi, que je sais bien avoir été et dont, en conséquence, je conserve par force quelque chose de quintessentiel ! Le pire, ce n’est pas les simagrées, la « singerie » perpétuelle : c’est le conformisme qu’elles abritent : les élans de l’enfant patriote, les bons sentiments du lecteur assidu des illustrés paraissant le jeudi, le service précoce de la culture, la communion avec les valeurs universelles incarnées par la grand-père...
Le conformisme, c’est cette manière pointilleuse de coïncider avec le destin qu’ « on » vous assigné, de devenir lecteur puis écrivain (précoce) par imitation, de prévenir le désir de l’entourage en adoptant les postures attendues : « En 1912 (…), j’écrivais par singerie, par cérémonie, pour faire la grande personne : j’écrivais surtout parce que j’étais le petit-fils de Charles Schweitzer » [12].
La véhémence des formules destinées à renvoyer cet enfant- « vermine » à sa pitoyable conditions et à sa quasi-folie est au fond le masque du constat qui s’impose comme le centre de gravité de l’autobiographie : on ne choisit pas son destin et tout se joue dans les premiers temps de la vie. « Tout homme, écrit Sartre, a son lieu naturel, ni l’orgueil ni la valeur n’en fixent l’altitude : l’enfance décide [c’est moi qui souligne] » [13].

On fait souvent de Sartre non seulement le philosophe de la liberté, mais de la liberté absolue. Les mots viennent un peu compliquer l’affaire. C’est d’un ton définitif que l’auteur explicite son approche : « Ainsi s’est forgé mon destin [je souligne], au numéro un de la rue Le Goff, dans un appartement du 5ème étage, au-dessus de Goethe et Schiller, au-dessus de Molière, de Racine, de La Fontaine, face à Henri Heine, à Victor Hugo, au cours d’entretiens cent fois recommencés » [14]. En un sens, dans cette perspective, accéder à l’ « âge d’homme » (Michel Leiris), cela consisterait à s’exercer sans fin à se desceller d’avec ce destin assigné au sujet dès sa prime enfance, sans se bercer de l’illusion que l’on parviendra jamais à s’en détacher vraiment, à lui donner congé, à s’en émanciper.
Les mots sont en quelque sorte le procès-verbal de cet effort continu et son aboutissement. Au couchant de sa vie, Sartre demeure bien celui dont sa mère disait, exultant, « mon petit bonhomme écrira ! » [15], il demeure tout entier enveloppé dans cette compulsion d’écriture qui lui vient de si loin (« Si je reste un jour sans écrire, la cicatrice me brûle ; si j’écris trop aisément, elle me brûle aussi » [16]) ; mais en même temps, il a désormais fait le tour de tous les faux-semblants dont s’entoure la figure de l’intellectuel universel et de l’écrivain nobélisable (et nobélisé l’année même où Les mots est publié) – « Je sais fort bien que je ne suis qu’une machine à faire des livres », dit-il, empruntant au passage la formule à son ennemi juré Chateaubriand [17]. L’autobiographie ajoute ici une machine à une autre : elle est une machine à déconstruire toutes les impostures qui se nichent au creux du providentialisme de l’écrivain destiné, appelé à sauver le monde (« les hommes avaient besoin de moi : pour quoi faire ? » [18]).
Ici l’autoanalyse vient relayer et approfondir la reconstitution (généalogie ?) autobiographique ; devenir un « homme de papier », ce n’est pas seulement monter des impostures avantageuses – c’est aussi s’empêcher de vivre : « L’appétit d’écrire enveloppe un refus de vivre » [19]. Une existence vouée à l’écriture, c’est une vie refermée sur elle-même, sans ouverture sur le monde : « Par timidité d’enfant trop sage, par lâcheté, j’avais reculé devant les risques d’une existence ouverte, libre et sans garantie providentielle, je m’étais persuadé que tout était écrit d’avance, mieux encore, révolu » [20].
Une telle existence, en vérité, abolit l’avenir, comme elle transforme le sujet vivant lui-même en artéfact, en appendice du livre : « Mes os sont de cuir et de carton, ma chair parcheminée sent la colle et le champignon, à travers soixante kilos de papier, je me carre tout à l’aise » [21].
Survient alors cette formule terrible : « Entre neuf et dix ans, je devins tout à fait posthume » [22].

Mais en même temps, le destin sartrien, c’est tout sauf un décret divin qui s’abat sur le sujet pour l’accabler ou le broyer, tout sauf l’inéluctable enchaînement des déterminations et circonstances extérieures qui emmaillottent l’individu dans le réseau dense des fatalités sociales ou autres : c’est un chemin étroit, un parcours sinueux sur lequel se maintient toujours l’espace du jeu, lequel inclut, bien sûr, la tricherie et les ruses. « Au début, note Sartre, j’étais sain comme l’œil : un petit truqueur qui savait s’arrêter à temps. Mais je m’appliquais jusque dans le bluff, je restais un fort en thème » [23]. Bien loin de se contenter de subir les injonctions du destin, de se conformer passivement aux décrets des puissances extérieures, le « petit truqueur » s’active, déborde de zèle – c’est bien là l’exercice d’une sorte de liberté, aussi « aliénée » celle-ci soit-elle. Et puis survient le moment où ce jeu, ce bluff, cette comédie se trouvent appareillés et irrévocablement aiguillés par l’entourage (le monde adulte environnant) : « Je n’avais pas choisi ma vocation : d’autres me l’avaient imposée » [24].
C’est cette étrange composition d’une version paradoxale de la liberté (celle du comédien au sens sartrien du terme) et d’assignation, de détermination qui forme la trame du destin sartrien. C’est bien d’une liberté piégée qu’il serait ici question – un quasi-oxymore. Mais ce motif ne revient-il pas constamment dans le théâtre de Sartre (Les mains sales, Le Diable et le Bon Dieu, Les mouches, etc.) ?

L’imposteur sait bien qu’il joue, qu’il bluffe, qu’il a endossé un rôle. Mais cela ne l’empêche pas de se prendre au sérieux. Il n’est jamais aussi sérieux que lorsqu’il se voit en sauveur. C’est une pure fantasmagorie, un fantasme – mais terriblement sérieux. C’est une façon de se raconter des histoires – et d’en raconter aux autres, de se raconter aux autres aussi ; un goût immodéré pour les scénarios qui vous placent au centre du jeu, dans la position du libérateur, du rédempteur – comme Billy Liar.

Durant la Première guerre mondiale, dans un âge où Sartre se décrit comme « tout à fait fou » [25], la France, dit-il, « me donnait la comédie, je jouais la comédie pour la France ». Ce qui donne lieu à ce genre de scénario : « Avec la protection de la Pucelle, je commençai l’histoire du soldat Perrin : il enlevait le Kaiser, le ramenait ligoté dans nos lignes, puis, devant le régiment rassemblé, le provoquait en combat singulier, le terrassait, l’obligeait, le couteau sous la gorge, à signer une paix infamante, à nous rendre l’Alsace-Lorraine » [26].
Au-delà de l’éloquente parenté de cet épisode avec l’épilogue de Charlot soldat (comédie pour comédie...), ce qui s’expose ici en mode burlesque et onirique, c’est la présomption de l’intellectuel universel : cet « optimisme bourgeois », dit Sartre, qui porte celui dont la vie de l’Esprit est la religion et la charge, à se voir investi de la tâche tant de multiplier les Lumières que de panser les plaies du monde et voler au secours de la veuve et l’orphelin.

A défaut de pouvoir congédier le comédien, en finir tout à fait avec l’imposture, le faux enfant devenu grand et entré dans la voie de la démolition des idoles, imagine cette bifurcation qui consiste à inventer un autre rôle : celui du traître – « Je devins traître et je le suis resté » [27] ; traître à sa condition d’intellectuel bourgeois, traître à sa classe, traître à la philosophie universitaire, traître à tout. Ce motif se diffracte à l’infini dans l’œuvre – il est au cœur du Saint-Genet, il anime la préface à l’essai autobiographique d’André Gorz, intitulé Le traître, précisément [28]. La trahison devient un principe éthique, et l’être (ou le devenir)-traître une condition existentielle, une contre-conduite globale, pour emprunter au lexique foucaldien.
Mais le fait est que le tournant ou le pas de côté qui s’effectue ici n’abolit pas le régime ou le mode sous lequel se placent la conduite de vie, le souci de soi – la prise de rôle, la mise en scène de soi – une figure de la représentation. Au fil de ce que Sartre appelle l’autocritique (pour laquelle il se dit doué « à condition qu’on ne prétende pas me l’imposer » [29]), le petit faiseur entreprend de se guérir de sa névrose peuplée de « singeries ». Donc, on peut guérir de ce genre de névrose ou, dans les mots de Sartre : « On se défait d’une névrose », c’est à cela que sert l’autoanalyse. Mais, ajoute-t-il aussitôt : « On ne se guérit pas de soi » [30]. En d’autres termes, ce qui prévaut, c’est la continuité dans la discontinuité, ce dont l’effet pratique est que l’on demeurera astreint au régime de la mise en scène de soi, de l’adoption d’un rôle.
Au terme (toujours provisoire) de l’autoanalyse, un rôle s’est substitué à un autre et demeure ce qui s’est stratifié dans le destin, dans les couches profondes sur lesquelles demeure sans prise l’ascèse autoanalytique. Mais du moins le rédacteur de l’autobiographique le sait-il et a-t-il la ressource de dire qu’il le sait, qu’il est sans illusion sur la portée de ses efforts : il a appris à « penser systématiquement contre [lui]-même », il a saisi la vanité de la présomption qui le portait à prendre la plume pour une épée (« A présent je connais notre impuissance » [31]), mais pour autant, il ne s’est pas refait et toute son existence demeure sertie dans ce monde de l’enfance avec lequel il a entrepris de se colleter en écrivant Les mots : ce n’est pas pour rien que la singularité de cette autobiographie est de s’arrêter aux portes de l’âge adulte. L’essentiel est là : ne pas être dupe – la dupe des autres et, en premier lieu, de soi-même.

Avec l’autobiographie, en général, on observe une vie par un trou de serrure et, lorsque cette existence est de surcroît célèbre (ce qui est généralement le cas), le plaisir du lecteur en est décuplé – la raison pour laquelle l’autobiographie persiste par tous les temps à être une valeur sûre en librairie.
Dans le cas de l’autobiographie sartrienne, il s’agirait d’autre chose – les pittoresques ou croustillantes révélations et anecdotes portant sur l’auteur et ses contemporains y font défaut, Sartre tranche résolument le fil naturellement « moïste » de l’autobiographie (« mon siècle et moi », « moi dans mon siècle », « moi dans le miroir de mon siècle » – et réciproquement, etc.) en entreprenant de déconstruire aussi radicalement et impitoyablement que possible tout ce dont ce décidément haïssable moi est fait [32]. Ce faisant, il ne se présente pas en témoin ou en chroniqueur, mais bien en initiateur : au fur et à mesure que nous sommes portés à enchaîner pour notre compte sur son autoanalyse, nous sommes emportés à notre tour dans la spirale de celle-ci et portés à avancer dans la nôtre propre, un exercice dont les vastes espaces s’étendent de l’autoanalyse freudienne à proprement parler (une demi-heure par jour, dimanches et jours fériés inclus) et le souci de soi antique revisité par Foucault (Hadot).
Autant Les mots déçoivent le plaisir de voir (la pulsion voyeuriste) généralement attachés à la lecture de l’autobiographie (et bien davantage encore de sa pâle version ciné-trash, le biopic), autant ce pamphlet contre soi incite à enchaîner.
Ce n’est pas pour rien que, dans un passage décisif de l’essai, Sartre, d’une manière toute inattendue, enchaîne explicitement sur Chateaubriand dont, au reste, et à en croire Simone de Beauvoir, il compissa le pompeux monument funéraire du côté de Saint-Malo. C’est que l’auteur des Mémoires... l’accompagne ici dans la poursuite de son autoanalyse et la rédaction de son autobiographie avec points de suspension, comme Virgile accompagne Dante aux Enfers. Et ensuite, cela ne finit plus : c’est le Sartre de Les Mots qui nous accompagne à son tour sur les chemins mal balisés de notre propre autoanalyse. Le petit livre est alors un témoin, ce bâton qui passe de main en main dans une course de relais. L’écrivain devient non pas celui qui nous donne à voir (nous en donne pour notre fric) mais celui qui nous accompagne, ce qui est bien différent. Les autobiographies dont les éditeurs qui ont les moyens achètent les droits à prix d’or sont de l’espèce qui prospère sur le voyeurisme. Celles qui nous fraient le chemin dans la brume de nos existences désorientées, celles qui nous aident à approcher nos propres faux-semblants sont plutôt d’espèce sartrienne : leur auteur ne s’y présente pas en majesté mais plutôt en monarque déchu, détrôné, découronné. L’autobiographie devient, sous ce régime, un art de l’auto-destitution, de l’inventaire de toutes les impostures dont l’existence de cet illusionniste (lui, nous...) a été tissée.

Alain Brossat

Notes

[1Jean-Paul Sartre : Les mots, Folio, p. 24. 2022 (1964).

[2Ibid. p. 27.

[3Ibid. p. 31.

[4Ibid. p. 28.

[5Ibid. p. 32.

[6Ibid. p. 35.

[7Ibid. p. 61.

[8Ibid. p. 70.

[9Ibid. p. 72.

[10pp. 70 et 72.

[11Ibid. p. 78.

[12Ibid. p. 116.]. En bref, bien avant d’en avoir l’âge, l’enfant prodige porte déjà les habits trop larges de l’ « individualisme bourgeois et puritain de [s]on entourage »[[Ibid. p. 122.

[13Ibid. p. 51.

[14Ibid. p. 133.

[15Ibid. p. 127.

[16Ibid. p. 135.

[17Ibid. p. 136.

[18Ibid. p. 143.

[19Ibid. p. 156.

[20Ibid. p. 161.

[21Ibid. p. 158.

[22Ibid. p. 162.

[23Ibid. p. 168.

[24Ibid. p. 168.

[25Ibid. p. 170.

[26Ibid. p. 173.

[27Ibid. p. 193.

[28Jean-Paul Sartre : Saint-Genet, comédien et martyr, Gallimard, 1952. André Gorz : Le traître, avec une préface de Jean-Paul Sartre, Gallimard, 1958.

[29Ibid. p. 194.

[30Ibid. p. 205.

[31Ibid. p. 205.

[32Dans sa version courant, commerciale et industrielle, l’autobiographie est un genre résolument vulgaire, bateleur, attrape-tout. C’est le grand mérite de l’autobiographie sartrienne de se tenir résolument à l’écart de ce qui constitue, précisément « la loi du genre ».