Road Trip Interview avec Julian Bejko - Albanie Février 2020

, par Julian Bejko


– Professeur, je vous remercie pour la possibilité de cette interview inhabituelle.
– On peut l’appeler Road Trip Interview.
– Pourquoi pas. Je ne sais pas combien de francophones vivent à Tirana mais je suis tombé sur vous, et je voudrais vous poser des questions sur l’Albanie et les Albanais.
– Dans le sud on a un fleuve unique qui s’appelle Vjosa. On pourrait le survoler ce week-end même s’il fait un peu froid. Il est considéré comme le dernier fleuve sauvage de l’Europe et on est fiers de cette beauté et intouchée par la main de l’humain. Si tu veux me mordre, tu sentiras le gout d’une race pure, le Neandertal Albanensis. Mais vous dans votre culture, vous êtes éloignés assez du monde sauvage, dans la cuisine française on ne sert plus la soupe avec des grands morceaux de viande, d’intestin, il vous reste peu de chose des gouts lointains et primitifs.
– Merci mais j’ai pas le plaisir de mordre un être humain.
– Peut–être tu aimerais être mordue ? Je vous confie que j’aime bien les parties fortes, les côtes, les cuisses bien musclées, tu as besoin de te baigner à Vjosa pour nettoyer la délicatesse de notre temps moderne.
– Donc si j’ai bien compris, vous définissez votre peuple comme sauvage ?
– Le dernier peuple–fleuve sauvage de l’Europe mais il faut pas avoir peur. Tu verrais jamais des Albanais en uniforme obscur sur la place Trocadéro et nulle part ailleurs, on n’aime pas la sauvagerie organisée qui appartient aux civilisations malades et impérialistes.
– C’est quoi l’histoire des Albanais, descendants des Illyriens ?
– Si on veut parler des Albanais modernes, la référence c’est le XV siècle jusqu’à nos jours, après peut–être qu’on changera de nouveau le nom. C’est la période de l’Empire Ottoman et de la renaissance albanaise. Cependant les grands exodes marquent la mort et la naissance d’un autre peuple qui se nourrit du passé. Ça prend du temps pour que s’efface le passé, c’est une transition qui peut durer des siècles. La nature de la transition est binaire, on garde deux noms, Skënder et Socratis, un pour ici et l’autre pour ailleurs. Le choc de la transition c’est comme un tremblement de terre qui fait dévaster la vie mais le lendemain un autre peuple plus jeune commence à marcher.
Le terme Shqiptar/Albanais apparaît avec la fin de l’Empire Byzantin et l’entrée des Ottomans. Celui des Illyriens est lié avec le monde hellénique et romain. Il y a eu environ 15 empereurs romains dits Illyriens qui malheureusement ont fait dépasser la crise du IIIème siècle, déjà la République était devenue l’Imperium détestable dans les mains des prétoriens et des empereurs fous. Pourtant l’Albanie d’aujourd’hui est en processus de légalisation.
– Pourquoi ?
– Issue de l’Empire Ottoman et indépendante en 1912, elle dérangeait les voisins, donc la moitié du territoire et de la population a été annexée par la Grèce, la Serbie, Monténégro et la Macédoine. Depuis ce temps la terre des Balkans ne trouve pas la paix. Les grandes puissances ont fait mesurer les choses par des étalons différents et contradictoires topo–démographiques, ethniques, religieux et mythiques, c’est une banlieue tumultueuse de la continuité et des origines, des autochtones et des marginaux. L’idée qu’on a aujourd’hui à propos des frontières, des cartes et des populations est récente et ne correspond pas avec le passé car le monde a été configuré par les États modernes. Ils veulent circuler les marchandises de façon libérale mais les hommes doivent rester où ils sont, surtout les pauvres, ou bien les choisir comme est en train de le faire l’Allemagne actuelle, ils ont leur expérience unique en cela. J’adore la sensibilité allemande et leur solution peu finale ! Il n’y a que 75 ans qu’ils ont ramassé et pris avec eux les malades, les fous, les invalides, les vieux, les non productifs, les juifs, pour un monde plus propre. Maintenant c’est logique qu’ils ont besoin des sanitaires, des infirmiers, des médecins, du sang frais, de la main d’œuvre qualifiée, germanisée. Doublement merci ! Et avec nous autres, ils vont faire quoi ?
Tu sais qu’il y a plus d’Albanais à l’extérieur du pays, ici on est la minorité, c’est pour cette raison qu’on fuit tout le temps. Même au niveau des droits, un Albanais qui a aussi un passeport occidental, détient plus de droits que moi. S’il a un problème, il se dirige à l’ambassade occidentale et les autorités serviles albanaises ont très peur de ça.
– Je te crois pas !
– Viens, on y va au commissariat de la police, à la faculté, à l’hôpital. Tu verras qu’ils vont te traiter différemment et je vais profiter aussi en tant que ton accompagnateur. Peut–on se marier ensemble ?
– Tu es sûr de ça ?
– Non mais c’est pas important. Tu vivrais assez bien ici et moi je serais considéré comme l’homme de la Française. Alors, c’est quoi ta réponse positive ?
– Je vais décider une fois baignée dans la Vjosa sauvage. En France vous avez une toute autre image mais l’Albanie pour moi est une belle surprise.
– Oui, oui je sais. De toute façon je me suis jamais senti un étranger en France même si j’étais descendu des montagnes à Paris et je parlais pas la langue.
– Tu faisais comment pour parler avec les gens ?
– Tu sais, les problèmes souvent explosent quand on commence à parler la langue des autres. Avant tu as dit que l’Albanie est une belle surprise mais ici l’homme rencontre plutôt des problèmes.
– Tu es un problème pour moi ?!
– Tu le verras bien. On a parlé d’une multitude des cultures présentes dans l’histoire albanaise, idem pour la psyché collective dite tradition, mentalité. C’est un ancien somnambulisme, une schizophrénie qui est traitée comme une particularité et valeur heureuse et qui nous empêche d’avoir une identité plus claire. Les peuples confus sont par excellence soi–mensongers dans le bon sens de la parole. Ils n’ont pas de soucis avec le mensonge mais seulement avec le contenu de celle–ci, si elle correspond avec ce qu’ils ont dans leur tête. Il y a encore trop d’affects de honte et d’honneur qui règlent une bonne partie de nos relations. C’est comme dans le règne animal, dans chaque pas elles tournent la tête à gauche et à droite pour une menace probable. On a peur des autres, des opinions, du passé, ce que dit la mère et du père, le frère est le gardien de la virginité de la sœur. L’essence ou le potentiel de l’individualité est brisé, violé dès l’enfance et on est moralement impuissants de se réaliser car on sait plus ce qu’on veut et on dépend des courants comme une manche à air.
– En tant que critique du régime communiste…
– Non, non, attends, j’aime pas le statut du critique, il est souvent un auteur manqué. Notre époque est pleine des critiques insupportables.
– D’accord mais tu fais une critique du cinéma ou je me trompe ?
– Je veux dire mes choses. Je crois que le titre La société du Cinéma témoigne le caractère de cette recherche, je suis intéressé aux hommes figurés dans le cinéma en tant que sujets et spectateurs à la fois. La découverte ce n’est pas seulement de dire une chose inconnue mais de parler sur quelque chose devant nous depuis longtemps, on parle sans bien le connaître. Après, il y a des anciens réalisateurs qui demandent les droits artistiques dans une époque où le parti était le seul auteur, ils critiquent le passé mais veulent sa gloire. Puis encore j’ai connu une espèce fasciste qui proclame l’interdiction des films communistes car ils infectent la jeunesse mais en même temps ils protègent le bâtiment du théâtre communiste.
– Sérieux ?
– Eux oui, moi jamais ! Cette façon de brûler l’histoire est une plaie qui se perpétue dans la communauté des idiots. Quelque part, il est écrit que de la tradition des autorités absolues naît le besoin des autorités absolues et donc c’est plus facile d’obéir à un chef que de penser par eux–mêmes.
– Votre problème réside dans le chef.
– Pas exactement. George Scanderbeg était un leader auquel les gens pouvaient faire confiance dans l’art militaire et politique. Mais un chef qui croit à rien est un opportuniste dépendant des conditions autour de lui, de la chance, des serviles. Avant la Deuxième Guerre Mondiale on avait un roi, 2m de taille, épique dans ces traits. Dès que l’Italie fasciste a envahi l’Albanie lui en premier a fui comme un voleur. C’est vrai que la guerre c’est la guerre même quand il s’agit des Italiens mais pourtant il pouvait organiser une résistance dans ses montagnes et après la guerre on aurait deux courants politiques.
– Peut–être il pensa que le peuple ne voulait pas le suivre.
– C’est quoi un roi sans royaume ?
– Rien !
– Voilà. Puis même les Albanais ont montré qu’ils peuvent s’organiser pour lutter contre l’envahisseur.
– Avant tu m’as parlé de la lutte communiste contre la religion.
– Je pense pas que le dictateur éternel avait quelque chose contre le Dieu éphémère. Le régime a tenté d’unifier certains fragments et fractures, puis les mentalités totalitaires sont le plus grand ennemi de la pluralité, peu importe le nom du régime, démocratie, socialisme…je vous rappelle que l’Albanie était un pays très démocratique, peut–être plus qu’actuellement.
– C’était une prison ?
– Divisé en plusieurs mondes dantesques, pré–prison, prison et block. Je me souviens vers les années 87–88, dans mon quartier à Tirana il y avait des nouveaux bâtiments en train de se construire par des prisonniers. Le périmètre était entouré comme un camp de concentration, dans chaque coin il y avait les tours de surveillance avec des soldats armés et chiens–garde. Je me faisais peur quand je voyais les autres qui passaient sans tourner la tête, sans aucune émotion vis–à–vis des souffrants, c’est terrible qu’on jouait à côté de cette normalité quotidienne. Je me méfie de ce silence devant l’abus flagrant et je me pose des questions auxquelles j’ai du mal à répondre. On avait une grande illusion qu’à l’extérieur c’était le paradis, même votre réalité est un camp un peu mieux équipé bien entendu.
Un jour, quand j’aurai changé mon travail et le style de vie, je voudrais bien écrire et raconter tout ce que j’ai vécu sans passer à travers des auteurs, bibliographies, je veux dire de façon littéraire ou cinématographique, mais je dois trouver le nouveau chemin.
– Et l’Albanie d’aujourd’hui ?
– Ça fait une semaine que tu es à Tirana et tu constates des inégalités, des injustices. Ce n’est pas nécessaire d’être Albanais ou professeur pour voir cette réalité. Nous on ne parle pas, ou bien on le fait entre nous, en silence et entre copains comme jadis. Ça va au-delà du communisme dans lequel on jette des poubelles qui ne lui appartiennent point. On a vu de phénomènes troublants au cours de l’histoire moderne au point de se dépersonnaliser. Pour éviter le grand mal on a fait laisser passer le mal par toutes les directions. Je me souviens d’une pièce magnifique de Brecht dans laquelle une personne va chez un paysan pour lui demander quelque chose. Le paysan le fait héberger, passe les mois et un jour cette personne meurt. Le paysan se rapproche à côté du cadavre et lui dit : Non, ma réponse est non ! Voilà un peu l’esprit albanais.
Dans mon quartier à Korça je me souviens d’une adolescente, membre de famille problématique au sens politique. Elle pleurait sans arrêt car le dictateur était mort. Une fois je l’ai vue dans mes rêves et je lui ai posé la question, pourquoi tu pleures, on n’est pas contents qu’il est mort finalement ?! Et maintenant, m’a dit-elle, c’est qui le prochain qui va nous interner, vers où ? Dans l’Albanie de cette époque peut-être il y avait des gens qui dans les moments orgasmiques criaient à demi voix « Vive le parti ! » C’est une fiction mais je ne m’étonnerais pas que les gens mélangeraient les images de l’éros avec le chef-surmoi.
– Pourquoi en demi-voix ?
– Ça fait pas partie de nos mœurs d’exprimer le plaisir avec la voix, c’est une honte. Le voisin préfère les voix d’une bagarre que celui du plaisir, c’est une expérience qui se dévoile en tant que péché, une perversité, typique des sociétés tribales dans lesquelles l’amour a été associé avec le gardien.
– Comment peux–tu t’imaginer à l’époque communiste, si tu avais 20 ou 30 ans ?
– Oh non, j’oserais pas l’imaginer ! J’ai peur de me penser à côté des fils du parti. Parfois je pense que les gens étaient des mercenaires qui donnaient leur servitude volontaire pour un morceau de pain sûr. Au Moyen Age quand le seigneur ne pouvait plus payer les soldats mercenaires ils faisaient ravager les villages, on a fait pareil avec notre pays quand le régime s’est démocratisé au point où il y avait plus un chef charismatique unique mais plusieurs seigneurs.
Tu sais que j’ai travaillé sur un sociologue juif–allemand, Norbert Elias. C’est l’amour de ma vie en termes professionnels, poétiquement je pense que je suis un certain alter ego de lui, il est très cher à moi et à mon travail. Eh bien il parle des forces centrifuges et centripètes, de configurations qui continuent au cours de l’histoire au-delà des moyens techniques et images qu’on donne à notre époque. Il devient trop puissant au point qu’il doit engloutir encore plus de richesse, territoire, pouvoir pour garder son centre de gravité dans sa société de cour. Ainsi il va vers sa destruction prochaine car à un moment il pourra plus gérer. Il va construire des murailles, régime de visa, contrôles, check-points, camps d’extermination etc. Mais il a déclenché un processus qui va se battre contre lui, c’est une question de temps pour le mettre en échec. Le lendemain il y a les fractures, des pluralités, lesquelles après un moment de confort vont reprendre la course pour le monopole, c’est une époque de compétition, de liberté mais les choses se reconfigurent. En Albanais on dit « Il y a un qui tombe et 100 qui surgissent ». L’une des inquiétudes des puissants c’est d’assurer la continuité mais même à l’intérieur d’eux il y a des forts courants contradictoires pour partager le pouvoir, disons entre familles et clans, comme dans la Rome ancienne, aujourd’hui c’est les grandes oligarchies. Donc le pouvoir peut se concentrer dans les mains d’un puissant comme moyen de garder le statut, on passe de la République au Princeps, puis l’Empereur, le roi, on reviens à la République déguisée. L’idée que nos États ne sortent pas des voies des lois et du droit c’est une pure illusion car on peut rester un régime de droit avec des fortes inégalités dont l’emploi de la violence contre l’abus devient de plus en plus démonisé, illégal. Déjà on a plus les armes et même si on les avait on allait se tuer plutôt entre nous, c’est l’épreuve empirique des États–Unis. Le signe marquant la décadence de la démocratie est quand on sait plus comment réagir pour résoudre les inégalités qui déchirent le tissu social à échelle mondiale. Jusqu’à présent j’ai vécu trois évolutions de ce cirque, l’apaisement du régime communiste, le passage à la transition avec ses accidents terribles et de celle-ci à une nouvelle élite libérale qui vient de se consolider, sinon pas de l’UE... C’est trop pour 40 ans de vie car ailleurs on voit les mêmes phénomènes se prolonger pendant des siècles.
Il y a quelque temps que j’ai eu un mauvais épisode à Tirana, ça m’a fait comprendre émotionnellement le camp, la vie de ma famille et de toute société. Je garde en moi encore une certaine force de réagir contre quelque chose et cela ça peut te coûter très cher sur la guillotine. Peut–être avec le temps j’aurais pu me convertir aux autres, je poserais plus des questions encombrantes, je tiendrais strict à ma vie.
– Je ne crois pas que tu aurais cette liberté de t’occuper que de toi–même.
– Moi non plus. Pour cette raison les chemins se serrent. Ce que je sais avec certitude c’est que j’aurais refusé de faire partie des bourreaux, mais comme le dit Camus, l’homme souffre l’ennui, la banalité et l’absurde. Je préfère m’évader, être tué sur la frontière avec le pied de l’autre côté. J’adore les grandes escapades car il y a tout, la préparation, l’équipe, l’angoisse et la peur, la pression des autres, les gardiens et le désir de se foutre complétement d’eux. Puis mourir exactement à la frontière, précisément à ce système pourri ennoyé du sang ; il y a une très belle chanson de Leonard Cohen qui s’appelle The Partisan, il dit « The frontiers are my prison », je pense à Marc Bloch, à Walter Benjamin. Je me souviens d’un vieux film : des prisonniers des nazis ont la dernière chance de vivre, ils doivent courir le plus vite vers un mur et le traverser si possible, derrière eux il y a des mitraillettes qui tirent quelques moments après juste pour donner l’illusion de la survie. Il y a que cette scène seulement qui est resté dans ma tête quand j’étais petit.
Les frontières politiques sont devenues militaires, armées, bretonnisées, haute sécurité, régime de visa, contrôle strict, mesurer les températures corporelles, dépister les épidémies, la quarantaine, mais circuler les biens, l’argent, les capitaux, surtout pas les gens, ça oui. La seule épidémie ici est ce système impérial, prisonnier et pseudo–libéral. Je cite encore Nietzsche qui n’était sûrement pas un sympathisant de l’État moderne et ni du socialisme, il dit que les institutions libérales cessent d’être libérales dès qu’elles sont installées.
Évader de l’Albanie ? Tu sais les conséquences de ça ? Dans la Rome antique, si un esclave n’obéissait pas à son maître et le tuait, en revanche toute sa famille esclave était tuée, idem dans le régime communiste, c’était un choix difficile, inhumain, comme dans toutes les époques de la folie meurtrière.
– Toi, tu aurais choisi l’évasion ?
– J’aurais la peine pour les autres derrière et en même temps je sais bien que j’accepterais pas certaines choses, toujours vu – et ça c’est important – selon celui que je suis aujourd’hui. Je détestais l’école, ironique n’est–ce pas, car je suis en école depuis 1986. J’avais du mal avec l’autorité vide. Chez les autorités il y a toujours un aspect ridicule, mais qui peut faire très mal dans sa banalité qui cherche le sérieux, ils détestent quand tu leur montres ce Janus satirique–sadique, quand on ne les prend pas au sérieux. Mais je ne suis pas indiscipliné, je préfère ce que dit ma tête, soit en erreur, je suis prêt à le payer. Je sais que pour les autres je pourrais avoir l’image ou l’esprit d’un rebelle mais je ne suis pas du tout. Eux ils ont une cause, moi j’ai rien, au moins pas jusqu’à maintenant, c’est un de mes défauts. Pourtant j’ai horreur des faux rebelles qui font partie de notre culture décorative.
– Tu parles de la transition politique en Albanie…
– Le transition est ses fils sont le cadeau de l’ancien régime pour ce genre d’État qu’on a aujourd’hui. La démocratie albanaise est une télé communiste avec des couleurs. Les autoroutes qui mènent à Tirana montrent la pauvreté, la capitale est comme un orage qui aspire toute la richesse, à Tirana il y a trop du sang, le reste est anémique, les gens se tuent car soit il y a trop soit il y a rien. Avec ce rythme il y aura plus des gens dans les prisons et finalement un peu d’air frais pour les animaux qui méritent plus que nous cette terre.
– Parlant des autoroutes, tu roules bien mais je ne viendrais pas te rendre visite à la prison.
– J’espère qu’ils vont m’amener chez les femmes.
– Pourquoi ?
– Chez les hommes il y a plus de place, surtout pour les demi professeurs comme moi. Ou bien il faut créer une prison mixte et libre qui correspond avec notre ère libérale. En principe la prison actuelle est celle de l’antiquité, largement dépassée, pensée comme un lieu de souffrance, d’injustice et de violence, le prisonnier cesse d’exister. Entre prison et frontière meurtrière je préfère ce dernier. Dans les années 1980 à Tirana il y avait un gars bien, gentil et gay, eh oui, donc puni sévèrement par le code pénal car la sexualité était domaine juridique. Ce monsieur faisait des petits vols juste pour finir chez les mecs mais il été envoyé chez les femmes. Aujourd’hui on parle de transgender, LGBT, gays, lesbiennes et c’est très bien qu’on parle. En même temps il y a des paradoxes, dans le langage officiel de l’État, des services publics, dans les boites de nuit etc. je vois des catégories fixes, tu peux rentrer si en couple. C’est quoi un couple ? Couples homme et femme par ici, homme et homme par là, femme et femme de l’autre côté, chacun son endroit démocratiquement réservé, toujours des frontières d’identités artificielles.
Après les gens sont des vrais cons qui tombent sur ces pièges médiatisés. Il y a un mois que la police d’État a arrêté un groupe de prostitution organisée – j’adore ce mot juridique et policier qui fait nuance entre organisé et non organisé. Eh bien ils ont rattrapé ce gang de mafieux dangereux pour la santé publique, des mecs et des nanas, il y avait même une femme policière qui se prostituait de sa volonté de famine. Puis tous les jours les médias racontaient de cette affaire, ont affiché toutes les registrations et des photos, des mois et des mois d’enquête, de surveillance, d’argent public dépensé et du personnel policier pour ces 4 pauvres, mais pas du tout la même volonté et engagement pour surveiller les mœurs de nos élites bien honnêtes. Mais en vérité, c’est quoi le crime qu’ils ont commis ? De l’argent en échange de sexe ? On préfère le sexe pour un poste de travail, pour un bout de pain ? C’est la même chose ! Dans le code pénal d’aujourd’hui c’est un crime pour les deux, le client 5 ans de prison ferme, 3 ans pour le serveur. Au pire, il faut qu’ils payent des taxes et c’est tout. Mais L’État a son intérêt à garder intactes et en illégalité certaines activités car on les paye plus cher. Ils nous veulent donner une vie paisible, calme, sécurisée, passive, la quarantaine. En fait c’est une réalité spécifique qu’ils veulent, élargir et améliorer le régime de taxes, payer sinon prison, faillite. Même l’Albanie est en train d’entrer dans ce processus, dans ce réseau mondial bien décadent, dans ce totalitarisme démocratique. Mais je suis heureux car il viendra un jour et j’en suis sûr, quand les puissants deviennent tellement grands et lourds que quand ils tombent ils font un grand bruit et sera la fête de tous.
– Je pense que tu es déçu avec ton pays, tes gens.
– Ils ne sont pas mes gens ou bien je suis pas dans ma place parmi eux. Je sais qu’ils vont me blâmer pour ces mots mais j’ai pas de souci avec cela. Ça fait 20 ans que j’offre ma vie et mes efforts pour eux, je pourrais bien ouvrir un café et vivre comme tout le monde sans passer des années d’éducation, publications etc. Après, j’accepte pas les sentiments d’amour pour la patrie par des gens qui l’ont massacrée constamment.
– Tu veux partir de nouveau ?
– Jusqu’à présent ma vie a été un mouvement continu, Korça ma ville natale, puis Tirana, Durrës, Italie, France, de nouveau Albanie mais je veux pas arrêter mon vol ici. J’ai voyagé beaucoup, parfois c’était plus important que la lecture, comme quelqu’un qui veut préparer un plat, il fait les courses, choisit les ingrédients, rentre chez lui et commence à expérimenter.
– Tu peux me préparer une assiette albanaise ?
– Oui sans doute, spaghetti ou tortelini ?
– J’ai dit albanaise !
– Je te donne l’adresse de mes parents.
– Ils parlent français ?
– Tu veux y aller pour manger ou parler ? Sinon je peux te traduire. Pour revenir à ta question, oui je veux partir mais je ne sais pas encore où. De nuit j’imagine les étoiles rouges, elles ne sont pas fixes dans le bleu mais en révolution permanente, les humains un peu moins. Après une belle journée je m’endors à côté de la plage, les vagues nettoient mes traces comme l’œil qui fait de même avec les images. Mais le lendemain, au matin des nouveaux yeux commencent à regarder une autre monde. Mais bon, maintenant j’ai faim.
– Quoi ??? Mais nous on vient de quitter le restaurant !
– Oui mais le poisson pour la mer, la viande pour le vol, on volera demain. Tu me fais rappeler d’une belle histoire à Paris en 2004.
– Une histoire d’amour ?
– Une histoire de faim. C’était Saint–Valentin et j’avais pas mangé depuis un jour et demi. A Paris on achète les fleurs mais franchement 15 euros pour une rose pas bio c’est trop. Pas loin de Beaubourg il y avait un jardin, j’ai pas noté que c’était la cour d’un commissariat de police et donc j’ai arraché des fleurs, le flic n’a pas eu le temps de comprendre mon geste rapide et tant mieux. Il y avait la pluie mais sans parapluie, les gens dans les rues me regardaient gentiment comme l’amoureux du siècle. J’avais rendez–vous avec une fille du coin, elle a choisi le restaurant, Japonais, mais je me suis dis ça devrait être bien. Hélas il y avait pas du pain et après 2 minutes plus rien dans l’assiette. Elle parlait et parlait dans un langage que je comprenais à peine, mais moi je suivais les gens de l’autre côté du Boulevard Sébastopol qui mangeaient du bon kebab. Heureusement c’était elle qu’a payé au Japonais et donc une fois à la sortie je me suis plongé dans la viande.
– Et après ?
– Comme tout à l’heure, on mangeait du poisson et je pensais à la viande.
– Je comprends pas.
– Il faut surtout pas se comprendre. Je connais un très bon restaurant sur le col de Llogara en montagne avec de la bonne chèvre. Tu aimes égorger les bêtes ?
– Pas du tout !
– Pas de soucis. Le patron, un vrai pote, est végétarien mais ça ne l’empêche pas d’égorger, moi je peux pas tuer mais ça m’empêche pas de manger, c’est un bon compromis éthique.
– Ok mais après on dort où ?
– Comme jadis, sous les arbres à voir les étoiles en attendant le Morning Star.