« Rogue state » – les aventures d’un concept pourri
Prologue : il existe, dans la langue de la politique, des concepts pourris, comme il y a de ces fruits pourris que l’on trouve dissimulés au fond de la barquette achetée au supermarché. La différence, c’est que les seconds s’identifient généralement au premier coup d’œil tandis que la détection des premiers requiert un effort d’analyse et de prise de distance critique. Ce à quoi s’essaie cet article.
Tirant les leçons de la seconde guerre des Etats-Unis contre l’Irak, Noam Chomsky expose de manière convaincante les raisons pour lesquelles, dans ce contexte et au-delà, l’administration de ce pays a jeté son dévolu sur l’expression « rogue state » – Etat voyou [1].
La guerre qui se destine à renverser le régime de Saddam Hussein commence par une opération discursive : le régime doit être déclaré « rogue » et avec lui l’Etat à la tête duquel est installé Saddam. Comme le rappelle opportunément Chomsky, cela n’a pas toujours été le cas, loin de là : au temps de l’interminable guerre qui a opposé l’Irak à l’Iran, les Etats-Unis ont soutenu le régime de Saddam avec constance, lui fournissant notamment force matériel militaire et ne se formalisant pas outre mesure de l’usage de gaz toxiques contre les Kurdes. C’est donc après un long compagnonnage avec le dictateur que, celui-ci ayant rompu la règle du jeu en envahissant le Koweit, l’administration états-unienne change de pied et décrète l’Irak « rogue state ».
Cet estampillage permet les amalgames les plus expéditifs, les plus massifs – avec le régime, l’appareil d’Etat, c’est aussi la nation irakienne, le peuple irakien qui sont décrétés « rogue » – ce qui va fonder l’emploi de moyens de guerre, d’une violence exterminatrice dont la population va faire les frais : bombardements sans discrimination, destruction des infrastructures économiques et urbaines, des voies de communication, blocus, production concertée du chaos social et économique entraînant des pénuries massives, des épidémies, un désastre sanitaire.
L’adjectif « rogue », aussi vague soit-il, déploie ici ses puissances performatives – il est la cheville discursive qui se destine à mettre un peuple au ban des nations, à le décréter outlaw. Il est aussi ce qui permet aux maîtres de la langue d’entrer dans un registre de comparaisons et de rapprochements dépourvus de toute consistance historique, mais producteurs d’effets rhétoriques assurés – Saddam, nouvel Hitler, en attendant Xi dans la propagande anti-chinoise d’aujourd’hui [2]. Mais surtout, et là est le point clé, la qualification comme « rogue » du régime d’un pays avec lequel les Etats-Unis sont en conflit, c’est ce qui leur ouvre un crédit illimité d’intervention contre celui-ci, en dehors de tout cadre juridique. C’est ce qui, aux yeux de l’administration des Etats-Unis, les autorise à intervenir militairement contre un tel pays au nom de leurs intérêts nationaux, comme s’il s’agissait, en toutes circonstances, d’un cas flagrant d’auto-défense, d’une riposte légitime à une attaque directe conduite contre eux, mettant en péril leur intégrité.
« Rogue », « rogue state », ce sont les expressions magiques qui permettent aux Etats-Unis de s’émanciper de toutes les conventions et traités internationaux, de faire fi des principes élémentaires du droit international. La Charte des Nations Unies, mais aussi la Constitution des Etats-Unis, fixent des restrictions distinctes à ce type d’intervention militaire contre une souveraineté étrangère, un type d’intervention qui ranime dangereusement le traditionnel droit de conquête que le droit international s’attache si vigoureusement à récuser (pour des raisons évidentes) après la Seconde guerre mondiale. « Rogue state », c’est le sauf-conduit que la puissance hégémonique s’accorde à elle-même et qui permet de court-circuiter toutes ces fastidieuses (et toujours incertaines) procédures passant, notamment, par des votes en Assemblée générale ou au Conseil de sécurité des Nations Unies.
On voit bien la relation étroite qui s’établit ici entre le pli de l’unilatéralisme tel qu’il s’inscrit au fondement de la politique internationale des Etats-Unis (ce que nous avons le droit de faire en matière d’interventions sur le théâtre mondial, c’est nous qui en décidons – une formule impeccablement décisionniste que l’on dirait empruntée à un traité de Carl Schmitt) et la promotion de ce qu’il faut bien appeler de ces concepts spongieux dont « rogue state » est le parfait exemple. Plus une cause apparaît indéfendable du point de vue des normes juridiques (et éventuellement morales), et plus elle est conduite à s’entourer de ce genre de brouillard intellectuel. La ritournelle tous usages du « rogue state », c’est le double du mépris (de toujours) pour the rule of law dans les relations entre Etats, nations, peuples ; c’est-à-dire ici la notion même de relations internationales fondées, entre autres choses, sur le respect des souverainetés nationales, quelles que soient leurs puissances respectives.
Ici, plus que jamais, les mots sont importants, tout particulièrement les mots de la politique, de la politique internationale. « Rogue », dans le contexte d’après la fin de la première Guerre froide, d’après la chute du bloc soviétique, c’est un peu comme « outlaw » dans le western classique – un terme destiné à désigner un hyperennemi dans un espace où les règles du droit (Legal State, Rule of Law) et les relations entre droit et ordre n’apparaîtraient pas très bien fixées. Mais la différence entre les deux contextes saute aux yeux : autant il est vrai que dans le monde mouvant de la conquête de l’Ouest une vaste zone grise s’étend entre violence fondatrice, faits accomplis fondés sur la force et état de droit (le marshall originaire étant souvent davantage un expert en maniement des armes qu’un représentant de la loi, un magistrat, à proprement parler), autant il est patent que les interventions militaires unilatérales des Etats-Unis, en Irak, au Panama, en soutien aux contras au Nicaragua, les bombardements en Libye et en Afghanistan, le soutien actif apporté à l’occupation du Timor oriental par l’Indonésie (etc.) – tout ceci intervient en contravention délibérée de règles de droit international bel et bien existantes et validées par la communauté internationale.
Il s’agit donc bien de restaurer ou perpétuer dans le monde d’après l’affrontement entre les deux superpuissances quelque chose comme une politique internationale de western dont le propre est de s’acharner à rendre floues et en tout cas sans incidence sur la politique hégémoniste des Etats-Unis, les règles de droit élémentaires fondant les relations entre Etats, peuples, nations. Le décisionnisme, pour faire passer en force ses décrets, a besoin de mobiliser un vocabulaire adéquat, il embrigade la langue et, ce faisant, comme l’a très bien montré Victor Klemperer, l’outrage [3]. C’est la raison pour laquelle il accordera toujours la préférence à l’affectif sur le normatif – « rogue », c’est à cet égard, le vocable parfait, chargé d’affect, plastique et intensifiable à merci – on en entend encore en français l’écho atténué dans la seule expression courante où ce mot subsiste, à ma connaissance – « d’un ton rogue ».
La mobilisation de ce genre de vocabulaire affectif, c’est le truchement du subjectivisme acharné qui accompagne et soutient les causes indéfendables, c’est-à-dire imprésentables aux conditions d’une argumentation rationnelle, appuyées sur des normes faisant l’objet d’un large consensus : par exemple l’idée que le bombardement par les Etats-Unis de Tripoli et autres villes libyennes, en 1986, rappelle Chomsky, cela constitue un « acte d’auto-défense », destiné à prévenir des attaques à venir contre les Etats-Unis ou, par extension, leurs intérêts vitaux.
On voit bien ici ce qu’est, pour une telle politique décisionniste, l’usage approprié du flou dans la mobilisation des mots – où commencent et où finissent les « intérêts vitaux » des Etats-Unis ?
Idem, pas de coups de force unilatéralistes sans puissantes ritournelles, sans mantras : on n’imagine plus, aujoud’hui, rétrospectivement, l’intervention conjointe des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne contre l’Irak sans la musique d’accompagnement des armes de destruction massive de Saddam... Impeccable construction discursive, énoncé exemplaire pour un objet pas même virtuel... et dont l’équivalent, aujourd’hui, dans le contexte de l’Asie orientale est distinct : la permanence, que dis-je, l’imminence fantasmagorique de l’invasion de Taïwan par les forces armées de Chine populaire – The Chinese Invasion Threat...
L’expression rogue state est indissociable d’une politique de grande puissance [4] en un double sens : c’est nous qui décidons qui est rogue state (et donc qui ne l’est pas – L’Indonésie de Suharto, et pourtant...), mais aussi à quel moment une puissance le sera, le deviendra ou cessera de l’être, selon les conditions d’opportunité que nous définissons. Ainsi, la Chine de Mao ne saurait être un « rogue state » lorsque Nixon et Kissinger décident d’établir des relations diplomatiques avec elle. Cette Chine n’en porte pas moins toutes sortes de stigmates qui, dans d’autres circonstances ou sous d’autres considérations d’opportunité, seraient propres à la faire entrer par la grande porte dans l’enfer des « rogue states » – le Grand Bond en avant et la famine consécutive, la Révolution culturelle et ses débordements, etc. Mais ce n’est pas le moment. De la même façon, la Chine du début du XXIème siècle, celle avec laquelle se développent à toute vapeur les relations économiques avec les Etats-Unis, celle à laquelle ceux-ci ouvrent les portes de l’OMC, celle qui finance le déficit commercial américain – cette Chine « partenaire » ne saurait être un rogue state. Il faut que le tournant trumpien ait pris forme, que se soit dessinée la configuration d’une nouvelle guerre froide qui, par bien des traits, se sépare de la première (le « fond » idéologique de l’affrontement est devenu des plus flous, les mantras sur le totalitarisme tombent à plat dans ce contexte, tout comme le culte d’une « démocratie » quintessentielle dont l’Amérique trumpienne apparaît comme une assez pathétique incarnation) pour que le diable du « rogue state » ressorte de sa boîte.
Il ne saurait apparaître plus clairement que ce dont il est ici question et qui, pourtant, est la cheville d’un des énoncés clés de la politique internationale des Etats-Unis, ce n’est pas un concept, ce n’est pas une notion qui fasse sens dans un discours placé sous un régime descriptif ou juridique. Ce n’est qu’un chiffon rouge que la puissance des puissances (celle qui ne saurait se percevoir que comme telle) sort de sa poche à sa convenance. Le carton rouge brandi par cet arbitre dont on a toutes les raisons de penser qu’il est juge et partie. On voit bien ici que le choix des mots clés et le statut même de ceux-ci, c’est ce qui livre le secret d’une politique et en expose toutes les failles et les abus.
Pour cette raison même, il est vital que nous (disons l’opinion qui s’essaie à être éclairée) ne laissions pas nos pensées et nos réflexions sur le présent être captées, capturées par ce vocabulaire corrompu dont ces emplois du mot « rogue » ou, en version française, « voyou », sont l’exemple parfait. Or, ce que nous voyons, c’est que nous avons affaire à forte partie : un bloc discursif compact, hégémonique, formé en premier lieu par les élites politiques et médiacratiques, impose ici un règlement particulièrement draconien, produisant des automatismes et des systèmes d’évidences très contraignants – qui viendra, sous nos latitudes, ergoter quant à la question de savoir si la Corée du Nord est un « rogue state » ? Et Cuba, avec son parti unique et son folklore post-fidéliste ? Et l’Iran, avec sa théocratie barbue ? Etc. [5] Or, c’est là, précisément que le ver ronge le fruit : là où nos prises sur le présent commencent à être infectées par ce vocabulaire décisionniste, nihiliste [6] au fond, car destiné à empêcher toute approche critique et compréhensive des singularités, des hétérogénéités [7].
L’opération intellectuelle qui s’agence sur l’emploi de mots clés de cette espèce (« rogue state ») consiste à remplacer la capacité descriptive et analytique d’un énoncé par une imprécation ; elle consiste, dans la foulée à remplacer l’instance du jugement (fondé sur la référence à des principes, des valeurs et des normes) par l’anathème. C’est de la pensée (de la discursivité) religieuse de hard discount – et c’est, à cet égard, typiquement états-unien.
C’est la raison pour laquelle, dans un contexte où la pensée universitaire est toujours plus diligemment colonisée par les concepts spongieux de la démocratie décisionniste (néo-schmittienne) ainsi que par les procédures de l’hypercapitalisme communicationnel, la résistance dans les concepts, la bataille autour des énoncés, la guerre de la langue tout court sont plus que jamais des enjeux de premier plan pour quiconque entend faire valoir envers et contre tous les droits de la pensée critique, d’une ontologie du présent qui se fonde sur une approche généalogique, diagnostique et pronostique [8]. La bataille pour l’autonomie de la pensée critique passe par la production de nos propres concepts, la défense de notre propre appareillage conceptuel, la critique inlassable des concepts flasques et pâteux, purement utilitaires, mis en circulation par les pouvoirs-savoirs qui sont en affaire(s) avec les formations hégémoniques et le malheur du monde.
On pourrait dire que la notion de « rogue state », c’est de la littérature, entendu ici comme ce qui ouvre toutes grandes les portes au subjectivisme de la puissance. « La littérature », en ce sens pas très avantageux, c’est tout un domaine d’énoncés dont le propre est de s’opposer à des énoncés et des modes d’énonciation faisant référence à des normes. A ce titre même, « rogue state » est ce qui s’oppose à Etat criminel ou bien « crimes d’Etat ». Si les Etats-Unis et leur séquelle mettent en avant le syntagme de « rogue state » de préférence à celui d’ « Etat criminel », c’est qu’ils n’ignorent pas que l’emploi du second convoque inévitablement une normativité – celle qui statue sur les crimes d’Etat et se manifeste dans l’existence de toute une constellation de déclarations solennelles, chartes, règlements, traités, des normes dont l’autorité est censée être mise en œuvre par de nombreux organismes internationaux, l’ONU, les juridictions internationales, etc.
Ce qui définit en propre la culture de la souveraineté conquérante et expansionniste des Etats-Unis, la culture de grande puissance hégémoniste de ce pays, c’est la continuité absolue dans son refus d’avoir à admettre son implication dans les crimes d’Etat et, a fortiori, son refus d’avoir à comparaître d’une façon ou d’une autre devant des instances ou des juridictions appelées à statuer sur les crimes d’Etat. C’est là la raison pour laquelle les Etats-Unis ne sont pas partie prenante des principales juridictions internationales et n’en reconnaissent pas les décisions, tant est vive leur crainte du retour de bâton que rend prévisible toute pratique indexée sur un système normatif – si tel Etat peut être poursuivi par une juridiction internationale pour avoir bombardé des populations civiles, encouragé des actions génocidaires – alors pourquoi pas les Etats-Unis aussi, en rapport avec tant d’actions litigieuses entreprises au mépris du droit international et des droits humains, en Irak, en Afghanistan, au Panama, Israël, etc. ?
Les Etats-Unis, depuis toujours, campent dans cette idée que leur droit est en toutes circonstances, destiné à prévaloir sur toute espèce de législation ou règlement internationale, résultant d’accords entre d’autres puissances et souverainetés désignés comme « communauté ». C’est ainsi qu’ils ont fait de la Doctine Monroe, à l’origine destinée à placer l’Amérique hors des prises (coloniales) des souverainetés européennes, un pur et simple instrument de la Pax Americana sur le continent américain et au-delà. C’est ainsi que, tout récemment, ils se sont émancipés unilatéralement de l’accord sur le nucléaire iranien au mépris de leurs engagements antérieurs. C’est également un principe intangible de la politique extérieure états-unienne de ne jamais admettre le caractère criminel d’actions conduites dans le passé, quel que puisse être le caractère massif et accablant de celles-ci – Hiroshima et Nagasaki, bien sûr, mais aussi bien, le déversement de substances toxiques sur le Vietnam, le bombardement de digues destiné à inonder des sites habités (Corée du Nord, Nord-Vietnam), etc. Les Etats-Unis ne peuvent pas être ou avoir été impliqués dans des actions criminelles, pour la bonne et simple raison qu’étant l’incarnation providentielle du Droit, ils ont vocation à diriger l’humanité vers le plus grand bien, par expansion du « modèle américain ». C’est ce sophisme qui fonde donc l’exclusion de la notion d’une part criminelle de leur histoire, notamment dans le cours de leurs actions sur des théâtres étrangers.
On tient là la raison pour laquelle plus s’accumulent au fil des interventions extérieures, des faits accomplis imposés dans le champ international par la puissance hégémonique, et plus l’administration états-unienne tend à devenir hystérique et à succomber à la présomption despotique pure dès lors que se présente une situation dans laquelle serait susceptible d’être remis en question le « principe » selon lequel le droit (tel qu’elle l’entend, conformément à ses intérêts), doit valoir comme le droit de tous – celui auquel tous doivent se plier. C’est ainsi que se trouvent exposés à des sanctions ceux qui refusent de se plier aux sanctions unilatéralement imposées à des Etats ciblés comme « rogues » par les Etats-Unis – Cuba, l’Iran, le Venezuela, etc. – la raison même pour laquelle l’héritière de Huawei est « retenue » au Canada qui se comporte en l’occurrence comme un vassal des Etats-Unis.
Mais cela est également vrai pour tout ce qui touche aux juridictions internationales – un domaine dans lequel les Etats-Unis sont particulièrement sensibles à leur condition immunitaire : en septembre 2020, Washington a imposé des sanctions à la procureure de la Cour pénale internationale de la Haye (CPI), Fatou Bensouda, en conséquence de la décision prise par celle-ci de diligenter des enquêtes concernant des crimes de guerre commis en Afghanistan (et dans lesquels les Etats-Unis sont susceptibles d’être impliqués) ainsi qu’en Cisjordanie et dans la bande de Gaza (mettant en cause, donc, l’Etat d’Israël, protégé n°1 de Washington).
Mais ce n’est pas seulement que ces sanctions (économiques) frappent la procureure de la CPI et un autre de ses hauts cadres. C’est aussi, prévenait Mike Pompeo, l’homme de main de Trump en matière de politique étrangère, que « tout individu ou entité qui continuera à assister matériellement ces individus s’expose également à des sanctions. Nous ne tolérerons pas les tentatives illégitimes de la CPI pour soumettre les Américains à sa juridiction » [9].
Justice de western d’un côté (la vindicte clanique étendue aux amis de nos ennemis) et affirmation sans fard de l’exception « américaine » – les Etats-Unis, pour les temps et les temps, ont vocation à se tenir hors de portée de toute juridiction internationale, de tout jugement de la communauté internationale, de la communauté humaine.
La relation qui s’établit entre le fait que la naissance de la nation (et de l’Etat) qui se sont approprié le nom de l’Amérique est inséparable, – d’une part, d’ un génocide (celui des peuples premiers sur le territoire en formation de cet Etat) et, de l’autre, d’un crime contre l’humanité (l’esclavage de plantation dans le Sud des Etats-Unis – et ce qu’il faut bien appeler un délire de l’innocence perpétuelle, cette relation est tout à fait patente. C’est bien parce que la criminalité de l’Etat et la violence fondatrice (de la nation), comme violence exterminatrice et suprémaciste, sont enracinées au plus profond de cette entité historique, les Etats-Unis, que l’hallucination et l’hystérie innocentistes y formatent le discours de l’autorité et, pour une part essentielle, de la partie de la population qui fait corps avec l’histoire de la nation, comme nation blanche, conquérante et hégémoniste.
Lorsqu’on parle d’Etat criminel ou, plus couramment, de crimes d’Etat, on fait référence à des institutions, des dispositifs, des activités dont le propre est d’être qualifiables du point de vue d’un système de normes doté d’une validité reconnue par la communauté humaine – les droits de l’homme, le droit international pour l’essentiel. Selon ce système de référence, les crimes d’Etat sont comparables entre eux et l’on peut introduire des chaînes d’équivalence entre des crimes que différentes souverainetés ou puissances étatiques ont pu commettre dans des circonstances variées. Nul Etat ne peut s’exempter de cette réglementation, fût-il le plus puissant d’entre eux. Cette normativité générale est, très précisément, ce à quoi s’oppose frontalement la philosophie de la puissance et de son rôle dans l’Histoire qui est celle des Etats-Unis ; celle-ci est en effet toute entière fondée sur la notion non seulement d’une voie singulière ou d’un destin particulier mais de l’exception pure. C’est la raison pour laquelle les Etats-Unis ne s’excusent jamais pour des crimes d’Etat qu’ils ont commis et surtout, ce qui est bien pire, font constamment prévaloir ce qu’ils considèrent comme leur grandeur (« make America great again... »), leur honneur, sur les faits établis. « I will never apologize for the United States of America – I don’t care what the facts are », déclare le Président Bush (cité par Chomsky) après la destruction, en 1988, d’un avion de ligne iranien par un missile tiré d’un navire de guerre US croisant dans les eaux territoriales iraniennes.
La capacité infinie de pratiquer le déni des faits historiques les mieux établis qui, selon Hannah Arendt est la marque de fabrique des régimes (et de la pensée) totalitaires, constitue le débouché naturel de cette philosophie de l’exception souveraine – le fond, la matrice même de l’hégémonisme et du suprémacisme conquérants. Le corollaire de cet usage de l’exception, c’est évidemment le culte de la force en tant que celle-ci fonde l’impunité – my might, my right – la force comme source du « droit », les rapports de force et les faits accomplis comme « force de loi ».
L’usage immodéré que font donc l’administration états-unienne (et toute sa séquelle « globalisée ») de l’expression « rogue states » se rattache très étroitement à cette philosophie de l’exception. Cet usage est destiné à alimenter en permanence une politique de l’ennemi – or la puissance hégémonique ne saurait vivre sans ennemi(s), comme le montre parfaitement la production par les Etats-Unis de nouveaux ennemis après la fin de la première guerre froide [10]. La notion de « rogue state » est ce qui permet de décréter unilatéralement, au nom, toujours de l’intérêt supérieur des Etats-Unis, qui est ennemi de l’humanité en tant qu’ennemi des Etats-Unis. C’est là l’opération hégémoniste par excellence et qui ouvre un crédit de violence illimité à la puissance qui la met en œuvre.
A l’évidence, la politique étrangère des Etats-Unis ou, dans des termes moins convenus, leur expansionnisme (tel qu’il a pris corps dès le XIXème siècle et leur hégémonisme tel qu’il s’est affiché dès les lendemains de la Première guerre mondiale) se rattachent à des sources, des inspirations, des traditions totalement étrangères à celles qui, habituellement portent le cachet de la Révolution américaine entendue comme source d’inspiration démocratique et libérale pour le monde entier. Ces « traditions cachées » dont s’inspire la politique impériale états-uniennes sont celles qui font leur credo de l’exception souveraine dans sa forme la plus cynique, ouverte et décomplexée ; des traditions, donc, dont les régimes fascistes ont fait le plus ample usage au XXème siècle – tout particulièrement la tradition anti- et contre-révolutionnaire qui va d’ Edmund Burke à Carl Schmitt en passant par Joseph de Maistre. Ce n’est évidemment pas pour rien que Carl Schmitt est un observateur à la fois critique et fasciné si sagace de l’expansionnisme états-unien et de l’impérialisme universaliste qui l’accompagne comme son ombre – il s’y éprouve, en sa qualité d’inspirateur théorique des projets conquérants de Hitler, en terrain familier et le précédent « américain » lui apparaît comme propre à fonder une sorte de jurisprudence en matière de constitution de « grand espace », à laquelle le Reich nazi pourrait se référer lorsqu’il envisage la conquête des territoires de l’Est européen au détriment, entre autres, des peuples slaves [11].
Dans son article, Chomsky opère un rapprochement stimulant entre la politique de l’ennemi telle que la pratiquent les Etats-Unis, fondée notamment sur le renouvellement perpétuel du « stock » des ennemis de l’humanité en tant qu’ennemis des Etats-Unis (« international terrorism », « Hispanic narcotraffickers », « rogue states »...) et une notion attribuée à Richard Nixon sous le nom de « madman theory ». Il s’agit de l’idée selon laquelle la puissance armée (ou la réserve de violence militaire) dont disposent les Etats-Unis ne peut, face aux ennemis que ceux-ci désignent ou, si l’on veut, s’attribuent, disposer d’une véritable capacité dissuasive qu’à une condition précise : que ces derniers soient convaincus que la puissance hégémonique est parfaitement capable, dans des circonstances déterminées, d’agir de manière « irrationnelle et vindicative » si elle sent ses intérêts vitaux menacés – ceci incluant, donc, l’emploi de moyens nucléaires. Pour que l’existence des armements disponibles soit effectivement dissuasive, il faut que l’ennemi soit susceptible d’être paralysé, frappé d’effroi à l’idée que les dirigeants états-uniens pourraient être assez fous pour déclencher le feu nucléaire, pour recourir aux moyens les plus jusqu’au-boutistes, les plus disproportionnés, pour faire usage de la force sans compter dans le but de réduire leurs ennemis à néant.
Cette « théorie », dit Chomsky, n’a cessé de hanter les états-majors (politiques et militaires) états-uniens depuis la défaite au Vietnam et elle prend évidemment tout son sens dans l’horizon où se dessine la menace, réelle ou imaginaire, incarnée par tel ou tel « rogue state ». Il s’agit bien de convaincre l’adversaire que la politique extérieure des Etats-Unis ne saurait se cantonner dans la sphère des calculs rationnels d’intérêt, laquelle exclut, évidemment le risque nucléaire ; de les convaincre que l’on ne saurait tenir pour acquis que les dirigeants de ce pays sont suffisamment raisonnables, dans la durée et de manière continue, pour éviter de se lancer dans des opérations de terreur destructrices dont ils ne sauraient mesurer les conséquences. Le spectre de Dr Folamour doit hanter la tête de l’ennemi, quel qu’il soit.
La tradition dans laquelle s’inscrit, sans le savoir selon toute probabilité, la « madman theory » de Nixon est tout aussi ancienne que distincte : celle qu’évoque Machiavel dans Le Prince lorsqu’il associe le moment hyperviolent, comme moment de terreur pure destiné à susciter l’effroi, à la création ou la consolidation de la souveraineté, figure reprise par Joseph de Maistre comme celle du bourreau en tant que double abject du souverain dans Les soirées de Saint-Petersbourg [12]. Dans les deux cas, il s’agit bien de montrer que la souveraineté se valide, que ce soit dans son moment fondateur ou dans celui de sa réassertion, par un usage immodéré, démesuré, excessif de la force – un excès ou excédent qui, selon une économie traditionnelle de la violence, se manifeste par le versement spectaculaire et terrorisant du sang ; dans une économie moderne de la violence, ce sera une violence exterminatrice possible, suspendue au-dessus de la tête de l’ennemi comme une épée de Damoclès et ne faisant pas la différence entre gouvernants et gouvernés qui sera mise en avant. C’est ce que promeut Nixon, lui-même dépeint par certains observateurs comme un demi-dément dans le contexte des Pentagon Papers et de sa destitution, c’est ce que font les Dr Folamour états-uniens qui spéculent sur un usage au premier degré de la terreur nucléaire [13].
Sous la présidence de Trump, la « madman theory » retrouve une consistance inattendue : les embardées de sa politique étrangère, notamment sur les front de crises plus ou moins ouvertes (Moyen-Orient, relations avec la Chine) rendent parfaitement envisageables des recours excessifs à la force inspirés par un mélange de calcul « nixonien » et de pure inconséquence, voire d’aberration mentale. La grande leçon de ces quatre années de présidence trumpienne, c’est que la « folie » d’intensité variable du Guignol (Marx [14]) qui se trouve installé au cœur du dispositif de force de la puissance hégémonique, loin d’être endiguée en toutes circonstances par la Raison d’Etat incarnée par les vrais professionnels qui entourent l’imprévisble bouffon, cette « folie » embarque et stimule toutes sortes d’intensités propres à lui donner force de loi – les rodomontades de Trump sont relayées promptement par un assortiment bigarré de va-t’en guerre, d’Israël à Taïwan, qui y voient l’occasion ou jamais de mettre en pratique leur rêve d’infliger une leçon à l’Iran ou la Chine [15].
On voit bien ici à nouveau la relation organique qui s’établit entre la « madman theory » (entendue comme noyau dur d’une doctrine de la souveraineté qui mise tout sur les démonstrations de force, sur le droit de conquête, le grand espace et les chasses gardées, se moque comme d’une guigne de toute approche contractualiste de la question) et la nomenclature dans laquelle la notion de « rogue state » occupe une place de choix.
La lutte pour le maintien de l’hégémonie trouve son complément nécessaire et vital dans l’entretien de fausses dichotomies, il lui faut constamment travailler à faire plier l’analyse du présent aux conditions d’une nomenclature réduite à sa plus simple expression. Le discours de l’hégémonie est rudimentaire, fondé sur un outillage conceptuel grossier, car il doit constamment travailler à simplifier à outrance et à faire entrer le champ de la politique dans des oppositions sommaires – là où la pensée des complexités se trouve réduite aux plus inconsistantes formules d’agitation en « ou bien »... « ou bien » – démocratie contre totalitarisme ou autocratie, donc, Etats-voyous contre monde libre, etc. Il s’agit, en réduisant toute l’analyse du présent à ces équations simplifiées, de sommer en permanence le public massifié et sous influence (les médias relaient avec complaisance ces opérations) de choisir son camp. Cette mise en condition, on le voit bien, passe par une bataille perpétuelle dans la langue – ici, pour la fabrication et la mise en circulation d’une sorte d’idiome ultra-simplifié de la politique, une sorte de pidgin de l’hégémonisme [16].
C’est la raison pour laquelle nous devons nous battre sans relâche contre cette maladie de la langue pour rétablir les droits de la complexité en même temps que ceux de la critique et de la libre pensée – ce qui passe par la défense, la restauration et la relance (la recréation) perpétuelles d’un vocabulaire, d’une conceptualité qui s’efforcent de se tenir à la hauteur de ces enjeux. Un exemple me vient ici à l’esprit : lorsqu’un crétin de ministre (de l’Education nationale, circonstance aggravante) prétend interdire à un syndicat d’enseignants d’utiliser la notion de racisme d’Etat (élevé notamment par Foucault à la dignité du concept dans ses cours au Collège de France sur la genèse des formes de pouvoir modernes), mon compagnon d’armes Olivier Le Cour Grandmaison est conduit à se fendre d’un belle analyse dans laquelle il expose soigneusement la distinction nécessaire entre racisme d’Etat et Etat raciste – dans la France d’aujourd’hui, le racisme d’Etat est solidement enkysté, mais pour autant l’Etat en tant que tel ne saurait être qualifié d’Etat raciste, à l’égal, par exemple de l’Etat nazi ou du régime de Vichy. Pour que ce genre de distinction puisse prévaloir, il faut travailler avec des outils conceptuels précis, ce qui, précisément, a pour destination d’éviter les simplifications outrancières, les glissements et les amalgames [17].
Le problème de fond, c’est que la pensée, ses procédures et ses exigences, notamment la pensée du présent, c’est et cela a toujours été le cadet des soucis des croisés de l’hégémonie. Leur problème, leur passion unique, c’est le pouvoir et son exercice qui ne s’assigne aucune limite. Le reste (les idées, les concepts, les énoncés...), c’est de l’intendance dont la vocation est, c’est un fameux général qui l’a dit, de suivre...
PS : le fond de la pensée de Chomsky, dans l’article qui m’a ici inspiré, c’est qu’en définitive, le pire des « rogue states », c’est encore et toujours les Etats-Unis. La chose à faire, donc, c’est leur tendre le miroir et leur dire : de te fabula narratur. Ce qui est une manière, quelque peu paradoxale certes mais néanmoins tangible de valider le concept.
Je suis en désaccord avec cette approche et il me semble que ce désaccord soulève une question de fond, et philosophique et politique. Je ne pense pas que l’on combatte efficacement l’ennemi en empruntant ses concepts pourris. Il me semble qu’au contraire, il est essentiel de faire la différence en les récusant et en exposant pourquoi il s’agit d’outils inutilisables, indissociables de la cause indéfendable qu’ils servent.
La chose amusante, dans le contexte de ce désaccord entre « amis » (au sens politique du terme), c’est que, s’agissant d’une question qui a trait à la langue et aux mots, je me trouve, négligeable philosophe islamo-gauchiste (en lingua blanquera) que je suis, aux prises avec un linguiste de réputation mondiale et dont le nom est d’ores et déjà gravé en lettres d’or dans le hall of fame de sa discipline... Comment me sortir de ce mauvais pas ? J’en appelle au discernement des lecteurs – que faire d’autre ?