Sade et Dostoïevski au Vatican 1/3

, par Mehmet Aydin


Au 19e siècle, l’intelligentsia russe emprunte sa philosophie et son esthétique au classicisme européen, mais de façon indépendante et originale. Et sa littérature doit son émancipation surtout à des écrivains comme Pouchkine, Gogol, Lermontov, Dostoïevski, Tchékhov et Tolstoï. Sous l’influence de la philosophie allemande, l’élite intellectuelle avait posé les questions identitaires sous l’angle de l’altérité, en interrogeant les rapports entre la Russie, l’Europe et l’Occident. C’est ainsi que les fameux débats entre slavophiles et occidentalistes ont commencé. Ensuite il a eu l’influence de Hegel et de Marx. Alexandre Koyré, dans Etudes sur l’histoire de la pensée philosophique en Russie (J. Vrin, Paris 1950), et La philosophie et le problème national en Russie au début du XIX siècle (Gallimard, Paris 1976)) dresse un tableau saisissant de cette période cruciale.
Romanciers, Tolstoï et Dostoïevski ont été influencés surtout par Balzac et Hugo. Dostoïevski était un grand admirateur de George Sand. Les grands romanciers français du 19 e siècle ont profondément marqué la pratique du roman non seulement en Occident mais en Orient - russe, ottoman, japonais… Mais il semble aussi que la force créatrice du roman français commence à s’exercer durant la seconde moitié de ce siècle. En 1886 paraît Le roman russe d’Eugène Melchiorre de Vogüé, diplomate français à Saint-Pétersbourg. Ayant appris le russe, il découvre les auteurs russes. Son œuvre n’est pas une critique littéraire mais plutôt faite des impressions d’un lecteur enthousiaste, une invitation à explorer la littérature russe. Il pensait que lire les nouveaux auteurs étrangers surtout Dostoïevski et Tolstoï permettrait d’expérimenter un dépaysement intellectuel, voire une offrait l’occasion d’une renaissance de la littérature française. Car il pensait que la littérature de son pays souffrait de son esprit de logique et de son raisonnement cartésien. Le roman russe eut, dès sa publication, un grand retentissement dans le milieu littéraire français où l’influence de Dostoïevski et Tolstoï fut très importante pour les romanciers français qui marquèrent le 20e siècle. (Voir Anna Gichkina, Eugène-Melchior de Vogüé ou comment la Russie pourrait sauver la France, Paris, 2018, L’Harmattan.).
Mais qu’est-ce qu’un roman ? Le « roman » désigne dès le 17e siècle des histoires d’aventures amoureuses, écrites en prose avec art, pour le plaisir et l’instruction des lecteurs ( Pierre Huet, Traité sur l’origine des romans, 1670). Il traite donc de sujets très variés. Par sa nature, il est protéiforme. Il ne respecte pas les contraintes formelles comme le théâtre ou poésie. Après avoir été un genre mineur jusqu’au 18e siècle, il devient le genre majeur des siècles suivants. Il s’affirme comme un genre évolutif, témoignant de sa fécondité et de sa capacité de se renouveler jusqu’à nos jours. Il a eu un succès décisif car il a révolutionné la littérature. Mais comment ? J. Rancière, avec l’expression de « politique de la littérature », ouvre un débat sur ce sujet : cette expression ne fait pas référence aux engagements des écrivains et pas davantage aux structures sociales ou aux luttes politiques ; elle suppose un lien spécifique entre la politique comme forme de la pratique collective et la littérature comme régime historiquement déterminé de l’art de l’écriture : la révolution littéraire bouleverse de fait l’ordre sensible qui soutenait les hiérarchies traditionnelles, mais aussi l’égalité littéraire déjoue toute volonté de mettre la littérature au service de la politique ou à sa place. Ce en ce sens qu’il a révolutionné celle-ci en la démocratisant : « Il n’y a donc pas une politique de littérature. Cette politique est au moins double. La « pétrification » que les critiques réactionnaires du 19e siècle et les critiques progressistes du 20e siècle reprochent ensemble à la littérature nouvelle résulte en réalité de l’entrelacement de deux logiques. D’un côté, elle marque l’effondrement du système des différences fondé sur la représentation des hiérarchies sociales. Elle accomplit la logique démocratique de l’écriture sans maître ni destination, la grande loi de l’égalité de tous les sujets et de la disponibilité de toutes expressions, qui marque la complicité du style absolutisé avec la capacité de n’importe qui de s’emparer n’importe quels mots, phrases ou histoires… (Politique de la littérature, Galilée, 2007, p.30) » Et dans cet espace qui a connu une révolution, surtout grâce à la Grande Révolution de 1789, le roman en particulier, par sa souplesse a eu une grande fonction démocratique dans l’écriture : « Flaubert proclame en 1853 qu’il n’y a ni sujets nobles ni vilains sujets. En un sens, cela toujours été la politique du roman, mais cette politique en faisant justement un genre marginal, participant de la rationalité carnavalesque des renversements ponctuels et localisés du monde.[…] Le roman est le genre qui fait triompher en même temps la puissance anonyme de la vie sans qualité et la puissance d’un style indifférent à la dignité des personnages. Il est le genre qui s’adresse à n’importe qui. Le triomphe du roman comme genre littéraire par excellence est le triomphe de cette égalité qui n’est pas pour autant homologue à celle que met en jeu l’action politique… (Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués, Entretiens, Editions Amsterdam, 2009 , p.562.) » Le roman met en lumière les grandes contradictions sociétales qui ont surgi après la destruction de l’Ancien régime par la Révolution française. Cette coupure opérée entre Ancien et Nouveau a eu une répercussion aussi en Orient, surtout sur les intellectuels russes, japonais, ottomans, chinois… Mais ici nous entrons dans un autre débat très important.
Tolstoï avait un esprit subversif. Son fameux anarchisme individualiste-existentialiste- aristocratique niait tout : en commençant lui-même avec ses œuvres jusqu’à la société, famille, trône… Son aîné Dostoïevski, bien que non aristocrate, s’était formé dans sa jeunesse sous l’influence de la vaque révolutionnaire européenne de 1848. Certes la Russie tsariste de l’époque n’était pas troublée par cette contagion révolutionnaire mais quelques intellectuels, au contact de l’ « Occident », étaient déjà sous influence. Des livres parviennent en Russie et des cercles se mettait à discuter. Ces intellectuels lisaient énormément en français. Jeune, Dostoïevski leur emprunte les ouvrages de Cabet, de Proudhon, et La vie de Jésus de Strauss. Il fréquente les réunions de ce monde. Mais il préfère un cercle plus socialiste et d’inspiration chrétienne. Il pensait que le socialisme est la forme pratique que prend le christianisme à l’époque contemporaine. C’est dans ces milieux qu’il a assisté à la lecture d’une lettre de Bielinski à Gogol, subversif, furieusement anticléricale, mais opposant aux Eglises le Christ. Il était farouchement critique contre la censure et le servage. Dostoïevski l’était aussi. Après les arrestations, ce fut surtout pour avoir lu cette littérature qu’il fut condamné à mort avec plusieurs de ses « complices ». Les malheureux n’apprirent qu’en face de peloton d’exécution la grâce de l’empereur. Â l’un d’eux, l’épreuve coûta la raison. Dostoïevski en fut marqué pour la vie. Dans la nuit de Noël 1849, il travers la ville en fête, en route vers la Sibérie. Après quatre ans de bagne, le voici simple soldat. Il relate cette période dans La Maison des morts, en grande partie autobiographique, récit à la première personne, à la fois un roman et un reportage-documentaire très original : les souffrances de bagne, les traitements inhumains infligé par l’administration pénitentiaire, les forçats enchainés, les assassins, les tueurs d’enfant…chacun a son histoire et son secret, ses vices et ses vertus. Le thème de l’innocence et de culpabilité apparaît dans ses versions plus cruelles et criminelles. Comme le bagne était un lieu de cohabitation forcée, le bagnard Dostoïevski y trouvait un terrain d’observation inégalé pour résoudre « l’ énigme de l’homme », la « grande mission » de sa vie qu’il s’était fixée. Sa peine de mort avait été commuée en quatre années de bagne. Cette triste expérience de l’ institution judiciaire et du système pénitentiaire lui donna d’ailleurs la matière de ses futurs romans : aveu et confession peuvent avoir un langage à double sens, paradoxal. Ils peuvent être imposés comme l’autocritique, voire comme le « péché » par les États, ou la religion, la morale, le droit, la politique tout à la fois. Mais ces thèmes ne sont-ils pas actuels de nous jours, où sous des régimes « démocratiques », autocratiques, l’État continue à arracher des aveux, souvent par la des formes de torture sophistiquées ? Dostoïevski avait vingt-huit ans quand il fut arrêté par la police tsariste. Interrogé par une commission extraordinaire, il a gardé son silence sur certains faits mais il n’a pas renié ses convictions : « Voilà ma réponse devant la Commission d’instruction, j’ai dit la vérité…( P. Pascal, Dostoïevski, l’homme et l’œuvre, L’âge de l’homme, 1970, p.67.) » Il n’est pas, comme Tolstoï, un seigneur dans son domaine. Il est un citadin sans fortune, ex-prisonnier forçat, aimant à se définir comme « écrivain prolétaire » qui vit de sa plume. Il créa dans l’angoisse et la maladie, avec une énergie presque surhumaine. Il ne connut la gloire que dans sa dernière année, mais la postérité l’a placé, au-dessus peut-être de Tolstoï, au rang des plus grands parmi la littérature mondiale. Et surtout, il a renouvelé le roman occidental et son influence n’est pas près de s’éteindre. Il a laissé indifférents peu de philosophes, penseurs ou théoriciens de la littérature. Avec lui, nous avons à faire à un écrivain éminemment complexe, parfois confus. Sa lecture est souvent source de nombreux malentendus. Romancier, certes, mais il fut aussi un penseur surtout du journalisme d’opinion et de la polémique. Il y a aussi chez lui une dimension philosophique, comme tente de le montrer P. Lamblé, en le comparant à Rousseau : « Chez Dostoïevski […] le discours romanesque et philosophique sont absolument indissociables : c’est à l’intérieur même de la structure du roman, dans les rôles que tiennent les personnages, dans les rapports qu’ils entretiennent entre eux que se trouve le contenu philosophique du roman. [...] Dostoïevski a mis beaucoup de temps à élaborer sa propre pensée, et, s’il commence assez tôt à se passionner pour la philosophie, il a longtemps cherché sa propre voie ». (Le fondement du système philosophique de Dostoïevski, 2001, tome I, p. 10-16.) ».
Il avait une foi chrétienne existentielle très personnelle. En dehors de tout « système » philosophique de son temps, avec une lucidité de visionnaire, il a pressenti les grands séismes tragiques qui ont ébranlé l’Europe au 20e siècle. Pour lui, c’est la liberté de l’homme qui est la clé d’une Histoire qui n’est jamais écrite d’avance. Il s’attache sans cesse à replacer l’homme au centre des grandes questions philosophiques. Il voulait responsabiliser avant tout l’homme. Souvent, il lui octroie de si grandes responsabilités que la réalité de la vie ne lui permet pas d’y faire face, disons que c’était son utopie idyllique. Vers la fine de sa vie, en 1880, à Moscou, il frôle la gloire avec son fameux Discours sur Pouchkine. Il y exalte le poète en rédigeant en quelque sorte son testament idéologique : « Notre vocation est européenne et universelle. Être russe, parfaitement russe, ce n’est peut-être rien d’autre qu’être frère de tous les hommes ! » Sept mois plus tard, il mourait. Aucune œuvre d’écrivain n’ a suscité autant de passion et de partialité - en littérature, philosophie, psychanalyse, dans le domaine de l’idéologie...Vu l’immensité de l’intérêt suscité par son œuvre, il faut bien se rappeler qu’il est d’abord un romancier, bien que plusieurs écoles de pensée parmi les littérateurs, philosophes, écrivains, aient pu, à tort ou à raison, puiser leurs inspirations dans ses œuvres, souvent très personnelles, tentant d’y trouver des illustrations à l’appui de leurs thèses. Quiconque a goût pour la littérature ne saurait demeurer indifférent lorsqu’il le découvre. Par exemple, un jour, Nietzsche est tombé par hasard sur l’adaptation française des Carnets du sous-sol par Halpérine-Kaminsky & Ch. Morice (Paris, Plon,1886), et il a saisi l’originalité de l’écrivain russe, en le commentant brièvement, en philosophe : « ... Dostoïevski le seul psychologue dont, soit dit en passant, j’ai eu quelque chose à apprendre ; il fait partie des hasards les plus heureux de ma vie, plus même que la découverte de Stendhal. Cet homme profond, qui a eu dix fois raison de faire peu de cas de ce peuple superficiel que sont les Allemands, a vécu longtemps parmi les forçats de Sibérie, et il a reçu de ces vrais criminels, pour lesquels il n’y a avait pas de retour possible dans la société, une impression toute différente de celle qu’il en attendait ; - ils lui sont apparus taillés dans le meilleur bois que porte peut-être la terre russe, dans le bois le plus dur et le plus précieux. ( F. Nietzsche, Crépuscule des idoles (1889) , « Ce que les Allemands sont en train de perdre, 45 », traduit par H. Albert, Flammarion, 1985, p.164. ) »
Au dire de Nietzsche, Dostoïevski est le seul auteur qui lui ait appris quelque chose en psychologie, voyant en lui un grand connaisseur de l’homme. Remarques élogieuses du philosophe solitaire pour cet écrivain non moins solitaire, qu’a été Dostoïevski. Un tel commentaire doit avoir une raison. L’écrivain russe, dit un fin observateur comme Proust, saisit les personnages en pleine crise intérieure ; tels quels, avec leurs hésitations ou leurs excès, leurs contradictions, leurs rêves, leurs état seconds, leurs actes inexpliqués. Leur inconscient, mieux qu’une conduite logique, trahit leur nature. Tous les deux deviendront grands maîtres du soupçon et influenceront profondément la pensée occidentale du 20e siècle. Nietzsche a connu une reconnaissance posthume après sa mort et Dostoïevski une reconnaissance tardive dans son pays, de son vivant. Si Nietzsche avait la possibilité de connaître en peu plus son œuvre, il aurait dû en dire beaucoup plus. L’un, grand sapeur de la morale occidentale, l’annonciateur de la « mort de Dieu », et l’autre, porté au mysticisme. Mais n’y a-t-il pas entre deux penseurs non conformistes et atypiques des points communs, comme la fascination pour la maladie, la perception des insuffisances du rationalisme et de la foi dans le « progrès » de la civilisation occidentale, l’inanité de l’attente du paradis social et la complexité de la nature humaine, la déchéance de la noblesse et des valeurs aristocratiques ? L’écrivain russe privilégiait surtout la puissance de l’argent, l’alcoolisme, la maladie, la souffrance de la conscience, la faute, la honte, l’aveu, la confession, la prostitution, le fameux nihilisme du mouvement révolutionnaire, l’athéisme, la mort annoncée du Dieu, le suicide, l’absence d’une utopie sociale tournée vers le futur. Chez un mystique comme lui Dieu est caractérisé plutôt par son absence que par son existence. Ex-socialiste « fouriériste » il rejetait l’« individualisme », l’« égoïsme » et l’« utilitarisme » européens. Il développait ait une farouche critique de l’humanité européenne qui, à son avis, était épuisée ses ressources. Lorsque ses premiers voyages à Paris et à Londres, il vu la puissance de l’argent et une société très inégalitaire. A Londres, les foules affamées qui se vouent le samedi soir au plaisir, la ville tentaculaire avec ses quartiers enfumés où la prostitution s’étale. Il lançait ses anathèmes contre le monde occidentaliste, rationaliste et positiviste : l’homme n’est pas une machine ; il n’obéit pas à des lois de la raison. Certes, mais cette lecture est sans doute réductrice. Elle est fondée sur les premières impressions d’un voyage, bien que lui-même ait vécu en Europe. Car après l’abolition du servage, la Russie elle-même deviendrait pour lui le paradis de la violence et l’exploitation capitaliste. En 1860, à Saint Petersburg, l’homme d’action et acerbe polémiste qu’il est fonde une revue ( « Vremja » Le Temps ). Il était trop progressiste et européen pour condamner les réformes de Pierre le Grand. Que la Russie se modernise à l’occidentale, mais en respectant les traditions nationales, exige-t-il. Il a vite compris que son pays passerait lui aussi par la « voie capitaliste ».
Mais pourquoi cet écrivain m’intéresse ici ? Je m’explique : dans ses romans, l’importance de l’aveu et de la confession est évident. Nous verrons que ses personnages ont été hantés par le désir de parler et de s’expliquer. Le besoin d’avouer les fautes, faire de confessions, voire avouer les crimes commis s’avérait vital chez eux. Dans Crimes et Châtiment, Les frères Karamazov et Souvenirs de la maison des morts, Les Démons(Possédés), L’Idiot le thème de l’aveu et du rachat de la faute sont à la fois juridiques, métaphysiques, religieux et existentiels. Et quand on les découvre et y réfléchit, nous verrons que les problèmes soulevés concernent aussi notre temps, nos problèmes, nos angoisses. Nous savons que plus qu’une intrigue, les récits autobiographiques, les aveux, les confessions nous ont toujours intéressés. Ce motif a toujours occupé une place privilégiée dans la littérature française. On peut toujours dire avec Malraux que : « Mon passé, ma vie biographique n’avaient aucune importance…(Les Miroirs des Limbes, Antimémoires, 1976, p. 234.) ». Cependant, malgré cet aveu de fausse modestie l’écrivain a continué à écrire des centaines de pages pour extérioriser son irrésistible besoin de parler de soi jusqu’à la mythomanie. Chacun à sa manière ou selon sa ruse. Les exemples abondent. Par principe il faut avoir l’esprit vigilant dès qu’il est question de confessions. A première vue, dans cette écriture, il y a un aspect quasi invariable : les auteurs demandent ou attendent de vous reconnaissance, l’amour, sympathie, ils veulent être crus. Mais comment démêler le vrai du faux, alors, si le lecteur est animé du désir toucher à l’authenticité dans ce qu’il lit ? L’intime s’affiche-t-il en public ? Car, par définition, l’ « intime » est ce qui s’oppose au « public ». Il doit rester intime et on ne le divulgue pas. On demeure dans les paradoxes. A l’appui de ce débat, on peut mentionner la fameuse la fameuse thèse de Richard Sennett, The Fall of the public man, 1974 (Traduction française ; Les tyrannies de l’intimité, Seuil, 1995). Sa position est relativement simple : depuis le 18e siècle, on constate dans les sociétés occidentales un déséquilibre croissant entre les relations inter-individuelles. Ce processus est régulé par les contraintes d’un jeu qui assigne à chacun une place selon son rang et déterminant son comportement en public. On assiste, d’une part, à l’émergence de la notion de personnalité qui suppose l’existence d’un moi préexistant et une séparation de plus en plus forte entre vie publique et vie privée : « versus vie privée ». Le moi, la personnalité intime devient synonyme de vérité et de sincérité, tandis que les rôles sociaux sont dévalorisés comme factices et artificiels. L’exigence de sincérité comme le dévoilement du moi dans la vie sociale sont devenus envahissant. Le public est envahi par l’intime : « La société intimiste ». L’auteur annonce même la fin de la « culture publique », la mort de la res publica, chacun se retirant dans le confort et l’enfer narcissique en même temps que sa sphère privée, abandonne tout espace public, toute vie publique, toute politique à la « tyrannie du charisme ». De nos jours, la profusion de l’information technologique qui déborde les frontières des institutions sociales et économiques s’infiltre dans la vie quotidienne, nous colonise même. Pensons à l’usage massif d’Internet, du portable et de puissants appareils numériques portables bousculant la séparation technologique traditionnelle entre la lecture, l’écoute et la visualisation. « Voilà les nouvelles technologies du pouvoir » aurait pu dire Michel Foucault s’il revenait parmi nous. Finalement Internet et le cyberspace remplacent l’espace public ? Grâce au cyberspace, on n’en finit pas de nous dévoiler l’intimité des personnages connus ou inconnus. Le mot intime semble même stimuler les désirs voyeuristes. Rien n’y est épargné : la vie intime et sexuelle, le chantage destiné à mettre sous pression les victimes qu’on s’est choisi, les vengeances personnelles ou politiques, les harcèlements...
Chaque jour se découvre une nouveauté. Donnons un exemple très révélateur : après l’onde de choc de l’affaire Weinstein aux États-Unis, les femmes harcelées, victimes de violences sexuelles ont commencé à confier au public leurs témoignages. Ainsi, l’opinion publique a appris que le harcèlement est un véritable problème dans le monde entier. Et comme de nombreuses femmes ont porté plainte pour harcèlement, leurs démarches comportaient un sens juridique, civil et pénal. Et parallèlement à ça, un autre phénomène quasi mondial a fait son apparition : dans plusieurs pays d’Europe, en Amérique du Sud, aux États-Unis, en Australie, l’Église catholique romaine fait face depuis la fin du siècle dernier à la révélation de nombreuses affaires d’abus sexuels sur mineurs commis par des prêtres, des religieux ou des laïcs en mission ecclésiale. Il s’agit de faits de pédophilie. Certaines de ces affaires ont été portées en justice, mais d’autres sont prescrites, souvent parce qu’elles ont été couvertes ou étouffées par la hiérarchie ecclésiastique. Et depuis début du 21e siècle, de nombreux diocèses commencent à reconnaître publiquement les faits. Ironie d’une vocation ! Les hommes de l’Église qui avaient fait le vœu de chasteté en arrivaient à admettre publiquement qu’ils sont tombés dans le « péché de la chair » de la pédophilie ?
Tout récemment, en France, Jean-Marc Sauvé, président de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise présente son rapport d’enquête ( le 5 octobre 2021). Il s’agit encore de violences sexuelles au sein de l’Eglise catholique de France estime à 216.000 le nombre de mineurs victimes de prêtres, diacres et religieux depuis 1950. Ce nombre grimpe même à 330.000 si l’on y ajoute les personnes agressées par des laïcs travaillant dans des institutions de l’Église (enseignants, surveillants, cadres de mouvements de jeunesse...). Tous ces faits avérés nous paraissent incroyables ! Et en cette France, la « fille aînée de l’Eglise » ! Dans ce rapport rendu public et après avoir été convoqué par le ministre de l’Intérieur du gouvernement français, Monseigneur de Moulins-Beaufort président de la Conférence des évêques de France défend le secret de la confession que la République « a toujours respecté » : « Ce sera pour lui l’occasion de rappeler qu’aujourd’hui, le secret de la confession, imposé aux prêtres par le droit canonique, n’est pas contraire au droit pénal français, comme le souligne la circulaire de la chancellerie du 11 août 2004 » (Sur le secret professionnel des ministres du cultes (AFP, 07/10/2021). On apprend que le rapport Sauvé a préconisé aussi aux autorités de l’Eglise de relayer un message clair adressé aux confesseurs et aux fidèles, concernant l’obligation du confesseur de signaler aux autorités judiciaires et administratives les cas de violences sexuelles infligées à un mineur ou à une personne vulnérable. Et à cette occasion, un débat crucial surgit : le secret de la confession des prêtres est-il « plus fort que les lois de la République » ?
De son côté, le même ministre de l’Intérieur déclarait dernièrement que la loi de la République doit l’emporter. Ce rapport montre qu’au sein de l’Eglise catholique ce n’est pas le confesseur seul qui est au courant des actes qualifiés de « pédophiles » , mais toute sa hiérarchie qui décide de le protéger et d’ignorer les victimes. Pendant de longues années, l’Église catholique s’est préoccupée de l’avenir des prêtres pédophiles et a ignoré les victimes, en gardant bien le secret de la confession. Ce grand scandale aujourd’hui révélé n’ interpelle-il pas tous les catholiques ? Car ce sont les dogmes mêmes de cette institution qui sont en cause. En premier lieu, la morale sexuelle répressive prêchée par le Vatican et certaines communautés chrétiennes. Mais que vaut la chasteté revendiquée par les prêtres, dont on sait depuis longtemps qu’ils sont peu nombreux à s’y tenir ? Apparemment, le Vatican couvre ses péchés, ses abus sexuels. Comment alors l’Eglise catholique peut-elle se présenter comme garante de la morale universelle aux yeux de ses fidèles ? Les victimes de pédophilie appartiennent aux deux sexes, mais les prédateurs sont des hommes. Car l’Eglise est un appareil masculin. Cette particularité ne fait-elle pas aussi partie du problème ? Par exemple, pourquoi les prêtres continuent-ils à se faire appeler « mon père » ? Un père pédéraste, incestueux ? Dans la tradition catholique occidentale, les femmes aussi bien que les hommes font leur confession dans les églises mais c’est le prêtre et le curé qui détiennent le rôle de confesseur. Autrement dit, on ne se confesse pas à une prêtresse ni à une curée. Cette tradition s’est maintenue. C’est le signe de la domination masculine sur les femmes, bien que dans la tradition catholique, on ait le culte de Marie, une figure féminine.
L’Église romaine n’ordonne toujours pas les femmes, et les protestants sont les premiers à adopter le principe du Sacerdoce Universel et le pastorat féminin. Confession ou aveu devant un prêtre, qui est tenu de les garder secrets, c’est là un dispositif clé de la religion catholique. Le prêtre est un « directeur de conscience » qui peut ou non accorder l’absolution en échange de certains rituels, actes de pénitence et recommandations. Ce dispositif, élaboré au cours des siècles, a été un instrument puissant pour modeler les comportements et l’idéologie des populations soumises au pouvoir des églises. Ainsi pour Foucault, l’aveu est une conscience fausse, une conscience qui intériorise la violence de la société, assujettit l’individu, un dispositif de contrôle. Il faut donc démystifier l’aveu, car il sert souvent à l’accusation. Par des aveux arrachés on peut contrôler les âmes, les corps, voire toute une société. Depuis le Moyen Age, les sociétés occidentales, selon Foucault, ont placé l’aveu parmi les rituels majeurs dont on attend la production de la vérité : « Quand il n’est pas spontané, ou imposé par quelque impératif intérieur, l’aveu est extorqué ; on le débusque dans l’âme ou on l’arrache au corps. Depuis le Moyen Age, la torture l’accompagne comme une ombre et le soutient quand il se dérobe ; noirs jumeaux. Comme la tendresse la plus désarmée, les plus sanglants des pouvoirs ont besoin de confession. L’homme en Occident est devenu une bête d’aveu. (Foucault, La volonté de savoir, Gallimard, 1976, p.78 ) ».