Sade et Dostoïevski au Vatican 3/3

, par Mehmet Aydin


Notes d’un souterrain (Carnets du sous-sol) (1864) n’est pas un livre de confession mais un long récit, dans lequel le héros du monde souterrain (il exerce métier de fonctionnaire) confesse en dialoguant avec un autre fictif ; il est à la fois lui-même et son double. Il se déclare d’emblée « homme malade », tout en précisant qu’il refuse de se soigner par méchanceté. Sa maladie serait notamment due à un « excès de conscience ». Il se raisonne lui-même en philosophe, tentant de faire coexister en lui-même le sens kantien « du beau et du sublime » et la jouissance de son propre avilissement. Il est persuadé qu’un être conscient ne saurait avoir de respect pour soi-même. Au nom de la liberté, il refuse toute déterminisme, qu’il soit historique, biologique ou social. Contre les utilitaristes, et surtout contre Tchernychevski, l’homme souterrain nie que l’homme soit immoral simplement parce qu’il ignore son intérêt. En fait, l’expérience montre, à ses yeux, que l’homme agit souvent sciemment contre son intérêt, ne serait-ce que pour prouver qu’il peut agir à sa guise. Il peut chercher la souffrance, preuve qu’il existe et cause unique de sa conscience. L’homme souterrain théorise son dégoût de la vie et il analyse ses états d’âme et surtout ses revirements d’états d’âme. Son récit est divisé en deux parties : la première est une dissertation sur la conscience (« Le Souterrain ») seconde une histoire issue du passé du narrateur (« A propos de neige fondue »). Quoique les deux parties puissent être vues comme des confessions, le récit semble plutôt à un journal tenu au jour le jour. Dans la première partie, la révélation confessionnelle est subsumée par une discussion sur la possibilité de raconter la vérité sur soi à une époque dominée par une « conscience trop clairvoyante ». Le narrateur ne se sent pas en paix avec son époque, et il agit avec retard. Il accorde toujours une trop grande importance aux autres ; il est obsédé par autrui. Il se sent malade, véritablement malade. Il le dit en première partie : « je suis tout à fait convaincu que trop de conscience, et même toute conscience, est une maladie. » D’ailleurs lui-même est l’homme de « l’archi-conscience », d’où vient sa maladie. Dès la première page du récit, il avoue : « Je suis un homme malade... Je suis un homme méchant. Un homme plutôt repoussant... » Il ne s’aime donc pas. Il se déteste. Comme il n’est jamais sûr de lui-même. S’il est une chose que l’homme souhaite par-dessus tout, avant le bonheur, le plaisir, la paix, c’est de demeurer imprévisible, c’est d’ « avoir le dernier mot ».

Cette idée si convaincante, semble-t-il, pour lui, est à l’origine du malheur des hommes. S’il est l’intelligent et cultivé, il est incapable d’agir. Il n’ y a pas de « meilleur du monde » harmonieux, c’est-à-dire un « palais de cristal ». Et encore plus, ni « vérité scientifique », ni « raison », ni « libre arbitre », ni « les systèmes établis par les amis du genre humain » sont vraiment capables d’expliquer cette vérité inaliénable de la vie, « la souffrance » : « Et pourtant, je suis sûr que l’homme ne renoncera jamais à la vérité de la souffrance, c’est à dire à la destruction et au chaos. La souffrance... mais voyons, c’est l’unique moteur de la conscience ! » Mais ici une surprise intervient. Car avant de raconter ses propres souvenirs « honteux », il invoque Rousseau : ce besoin de toujours de régler son compte avec lui. Il pense que ce dernier nous a certainement « trompés » dans ses Confessions, et même « délibérément par vanité ». L’ironie est que cette méfiance n’empêche pas l’homme du sous-sol d’écrire ses confessions sous la vague pression de souvenirs issus de son passé, alors qu’il mène une vie vaine et ennuyeuse, rien que pour se calmer. Mais attention ! Il racontera la « vérité » parce que, à la différence de Rousseau, il n’écrira que pour lui-même. Autrement dit, son récit n’est pas destiné au public, il doit rester intime. Cette fois-ci sa conscience paresseuse se confrontera à une autre difficulté : est-ce qu’une vraie confession de vérité est possible ? : « … peut-on être absolument sincère ne serait-ce qu’avec soi-même, et ne pas craindre de faire toute la vérité ? » Face à cette question difficile, le narrateur malheureux répond : « A ce propos, je voudrais vous faire remarquer que, selon Heine, une autobiographie fidèle est presque impossible et que l’on a toutes les chances de se raconter des histoires sur soi-même. D’après lui, c’est ce qu’a fait, par exemple, Rousseau dans ses Confessions, et même exprès, par vanité. Je suis convaincu que Heine a raison ; je comprends parfaitement qu’on puisse, dans certains cas, par pure vanité, inventer sur son propre compte de véritables crimes, et je conçois même très bien la nature de cette vanité. Mais Heine parlait de l’homme qui se confesse publiquement. Moi, je n’écris que pour moi-même et déclare une fois pour toutes que même si j’écris comme si je m’adressais à des lecteurs, c’est uniquement pour la montre, parce qu’il m’est plus facile d’écrire ainsi. Ce n’est qu’une forme, une forme, une forme creuse, je n’aurai jamais de lecteurs… » (Notes d’un souterrain, Collection Bilingue, Aubier Montaigne, 1972, traduit par Lily Denis, p.101-103.)
Il expose longuement les raisons pour lesquelles l’homme ne se conduit pas rationnellement. Il y a un sens anticartésien comme si le cogito ergo sum est remplacé par « Je souffre, donc je suis », une caractéristique de l’homme moderne : « Un homme intelligent du XIXe siècle doit, est moralement tenu d’être avant tout une créature sans caractère ; mais homme de caractère, l’homme d’action, doit être de préférence une créature bornée... (Notes d’un souterrain… p. 129. ) » Il y a toujours de l’absurdité dans l’humanité et il en sera toujours ainsi. Peu importe que nous soyons au 19 e siècle et pas dans une société antique. D’ailleurs l’évolution supposée de l’histoire de la civilisation n’a pas abouti au règne de la raison, elle n’y aboutira jamais. Dans ses diatribes, Dostoïevski vise particulièrement son fameux adversaire idéologique, qui est Nicolaï Tchernievsky, maître à penser de la jeunesse radicale des années 1860, auteur d’un fameux roman utopique et didactique, Que faire ? Il essaie de ridiculiser son adversaire en simplifiant ses idées. Le « palais de cristal » utopique est une idée chère à Tchernievsky. C’est cet idéal que l’homme du souterrain rejette comme celle de la « fourmilière », une société mathématiquement idéale. Ce Palais de cristal est celui de l’Exposition universelle de Londres que Dostoïevski visita en 1862, mais aussi celui du rêve de Vera Pavlovna dans le Que faire ? de Tchernychevski.

Dostoïevski, s’il critique Rousseau comme « inauthentique, a été inspiré par lui. Rousseau, en écrivain ses Confessions, il s’adresse aux autres, il ne monologue pas. En ce sens, il est autonome par rapport à ses confessions. Certes chez lui, il y a du privé et du public mais c’est le public qui lui préoccupe. Dostoïevski, célèbre polémiste, aime aussi s’adresser au peuple russe et pour cela il a fondé de revues et s’est fait connaître par ses écrits pamphlétaires. Il n’écarte pas le public. Mais dans son récit, l’importance d’un public ne va pas plus loin. C’est le privé qui le préoccupe. Avant de passer en deuxième partie de son récit, « A propos de « La neige fondue », faisant allusion à Rousseau, il essaie de surmonter son dilemme, en prononçant un veut d’authenticité face au lecteur, une sorte d’engagement : il écrira les choses, telles qu’elles sont. L’homme est toujours en quête de soi et des autres. Et comme il souffre et s’ennuie, il semble mener une vie de débauche dans des lieux très louches. Il sort la nuit et il dort la journée. Il a honte de lui-même et il se vautre dans cet état. Cette reconnaissance de sa condition d’homme du « souterrain » est un aveu d’ordre privé, rejoint un peu loin par un aveu d’ordre public : « …je confesse aussitôt devant le peuple toutes mes infamies, lesquelles, naturellement, ne sont pas des infamies ordinaires, mais renfermaient des quantités folles de « beau » et de « sublime »... (Notes d’un souterrain, p. 201. ) ».

Comme une issue à sa détresse il cherche quelqu’un à humilier et meurt de rage de ne pas le trouver. Il veut bien se mesurer aux autres parce qu’il veut être reconnu. Lui qui trouve Rousseau « inauthentique », fera désormais comme lui, en adressant ses confessions au public. C’est pour cela que son comportement est ambigu, voire masochiste. D’où vient son inlassable désir de confession et de s’épancher ? Il cherche à sauver sa réputation aux yeux de ses anciens amis du travail et d’école. Mais il a besoin d’eux pour se mesurer. Sans les regards des autres il n’existe pas. Il déteste ses collègues du bureau, il les craignait même. Il les estimait au-dessus de lui, mais il lui arrive de les estimer supérieurs à lui. Ainsi, il croit exister dans les regards fictifs des autres, sans en être jamais sûr. « La condition infériorité » qu’il confesse est assumée, plus même, cherchée, parce qu’elle permet d’arrêter sur soi les regards des autres. Et du coup, il se sent la proie perpétuellement des regards humiliants et méprisant des autres, comme il méprise les autres. Il assume ainsi sa destinée souffrante, en la cherchant. N’est pas cette souffrance qui le pousse à confesser ? Et un jour, poussé par ennui vers l’aventure, il fait connaissance d’une jeune prostituée, Lisa. Il passe avec elle une nuit. Et un jour après il la revisite. Lise et lui se confessaient mutuellement. Lui, dans son aventure avec elle trouve une occasion pour une fois d’agir dans une relation romantique qu’il chérit. Avec une rhétorique moralisatrice et sentimentale il essaie de la convaincre de renoncer à sa vie de prostitution. Il lui conseille vivement de chercher un mari amoureux, de fonder une famille bien qu’il ne croie pas tellement à son romantisme. Et Lisa ne le prend pas au sérieux. Railleuse, lui reproche d’être livresque, comme quelqu’un qui ne connaît pas la vie. C’est un rôle, celui du menteur romantique qu’il joue pour sauver une jeune fille dans la misère, mais il avoue aussitôt : « Te sauver de quoi ? Je suis peut-être pire que toi… » Lisa devient même très méprisante. Si bien qu’il se retrouve à nouveau humilié. Elle le quitte. Fini le jeu romantique. Mais lui, il continue à souffrir cruellement. Même « après tant d’années, tout cela me revient sous un jour trop écœurant » avouera-t-il. Il met un terme à son récit confessionnel en faisant l’un de ses derniers aveux : « Mais j’ en ai assez ! Je ne veux plus écrire de mon « souterrain ».

Crime et Châtiment est un roman qui, dans son projet initial, avait été conçu sous forme de dire confessionnel. Pour l’écrire, l’écrivain avait hésité longtemps quant au type de récit à adopter et finalement il s’est décidé pour le récit à la première personne du singulier, sous forme de confession de Raskolnikov (Journal de Raskolnikov) - mais il l’a abandonné. Dans les « Plans » du roman, il note : « Si c’est une confession, aller jusqu’à la dernière limite, tout expliquer. Pour que tout soit clair à n’importe quel moment du récit. (Crime et Châtiment ( « I. Plans » ), Éditions de Gallimard, 1950, Pléiade, 617. ) » En outre, il a imaginé un Journal de Raskolnikov, qui « constitue le fragment le plus important de l’ébauche du récit du « je ». Son héros, quand il a appris qu’il est « mandé » au commissariat de police, succombe à l’épouvante : « S’il m’interrogent, je dirai tout : oui, pensais-je, non, je dirai : non ! .. non ! non ! non ! non ! Ce mot bourdonnait dans ma cervelle lorsque je me rapprochais du commissariat, j’ai frissonnais, le corps tendu par l’attente. […] je parlerai selon les circonstances. Je tomberai à genoux et raconterai tout. (Crime et Châtiment (Journal de Raskolnikov ), 637.) » Comme nous l’avons vu, l’enjeu de la pratique confessionnelle consistant à dire la « vérité » pose un autre problème : comment dire la « vérité » sur soi ?

Dans L’Idiot, dire la « vérité » soulève de problèmes philosophiques et existentiels comme c’est le cas dans la fameuse l’ « Explication » d’Hippolyte. Mais bien avant, il y a cet épisode sur lequel il faut insister : la confession de Keller, une figure annonciatrice en la matière, un homme qui n’est pas en paix avec lui-même ; il s’introduit chez le prince Mychkine, « prêt aux aveux et aux épanchements. Il déclare carrément qu’il est venu raconter toute sa vie au prince... » (L’idiot, traduit par G.et G. Arout, Librairie Générale Français, 1972, p. 451.). Il se met à lui raconter des histoires honteuses sur lui-même, prétendant être profondément navré tout en confessant ses actes comme s’il en était fier. Le prince le loue, même : « On peut affirmer maintenant que vous m’avez révélé le fonde de votre âme... (L’idiot, p. 453. ) » Mais il lui demande quand même quel peut bien être le mobile qui se tient derrière sa confession, chercherait-il à emprunter de l’argent par exemple ? Oui, confesse Keller, « J’ai préparé ma confession comme un plat aux fines herbes arrosées de larmes », dans le but d’adoucir mon chemin vers vous par ces larmes, afin qu’ainsi adouci vous me comptiez cent cinquante roubles. N’est-ce pas la bassesse même, à votre avis ? (L’idiot, p. 455. ) » Ainsi, les jeux sont faits. Car en disant cela, il avoue bien sa « bassesse », il l’assume même. Mais ce n’est pas tout. Et du même coup, son aveu annonce aussi sa philosophie : « contribuer par là même à mon développement moral. » Le Prince Mychkine se trouve au centre des aveux parce qu’il attire : « J’ai consulté le prince parce que, de toute ma vie, il est la première personne en qui j’ai cru comme en quelqu’un qui m’est entièrement dévoué. Il a cru en moi dès son premier regard et moi j’ai foi en lui. (L’idiot, p. 228.) ».

C’est bien là un personnage central - mais qui est vraiment ce prince Mychkine ? Avec lui, Dostoïevski a voulu au départ, comme l’indiquent les notes préparatoires, « représenter un homme complètement beau », au sens spirituel de la tradition « philocalique ». Il va jusqu’au noter : « Le prince, c’est le Christ. » Il le décrit comme énigmatique, comme impossible incarnation nostalgique de l’innocence. Il vient de Suisse, une sorte de paradis rousseauiste, où il s’est partiellement guéri d’une grave maladie nerveuse. Une fois rentré en Russie, le voici à nouveau dans le « monde ténébreux » de la société pétersbourgeoise des années soixante du 19 e siècle où couve une profonde crise de modernité. Il paraît avoir un regard aigu, pénétrant, d’une lourde sérénité, plein d’innocence mais étranger à vie concrète, disons un caractère aboulique. Il paraît asexuel : « Par suite de ma maladie de naissance, je connais pas du tout les femmes. Je ne puis épouser personne. »

Selon son créateur, il incarne l’ « homme russe, authentique ». Si au départ on a l’impression que l’écrivain a ethnicisé et idéologisé sa créature littéraire, le développement ultérieur du personnage va briser cette apparence, comme le remarque Lamblé : « ... il ruse et flatte pour dominer, c’est lui qui se sert de la faiblaisse de son interlocuteur dont il a deviné la vanité. Si certains le prennent pour un être simple, c’est en réalité lui qui sait trouver leurs faiblisses et les diriger à sa guise. Le prince est en vérité un Machiavel du Bien. (P. Lamblé, Le fondement du système philosophique de Dostoïevski, I, L’Harmattan, p. 89.) » Le prince n’est pas un personnage si fantasque. Il participe réellement au monde des hommes. Il n’est pas étranger au péché. Il n’est pas ascétique non plus. Epileptique et sage à la fois - sa guérison exige le combat intérieur. Pour lui, l’ agapè ne va pas sans l’éros. Il rivalise avec Rogojine pour l’âme et le corps de Natasssia, qui a été maîtresse entretenue d’un riche vieillard. Il a beau affirmer que « la beauté sauvera le monde » cette beauté n’apparaît toujours pas. Il est conçu à l’image du Christ mais il ne joue pas le rôle de bienfaisant et pacificateur qu’on attend de lui. Il paraît asexuel mais il est secrètement épris de Nastassia Philippovna. En réalité, sous son apparence d’« idiot ». Il ruse toujours, en mésentente permanente avec son entourage. Une figure-métaphore littéraire qui pique la curiosité, toute en contrastes. Les gens l’appellent « l’Idiot », parce qu’il parait dénué de tout amour-propre il reste indifférent face aux intrigues sans y prendre sa part. Comme souvent, si les personnages décelent le ver de la vanité chez eux mais réagissent avec indignation lorsque celui-ci leur est signalé par d’autres. Les personnages de Keller et Lebedev se demandent expressément pourquoi ils ont choisi Mychkine pour leurs confessions ; c’est qu’elles sont partagées par lui-même : « La coïncidence de deux pensées, cela arrive très souvent [… ] Comme si vous veniez de me décrire à moi-même […] car il est très difficile de lutter contre ces pensées doubles, je le sais par expérience. (Dostoïevski, L’idiot, p. 455.) » Dans ces paroles, il y a un enjeu qui tient à une reconnaissance de soi et à la contrition ; on y relève la candide satisfaction qui caractérise chaque niveau de la confession ; l’aveu des fautes devient une nouvelle source de honte et chaque petit remords une nouvelle source de confession. L’une déclenche l’autre. Le prince diagnostique avec lucidité ce qu’il appelle littéralement une « double pensée (dvoinaya mysl) » : il n’est pas lucide. Son âme « n’est illuminée qu’à l’instant qui précède une crise » d’épilepsie. Il est épileptique, comme Dostoïevski, son créateur. C’est animé par cette « double pensée » que Keller cherche « sincèrement » à se confesser auprès de Mychkine pour le bien de son « développement moral », tout en cherchant à emprunter de l’argent en même temps. Et du même coup, c’est le retour sur lui-même qui mine l’intégrité de sa volonté de se confesser.

Apparemment, dire la vérité sur soi a ses limites… Au cours d’ une soirée arrosée arrangée par Nastassia Philippovna, où Ferdistchenko propose un jeu « déjà expérimenté » : « … chacun de nous, sans se lever de table, raconta quelque chose sur son propre compte, mais quelque chose qu’en son âme et conscience il considérerait comme la plus mauvaise action de sa vie. (L’idiot, p.209.) » Les participants, ayant avoué les pires actes de leur vie, sont laissés honteux et insatisfaits. Un tel jeu justifie, selon Tosky, qui est présent à cette soirée, « une sorte de vantardise à rebours », donc une sorte de jeu confessionnel. Parmi les participants au jeu, Hippolythe Terentyev apparaît comme une figure très singulière. Sa confession longue porte un titre : l’ « Explication » : il s’agit d’une confession publique. Avant qu’il ait commencé à lire ses confessions, certains de ses auditeurs se sont déjà fait une idée sur son acte : il s’agit d’une farce. Rogojine, au contraire, le voit comme une façon de forcer ses auditeurs à l’empêcher de se suicider, et voit sa confession comme étant au service non pas de la vérité, mais d’un désir profond de vivre. Quant à Hippolyte lui-même, il est en lutte avec ses propres mobiles. D’abord, il prétend que sa confession sera « la vérité seule » parce que, mourant de tuberculose, il ne saurait avoir de motif de mentir. Il l’a écrite en se fondant sur la supposition d’un diagnostic d’une mort prochaine, établie par un simple étudiant en médecine. S’il y a quelque chose de faux dans sa confession, remarque-t-il, ses auditeurs n’auront aucune peine à le remarquer, puisqu’il a délibérément rédigé le document de mémoire, sans même chercher à le corriger. Il est conscient que cette confession peut être interprétée comme un moyen pour arriver à une fin, une manière de justifier ou de demander pardon, mais il nie avoir eu aucun de ces deux motifs. Il est, pour ainsi dire, monté à l’échafaud, et étant en cela en posture d’authenticité. Il clame son droit de confesser simplement « parce que j’en ai envie ». « Libre » ainsi de tout mobile ou motif suspect.

Pour ce candidat au suicide, la sincérité du motif ne saurait pas être contestée, parce que cette sincérité est garantie par la mort proche du confessant. En s’adressant à ses auditeurs-contradicteurs, il essayer de donner un solide gage d’authenticité philosophique à sa confession : « Sachez qu’il existe un degré d’infamie dans la conscience de sa propre nullité et de sa faiblesse, au-delà duquel l’homme ne peut aller et à partir duquel il commence à tirer une immense jouissance de son infamie même. (L’idiot, p.605.) » Son acte apparaît comme une affirmation de sa liberté de ne pas vivre dans les « conditions ridicules » réservées à l’homme. Si sa confession publique ressemble à une farce, son intention n’est pas dépourvue de sincérité. Il simule le suicide. Il met un pistolet contre sa tempe et appuie sur la détente, pour découvrir que l’arme n’était même pas chargée. Il avait-il oublié de charger son arme ou tout cela n’était-il qu’une astuce ? La posture tragique dégénère en un chaos de rires et de pleurs. D’ailleurs, la plupart des invités réagissent ouvertement « sans déguiser leur ennui » face à son « explication », n’y voyant qu’un stratagème de la part d’un jeune homme vaniteux pour attirer l’attention sur lui. Est-t-il un exhibitionniste et cherchait-t-il une reconnaissance facile ? Finalement, Hippolyte ne se suicide pas et ultérieurement, il meurt de sa maladie. Son discours n’est pas religieux. Il est athée. Il voit le Christ définitivement mort, sans possible résurrection. Rogojine et Hippoliyte sont frères en nihilisme, mais le premier est assassin et il se suicide. Quant au second, il est condamné à mort, comme tout le monde mais plus précisément à cause de la maladie qui s’accélère. Rappelons au sujet du nihilisme que Camus, à sa manière, s’est beaucoup inspiré de Dostoïevski. Dans L’homme révolté, il voit dans le « refus de salut » incarné par Ivan Karamazov la figure première du « nihilisme contemporain », comme « révolte métaphysique ».
Les Démons (Les Possédés) est l’une des plus importantes œuvres de l’auteur ; elle fut écrite en exil, au milieu de grandes difficultés matérielles. Au départ, Dostoïevski avait l’intention d’en faire un roman polémique et pamphlétaire, pour rivaliser avec son adversaire Tourgueniev qui, le premier, avait abordé le problème du nihilisme dans Pères et Fils. Il voulait combattre l’idéologie nihiliste. Ce phénomène devait éveiller en lui de profondes résonances : n’avait-t-il pas été un sympathisant des idées socialistes, mêlé à une « conspiration », condamné à mort en 1849, gracié au pied même de l’échafaud pour être ensuite déporté en Sibérie pendant plusieurs années ? Dans le roman, il y a un récit confessionnel complet au célèbre chapitre Chez Tikhone La Confession de Stavroguine. Ce récit demeure comme un complément de lecture nécessaire, une sorte de prolongement du roman, comme si Dostoïevski n’en avait pas fini avec ce thème. Mais ce paradoxe a une histoire : Dans la première édition, le récit devait suivre le chapitre 8 de la II e partie. Mais l’éditeur a refusé de le publier par crainte d’une censure et d’outrage aux mœurs de l’époque. Et ce chapitre a été rendu public bien plus tard (1922). Il était dans les plans d’un roman qu’il se proposait d’écrire sous le titre de La Vie d’un Grand Pécheur. Il attribuait à l’œuvre projetée un caractère autobiographique, celui d’ultime confession. Il s’en ouvre à son ami Apollon Maïkov, le poète, dans une lettre du 25 mars 1870 : « C’est l’idée dont je vous ai déjà parlé. Ce sera mon dernier roman. Dans les dimensions de Guerre et paix ; quant à l’idée, vous ne pourrez que la louer, si j’en crois, du moins, nos conversations d’antan. Ce roman comprendra cinq grands récits[...] (Le titre général du roman est « La vie d’un grand Pécheur » mais chaque livre recevra un titre à part). La principale question qui est traitée dans toutes les parties, celle-là même qui m’a consciemment et inconsciemment tourmenté ma vie entière, est l’existence de Dieu. Le héros, au cours de sa vie, est tantôt athée, tantôt croyant, tantôt fanatique et sectateur, tantôt de nouveau athée : le deuxième récit se passera tout entier dans un monastère. J’ai placé tous mes espoirs en lui. […] A vous seul, Apollon Nikolaïevitch, je confesse, je veux donner comme personnage principal de ce second livre de Tikhone de Zadonsk, sous un autre nom, bien sûr, mais ce sera aussi un évêque au repos dans un monastère. (Dostoïevski, Correspondance 2, édition intégrale, présentée et annotée par Jacques Catteu, traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard, Bartillat, 1998, p. 570-571. ) ». Finalement, La vie d’un grand pécheur, est un roman qu’il n’a jamais pu écrire. Pour comprendre l’univers de l’écrivain, son christianisme existentiel est un facteur important mais plus encore que la foi, c’est l’homme qui l’intéresse. A ce sujet, lisons le commentaire de Proust, qui dialoguait avec Albertine, au sujet de romancier russe : Albertine dit : « Mais est-ce qu’il n’a jamais assassiné quelqu’un, Dostoïevski ? Les romans que je connais de lui pourraient tous s’appeler L’Histoire du crime. C’est une obsession chez lui, ce n’est pas naturel qu’il parle toujours de ça. » Et Marcel répond : « Je ne crois pas, ma petite Albertine, je connais mal sa vie. Il est certain que comme tout le monde il a connu le péché, sous une forme ou sous une autre, et probablement sous une forme que les lois interdisent. En ce sens-là il devait être un peu criminel, comme ses héros… » ( M. Proust, A la recherche du temps perdu III ; « La Prisonnière », Editions Gallimard, 1988, p.881. » En lisant ce commentaire, on voit que l’écrivain français a senti par son intuition l’originalité de l’écrivain russe. Dans Les Démons, le thème d’aveu fait l’objet d’une traitement tout particulier. J’ai déjà évoqué la thèse de Bakhtine qui parcourt l’œuvre romanesque dostoïevskienne : Un conteur est un chroniqueur invisible, qui accompagne les personnages et les événements. S’agit-il d’un témoignage direct ? Oui, mais pas toujours. Ce chroniqueur mystérieux avoue lui-même sa mission : « En ma qualité de chroniqueur, je me borne à exposer les faits tels qu’ils se sont produits, aussi exactement que possible, et s’ils paraissent invraisemblables, la faute ne m’en revient pas. (Les Démons, Editions Gallimard,1955, p.70.) » Et dans le développement de son témoignage il remarque : « Dans mon ardeur, et aussi, je l’avoue, fatigué de mon rôle de confident... (Les Démons, p.80.) » En la personne de notre chroniqueur, nous les lecteurs, nous pouvons imaginer un confident qui recueille des aveux. Sa présence invisible est attestée auprès de Stéphane Trophimovitche, comme « confident » : « Je me suis déjà fait une idée très drôle de vous : vous êtes bien le confident de Stéphane Trophimovitche ? »… (Les Démons, p.115.) » C’est grâce à cet enquêteur invisible que nous allons connaitre les confessions de Stavroguine.

Voici comment les événements se déroulent : un jour, l’évêque Tikhon reçoit sa visite au Couvent de la Vierge, partagé entre le désir profond de se confesser et un irrésistible désir de provocation et de dérision. Il conversera longuement avec l’évêque. Il a avoué même son athéisme, mais l’évêque n’y accorde aucune importance. Il lui livre son intention de publier le récit de son crime commis sur la petite Matriocha pour faire « pénitence ». Mais quelle pénitence ? Pour lui, publier la confession n’implique-t-il pas plutôt une volupté, n’est-ce pas un exercice de narcissisme ? Mais cette motivation n’explique pas sa vraie intention. Ce qui est certain, c’est qu’ il a besoin de reconnaissance. S’il éprouve un étonnement dégoûté à l’égard de lui-même, il est d’un narcissisme sadique, d’où vient son penchant à jouir du mal. Il appartient à l’aristocratie décadente. Incapable de s’engager pleinement dans aucun de ses engagements. Il peut être un socialiste, chrétien, révolutionnaire, ou un slavophile en passant de l’un à l’autre. Il n’a foi en rien, n’est passionné par rien. Pour lui, tout se résout en un éternel « à quoi bon ? » Il peut être considéré comme nihiliste mais son nihilisme est indépendant de la critique politique nihiliste exposée dans le roman. Il n’est pas un prédateur non plus. Il ne propose pas une philosophie du crime. Son nihilisme est existentiel. Son grand problème est l’ennui, mortellement existentiel. Il ne lui reste alors que l’artificiel, l’horrible, le sordide, tout ce qui peut changer l’ennui de la vie ordinaire. Il a violé une petite fille en la laissant ensuite se pendre, sans rien tenter pour l’empêcher. Mais il est hanté toujours par la mémoire de son crime, une sorte de fantôme. Il en jouit aussi pour l’ intense sensation qu’elle lui procure. On sait que, dans les débuts du roman, Chatov (Stavroguine hait Chatov à mort) lui parle de Sade : « … Est-il vrai, demanda Chatov avec un sourire mauvais, que vous avez appartenu à Pétersbourg, à une société secrète qui se livrait à une débouche bestiale ? Est-il vrai que vous auriez pu en remontrer au maquis de Sade ? Est-il vrai que vous attiriez chez vous les enfants pour les souiller ? … (Les Démons, p.269. ) ».

L’écrivain Dostoïevski a-t-il lu vraiment Sade, ou a-t-il pris les scènes de libertinage provocateur pour la réalité ? C’est un autre débat. Stavroguine est incapable d’oublier le terrible regard accusateur de l’enfant. Est-ce pour cela qu’il éprouve un besoin insupportable de se confesser ? Une petite trace d’humanité en lui ? Pense-t-il que la publication de ces feuillets lui permettra de se repentir ? Il n’affiche pas exactement son vrai sentiment à ce sujet. De toute façon cela finira par un suicide. Mais il y a suicide et suicide. Par exemple, demandez aux lecteurs des Démons, quel est le suicide le plus énigmatique ? Je pense que presque tous nommeront Stavroguine. Le thème est un événement fondateur de la littérature russe. Et son modèle le plus transparent c’est Stavroguine. Quant à Kirilov, le personnage suicidaire qui s’est suicidé avant lui, son acte est bien différent. Il était animé par des convictions nihilistes. Il dialogue avec son interlocuteur ( Piotre Séphanovitch ), avec lui-même et avec Dieu. Ce triple dialogue montre une philosophie du suicide en forme d’ accomplissement de sa volonté : « Je dois me brûler la cervelle, parce que la manifestation suprême de la volonté, c’est le suicide [...] jusqu’à’ ici l’homme n’a fait qu’inventer Dieu pour vivre sans se tuer : Voilà toute histoire du monde jusqu’à nos jours ! Moi seul, pour la première fois dans l’histoire du monde, j’ai refusé d’inventer Dieu (Les Démons, p. 647.) ». Il réalise peu après son projet, avec son moyen annoncé. En se tuant, il croit tuer Dieu. Dans l’optique freudienne, ce meurtre représente aussi la mort symbolique du père. Il croit réaliser son suprême désir du néant comme s’il s’agissait de réaliser un manifeste philosophique théâtral ; c’est une confession laconique. Et contrairement à Stavroguine, il n’a pas de crime à confesser.
Avant le suicide de Stavroguine, il y a le suicide de l’enfant Matriocha : souillée par lui et elle se pendra. Stavroguine se laissa volontairement hanter par l’image de la petite fille levant contre lui un poing lourd de reproches. Ensuite, il évoque un rêve dans lequel Acis et Galathée, tableau de Claude Lorrain symbolise l’Âge d’or, qui se transforme en un vrai cauchemar car il voit « l’apparition d’une araignée rouge. Dans le bestiaire du rêve, l’araignée lui apparut. Il s’en expliquera longuement. Et son confesseur Tikhon, qui est-t-il ? Une sorte de psychanalyste avant l’heure ? De qui s’est-il inspiré l’écrivain pour ce personnage ? J. Catteau a mené l’enquête à ce sujet (Dostoïevski, Correspondance 2, édition intégrale, présentée et annotée par Jacques Catteau, traduit du russe par Anne Codelfy-Faucard, Bartillat, 1998, p.571(bas-note12) : « Tkhone de Zadonsk (1724-1783), est ce saint évêque qui vient d’être canonisé en 1861. […] il avait dès 1767 renoncé à ses fonctions pour raison de santé et s’était retiré en 1769 au monastère de Zadonsk où il devint un starets célèbre. […] Dostoïevski, à son retour de Sibérie, avait découvert ses œuvres en quinze volumes, publiées de 1861 à 1862, et plusieurs hagiographies. La pensée de Tikhone est nourrie de piétisme et de poésie populaire plus que de scolastique. Ses enseignements sur l’amour universel, l’humilité, la complémentarité du Bien et du Mal, la souffrance comme voie d’accès au bonheur et à l’espérance rédemptrice pour les criminels les plus atroces, sa clairvoyance enthousiaste jusqu’à l’emportement- ce don il se repentait - tout cela est fidèlement exprimé dans le chapitre refusé des Possédés : « Chez Tikhone » (la confession de Stavroguine) et dans les livres des Frères Karamazov VII, relatant la vie de Zossime : « un moine russe ».

Stavroguine veut faire publier la confession qu’il a écrite auparavant et il l’a fait lire à l’évêque Tikhon. Il veut que toute la Russie la lise, pour s’empêcher de commettre « nouveau crime ». Après sa lecture, Tikhon, d’un air dubitatif, donne ses premières impressions : « Votre intention est très noble et il serait impossible de mieux exprimer une idée véritablement chrétienne. La pénitence peut aller plus loin : ce serait une action admirable que de se punir soi-même, si seulement... -Si ? - Si c’était véritablement une pénitence, si c’était réellement une idée chrétienne. (Les Démons, p. 736.) » Mais quelle pénitence ? Non seulement il n’est pas chrétien, mais il est foncièrement étranger à l’idée d’une quelconque pénitence : « Finesse que cela, murmura Stavroguine... » Néanmoins, avec une certaine ruse, il demande « pardon » à Tikhon : « … Je veux obtenir mon propre pardon ; voilà mon but principal, mon but unique […] C’est là toute ma confession, toute la vérité, et le reste est mensonge. C’est alors seulement, je le sais, que disparaîtra la vision. Voilà pourquoi j’aspire à une souffrance démesurée, voilà pourquoi je la cherche moi-même. Ne me découragé donc pas, sinon je périrai de rage ! (Les Démons, p. 744. ».

Mais qui peut pardonner un « pécheur » ? Pour Tikhon, seul Dieu peut pardonner. Stavroguine, pour obtenir la publication publique de sa confession, tente d’arracher son accord. S’il dit oui, ce sera une victoire sur lui, donc une reconnaissance victorieuse. Tikhon est parfaitement conscient de sa ruse, et il lui répond : « Vous avez soif de souffrance et de sacrifice. Eh bien, surmontez ce désir ; laisser ces feuilles, renoncez à votre dessein, et alors vous surmonterez tout, vous écraserez votre démon. Vous triompherez, vous atteindrez à la liberté. (Les Démons, p. 746. » Mais cette fois-ci il paraît complètement déboussolé. Peut-être pour la première fois sa vie. Malgré l’absence de sentiment de repentance ou du fait du faux sentiment de repentance (pas nécessairement chrétienne) il demeure peut-être quelque chose d’humain chez lui ? Et Tikhon lui propose une autre solution : une sorte de vie d’ascète laïque pour trouver son équilibre dans la vie, tout en précisant bien que « il ne s’agit pas de pénitence… ». Face à un Stavroguine dubitatif, il précise : « Vous n’avez pas besoin d’entrer au couvent, il ne faut pas prononcer des voeux ; ne soyez qu’un novice, et en secret ; vous pouvez même continuer à vivre dans le monde... ».

Finalement, Stavroguine n’a ni obtenu la permission de publier sa confession et ni obtenu le pardon de Tikhon. Leurs dialogues sont terminés. Et subitement, l’expression du visage de ce dernier change. Nous savons que Dostoïevski aime décrire le subit changement sur les visages de ses personnages dans des situations extrêmement critique. Il a pressenti que son interlocuteur « été aussi près d’un nouveau crime, encore plus atroce que l’autre ! » Ce crime éventuel sera commis non pas après la publication mais avant la publication « de ces feuilles », c’est-à-dire sa confession, qu’il désire tant. Stavroguine essaye de procéder à une autre ruse : « Il se peut que je remette finalement tout à plus tard, vous avez raison... », la réponse de Tikhon est irréversible : « Non, non pas après la publication, mais avant cela... » Pour surmonter son angoisse et sa défaite, Stavroguine sera en quête d’un nouveau crime, du moins est-ce ce que ces dialogues nous laissent deviner. Mais il n’en a pas été pas question...

Voici cependant que survient la grande surprise du roman : Stavroguine rédige ses derniers aveux dans sa lettre à la « Chère Daria Pavlovna » avant de se pendre, comme nous le rapporte le chroniqueur mystérieux du roman : « Je sais que je devrais me tuer, disparaître sur la surface de la terre comme un insecte répugnant. Mais j’ai peur du suicide, car j’ai peur de montrer la grandeur de l’âme. Je sais que ce ne sera qu’un mensonge de plus, dernier mensonge d’une lougue série... » Il finit sa vie avec une confession-suicide. Stavroguine ne trouve l’apaisement que dans le suicide. Et cela suppose-t-il qu’il lui reste donc quelque sentiment humain ?
Ces dialogues bien connus de Stavroguine et Tikhon comme confesseur-confessant préfigurent-ils les échanges sur le divan entre analyste et patient ? A ce propos, J. M. Coetzee fait une remarque intéressante : Le style confessionnel de Dostoïevski ne doit pas être confondu avec les pratiques d’ « l’auto-analyse », connues depuis Freud et ses avatars. Car cette approche a ses limites ; il faut une approche philosophico-existentielle- théologique, dans la perspective du « vide existentiel moderne ». Coetzee remarque aussi que « la confession séculière », qu’il identifie chez Stavroguine résultant d’une pratique de connaissance de soi ( allusion à Montaigne, dans le texte) ne suffit pas à mettre un terme à sa confession. Si c’était la cas, Stavroguine ne se serait-t-il pas suicidé comme si sa connaissance de soi acquise était suffisante pour se déculpabiliser ? Il faut quelque chose de plus…( J. M. Coetzee, « Autobiography and Confession », Interview, in Doubling the Point Essays and Interviews, Harvard Universty Press, 1992, p.244-53. ) » Il faut lire Dostoïevski selon son stratagème romanesque et philosophique : il voulait faire comprendre à ses lecteurs la vérité existentielle de la vie et subvertir le scepticisme relatif à leur vérité. C’est selon cette approche que la confession prend un statut particulier. En ce sens, sa lecture suscite souvent, à l’égard de la description psychologique et à l’égard des théories psychanalytique, une méfiance. L’homme du sous-sol dostoïevskien fait le récit de sa vie avec un souci psychologique, mais dans la perspective de Dostoïevski l’enjeu n’est pas une affaire psychologique mais celui d’une « vérité ». Ces personnages ne sont pas des hommes à ’installer dans le divan psychanalytique, inventé par Freud, qui, lui, s’installait dans un fauteuil situé derrière le patient allongé. Et Stavroguine, lui, ne faisait pas un « cure psychanalytique » non plus. Tikhon, pas davantage, n’explorait le psychisme de son interlocuteur. Dostoïevski n’est pas un romancier psychologique. Pour lui, il s’agit d’une lutte contre l’infinitude du scepticisme. Il propose l’absolution comme clôture de la confession - une sorte de la grâce ?

Dans Les Démons, l’écrivain met en scène une confrontation entre le scepticisme et le nihilisme incarnés par deux personnages. Le questionnement de soi et l’introspection dans leur aspect confessionnel résultaient d’une conversion par le biais de sa philosophie religieuse bien particulière : il n’y a pas d’un examen de soi sans finalité. Il n’idéalise pas la justice. Sa condamnation à mort et sa grâce intervenue in extrémis, sa vie carcérale lui ont révélé son inhumanité et son caractère arbitraire - les injustices de la justice. Car pour la justice, l’aveu cherché ou arraché est la preuve de culpabilité du coupable, là où le système pénitencier apparaît comme un stérile exercice de destruction de l’homme par l’homme. Il critique la peine de mort dans L’Idiot et il dénonce l’erreur judiciaire dans Frères Karamzov. Ce n’est pas tant le juge qui est important dans ce processus, même si la justice est importante. Mais l’aveu, peut-il délivrer le « coupable » da sa faute ? Celui qui procède à son aveu, peut-il soulager sa conscience pour toujours ? Si nous suivons la fameuse logique dostoïevskienne, « Chacun de nous et coupable devant tous et pour tous, moi plus que tous les autres ». Le présumé coupable, le non coupable ou l’innocent sont souvent difficiles à démêler l’un de l’autre. Chez Dostoïevski, les victimes et les coupables ont besoin de reconnaissance par la société. Ainsi l’un des starets des Frères Karamazov déclare l’inefficacité de la justice humaine : « Ces envois aux travaux forcés, aggravés autrefois de punitions corporelles, n’amendent personne, et surtout n’effraient presque aucun criminel ; plus nous avançons, plus les nombres des crimes augmentaient […] la société n’est nullement préservée. (Frères Karamazov, s.67.) » La justice humaine échoue en raison de sa faiblesse parce qu’il est impossible de rendre justice à la souffrance humaine ; terrestre ou divine, il s’agit de l’échec de toute forme de justice. Dans l’œuvre de l’écrivain on cherche en vain une ultime vérité pour la justice, terrestre ou divine, même si sa quête se poursuit, entre le terrestre et le spirituel.

EN GUISE D’EPILOGUE :

Au travers des aveux polyphoniques qui traversent l’œuvre de Dostoïevski on découvre une démystification originale du crime, du sentiment du mensonge, de honte, de l’aveu. Ses personnages même s’ils ne vont pas jusqu’au bout de leur aveux et de leur confession, en avouent du moins la difficulté. L’écrivain, en évoquant ces aveux polyphoniques voulait-il parcourir toute la société de son époque pour en faire une critique approfondie ? Cette critique ne nous renvoie-elle pas à cette à toutes ces affaires de « pedocriminalité » qui pèsent sur le Vatican et l’Eglise catholique en générale ? Mais il faut ici être prudent, car ce problème n’est propre de cette seule institution ecclésiastique. C’est un problème fort ancien, qui concerne toutes les sociétés sans exception - violences faites aux femmes et aux enfants, viols, incestes… Leurs causes en sont si multiples. Nous pouvons multiplier des exemples très actuels.

De nos jours on en parle parce que les victimes ont commencé à parler, et surtout les femmes ont commençaient à parler. Prenons un exemple connu, celui de Jeffrey Epstein, milliardaire américain. Il a bâti un cercle de relations au sein de l’élite de la société américaine et internationale. À partir des années 2000, des dizaines de jeunes femmes témoignent devant la police du fait qu’elles auraient été abusées sexuellement, violées et prostituées, souvent alors qu’elles étaient mineures, par Jeffrey Epstein et d’autres personnes de son entourage. En 2019, incarcéré dans l’attente d’un procès pour trafic de mineurs, et alors qu’il risque la perpétuité, il est retrouvé pendu dans sa cellule. Des enquêtes sont ouvertes à propos de de ce qui est décrit comme un « suicide apparent ». Cette affaire soulève un grand problème où argent, pouvoir, corruption, prostitution de mineurs à grande échelle s’entremêlent. Cette affaire est-elle moins ou plus grave que les scandales sexuels de Vatican ? Ces problèmes sont à la fois anciens et nouveaux. Dans ce débat, philosophie et littérature doivent proposer leur propres approches critiques. Car ces multiples aveux sont en rapport avec de multiples domaines de la vie sociale. A bien des égards, ils sont salutaires, en ce sens qu’ils démystifient la servitude volontaire, exigeant que les responsables soient nommés et les victimes reconnues. Ce débat ne nous invite à faire ni un travail de « repentir » ou à chercher des « coupables » à punir.

Comme nous l’avons vu, Dostoïevski a très bien romancé la critique de cette approche. Et cela ne veut pas dire que la critique reste neutre. Bien au contraire. Le débat continue et doit continuer. Et pour clôturer provisoirement je m’autorise à lancer cet appel, concernant le Vatican et l’Eglise, puisque j’ai l’annoncé comme l’objet de mon essai : Papes, prélats, curés, prêtres, nonnes… doivent faire, comme disait Sade il y trois siècles, …encore un effort… Regarder en face les enfants que vous avez abusés ! Assumez vos responsabilités, pas en tant que religieux mais en Hommes Libres. Vous êtes toujours sous l’emprise de la théologie augustinienne : « l’homme est né pécheur » Il ne donc pas à résister à l’appel du « plaisir du corps ». Il suffit lire de Les Confessions. Cette fatalité augustinienne vous condamne à une sorte d’orgie perpétuelle, qui se dissimule dans votre Enfermement. Et vos confessions ne servent qu’à perpétuer cette orgie. Assumez librement votre préférence sexuelle, ne la cachez pas ! Libérez-vous en brisant ces fatras théologiques ataviques ! Et vivez-les tout simplement entre les adultes consentants. Comme vous voyez, la solution est bien simple.

En revanche, les harceleurs de l’Eglise doivent assumer leurs responsabilités, c’est-à-dire ceux qu’ils ont fait subir aux enfants. Seuls les enfants (aujourd’hui ce sont des adultes) peuvent vous pardonner ou ne pas pardonner. Personne d’autre. Comme disait Ivan dans les Frères Karamazov : « Si la volonté divine implique le supplice d’un enfant innocent par une brute, je rends mon billet… » Même Ivan ajoute pour cette raison : « Ce n’est pas Dieu que je repousse, note bien, mais la Création… » Il n’ y a ni pardon ni oubli pour vous. En attendant, le Vatican doit vendre ses biens pour indemniser les enfants victimes, et le reste doit être distribué aux pauvres. Pour sauver vos âmes, encore un effort

N’oubliez jamais : Sade et Dostoïevski veillent sur vous !