Sans commune mesure

, par Alain Brossat


« Partout et en toutes choses, éclate à Paris l’inégalité des conditions, dans ce pays ivre d’égalité »
Honoré de Balzac, Le cousin Pons

1- L’un des slogans qui, sans doute, condensait le mieux les dispositions partagées de la part juvénile de Mai 68 disait : « Chassez le flic de votre tête ! », ce qui s’entend sommairement ainsi : appliquez-vous à ne plus penser le présent aux conditions de la production de l’ordre, dans sa forme répressive. Ne pensez plus du tout le présent policièrement, lâchez la bride à vos désirs d’augmenter et d’intensifier vos vies, de faire proliférer vos existences. Ne laissez pas l’esprit de police (incluant la censure, le soupçon, l’envie, le goût de la délation) préempter vos aspirations et vos conduites. Ne vous contentez pas d’affronter les flics dans les rues du Quartier latin (et d’ailleurs), congédiez cette police de la pensée qui n’est pas seulement celle de l’Etat mais bien une instance présente en chacun.e d’entre nous et qui comprime nos dispositions autant que nos conduites.

Aujourd’hui, le slogan d’époque serait plutôt : « Faites place au flic dans votre tête, faites-lui toute la place ! ». Jamais l’injonction généralisée d’avoir à penser le présent policièrement et à se conduire en conséquence n’aura été aussi impérieuse. C’est un poison qui circule dans les veines de l’époque et qui s’infiltre partout, qui corrompt jusqu’aux plus évidentes, aux plus légitimes des causes et des résistances à l’intolérable – voire la façon dont le féminisme des élites, le féminisme de classe moyenne planétaire a conclu un pacte avec l’Etat pour en imposer la version exclusivement punitive, répressive et policière qui s’est imposée, sans partage ou presque, désormais.
C’est une dynamique que rien n’arrête, une fuite en avant qu’aucun élément de sens commun ne semble pouvoir ralentir désormais : aux dernières nouvelles, Mediapart, organe quasi-officiel de la correction morale appliquée aux affaires publiques, organise une meute de chasse contre un député de la majorité parlementaire coupable d’avoir consommé de la cocaïne. Le Monde et autres journaux de référence emboîtent le pas, comme si le rôle de la presse était de doubler la police ou plutôt de se lancer avec elle dans un concours d’émulation en matière d’ordre moral, de répression des inconduites, de correction des mœurs et de chasse aux consommateurs de substances interdites [1].
Ce menu détail, emprunté à ce paysage en ruines qu’est désormais la presse écrite en France aujourd’hui [2], donne le ton : l’heure est à la délation, au soupçon, à l’enquête de moralité, aux rumeurs, au témoignage accusateur et vindicatif, au jeu de massacre des réputations, etc. Ce n’est pas l’esprit du carnaval ou du charivari qui inspire ces frairies obscures, c’est l’esprit de police, un insatiable appétit de répression et de punition. C’est en ce sens que Françoise Vergès parle d’un féminisme carcéral, l’idéal étant que les auteurs de violences et inconduites sexuelles se retrouvent en prison – la prison étant comme chacun sait (tout particulièrement dans l’état présent du système pénitentiaire en France) la panacée universelle en matière d’infractions à la police des mœurs, incluant les violences infligées aux femmes.

C’est ce désir amplement partagé – mais attisé au premier chef par les élites commises à la fabrication des discours sur le présent – de faire souffrir, comme dirait Nietzsche, qui permet à l’Etat de se poser en parangon de vertu et initiateur du progrès en matière de civilisation des mœurs – en s’instituant promoteur de force campagnes contre les violences faites aux femmes, et dont le seul horizon est le durcissement des sanctions, la répression, l’esprit de police – ce même Etat qui, sur l’autre versant, moins ensoleillé, de sa sollicitude pour la condition féminine, persiste à être le garant institutionnel de l’inégalité entre hommes et femmes en matière salariale... [3]

Nous vivons dans un âge où toute supposée « réforme », tout effort allégué dans le sens du mieux, tout progrès (pour ne pas reculer devant les grands mots) se solde sur le terrain par un tour de vis : la « réforme » régressive et obscure du régime des retraites, la lutte en faveur de l’environnement à hauteur dérisoire d’une batterie de nouvelles amendes infligées aux petits pollueurs (crottes de chiens et déchets de rue), rideau de fumée déployé devant une persistante résistance de l’Etat au radical tournant requis en matière de politique environnementale et de réponse au défi climatique.

Nous sommes entrés dans un âge donc où s’établit toujours plus solidement la fatale synergie entre le Grand Flic toujours plus brutal et omnipotent qu’est l’Etat répressif, celui qui prospère sur les ruines de l’Etat social, et le micro-flic qui désormais tend à occuper toute la place dans le cerveau du sujet individuel, cette sorte de puce (chip) qui, désormais, lui tient lieu d’instance morale et qui l’incline à toujours percevoir davantage le présent par les yeux de la police, à désirer la répression et la punition sous toutes les formes disponibles, à ne plus faire la différence entre ordre policier et paix sociale.
L’irrésistible poussée des partis et énergumènes néo-fascistes, des émissions de télé qui vont avec, la renaissance des groupes activistes inspirés par le suprémacisme blanc et la haine des post-coloniaux – toute cette fermentation abjecte n’est jamais que la manifestation la plus saillante de cette nouvelle disposition de plus en plus largement partagée : l’idée, ou plutôt la fantasmagorie, selon laquelle le salut ne peut provenir que d’une violence, d’une violence et d’une souffrance que l’on infligera à d’autres, les indésirables, les dangereux, les non-conformes, mais tout autant les sacrifices que l’on imposera aux plus faibles, dans leur ensemble. Plus l’on s’accorde sur la sensation du « tout va mal » et plus le tour de vis, le tournant obscur vers la répression, la compression et l’attrition apparaissent comme les composants impérativement requis de la solution à tous les maux. Le flic qui prend désormais la place dans la tête individualisée de la masse a les traits d’un thaumaturge ou, dirait Thomas Mann, d’un « magicien » [4] : celui qui, en frappant et humiliant sans merci les plus faibles et les plus exposés, sauvera le monde.

2- Il nous faut tenter de prendre la pleine mesure de ce qui est en jeu dans ce renversement des dispositions, des représentations, des conduites collectifs et des désirs partagés. Ce renversement ne se produit pas dans l’ « air du temps », il n’est pas réductible aux conditions d’un changement d’atmosphère culturelle ou d’ambiance politique alignée sur des péripéties gouvernementales. Partir sur ses traces, c’est entreprendre une exploration généalogique qui conduit jusqu’aux sources de l’institution symbolique de la société, dans les pays du Nord global, des démocraties libérales, en général. Ce n’est pas un voyage facile, le chemin est accidenté, les balises anciennes s’y sont effacées. On s’y égare souvent. Je m’y aventure à mes risques et périls, armé (après mûre réflexion) d’une petite boussole nommée « mesure » ou plus exactement « commune mesure ». Comme toutes les explorations, rien ne garantit que celle-ci conduise au but recherché. Elle s’efforce, du moins, d’ouvrir des pistes, en espérant simplement qu’elle conduise quelque part ou du moins inspire le désir de poursuivre l’enquête.
Après tout, le jeu en vaut la chandelle, il ne s’agit de rien moins que de savoir pourquoi nous vivons dans une époque si rabougrie que ce qui s’avance vers nous revêtu de la parure du progressisme voire de l’esprit rebelle présente distinctement, vu de près, le visage peu avenant du flic, du maton, du curé en soutane, de la dame patronnesse... Pourquoi ou, plus exactement comment (les pourquoi qui appellent des explications définitives sont, en la matière, assez vains...) la masse en est venue à voir si distinctement son désir ou ses rêves captés par ce qui, dans les sociétés post-disciplinaires, renoue massivement avec le fascisme de la première moitié du XXème siècle : la dissémination du pouvoir associé au jouir-à-nuire ?

La tentation est forte, lorsque le présent se rétracte et se délite, de faire sécession en appréhendant la condition minoritaire et ultra-marginale comme le critère même de la vérité – je me trouve en situation ultra-minoritaire, donc, je vis dans la vérité. Le défaut de cette position saute aux yeux : on y campe sur des principes infrangibles, mais on y perd le contact avec la situation réelle. On n’agit plus, on témoigne sur un mode moralisant, navré, offusqué par la vulgarité et la brutalité du présent (en exilé de l’intérieur), on théorise son isolement, on s’enferme dans des bulles d’intransigeance. Or, ce qui importe avant toute chose est de garder prise sur le réel en tant qu’il persiste à être non pas simplement un enjeu de connaissance ou de mise en discours, mais bien, encore et toujours, une question « politique », avant toute chose – c’est-à-dire ce que nous devons affronter. Le postulat dont il faut bien partir ici est que le réel n’est pas autre chose que le monde tel qu’il se présente à nous et dont nous ne saurions accepter les conditions.

Nous occupons face au réel ainsi entendu politiquement (ce qui sera ici l’opposé de policièrement), une position naturellement compliquée : il est à la fois le milieu de notre vie (entendu spatialement : ce au milieu de quoi nous vivons, le milieu de nos existences) et ce qui se tient face à nous au sens où nous devons nous colleter avec lui – il est tout sauf « présentable », il est ce contre quoi nous ne pouvons que nous insurger – ce milieu où nous est répétitivement imposée l’épreuve de l’intolérable, selon le mot de Foucault. L’objection selon laquelle il serait avant toute chose l’objet de nos représentations collectives, une construction avant nous et donc réductible aux conditions de notre aptitude à le percevoir en le construisant, cette objection subjectiviste ne tient pas ici : en dernière instance, le réel se tient encore et toujours devant nous, autour de nous en tant même qu’il se présente constamment en excédent à l’ensemble de nos représentations – ce qui les déborde ; qu’il est ce dont nos représentations et productions cognitives ne perçoivent et synthétisent ni l’essence même, ni la totalité – elles ne nous en livrent au contraire qu’un maigre aperçu, et de surcroît constamment contrarié – notre inscription dans ce monde n’est jamais ni heureuse ni harmonieuse, notre relation au réel que nous percevons et dans lequel nous sommes censés nous insérer est constamment litigieuse et pas seulement conditionnelle ou imparfaite.

Le réel est un problème politique en ce sens même qu’il est ce sur quoi nous ne pouvons exercer que des prises déficientes – des prises que nous devons travailler sans relâche à affermir en en élaborant une approche plus réaliste conduisant à des conduites plus adéquates à ses conditions, si nous voulons survivre. Le réel en ce sens, c’est toujours l’immédiat, le proche, mais qui se dérobe ou plutôt qui, dans son immédiateté et sa proximité (sa familiarité) même est amplement pourvoyeur d’illusions ; l’immédiat, le proche entretiennent d’étroites connivences avec le fallacieux. Le réel se dérobe, cela veut dire qu’il tend perpétuellement à se retirer dans le lointain, à se dessiner sur une ligne d’horizon indistincte – mais c’est bien pourtant dans cet éloignement qu’il se laisse entrevoir en vérité. L’immédiat, le proche, le familier, c’est comme une brume qui nous entoure, ce qui a pour effet que le réel dans lequel nous vivons est lui-même un réel brumeux. La ligne d’horizon, nous ne l’entrevoyons qu’assez rarement lorsque se produit une éclaircie, une déchirure dans le brouillard. Une approche politique du réel consiste à dissiper le brouillard autant que faire se peut, dessiner des lignes de fuite, ne pas se plier à l’inaccessibilité du lointain comme à un destin. Ce lointain, ce n’est pas l’Etre par opposition aux étants, ce n’est pas la Substance, la Nature... – c’est plus simplement ce dont est fait en vérité le monde dans lequel s’insèrent nos existences – notre environnement en tant qu’il est fait d’une combinaison de données physiques, chimiques, topologiques, historiques, sociales... Aller vers le lointain, c’est nous rapprocher de la connaissance de ce lointain en tant, précisément, qu’il se tient éloigné.

En d’autres termes, la vérité ou les vérités essentielles ne sauraient avoir le statut d’un patrimoine qui se conserve comme un secret ou un trésor gardés jalousement et préservées contre le cours des choses, contre l’ordre du monde. Etre politique en ce sens, cela consiste bien toujours à produire un effort en vue de se rapprocher du lointain et d’ouvrir des brèches dans un réel à la texture poisseuse et brumeuse – on n’y voit ordinairement pas à trois mètres devant soi. Si l’on veut s’assurer des prises sur ce réel et ne pas se contenter de s’interroger sur les conditions de sa connaissance et de sa mise en discours, alors, il faut se tourner vers ce qui se dérobe et se tient au loin, car c’est dans cet effort que l’on s’approche non pas de la vérité des choses mais que l’on se rapproche des enjeux de vérité relatifs à l’état du réel.

On pourrait dire qu’en règle générale il n’existe pas de commune mesure entre mon être-immédiat-au-réel et, davantage que la connaissance, la présence au lointain. Dans le train-train de mon existence, l’une et l’autre sont comme deux sphères séparées, je ne peux pas faire tenir ensemble les deux « bouts » de l’une et l’autre.

Petite phénoménologie de la chose : je pars de bon matin faire une excursion en vélo dans les environs d’un lac isolé au milieu des collines. Journée ensoleillée, température idéale, je pédale avec ardeur sur une route de campagne presque déserte, la végétation luxuriante m’enchante (je suis juste sous le tropique), bref tous les ingrédients d’une journée idéale de loisir et de salutaire exercice sont rassemblés.
Simplement, lorsque la route serpente en surplomb du lac, je remarque cette trace régulière, un ou deux mètres au-dessus du niveau de l’eau : elle me suggère le volume d’eau que le lac a perdu en quelques années. En d’autres termes, interrompant brutalement cette sorte de rêverie idyllique dont est faite ma présence immédiate à cet environnement, elle me projette dans un autre réel, indubitablement plus vrai que celui dont est fait la petite bulle hédoniste dans laquelle je suis installé – le réel du réchauffement climatique et des désastres annoncés qui vont avec.
On ne peut pas dire que la perception de la trace du désastre annoncé sur les berges du lac m’installe de plain-pied dans une connaissance complète ou synthétique de ce lointain que constitue le réchauffement climatique dans toutes ses conséquences ; davantage, c’est une effraction qui se produit, une brève éclaircie qui me livre un accès strident mais éphémère à un état ou une figure du réel hétérogène à celui dans lequel ma confortable petite existence est installée – confortable mais assurément brumeuse, au sens que j’indiquais plus haut. Le proche (l’immédiat) et le lointain ne communiquent en ce sens que par intermittence et toujours sur ce mode frustrant : celui de l’absence de commune mesure. Il n’existe pas de commune mesure entre les agréments de ma petite escapade et ce qui vient à ma rencontre dans la découverte de la trace, peu spectaculaire, somme toute, mais indubitable, de l’effectivité du désastre. La preuve : ayant vu ce que j’ai vu et en ayant été affecté, je n’en vais pas moins remonter sur mon vélo et poursuivre mon excursion, en quête d’un agréable point de chute où déjeuner.

3- Dans cette époque sinistrée, promouvoir et défendre la cause de l’égalité (une notion qui demeure solide, dans la perspective de l’émancipation, contrairement à la liberté, constamment corrompue par l’esprit du néo-libéralisme) est devenu une gageure. Le motif ranciérien de l’égalité des intelligences, opposé à l’immémoriale ritournelle du fondement naturel des inégalités, demeure inoxydable, il se tient, philosophiquement, hors de portée de l’esprit du temps – mais toujours plus difficile à traduire, transcrire et inscrire politiquement, dans le champ des luttes et des rapports de force présents. L’égalitarisme, ce serait comme une maladie, en prise directe sur le totalitarisme. Le grand motif égalitaire ne subsiste qu’à l’état de trace dans la petite musique équivoque de l’équitable – au sens où la nouvelle économie en quête de correction écologique fait du « commerce équitable » un argument promotionnel.
Dans ces conditions infiniment défavorables, on peut tenter de revenir vers la cause égalitaire par un autre bout – celui de la mesure, de la juste mesure, de la commune mesure. C’est en montrant comment une société qui a perdu de vue l’importance vitale, c’est-à-dire le trait non seulement régulateur mais proprement instituant de la notion de commune mesure que l’on peut faire revenir dans le débat la question de l’égalité.
Essayons, à nos risques et périls.
Le Philèbe, dialogue de la maturité de Platon, et où il est question de savoir si le souverain bien consiste plutôt dans le plaisir (position soutenue par Philèbe) ou bien plutôt par la sagesse et l’intelligence (position soutenue par Socrate), est constamment traversé et soutenu par la question de la mesure ; ceci dans l’horizon d’un effort permanent pour compliquer un peu l’alternative abrupte telle qu’elle est posée au début du dialogue, remise en selle et contrariée par Socrate lui-même dans le cours de ses échanges avec Protarque, le substitut de Philèbe qui, après avoir asséné sa proposition, s’est proprement défilé...
Le pâle Protarque n’est, tout au long du dialogue, qu’un bien pâle comparse pour Socrate, un faire-valoir sur lequel rebondissent les questions adressées par le chercheur de vérité, si bien que c’est de lui-même que Socrate en vient à tempérer son plaidoyer en faveur de la science associée aux idées pures en mettant en avant des restrictions agencées autour des notions de mesure, de mélange, destinées à dessiner certaines formes de compatibilité entre quête du plaisir et recherche de la vérité – la voie royale de la connaissance, de l’intelligence et de la sagesse.
C’est bien qu’en effet il faut prendre en compte le réel, le fait que l’immense majorité des humains, à l’instar des animaux, sont en quête avant toute chose de la satisfaction de leurs désirs et non de la vérité et du bien, c’est donc qu’il faut tenter de concevoir des formes de compromis et d’hybridité entre les deux directions qu’a priori tout oppose – le « bas » de la quête du plaisir et le « haut » de la recherche de la vérité.

Cela commence par des choses très simples : par exemple que dans les éléments composant une langue et permettant de la parler, tout se tient : pris isolément, chaque élément est sans portée, il ne fait sens que dans sa relation avec la totalité des autres, il faut qu’il existe un lien entre cet élément et tous les autres ; c’est l’existence de ce lien qui constitue l’unité de la langue et fait que celle-ci a une grammaire. En d’autres termes, il faut que chaque élément composant la langue ait une commune mesure avec tous les autres pour que la langue forme une totalité et ait une unité. La commune mesure entre chaque élément « isolé », c’est le tout organique ou articulé de la langue qui se dévoile au grammairien (Philèbe, 18a-18e).
Quand les néo-libéraux disent que la notion même de société est une vue de l’esprit, qu’il n’existe que des individus entrepreneurs en concurrence les uns avec les autres, des gagnants et des perdants, donc – ils se tiennent en deçà du raisonnement « basique » de Platon, tant il est évident qu’il en va ici de l’existence sociale des sujets humains (comme des animaux) comme de celle des « éléments isolés » qui composent la langue dans ce passage du Philèbe.
L’existence du lien qui rattache les uns aux autres et rend possible l’unité du tout (de la société comme de la langue), c’est ici ce qui attire notre attention sur la nécessité d’une commune mesure : il faut que chaque élément puisse être rapporté à chaque autre et à tous les autres pour que devienne perceptible « la grammaire » ou bien son équivalent ici, l’institution sociale. Chaque « élément » a sa particularité propre et est susceptible d’appartenir à une catégorie particulière (les voyelles, les consonnes ou bien les classes sociales) mais seule sa relativité à chacun des autres et à l’ensemble qu’ils forment lui donne une consistance réelle. La commune mesure entre les éléments a donc une qualité instituante – et c’est précisément cette qualité que s’acharne à nier le discours néo-libéral lorsqu’il tente de réduire la société à une collection d’auto-entrepreneurs.

Revenons à Platon. Pas à pas, dans le Philèbe, il tente de mettre en relation, de trouver un mode de liaison, de « mêler les eaux » de ce qu’a priori tout oppose, le plaisir et l’intelligence ou la science. Il procède dialectiquement, suggérant qu’une troisième voie pourrait se dégager, au-delà de leur opposition statique, et qui serait « meilleure que toutes les deux » (20c). Bien sûr, dit-il, le fondement de la vie bonne est plutôt du côté de l’intelligence que du plaisir . Mais la quête du plaisir est la chose la mieux partagée et l’on ne peut pas l’éliminer par décret. Une vie uniquement consacrée au plaisir « ne serait pas celle d’un homme, mais celle d’un poumon marin ou de ces animaux de mer qui vivent dans des coquilles ! » (21b-21e) – une existence purement sensitive. Mais inversement, peut-on vivre sans avoir part au plaisir ? Il faut donc rechercher une forme d’union, dit Platon, entre plaisir et intelligence (sagesse). Mais le motif de l’union demande ici à être précisé, déplié : dans son prolongement apparaît un motif plus prometteur : celui de la proportion ou de la proportionnalité. La question philosophique en jeu est de première importance : comment mettre fin à « l’opposition naturelle des contraires et produire en eux la proportion et l’accord en y introduisant le nombre ? » (25e). En d’autres termes, comment trouver une commune mesure entre les deux contraires, en dépassant la staticité de leur opposition ?

A nouveau, cette démarche se déplace aisément du côté de la vie sociale et des conditions de la politique : pour qu’une société soit viable ou pour qu’existent les conditions d’une vie politique, il faut qu’existent des éléments de proportionnalité et une commune mesure entre des forces, des groupes, des principes que tout oppose. Il ne s’agit pas du tout d’entendre par là que la dialectique, c’est-à-dire ici la mise en mouvement du statique, l’entrée de celui-ci dans un devenir incertain ou ouvert, est ce qui va permettre de « dépasser » les oppositions et de parvenir à une synthèse plus ou moins harmonieuse. Il s’agit simplement de dire que la condition élémentaire pour que l’affrontement des éléments contraires soit un principe vital qui soutienne le devenir même de cette opposition, c’est qu’existent des interactions entre les uns et les autres, non seulement des zones de contact, des échanges de toutes espèces, voire des formes d’hybridation, mais, plus important que tout, dans une structure ou une institution qui demeure ouverte, de la proportionnalité : s’il n’existe aucune commune mesure entre les forces qui s’opposent, alors il n’y a ni vie sociale ni vie politique à proprement parler, il n’y a qu’une forme très primitive de guerre des espèces. Pour parler la langue de Platon, chacune des forces qui se font face demeure captive de sa démesure (le mauvais infini) que rien ne peut tempérer.

Finalement, le Philèbe s’achève sur une image apaisée de la résolution du problème de la conflictualité entre les deux principes opposés, une fable éthique en forme de happy end : « Nous sommes des espèces d’échansons qui avons deux fontaines à notre disposition, celle du plaisir qu’on peut assimiler à une fontaine de miel, et celle de la sagesse, sobre et sans vin, qui donne une eau austère et salutaire, ce sont ces deux fontaines dont il faut mêler les eaux du mieux que nous pouvons » (61b).

Nul besoin n’est d’accompagner Platon jusqu’à la réalisation de cette alliance heureuse pour tirer le meilleur parti de la méthode qu’il a mise en œuvre tout au long du dialogue – dans la quête de la vérité tout comme dans celle des formes de vie souhaitables, la piste de la mesure doit être suivie avec assiduité. Mesure ne s’entend pas ici nécessairement comme modération, mais comme commensurabilité, c’est-à-dire mise en rapport de formes qui apparaissent dans le champ de la connaissance comme dans celui de l’expérience comme hétérogènes et non seulement opposées. La dialectique est ici ce qui embarque la connaissance et l’expérience dans le mouvement, le déplacement – le devenir.

4- Ce qui caractérise les élites néo-libérales d’aujourd’hui saute aux yeux : elles ont perdu de vue (elles sont devenues d’une indifférence de glace à...) le trait proprement vital de la commune mesure, aussi bien pour la vie sociale que dans la dimension politique. Cela n’a rien de surprenant pour autant que, dans cette version du libéralisme durci, voire enragé, la primauté du social sur l’individuel, le caractère organique de la société, condition de son existence comme un tout et non comme une addition de singularités – tout ceci n’est qu’un ramassis de vieilles lunes idéologiques à congédier. En ce sens, les néo-libéraux d’aujourd’hui ressemblent au Philèbe de Platon – ils investissent tout sur le plaisir (le succès, la réussite, la richesse) et sont emportés, en somnambules, par la démesure – ils ignorent toute mesure. En pratique, cela signifie qu’aucun principe de modération (de raison) ne vient limiter l’envolée des profits enregistrés sur le marché boursier, pas davantage que celle des salaires des patrons des entreprises phares ou des vedettes du foot professionnel et, dans la sphère gouvernementale, cela veut dire que l’on ne mesure plus du tout les pseudo-réformes imposées au forceps à l’aune des réactions (des intérêts propres) des gouvernés – plus rien n’est « négociable » – ce qui est une autre façon de dire que gouvernants et gouvernés vivent désormais dans des sphères séparées et qu’il n’existe plus aucune commune mesure entre les perspectives, les intérêts et les discours des uns et des autres.
J’insiste : la question de la commune mesure demeure ici bien en retrait de celle de l’égalité. L’idée, simple, c’est que pour que se maintienne un lien entre des différents (des groupes, des classes, voire des espèces) que bien des choses, mais pas vraiment tout oppose, il faut que les hétérogénéités et les inégalités demeurent, pour les « moins privilégiés » (comme on dit, au prix d’un de ces délicieux euphémismes dont la langue anglaise a le secret – underprivileged), de l’ordre du concevable, de l’imaginable : que le patron d’un ouvrier gagne dix fois plus que lui, c’est imaginable, même si l’on trouve que c’est injuste et cela ouvre le champ dans lequel un jeu de forces opposées peut se développer. Mais que le patron gagne mille fois plus que le salarié lambda, cela sort du domaine du concevable aussi bien pour ce dernier que pour le public, « les gens ». Cela veut dire en clair qu’il n’existe plus aucun monde commun entre le haut de gamme du patriciat et une plèbe composée de underdogs plutôt que de underprivileged. La disparition de la comparabilité manifeste celle du lien, fût-il tendu, fondé sur l’antagonisme. Ce n’est pas une question d’arithmétique mais de « transformation de la quantité en qualité » (Engels) : à la faveur du « saut » d’un régime de commune mesure à un autre placé sous le signe du désir infini et souverain des gagnants, ceux d’en haut ont fait sécession et se sont retirés dans leurs bulles, dorées autant qu’immunitaires. Ce nouveau topos s’impose tant dans la sphère de l’économie que dans celle de la politique institutionnelle, tant au niveau local (au sens de national) qu’à l’échelle globale.

C’est le paradoxe de la situation présente dans laquelle le motif polyvalent de l’ouvert (dans le champ des échanges économiques, des circulations culturelles, de l’acceptation des différences...) impose ses conditions, demeurant un mantra de l’hégémonie (la démocratie comme open society), se combine avec celui du repli sur les bulles et les sphères séparées, de l’enfermement croissant des élites dans des gated communities mentales – et autres. Ce n’est pas pour rien que les néo-libéraux d’aujourd’hui sont très acharnés à détruire l’Etat social : c’est en effet que celui-ci, à défaut d’instituer l’égalité, promouvait massivement de la commune mesure via des dispositifs structurants voire instituants comme l’Ecole publique, la Sécurité sociale, la Protection maternelle et infantile, l’indemnisation des chômeurs, etc.
Aujourd’hui, les militants de l’économie qui sont aux affaires et qui imposent leurs dogmes dans toutes les sphères de la vie publique, de l’existence sociale et économique voient ces dispositifs comme autant de fardeaux pour l’Etat, à alléger toutes affaires cessantes – à défaut de pouvoir les faire disparaître complètement.
Ce qui doit prospérer et avoir la priorité en toutes choses, c’est l’esprit d’entreprise, lequel est nécessairement individuel, individualiste et férocement concurrentiel. Il ne s’agit donc pas seulement d’affaiblir voire de démanteler des systèmes de protection mais de s’en prendre à ce qui se tient au cœur non pas de la « cohésion sociale » – notion suspecte dans sa connotation consensualiste, mais tout simplement de l’organicité du social, le simple fait qu’une société est composée non pas d’une collection d’individualités mais d’un maillage dense de relations et d’interactions entre tant des individus que des groupes (toute la sociologie de Norbert Elias s’agence autour de cette notion) ; ce qui vient en premier et assure l’organicité du social, c’est ce qui met en relation et qui, donc, établit les conditions dans lesquelles est instituant non pas seulement le lien mais la mesure commune – je paie mes impôts comme tout le monde (même si mon prélèvement fiscal n’est pas le même que celui d’un ouvrier spécialisé d’un côté ni d’un cadre supérieur de Total de l’autre), je me situe et me déplace dans un espace social où, avec toutes les criantes inégalités, existe du commun fondé sur la comparabilité des situations et des conditions. Cette règle qui n’a rien d’explicite et peut à ce titre être désignée comme une sorte de principe fondateur d’arrière-plan constitue l’un des étais du sentiment partagé de l’appartenance à la société entendue comme ensemble et non collection ou série.

Or, le propre des politiques néo-libérales d’aujourd’hui et des dogmes qui les fondent est de pratiquer une inlassable attrition de cette règle essentielle, en tant que subliminaire, précisément. Il est de promouvoir des tactiques de gouvernement de la masse des vivants dont le propre est d’en saper les fondements : détruire les statuts, faire prospérer la précarité, substituer des systèmes indéchiffrables de « primes » aux augmentation de salaires, détruire les espaces de négociation avec les organisations syndicales et autres, maintenir les salaires le plus bas possible, dissuader par l’intimidation policière les gens de manifester leur mécontentement collectivement, dans la rue, gouverner à l’endettement et aux fins de mois difficiles – bref spéculer sur tout ce qui a la propriété d’user les mailles de l’existence commune, dans sa forme réticulaire, atomiser la société, faire prospérer la solitude et la précarité des individus face à la puissance de l’Etat et aux diktats de l’orthodoxie économique.

La règle qui doit désormais prévaloir est celle de l’atomisation sociale : l’individu doit se sentir seul face à l’Etat et au marché, mis en demeure d’entrer en lutte et en concurrence avec tous les autres pour se frayer son chemin, prendre l’ascendant, se ranger dans le camp des vainqueurs. Toute existence individuelle doit, à ces conditions, devenir une start-up, et malheur aux vaincus. Or, c’est ici précisément que se dévoile le secret de cette idéologie libérale : une idéologie de vainqueurs, où le mirage de la victoire, de la réussite scintille au firmament de la concurrence et de la compétition, mais c’est, dans le monde réel, une fabrique de vaincus soumis de manière toujours plus drastique aux conditions des fanatiques du tout-économie et des factotums de l’Etat policier.
Ce qui nourrit les gestes de désespoir et de rage dans la plèbe d’aujourd’hui, les passages à l’acte que la presse jugera naturellement tant aveugles qu’incompréhensibles, ce qui nourrit aussi le quotidien des violences exercées sur les femmes, les enfants, les vieillards, les étrangers précaires (la liste n’est pas exhaustive), ce qui, dans une version infiniment plus prometteuse, a nourri la grande colère des Gilets jaunes, c’est le démantèlement délibéré par ceux d’en-haut, (le patriciat sûr de lui et dominateur qui nous gouverne aujourd’hui), de tout ce qui faisait que ceux d’en-bas pouvaient se sentir, en dépit de tout, inscrits ou « affiliés » par l’existence d’une commune mesure irréductible à un ensemble de droits, c’est-à-dire d’une portée plus longue et plus vaste que ce qui peut s’énoncer dans la langue du droit et de la loi.
Au cœur de la modernité sociale et politique, en Occident, se détecte cette synergie subliminale entre l’arrière-plan de l’égalité, dans son caractère formel même, et la commune mesure, dans son efficace propre, sur le terrain. Cette dernière est le socle sur lequel peut prendre pied la résistance et la résilience de ceux d’en-bas face à l’esprit de démesure de ceux d’en-haut, dans toutes ses dimensions. La commune mesure est ce qui permet à des individus, des groupes, des forces de se mesurer à d’autres, dans tous les sens du terme ; elle est aussi ce qui rend possible la mobilité, dans une configuration où chaque entité est en rapport avec toute autre, mesurable, comparable à celle-ci. Le citoyennisme qui fait du citoyen la mesure de toute chose sous le régime de la démocratie moderne ne livre qu’une version affaiblie, squelettique, de cette relation qui s’établit entre flux égalitaires et commensurabilité : l’égalité toute formelle qu’institue la citoyenneté est la version la plus faible, celle qui relève de l’arithmétique la plus rudimentaire, de la puissance qui se dégage de la mesurabilité et des réseaux denses qui se tissent autour d’elle.

Toute l’œuvre de Balzac montre l’extraordinaire libération d’énergie que produit l’entrée dans une société passée, irréversiblement, à un régime généralisé de commune mesure – l’Ancien régime étant, précisément fondé sur la codification de l’absence de commune mesure entre la caste aristocratique et les roturiers, tout particulièrement l’immense masse paysanne [5]. Après la Révolution française, tout peut désormais se mesurer à tout, même si au demeurant persistent et se reforment les inégalités structurelles les plus criantes.
La commune mesure est ce qui introduit dans les rapports sociaux une fluidité qui est la condition de toutes les mobilités – le parvenu, le nouveau riche est la figure la moins avenante de cette condition générale nouvelle. Mais, lorsque l’on va entrer dans le temps de la démocratie parlementaire, cela signifie aussi qu’un ouvrier promu par le militantisme politique, peut devenir député. Ce n’est pas la voie royale de l’émancipation, et moins encore de l’égalité, mais c’est la condition première pour que s’établissent dans une société moderne des interactions structurantes entre mesure et conflictualité ou agonisme – en d’autres termes pour qu’existe ce qu’à proprement parler on peut appeler un corps social doté d’une qualité ou d’une constitution politique.

Or, c’est précisément de ceci que les enragés de l’ultra-libéralisme contemporain ne veulent plus. C’est que si la commune mesure est, dans une société démocratique, ce qui permet de gouverner (l’arrière-plan du gouvernement des vivants), elle n’est pas elle-même gouvernable sans condition, au sens où l’entendent les élites politiques néo-libérales d’aujourd’hui, pour lesquelles tout se gouverne par décret. Ce que visent à produire les antipolitiques néo-libérales d’aujourd’hui (et qui est appelé à se substituer à la société dans son sens traditionnel), ce sont des séries d’individus aussi complètement absorbés que possible par la « lutte pour l’existence », totalement empêtrés dans les soucis relatifs à la reproduction de l’ordinaire et, à ce titre indisponibles pour la vie publique et l’action collective, là où sont en jeu les litiges et les conflits opposant gouvernants et gouvernés. C’est le gouvernement à l’usure, à l’austérité et à la crise, destiné à faire en sorte que le corps social se disperse et s’atomise en collections d’individus dont toute l’énergie s’épuise dans la gestion d’une vie sans qualités. Une vie ou des formes d’existence qui se tiennent en-dessous de la ligne de flottaison d’une « vie politique ». Dans cette configuration à la fois post-sociale et post-politique, le sujet idéal de l’antipolitique néo-libérale va voter quand l’heure en est venue comme il va faire ses courses au supermarché ou comme il regarde un match de foot à la télé – une occupation entièrement déliée du champ des affrontements réels.
Pour que prospère l’idole Economie, la reine de l’époque, avec la police, il faut que la masse vive chichement, stressée, sans joie et dépourvue de toute puissance ou qualité inventive – amputée de tout devenir. Et c’est ici que nous retrouvons le sens premier du mot police : le gouvernement à l’attrition, c’est une police, en tant qu’antipolitique, précisément. Sous ce régime, la police, dans son sens courant, est au service de l’idole Economie autant que de l’Etat et des gouvernants. Elle ne se contente pas d’assurer l’ordre dans les rues, elle est commise plus généralement au maintien des conditions de la vie rétrécie et attristée – ce n’est pas inadvertance que la police emmerde la population et harcèle certaines catégories de gens d’en-bas, c’est un mode de gouvernement de la masse, une tactique généralisée. Et c’est en ce sens aussi qu’aujourd’hui, les dystopies réelles, compactes et majoritaires, ne sont pas, contrairement à ce qu’en dit la propagande de l’impérialisme démocratique grimé en universalisme, l’exception totalitaire, mais bien la règle néo-libérale.
Il faut toujours s’interroger sur le genre de peuple que fabriquent les différents régimes de gouvernement des vivants. Le peuple fasciste n’est pas seulement fait d’une masse embrigadée, abrutie par la propagande et terrorisée, mais aussi d’une masse de sujets individuels parmi laquelle a été répartie, comme l’a noté Foucault, une manne – un pouvoir infini de nuire aux autres, via la délation, la persécution des catégories stigmatisées, etc.
Quelque chose de cette puissance infinie se retrouve dans les sociétés contemporaines placées sous le régime de la démocratie de marché, comme puissance substitutive à des satisfactions et puissances réelles – l’esprit de délation ne s’est jamais si bien porté dans notre pays depuis l’Occupation. Mais surtout, la condition première pour que le régime néo-libéral et policier de la politique se perpétue, c’est la production de la masse individualisée rongée par le ressentiment et l’amertume, la fabrication d’un non-peuple composé de gens moroses, nerveux, déprimés, fatigués, irritables, déçus, vidés, accablés de solitude... il faut que l’humanité de l’individu séparé et de la masse dans son ensemble ait été à ce point dégradée pour qu’elle demeure gouvernable aux conditions que lui infligent les maîtres du jeu dans ce présent perpétuellement hivernal.

Alain Brossat

Notes

[1Quel parcours exemplaire, taillé à l’aune de l’époque que celui d’Edwy Plenel, directeur de Médiapart et vigie sourcilleux du moralisme inspirant la prose qui s’y publie - de la révolution permanente, du tiers-mondisme exalté, de la solidarité sans faille avec les Palestiniens aux avant-postes de la police de la pensée et des conduites... Où est le Balzac qui saura se tenir à la hauteur de ce personnage de la Comédie humaine ?

[2Pour ne rien dire de la presse audiovisuelle – c’est pire encore, si la chose est possible.

[3S’il existe une inégalité structurelle entre les salaires des hommes et des femmes, c’est bien parce que la loi le permet ; or, la loi, c’est l’affaire des gouvernants, l’exécutif qui propose et les parlementaires qui disposent...

[4La masse est ici ce qui s’oppose au peuple politique en tant que peuple de l’émancipation. Les Gilets jaunes, les gens qui descendent dans la rue pour dire leur opposition à la réforme des retraites, ce n’est évidemment pas la masse, en ce sens, c’est le peuple. Voir sur ce point Etienne Balibar : La crainte des masses, Galilée, 1997.

[5Un beau film sur ce motif même est Merry-Go-Round (Chevaux de bois) de Erich von Stroheim et Rupert Julian (1923) qui montre qu’il ne faut pas moins qu’une révolution ou une guerre en forme de fin du monde pour passer d’un régime (aristocratique) qui exclut la règle commune à un régime sous lequel la règle commune permet à un comte déchu de convoler avec une humble jeune fille dont l’emploi est de tourner la manivelle de l’orgue de barbarie dans un parc d’attractions. Le film est situé à Vienne, à la veille et au lendemain de la Première guerre mondiale.