Trois plébéiens exemplaires

, par Alain Brossat


Envisageons la démocratie contemporaine, sous un angle qui n’est pas habituel, à plusieurs titres : d’abord parce que je n’aborderai pas la question de la démocratie à partir de ses institutions (les partis, les élections, l’Etat de droit...), de ses valeurs (la liberté d’expression, de conscience, le respect de l’individu...) ou de ses mœurs (la tolérance, le refus de la violence...), mais à partir d’un personnage qui se situe sur ses marges et que j’appelle le plébéien.
Ensuite, parce que le matériau ici utilisé n’est pas celui que mobilisent habituellement la science politique ou la philosophie politique – des textes théoriques empruntés à des auteurs de référence ou bien des enquêtes, des sondages d’opinion, l’analyse du résultat des dernières élections – mais des films, trois films taïwanais récents dans lesquels je vois émerger cette figure du plébéien ou bien de la plèbe, qui me paraît pouvoir être analysée comme une figure politique, et une figure qui questionne sans ménagement la démocratie contemporaine : le régime présent de la vie politique à Taïwan, donc, en tant que celui-ci se définit, avec insistance, comme celui de « la démocratie », voire, parfois, comme une « démocratie exemplaire ».

Ces trois films sont : Les chiens errants de Tsaï Ming-liang (2013), The Rice Bomber de Cho Li (2014) et No Puedo Vivir Sin Ti de Leon Dai (2009).

Le plébéien, c’est un personnage (ou une figure) qui nous vient, à nous Européens, Occidentaux, de l’histoire romaine. Toute l’histoire romaine est traversée par l’opposition entre les patriciens, descendants de grandes familles qui se considèrent comme héritières des fondateurs de la Ville de Rome, et donc détenteurs légitimes du pouvoir, et les plébéiens, un élément populaire vus par les patriciens comme une poussière d’humanité rassemblée au fil de l’accroissement de la grandeur de Rome autour de celle-ci, nécessaire à son maintien (ils cultivent la terre, nourrissent la ville, forment le gros des armées romaines...), mais dépourvus de toute légitimité du point de vue de l’exercice de la souveraineté.
Longtemps, interminablement, les patriciens se sont opposés à toute espèce de partage du pouvoir avec la plèbe, se considérant comme la seule incarnation légitime de la souveraineté romaine. Lisez par exemple Coriolan, une pièce de Shakespeare, et vous y entendrez l’écho très distinct de ce préjugé tenace et violent des patriciens contre la plèbe considérée comme incapable d’accéder aux affaires politiques, réduite, donc, à une pure existence économique et sociale. Mais aussi bien, instable, traversée par toutes sortes de mouvements d’agitation, et donc comme un facteur de subversion dont il convient de se méfier constamment.
La plèbe, c’est donc cet élément populaire, cette partie du peuple (au sens de ce que l’on appellerait aujourd’hui un peuple national, une nation comme peuple, même si, dans la Rome antique, il ne s’agit pas de cela) qui est bien là, comme partie du corps social, qui est utile et nécessaire, à ce titre, qui est mobilisable en temps de guerre - mais à laquelle, en même temps, ceux qui se considèrent comme les détenteurs légitimes du pouvoir, par héritage et tradition, dénient toute capacité politique et avec lesquels ils refusent de partager l’exercice de la puissance politique.
Ce qui débouche sur cette scène classique, dans l’histoire romaine, où l’on voit les patriciens appeler à la mobilisation générale dans des conditions où un ennemi extérieur menace la Ville (Rome) ou, plus tard, la République et où les plébéiens se rebiffent et disent : et pourquoi donc irions-nous mourir pour vous  ? Puisque vous vous considérez comme les propriétaires de la ville, puisque en temps de paix vous nous déniez toute capacité politique, pourquoi irions-nous tout à coup faire corps avec vous, lorsqu’une menace pèse sur la Ville ? Démerdez-vous tout seuls !
Or, ce sont, bien sûr, les plébéiens qui forment le gros des armées romaines , de l’infanterie, notamment...

Ce qui m’intéresse, dans cette histoire romaine, c’est la figure d’une partie du peuple qui se trouve, d’une certaine manière, incluse dans l’espace commun de la cité, en tant qu’elle en est exclue (tenue en marge, considérée par les patriciens comme quantité négligeable). Pour les patriciens, la plèbe est bien là, elle a vocation à cultiver les champs, à remplir les fonctions utiles et nécessaires qui sont celles des artisans, les plébéiens ne sont pas des biens meubles entre les mains de propriétaires comme le sont les esclaves, mais en même temps, ils ne font pas vraiment partie du monde commun, puisqu’aucune capacité politique ne leur est reconnue. Or, dans la cité antique, ce qui est vraiment constitutif de la vie d’un homme libre (d’un citoyen), c’est l’accès à la vie publique, à la prise en charge des affaires publiques – la vie politique (Aristote, La Politique). A ce titre, on dira donc que d’un point de vue patricien, les plébéiens, la plèbe, est là sans être là, réduite à une condition sociale, sans accès à la forme la plus élevée de vie humaine collective – la vie politique.
Cette condition, bien sûr, les plébéiens ne l’acceptent pas – et c’est la raison pour laquelle l’histoire de Rome est hantée par la figure de la guerre civile, de soulèvements plébéiens, de mouvements populaires de toutes sortes contre cette prétention d’une aristocratie dirigeante à détenir la souveraineté par héritage et tradition.

Mon hypothèse est que, alors même que les démocraties modernes sont, en principe fondées sur des prémisses tout à fait différentes, cette figure de la plèbe en tant que l’élément voué à demeurer « en trop » dans les comptes de la politique, peut y être constamment identifiée. Ce qui est bien sûr un fort paradoxe, ces systèmes politiques étant, en principe, des systèmes d’inclusion sans reste – ne sont-ils pas l’empire de la citoyenneté, chaque citoyen se définissant comme l’égal, en puissance politique, de chaque autre et de tous les autres ? Mais à y regarder de plus près, on s’aperçoit que ce qui caractérise toutes les démocraties contemporaines, c’est l’existence d’un « reste », de dimension variable, incarné par des figures qui peuvent être très diverses – et dont le propre est d’occuper cette position de la plèbe. Cette position ne se réduit pas à une condition de marginalité, d’exclusion ou d’invisibilité sociale, c’est une figure politique – celle de l’existence ou de la présence parmi nous d’une fraction de peuple qui ne « compte pas », qui n’entre pas dans les comptes de la démocratie d’institution et qui, pour cette raison, demeure en déficit perpétuel de reconnaissance.

Le plébéien contemporain, selon ma définition, est celui qui, voué à cette condition d’inclus en tant qu’exclu ou invisible, ne s’y résigne pas, et qui se rebiffe. Mais comme il n’a pas accès à la vie commune par le biais des appareils de la démocratie (qui le tiennent à l’écart), sa plainte, sa revendication ne sont pas entendues. Porté par la colère, il lui faut alors imaginer d’autres moyens, plus bruyants, plus radicaux, pour se faire entendre. Le tort qu’il subit ne peut s’énoncer que sur les marges de l’institution démocratique et produire un trouble, plus ou moins violent, du côté de celle-ci – il en met en lumière les limites et les angles morts. Il montre que le système démocratique, en même temps qu’il établit un régime d’inclusion (notamment par le biais des libertés politiques et du droit positif), perpétue toutes sortes de formes d’exclusion et en produit de nouvelles. Le plébéien est, à ce titre, un révélateur des failles de l’institution démocratique et c’est la raison pour laquelle il nous intéresse ici.

Il est, je pense, assez révélateur que ce soit le cinéma, plutôt que les savoirs académiques, qui aborde la question de la démocratie contemporaine en braquant le projecteur sur cette figure excentrée du plébéien et qui, du coup, nous invite à voir la jeune démocratie taïwanaise « autrement » que dans le miroir du suffrage universel et des libertés publiques. Ce déplacement radical ne peut que nourrir nos facultés critiques souvent anesthésiées par le discours pesant du « tout démocratique » qui, depuis la chute de l’Union soviétique et des régimes « socialistes » en Europe orientale, tend à nous présenter la « globalisation démocratique », la « démocratisation du monde » comme une sorte de fin de l’Histoire heureuse et inévitable.
Enfin, ce que je retiens de ces films, c’est que, contrairement à ce qui est le cas souvent, en Occident, en Europe occidentale, la plèbe n’est pas réduite à la figure de l’étranger pauvre, marginalisé, discriminé, stigmatisé - « l’immigré ». Dans les films dont nous allons parler, ceux qui occupent la place du plébéien sont bien des « autochtones » et pas des arrivants plus ou moins récents, venus d’ailleurs. Ils sont « d’ici » et pourtant ils incarnent bel et bien ce « reste » irréductible de ce miracle démocratique taïwanais qui est comme l’autre face du miracle économique. Apprendre à voir la démocratie contemporaine par les yeux de la plèbe et du plébéien, voilà qui ne peut que nous rendre plus vigilants et plus « résistants » face à toutes les défaillances de ce système.

Je commencerai par le film de Leon Dai, No puedo vivir sin ti.
C’est l’histoire d’un type qui vit en marge, seul avec sa fille. Il est installé dans une sorte de squat assez précaire, dans le port de Kaoshung. La mère de la fillette est partie depuis longtemps (on ne sait pas où elle est), et le père et la fille vivent d’expédients – lui de petits boulots au noir, plongeant notamment dans le port de Kaoshung pour vérifier l’état de la coque des navires et resserrer de gros boulons sur les hélices... Pendant ce temps, la petite fille qui ne va pas à l’école pêche les crabes qui amélioreront leur dîner... Ce sont des marginaux, mais pas des clochards ou des sdf, leur vie est simple, rudimentaire, même, mais pas misérable. Ils sont heureux d’être ensemble, ils se débrouillent. Ils vivent en marge des institutions et des règles administratives, mais le père a toutes les attentions pour sa fille qui a, avec lui, une relation fusionnelle.
Les choses commencent à se gâter le jour où l’Etat entreprend de se mêler de leur vie et de leur imposer ses propres normes : ça passe par le Service de la protection de l’enfance qui s’avise que le père n’a pas la garde légale de sa fille, qu’il n’en est même pas le père légitime – la mère ayant toujours été mariée à un autre homme, ce que le père a toujours ignoré ! Bref, les règlements de l’Etat s’abattent sur cette petite famille irrégulière et la petite fille est arrachée à son père pour être confiée à une famille d’accueil. Et c’est ici que prend corps la dimension politique du film.
Le père qui est un homme simple et naïf, mais pas un imbécile, qui a toujours conduit sa vie sur les franges de l’ordre social, mais sans jamais basculer dans la criminalité, le père ne comprend rien à ces règlements qui ont eu pour effet de le priver de sa fille, ce qu’il perçoit comme une injustice insupportable. Ses démarches auprès des services locaux de la protection de l’enfance n’aboutissant pas, il « monte » à Taipei où, lui a-t-on laissé espérer, un député issu de la même région (et hakka, comme lui) pourrait intervenir et débloquer la situation. On va donc le voir guetter le ballet des limousines noires aux vitres teintes dans lesquelles ces messieurs les députés arrivent au Yuan législatif, dans l’espoir de parler à l’enfant du pays devenu VIP à Taipei, se faire balader de guichet en guichet pour obtenir une audience, recevoir beaucoup de sourires de commande et de promesses vagues – sans que rien ne bouge, la loi étant ce qu’elle est, et l’administration un dédale, une jungle... Le conflit de notre plaignant avec l’Etat et l’autorité est comme redoublé dans la langue : il est le locuteur d’une langue minoritaire, sa langue maternelle et affective, sa langue de proximité et, s’il comprend et parle le mandarin, ce n’est pas à proprement parler « sa » langue : la violence qui lui est faite dans sa relation à son enfant éclate chaque fois qu’il lui faut parler à l’Etat.

Un sujet social sans distinction particulière, tout au contraire, un homme quelconque, subit ce qu’il éprouve comme une injustice flagrante qui le plonge dans une grande détresse morale – sans sa fille, il se morfond, il est perdu. Cette injustice lui est infligée par un Etat qui n’est pas ici dans sa fonction répressive, mais au contraire positive – la protection de l’enfance, c’est le bon profil de l’Etat, la biopolitique sous son meilleur aspect. Mais en appliquant la loi, en s’en tenant au règlement, l’administration agit ici sans discernement et elle exerce, avec les meilleures intentions du monde, une grande violence sur ces deux sujets, le père et la fillette qu’elle a séparés. Depuis qu’elle est dans sa famille d’accueil, la petite fille n’a pas prononcé un seul mot, apprend-on de la bouche d’une assistante sociale...
La figure politique que met en relief le film, c’est cela : face à un tort flagrant subi par un sujet quelconque, et ici un tort infligé par l’Etat, monstre de froideur et d’indifférence, en l’occurrence, ce sujet échoue régulièrement à faire entendre sa plainte. Que ce soit à Kaoshung ou à Taipei, où il multiplie les requêtes et les suppliques, accompagnées de petits cadeaux dérisoires, toutes les portes se referment devant lui. Pire : à force d’insistance, il se rend suspect, les flics le contrôlent, le surveillent.
L’impression que ressent alors le spectateur, c’est que, dans la relation entre le haut et le bas de la société, entre gouvernants et gouvernés, entre patriciens et plébéiens modernes, si vous voulez, le temps dans lequel cet homme désespéré est pris n’est pas du tout en particulier celui de la démocratie : c’est le temps immémorial d’un Ancien Régime qui n’en finit jamais, avec ses suppliants, ses porteurs de requête venus de toutes les régions de l’Empire et convergeant vers la capitale pour s’y heurter à une bureaucratie céleste pleine de morgue et vivant à une distance infinie de ce bas peuple... Le spectateur se dit alors que de telles scènes se retrouveraient, aussi bien, aujourd’hui comme hier, du côté de la place Tien-En-Men... Le quelconque, l’homme sans qualités particulières ni poids social, débouté et maltraité par la bureaucratie locale, s’en va porter ses doléances aux portes du pouvoir central, sans davantage de succès.
Et c’est donc ici que se devient visible la figure du plébéien : cet homme de tout en bas dont l’expérience pratique, concrète est que l’institution démocratique n’est qu’un gros décorum clinquant, qu’elle le « compte » comme quantité négligeable, qu’elle est au contraire pour lui, en particulier, un dispositif d’oppression et une machine d’injustice – celui-là que les procédures démocratiques abandonnent sur le sable va être envahi par cet affect de colère vengeresse et d’indignation qui est la marque d’un tempérament plébéien.
Il va « passer à l’action », une forme d’agissement ou de conduite que l’on pourrait dire désespérée, mais qui est bel et bien une conduite visant à exposer le tort subi, à établir un espace public de visibilité autour de celui-ci, un espace « sauvage », mais un espace qui est politique dans son fond : il expose, à travers une « conduite de résistance » extrême, où le plébéien met en jeu sa vie, son corps (et celui de ce qu’il a de plus cher – sa fille), le mensonge de l’institution démocratique qui réduit cette plèbe qu’il incarne à la condition d’une sorte de déchet de la vie commune. Il montre le reste irréductible de la « condition citoyenne ». Je ne veux pas dévoiler la fin du film où se présente cet enjeu en pleine lumière, au fil de l’apparition d’une « scène » où est exposée en pleine lumière le différend irréductible qui oppose l’homme de la plèbe à l’institution politique et à l’autorité pour lesquelles il ne commence à compter que dès lors qu’il produit un trouble spectaculaire à l’ordre public.

Je passe maintenant à The Rice Bomber, film de Cho Li (2014). Il n’est pas question ici de marginaux sociaux, mais de petits paysans du sud de Taïwan en conflit avec les autorités locales, en proie à des politiciens locaux plus ou moins mafieux, étroitement liés à des groupes d’intérêt locaux. Mais ce que ces paysans ont en commun avec le personnage du film précédent, c’est le sentiment de ne pas compter, de ne pas pouvoir faire entendre leur voix, leur plainte auprès de ceux d’en-haut, les gens de Taipei, l’autorité, l’administration et les gouvernants confondus. Un gouffre les sépare de l’Etat. Celui-ci, au plan local, est représenté par des notables clientélistes et corrompus qui les méprisent et les manipulent, qui agissent en agents sans scrupules de groupes d’intérêts économiques voraces et d’une globalisation d’une grande brutalité. Vue sous cet angle, la démocratie est un faux-semblant : elle « oublie » ceux qui, par excellence, ont besoin de ses procédures de recours contre l’injustice, la manipulation, la violence économique. Elle n’est jamais, dans ce film, qu’une sorte de décor qui masque (mal) le règne de l’argent et de la course au profit. Les supposées élites démocratiques (les élus) ne sont qu’une caste oligarchique qui s’active au service des barons de l’économie et s’enrichit au passage. Le film prend, lorsqu’il décrit cette situation et dresse ce constat, une tournure quasi-documentaire : il est d’ailleurs inspiré par un « fait divers » qui a défrayé la chronique il y a quelques années.

Le personnage principal du film est l’un de ces paysans qui ont en commun de ne pas pouvoir accéder à un espace politique dans lequel leur plainte et leurs revendications pourraient être formulées, entendues, discutées. Cet homme, jeune encore et se tenant lui-même en marge de la société locale, va s’établir dans la position d’un personnage très courant, au cinéma (dans le western, par exemple, dans le cinéma populaire japonais – la série des Zatoichi), celui du redresseur de tort(s), c’est-à-dire celui qui, quand la loi ou l’autorité se montrent défaillants, se met en avant afin de faire valoir, par toutes sortes de moyens généralement pas très orthodoxes, le droit des gens, notamment des plus faibles, des plus démunis. Dans cette situation où l’institution démocratique est bloquée, sourde, il faut donc produire un choc qui suscite quelque chose comme un sursaut, un réveil – auprès de l’ opinion et des pouvoirs publics – un choc qui crée, comme dans le film précédent, un espace de visibilité du litige impossible à présenter en respectant les procédures démocratiques régulières.
La tentation la plus courante, dans ce genre de circonstance ou de configuration, c’est celle du geste violent, le geste par excellence qui interrompt la routine de l’ordre démocratique. Mais la subtilité ou l’intelligence stratégique de notre personnage lui permettent d’anticiper sur l’échec de ce geste : en effrayant le public, en enchaînant sur un cycle répressif, le passage à l’action violente, de type terroriste ou autre, discrédite la cause qui l’a suscité. Le redresseur de tort(s) va donc imaginer, inventer et expérimenter un geste extrêmement subtil : celui qui consiste à imiter un geste très violent (poser des bombes dans des lieux publics), mimer la terreur aveugle, mais sur un mode ironique, puisque les « bombes » qu’il dépose dans les parcs ou devant les ministères, à Taipei, ne sont que de gros pétards qui ne contiennent que du riz et ne font que du bruit. En mimant le terrorisme, en multipliant les alertes à la bombe, le Rice Bomber suscite l’apparition d’une scène d’état d’exception, une scène ironique sur laquelle l’Etat et la police déploient des moyens démesurés pour traquer un terroriste... « pour rire ». Et c’est sur cette scène que pourra, sérieusement cette fois-ci » être exposé le litige qui oppose les paysans spoliés à l’administration, aux pouvoirs locaux, à l’Etat. L’institution démocratique qui les ignore est ainsi court-circuitée et ce n’est pas seulement la plainte de ces paysans qui arrive ainsi à la connaissance du public, mais c’est aussi le défaut constitutif de cette forme politique qui devient visible par tous.
La « chasse au terrorisme » se finit dans un vaste éclat de rire dont font les frais les pouvoirs publics. Le redresseur de tort met les rieurs de son côté en agissant en héros des « petits » maltraités par l’Etat, il est une sorte de Robin des bois à l’âge du terrorisme global dont il monte une parodie ironique. Il devient un personnage populaire en montrant que « le roi est nu » - en exposant les angles morts et les impasses de la démocratie d’institution. La Justice ne s’y trompe pas, qui ne le condamne qu’à une peine de principe. La « bombe au riz », avec sa forte valeur symbolique, devient l’emblème de la protestation de toute cette plèbe sans voix que laisse sur le bord du chemin la démocratie de marché. Le « Rice Bomber » est un plébéien exemplaire en ce sens que son action est bien portée par la colère et l’indignation – mais des affects qui ne l’aveuglent pas : au lieu de se lancer dans une prise d’armes sans issue, il invente une scène exemplaire de présentation du tort subi par les sans-voix ; sa colère et son indignation stimulent son imagination politique, se transforment en une belle énergie solitaire... Aujourd’hui, le personnage qui a inspiré le film est toujours dans l’action en faveur des petits paysans, un action devenue plus collective et tournée vers l’invention de nouvelles formes de travail de la terre et de regroupement paysan.

Le dernier film que j’aimerais évoquer est Stray Dogs, de Tsai Ming Liang. Je l’ai gardé pour la fin, dans la mesure où il s’agit d’un film à la fois difficile (la salle s’est largement vidée au cours de la projection publique à laquelle nous avons assisté, à Paris) et très remarquable, comme tout ce que fait ce grand cinéaste. Les deux films précédents sont intéressants, comme j’ai essayé de le faire ressortir, mais non exempts de défauts – problèmes de scénario, choix d’acteurs, etc.
La première chose sur laquelle j’aimerais attirer votre attention, c’est le titre : il fait évidemment allusion à cette image familière à tous ceux qui vivent à Taïwan, ces chiens innombrables qui, seuls ou en meute, « habitent » les rues, les espaces verts, les terrains vagues des grandes villes, bourgades et villages de ce pays. Ce qui caractérise ces chiens, c’est la façon dont ils peuplent les interstices du monde commun, du monde des hommes : ils sont là, mais sans avoir de place ou de statut défini, car ils n’appartiennent à personne et personne en particulier n’est responsable d’eux. Pour autant, ils ne sont pas maltraités et persécutés, capturés pour être exterminés, comme c’est le cas dans de nombreux autres pays. Ils sont une sorte de peuple animal des marges vivant des « restes » de la société de consommation taïwanaise, et ne s’en tirant apparemment pas trop mal – ils ne semblent en général ni faméliques ni pouilleux et mal en point... La piste qu’ouvre ce titre, c’est évidemment que les personnages que l’on va voir évoluer dans le film sont un peu de la même « espèce » que ces chiens : ils sont bien , ils font partie du paysage de la grande ville (Taipei), mais leur appartenance à la société locale est des plus problématiques. On pourrait dire aussi bien que ce sont des ombres ou des spectres, tant leur existence y est fugace, établie sur des lignes de fuite – terrains vagues, lieux abandonnés, cabanes précaires, bords de rivière, substructures d’autoroutes urbaines, etc. Comme les précédents, ils sont là sans y être entièrement, tant leur statut est incertain.
Il est question à nouveau dans ce film dont l’intrigue se résume à très peu de choses d’un père et de ses deux jeunes enfants qui vivent ou survivent aux confins de la société taïwanaise : le père gagne quelques sous en faisant l’homme-sandwich, il se poste pendant d’interminables heures sous la pluie aux feux de croisement d’un de ces carrefours semi-autoroutiers qui abondent dans les grandes villes de Taïwan, tenant une pancarte vantant les mérites d’appartements de luxe. Pendant ce temps, les deux enfants hantent les supermarchés pour y récupérer des échantillons publicitaires de nourriture. Le soir, ils se retrouvent dans l’abri qu’ils ont bricolé et les enfants lisent, apprennent ou révisent leurs caractères. Le film est fait d’une succession d’interminables plans fixes ou plans séquences qui soulignent le caractère un peu informe de la durée dans laquelle sont installées ces existences fragiles, isolées, soumises à la merci du moindre imprévu. Le contraste est saisissant entre la solitude de cet homme seul, planté là au carrefour avec sa pancarte et son ciré jaune et la foule des scooters pétaradants et des voitures qui, à intervalles réguliers, semblent se ruer sur lui. Image des plus violentes de la solitude au milieu de la masse urbaine.
Ce qui singularise ce film, c’est que le « topos » désormais familier au cinéma, celui du sdf comme naufragé de nos sociétés dites d’abondance, ce topos y est traité sur un mode qui bannit toute espèce de pathos de la souffrance sociale, toute approche victimiste. Cet îlot familial rescapé (la mère des enfants les a plantés là) n’est pas décrit sur un mode misérabiliste, mais plutôt sur celui d’une objectivité glacée : tous les soirs, avant le coucher, le père conduit les enfants vers des toilettes publiques où tous se brossent soigneusement les dents et se lavent les pieds. La répétition rituelle de cette scène oriente le spectateur vers la piste d’une sorte de résistance minimaliste, celle du vivant humain réduit à sa plus simple expression, et qui, pourtant, ne cède pas, ne s’abandonne pas, ne renonce pas à son humanité, précisément, ceci dans les conditions non seulement de la précarité la plus grande, mais de l’excentration sociale la plus distincte – nos trois personnages sont bien des abandonnés de la société. Il est parfois bien près de succomber au désespoir, mais le lien qui le rattache à ses enfants le sauve.

Dans ses Récits de la Kolyma, Varlam Chalamov, qui est le grand témoin/survivant du goulag sibérien dit que ce qu’il a découvert dans ces camps où les détenus affectés à la coupe des arbres par des froids de -40° mouraient en masse, c’est qu’en dépit de tout, l’homme est un animal plus résistant que le cheval. Dans L’Espèce humaine, Robert Antelme qui, lui, est l’un des grands témoins des camps nazis, met l’accent sur le fait que ce qui est indestructible et qui assure la « victoire » des déportés sur leurs bourreaux, ce ne sont ni les valeurs, ni les idéaux, ni les convictions politiques, philosophiques ou autres, c’est la pure et simple résistance du « matériau » humain et de son acharnement à se maintenir en vie. Ce qui résiste à sa destruction, ce n’est pas la civilisation s’opposant à la barbarie, c’est l’espèce humaine.
Je dirais, sans faire aucune espèce de comparaison qui serait tout à fait déplacée, que ce film, tout en témoignant de formes de désolation beaucoup moins extrêmes, propose une orientation tout à fait similaire : ce qui fait que ce père et ses deux enfants se maintiennent non pas du côté de la simple survie biologique ou de la vie nue mais bien d’une forme de vie qualifiée humaine envers et contre tout, c’est qu’ils sont animés par une puissance de vie indestructible : ils persistent et persévèrent dans leur humanité par une série de gestes simples, comme celui de se laver, de s’habiller proprement, de lire, d’écrire, etc. La plèbe, ici, résiste à ce qui tend à la rejeter du côté de l’organique ou de l’animalité.
Ce que décrit ce film, c’est le geste élémentaire d’une résistance plébéienne, l’endurance du plébéien qui lutte jour après jour pour se maintenir dans le champ de l’humanité (en assurant coûte que coûte la charge de ses enfants), faisant ainsi de son existence un manifeste, un défi lancé à la règle du jeu de cette société – la prospérité des uns (ceux auxquels s’adresse la publicité en faveur des appartements de luxe aux prix exorbitants) au prix de la « chute » et de la mise au rebut de certains autres. Le plébéien est ici non pas celui qui attire la compassion de ceux qui sont, dans la société « comme chez eux », mais qui incarne une force de vie réfugiée aux confins de cette société, de ses puissances de mort. Le père des deux enfants n’est pas un vaincu résigné à son sort, on sent bien qu’il résiste au jour le jour à une immense fatigue, mais, contrairement aux plébéiens des deux précédents films, il est, en quelque sorte, au-delà de la colère. Je ne dirai pas qu’il a accédé à une sagesse supérieure, celle d’une sorte de philosophe cynique à la Diogène, ce qui serait trahir l’esprit du film, mais il est, constamment, même quand il est bien près de s’effondrer ou se dissoudre comme sujet, la vie qui résiste à la mort, tout simplement.

Pour finir, je voudrais insister sur le fait sur que dans ces trois films, le motif plébéien rejoint celui de la communauté. Je lisais récemment dans un journal une enquête sur le bonheur à Taïwan, une enquête réalisée auprès d’étudiants taïwanais. Ce qu’il en ressortait, c’est que ceux que l’on interrogeait s’accordaient pour éprouver, dans leur vie personnelle, un manque du côté de la communauté : la « normalité » de leur vie sociale masque mal un déficit en termes de liens communautaires.
Le propre des trois films que j’ai tenté de présenter, c’est de réfléchir sur la reconstruction ou l’effort pour maintenir le lien communautaire, sur les marges d’une société dans laquelle prévaut la norme individualiste. Chacun de ces films présente l’image forte d’une micro-communauté rescapée, et qui, in extremis, semble sauver, conserver le sens de la vie commune. Une communauté dérobée au regard public, secrète, presque, infiniment fragile, mais qui est cela même qui résiste à la barbarie du présent.