Trumpisme

, par Sylvie Parquet


En partant du cas de Trump, l’idée était de comprendre cet engouement dans les pays dits démocratiques pour des personnages emblématiques d’une politique ultra libérale, plutôt liberticide alors que les opinions sont très opposées aux dictatures de type nord-coréenne, russe, indienne et autres. Pourtant huit millions de personnes en France votent pour un parti clairement d’extrême droite.
Trump et d’autres partisans de ces régimes nous permettent de remarquer une stratégie relativement identique.
La prise de pouvoir en relation avec une personnalité, les mesures mises en mouvement pour restreindre de façon plus ou moins insidieuse tous les contre-pouvoirs, l’accent mis sur l’étranger synonyme de danger, de « remplacement », de voleurs de travail.
La question économique prend diverses tournures. Le capitalisme s’accommodant ou navigant dans ce contexte au gré de ses intérêts.
Ces dirigeants s’appuient évidemment sur un mécontentement, une paupérisation grandissante de la population. Le rejet de l’autre, en l’occurrence de l’immigré ou sensé l’être prenant la meilleure part de leur argumentation pour expliquer ces difficultés et leur offrir une solution, bien sûr, totalement illusoire.
En abordant quelques références philosophiques à ce propos, nous pourrions approfondir ce débat.

Quelques exemples :

Dans les pays où un gouvernement d’extrême droite a été élu, on peut lister les mesures prises, en général, de façon assez sournoise, à petits pas. Elles peuvent rendre la vie plus que difficile et musèlent de plus en plus les oppositions.

Au Pays bas : Guert Wilders (22/11/23) 23 % des voix, 18 % aux Européennes
lutte contre immigration, hausse production gaz et pétrole, plutôt anti Europe. Pro Israéliens.

En Italie : Georgia Meloni (09/22) 26 % , 29 % aux Européennes
Dans le sillage de Berlusconi. Politique nataliste, théorie de la "substitution ethnique", opposante au droit du sol, homophobe. Programme économique plutôt flou, réorientation vers une non sortie de l’Europe. Ralentir la sortie des énergies fossiles et recul sur la biodiversité. Elle est freinée par le parlement. Mais autorisation de la présence des anti avortements dans les cliniques qui le pratiquent. Attaque systématique des contre-pouvoirs (cours des comptes, magistrats, presse d’opposition, culture...)

En Hongrie : Victor Orban (04/22) 53 %, 44 % aux Européennes
Modification de la constitution, opposition à l’immigration (“Nous lutterons contre l’inondation de l’Europe par les migrants”). Réforme de la Cour constitutionnelle, attaques contre la liberté et la pluralité de la presse, affaiblissement de l’indépendance de la justice. Attaque des contre-pouvoirs, associations, syndicats etc.

En Slovaquie : Robert Fico (10/23) 23 %, 25 % aux Européennes
Corruption, contre l’émigration, le mariage pour tous, les droits LGBT+, suppression du parquet chargé des enquêtes de la lutte anti-corruption, réforme de l’audiovisuel public. Dérégulation du marché de l’emploi… Plutôt pro russe.

En Pologne : retour aux affaires de Donald Tusk, après 8 ans de Andrzej Duda (PIS coalition droite) (06/20), 35% aux européennes) qui avait augmenté les pouvoirs de l’exécutif au détriment de ceux du législatif, mainmise sur les médias, encadrement de la justice, durcissement de la loi anti-avortement, refus du mariage homosexuel comme de l’euthanasie, promesse d’un référendum sur la peine de mort, etc.

En Argentine : Javier Milei (11/23) 55,6% Tronçonneuse à la main pour réduire les dépenses publiques, ultra libéral, abolition de la banque centrale et dollarisation de l’économie, privatisations. Il ne s’oppose pas officiellement à l’immigration tant qu’elle demeure économique et non subventionnée, ni aux droits individuels des LGBTQ+ et n’adopte pas de positionnement pro-religion mais les attaques contre les syndicats, les media, la parité, l’avortement, l’égalité des droit des femmes prennent des tournures plus discrètes et arrivent petit à petit ainsi que la suppression des cantines populaires, des subventions aux universités...

Election de Trump

Il a été élu par 60 millions de voix blanches ouvertement racistes. Issu d’une radicalisation à droite de la base bourgeoise et petite bourgeoise du Parti Républicain en relation avec l’extrême droite. (Pour rappel Clinton avait 2,6 millions de voix de plus. Elle avait été préférée à Bernie Sanders moins ouvertement économiquement libéral) Trump a été élu par une minorité significative et très majoritaire dans le sud. Beaucoup de libertariens, d’évangéliques.
Le Président des Etats unis est élu par les grands électeurs depuis 1787, ceci pour équilibrer le poids minoritaire des états du sud qui étaient économiquement plus puissants.
La moitié des électeurs potentiels ne sont pas inscrits par perte de confiance dans le système électoral et politique. Il s’agit bien sûr en majorité des pauvres, des noirs et des femmes.
En revanche plus de 2 millions d’électeurs sont inscrits dans plusieurs états.
Il n’y a pas eu spécialement de vote de la « classe ouvrière » en faveur de Trump, laquelle s’est abstenue massivement.
De plus il n’y a guère d’alternative politique. Les Démocrates sont en crise et la base républicaine soutient Trump alors que le sommet est divisé.

Trump :
En trois ans 3500 actions judiciaires ont été menées contre lui. Il contre-attaque en demandant des dommages et intérêts. Plusieurs banqueroutes lui sont évitées. Nous avons donc affaire à un truand de haut vol.
Il se définit comme « étant du capital ». Il est une parfaite illustration de cette citation de Karl Marx :
La concurrence « ne lui permet pas de conserver son capital sans l’accroitre, et il ne peut continuer de l’accroitre à moins d’une accumulation progressive. Enfin, accumuler, c’est conquérir le monde de la richesse sociale, étendre sa domination personnelle, augmenter le nombre de ses sujets, c’est sacrifier à une ambition insatiable. » [1]
Trump ne se laisse pas marcher sur les pieds par les financiers de Wall Street, ni par le politiquement correct. Il se place au-dessus des congrès et des partis. Il fait montre d’une autorité composite, instable, ploutocratique.

La campagne électorale
Les soutiens :
Stephen Bannon, directeur de Breitbart news, site d’extrême droite, Robert Mercer et sa fille, faisant partie d’un club d’ultra riches fondé par les frères Koch pour lesquels il s’agit de recomposer la scène politique en explosant les partis traditionnels. Et bien d’autres.

Bannon directeur de campagne :
L’idée de départ est que les EU perdront leur hégémonie au profit de la Chine.
• Concentrer les forces contre les Chinois
• faire une alliance stratégique avec la Russie
• mettre l’OTAN en veilleuse
• s’affranchir des institutions internationales politiques et financières
• prendre des mesures protectionnistes
• se dégager des traités internationaux

Le rôle du patronat
Le trumpisme est un néolibéralisme couplé à une utopie libertarienne réactionnaire d’un capitalisme quasiment sans état. Il repose sur le mythe de la nation imaginaire contre les élites, anti intellectuelle, anti politique, construite sur les « frontières ». Ceci n’est pas nouveau, il s’agit d’une stratégie construite sur le génocide amérindien et l’esclavagisme. « La nation est rurale, chrétienne, blanche, patriarcale, hétérosexuelle, souveraine, totalement libre de s’armer et d’entreprendre, invincible quand elle est unie, et dispensée de rendre compte de ses actions à qui que ce soit sauf à dieu » [2]
Pour Bannon il y a une lutte au sein même de la bourgeoisie néolibérale qui s’oppose à ce repli.
Une partie du patronat n’a pas intérêt à une division trop marquée car tout le monde consomme et ce de façon internationale. Face book, Google, Starbuck, Citigroup, Master card, Ford, Coca cola, Amazone… sont opposés au nationalisme affiché, mais se réjouissent de la dérégulation économique à la Trump. La globalisation économique n’est pas opposée aux états nations pourvu qu’ils soient à sa botte.
La division au sein de cette droite se voit avec la démission de certains patrons du Conseil de l’industrie ou du Forum stratégie et Politique.

Cette dérégulation est tous azimuts ; environnement, droit du travail, arrêt des recours collectifs, vente d’armes même aux malades mentaux, arrêt des financements des états pour l’avortement, destruction des assurances médicales, dépenses militaires en hausse etc. De plus la distance mise avec les instances comme l’OTAN, l’OMC, le FMI peuvent leur être favorable.
Avant de prendre le pouvoir, il s’agit de s’appuyer sur un mouvement de masse actif et autonome par rapport au grand capital puis d’ensuite en éliminer l’aile plébéienne en détruisant les mouvements sociaux et ouvriers.

Il se peut que l’image de la Chine montante avec un pouvoir hégémonique fort soit un modèle efficace aux yeux des capitalistes et un exemple à suivre pour rétablir la grande industrie US.

Si ces partis que l’on dit populistes ou plutôt illibertaires prennent une telle ampleur c’est aussi parce qu’ils prônent une mobilisation totale de la société à travers la religion, voir Trump priant avec ses collaborateurs lui mettant la main sur le dos, et d’une idéologie qui s’impose à tous comme autrefois. S’ils ne sont pas vraiment totalitaires, ils cultivent tout de même le culte du chef, figure du peuple, un appel à combattre des ennemis extérieurs et intérieurs, ils s’opposent à ce qu’ils dénomment « wokisme », aux mouvements des femmes, et minorités sexuelles, aux migrants, aux associations et syndicats...

Nationalisme et immigration

Antonio Scurati : « la peur est un sentiment puissant mais dépressif, introverti, alors que la haine est un sentiment actif, euphorisant »

Comment s’attirer un soutien massif sans s’appuyer sur ce sentiment ? Aux Etats unis ou ailleurs il y a là un puissant levier utilisé par des hommes et femmes politiques à leur profit.
La question des frontières et de la nation se trouve alors au premier plan.

La nation vient du latin nascere : naitre, comme nature. Il s’agit d’une parenté de naissance, une lignée ; d’où le mot naturalisation. Au Moyen âge les nations désignaient plutôt des groupes réunis sur un territoire, ayant une culture, une langue en commun. Voir les Nations indiennes d’Amérique. Autrefois on parlait de royaume, d’empire, de cités. La nation se confond avec l’État au cours du XVIIIème siècle et prend son sens actuel d’autorité politique au cours des révolutions américaine et française. Il s’agit alors de construire un roman national en fusionnant des communautés imprécises. On invente une prédestination afin d’obtenir une soumission des citoyens à un Etat. La terre natale devient alors la « mère patrie ». On institue des figures emblématiques : Vercingétorix, Jeanne d’Arc, Bonaparte, le poilu…). C’est une identité construite, une communauté imaginaire.
La nation s’ancre dans un territoire avec le traité de Westphalie ou la « frontière » aux Etats unis. A la différence de l’empire qui est destiné à s’étendre. Voir les ambitions de poutine qui peuvent s’y apparenter.
Alors qu’en 1793 la constitution permettait de devenir français assez aisément et donnait même le droit de participer au pouvoir législatif, les années suivantes le terme « étranger » revient à se confondre avec le terme d’ennemi.
La souveraineté nationale légitime l’autorité de l’État. L’apparition de prétendues menaces externes pouvant légitimer des mesures d’exception.
La base internationale du mouvement ouvrier du XIXème siècle avec une forte appartenance de classe ne pourra s’opposer au sentiment d’appartenance nationale en 1914.
Ces immigrants successifs peuvent se révéler des défenseurs implacables de l’appartenance nationale. Un pays comme les Etats unis, terre d’immigration bien connue, avec extermination des autochtones, en donne la preuve avec la construction d’un mur avec le Mexique. Sans parler d’Israël, évidement.

D’un point de vue, disons plus psychologique, la peur de l’insécurité, du déclin, du déclassement, du chômage, renvoie sous la forme de l’ « autre » au fantasme de la pénétration du grand corps de la Nation avec un dedans et un dehors. La peau pour le corps, la frontière pour la Nation. Sachant que la peau est poreuse, transactionnelle (Anzieu) qu’en serait-il de la frontière ?
Pour réussir à convaincre les citoyens il faut que cette fantasmagorie s’appuie sur des fantasmes personnels. La xénophobie devient même une pathologie psychique qui découle de schèmes collectifs qui sont transmis historiquement par les systèmes de pouvoir.

La désincorporation

Il y a une dynamique de désincorporation mondiale, une crise des souverainetés nationales qui se manifeste par l’érection de murailles prétendument infranchissables.

Quelques pistes à suivre :
Pour Lefort il y a désincorporation de la société, l’élément exclu demandant à être reconnu comme un élément politique, le migrant en étant l’un des principaux. Les réactionnaires veulent fusionner dans un corps total avec l’Etat et son chef, l’élément hétérogène étant désigné comme ennemi à abattre.
Derrida proteste contre l’hospitalité sélective dans les années 90, juridique, politique, économique, sécuritaire et surtout identitaire. Il parle d’inconditionnalité, de don absolu. Un accueil inconditionnel entrainerait de dépouiller l’arrivant de son histoire. Hannah Arendt en parle lors de l’arrivée dans les années trente des chassés de l’Europe en leur reconnaissant la nécessité absolue de préserver leur identité, leur culture, leur langue.
L’hôte aurait tous les torts selon Levinas.
Il y a également l’hospitalité cosmopolitique de Kant.

Sylvie Parquet

Notes

[1Karl Marx, le Capital, livre 1, chapitre XXIV, III « Division du capital en plus-value et revenu ».

[2Daniel Tanuro, Le moment Trump, Demopolis, 2018.