Un orteil dépassait de la pantoufle par le trou

, par Cléopâtro Maxius


Du 29 au 8, difficile, c’était hier, de passer à côté des tickets-réduc. Il fallait conserver ses tickets-réduc. Car ils nous permettraient d’acheter bientôt ce qu’on voulait, dans les deux semaines qui suivaient la fin de l’opération, hors carburant et livres. Partout, ça expliquait, ça avertissait, ça menaçait : j’investis dans les produits tickets, ils me rapportent de l’argent. Dans mon magasin, il y a toujours un point-accueil à mon écoute et à mon service. Dans chaque Centre, un point-accueil service après-vente est à notre disposition. Nous pouvons y déposer le petit électroménager, les micro-ondes, les TV jusqu’à 55 centimètres, tous appareils électrodomestiques portables et appareils micro-informatique. Aux heures d’ouverture, le service effectue un pré-diagnostic de panne dès notre appel et intervient à domicile si nécessaire, sous 48 heures ouvrables, 24 heures pour les congélateurs et réfrigérateurs. Pour les micro-ordinateurs, une assistance technique par téléphone est assurée du lundi au samedi de 9 heures à 12 heures. Même, une permanence vocale est à notre disposition en dehors des horaires d’ouverture. Voir coûts de communication et numéros d’appel en magasin.
Tut, Tut !!! Tout le monde dehors, en route ! Tout le monde en voiture, destination hypermarché ! Le Centre ! Les enfants, les parents, les amis vont bientôt se retrouver. Et pour que ces instants soient de véritables moments de détente, on a pensé à vous. Tout est là pour prendre la route en toute tranquillité, habiller les enfants, penser aux menus des beaux jours, fermer la maison, choisir son style de vacances.
Les produits tickets-réduc, sont-ce des prix bas ? Et avec les tickets, de l’argent en plus ? Oui, mon Centre me garantit le meilleur prix et me rembourse, dans les 30 jours qui suivent l’achat de mes appareils, toute différence de prix constatée chez un concurrent, pour les produits identiques, sur présentation de la preuve d’achat et après vérification, proposés aux mêmes conditions de service et dans un rayon de 30 kilomètres du magasin dans lequel mon achat a été effectué. De cette manière, par exemple, quelqu’un a transformé, pourrait-on dire, ses tickets en arc-en-ciel de coton.
En voilà encore qui arrivent, c’est la bousculade vers le rayon prêt-à-porter. Des chaussettes à l’effigie du Christ Roi ou de votre groupe musical préféré, en arrivage tout nouveau. Ils veulent partager le rêve. Ils sont obligés par les pancartes. Prix prêts, partez !
Et vous, toujours autant de vitalité ? L’arrivée de l’été, peut-être ? Vous, lorsque vous êtes de bonne humeur, vous ne pensez plus à votre fatigue. Riez alors ! Le temps, les kilos, les cernes… Arrêtez de cogiter, vous êtes tous beaux ! Vous, votre forme est comme votre moral : au beau fixe. Moi, je perds le fluide de l’énergie. Je me liquéfie.

Longtemps je me suis couché à des heures pas possibles. Je rentrais chez moi très tard, les yeux pleins de l’amour que mon public m’avait donné, ma tête résonnant encore de ses acclamations. J’aimais alors m’installer dans un vaste canapé gorgé de coussins. Là, j’appelais Pauline Nicholson, la cuisinière, et, selon l’heure, lui commandais un cheeseburger ou, moins traditionnel, mon sandwich favori au beurre de cacahuètes et banane… Les lendemains, dans la limousine qui me conduisait au palais, je m’en remettais au ciel : j’étais sûr que de là-haut, le grand Sâkyamuni m’adressait des petits signes d’encouragement.
C’est la musique et les chansons d’amour qui m’avaient conduit jusque là. Jusqu’au début de la précédente décennie, j’alignais les tubes. Mais je traînais l’image d’un gandin décérébré ânonnant Ich bin allein ! Ich bin allein ! J’étais alors sous la coupe de trois producteurs germaniques, Stück, Aïken et Winterman qui écrivaient mes chansons en trente minutes. C’est à cette époque que je me suis fait surprendre à bronzer torse nu sur les plages, puis arrêter avant de prendre un avion pour Monaco parce que je transportais des menottes dans mon sac. Une image que j’aurais dû exploiter à fond pour pérenniser ma carrière, conjurer l’essoufflement qui, déjà, s’amorçait. Les albums, les concerts, les cinq continents n’y changeaient rien. Le succès donne une grande liberté de choix. C’est un grand privilège. C’est rassurant artistiquement et personnellement. Du reste, j’ai une tendresse particulière pour le passé. Une photo en noir et blanc m’émeut très facilement.
A la fin, j’ai renoncé aux apparitions publiques. Vaine, cette belle espérance d’avoir un petit impact quand on dénonce les injustices, la douleur physique, l’oppression, le cancer de la peau, la persistance des inégalités et le totalitarisme rampant. La tradition marocaine dit qu’un pèlerinage, à midi, sur le tombeau d’une guérisseuse, Lalla Chafia, situé, le tombeau, au sommet d’une colline, peut soulager les souffrances. Il faudra essayer.

Coup d’envoi sur les prix bas ! Une vague d’économies, un raz-de-marée de cadeaux. Achetez les produits tickets, ils déclenchent d’autres tickets. Choisir l’émotion qui nous plaît. Un avant-goût de vacances. Emotion à partager. La liberté a trouvé son style ! Emotion et plaisir se sont vus doter d’une nouvelle dimension ! Un client c’est sacré. Aux beaux jours, ses tickets-réduc, il aime les transformer en pique-nique ? Non, il aime beaucoup transformer ses tickets-réduc en une jolie piscine pour ses enfants.

C’est du savon que je suis venu chercher. Sur le flacon du gel douche – celui qui s’intitule joliment : Propreté corporelle – est écrit en toutes lettres :

Des souillures de deux sortes, partout nombreuses ; soit de la peau, ta propre peau qui se pellicule, se sébumise, résidu de l’évaporation de la sueur ; soit de l’extérieur, univers poussiéreux et microbien. Les microbes que la peau retient. La sensation de bien-être éprouvée à la sortie du bain est due en grande partie au rétablissement des fonctions de la peau. Les plus célestes aspirations sont affaire de mécanismes organiques et de nécessité sélective. Certaines personnes préfèrent le bain à la douche. Ça devient débilitant. Et dangereux. Sans danger chez les individus normaux. D’une façon générale, la douche est préférable au bain, car elle permet à tous les membres de la famille de faire leur toilette en un minimum de temps.

Je suis aussi venu chercher des pantoufles, des mules dessus cuir, doublure et peau synthétique, semelle élasto, pointure 42. Une montre trois aiguilles. Etanche 30 mètres. Bracelet cuir, coloris au choix, garantie un an. Un pack de deux slips sport, 95% coton, 5% élasthanne. De la cire froide, enfin, sensation fraîcheur, le paquet de dix doubles bandes dont quatre gratuites. Tout pour me reconstituer un pécule symbolique.
Mais le plus important ça reste les pantoufles. Les vieilles je les ai gardées beaucoup trop longtemps. Quand même, la recevoir comme ça, avec ces pantoufles aux pieds ! Mon petit orteil qui dépasse de la pantoufle par le trou… Je l’attends, Suzie, elle va venir ce soir à la maison. Pas vue depuis longtemps, Suzie, depuis la dispute. C’est pour ça que je veux la recevoir comme il faut, avec une paire de pantoufles neuve, dignement. C’est l’une de mes meilleures amies. J’ai regardé mes pieds ce matin, je me suis dit : « Ma pause déjeuner, ce sera pour le Centre. On va faire chauffer les tickets-réducs ! »
La dispute, avec Suzie, ça s’est passé au téléphone. Je venais de surprendre mon père en compagnie de sa nouvelle fiancée, tous deux avachis sur le fauteuil de mon salon. Non seulement avaient-ils pénétré chez moi en mon absence sans avoir cru bon de m’en informer au préalable, mais encore était-ce dans le but de visionner un film à caractère nettement licencieux. Ils avaient, en outre, sans gêne aucune, poussé le volume au maximum, ne semblant pas s’inquiéter le moins du monde de ce que pourrait penser à mon propos le voisinage. La sonnerie du téléphone m’a empêché de leur dire ce que m’inspirait un tel comportement. C’était Suzie. Je me suis empressé de lui narrer la récente inconduite paternelle : « Ces œuvres cinématographiques sont dégradantes pour la personne humaine. Le corps de la femme est-il une marchandise ? Le corps de la femme n’est pas une marchandise ! La vilénie pornographique n’a jamais été aussi humiliante pour les femmes ni aussi facilement accessible aux jeunes générations. Doit-on mettre en péril trente années d’émancipation féminine en acceptant cette surenchère, forcément dangereuse pour les relations hommes-femmes de demain ? » Soudain j’ai entendu à travers le combiné les yeux de Suzie qui fondaient. C’étaient des larmes. Son mec, me dit-elle, l’a quittée. Parti sans laisser d’adresse. Un sale jour, il décide de disparaître sans laisser de traces. Il faudrait qu’on le restitue à ma copine, même mort.
Elle et lui se méprisaient tacitement, sereinement, depuis quelques années déjà ; mais pas davantage que dans n’importe quelle situation de conjugalité tout à fait ordinaire. Un matin, elle lui a annoncé qu’elle envisageait une séparation dans l’intérêt des enfants. Le pire, c’est qu’elle ne le pensait pas : c’était pour agrémenter le quotidien. Il a paru désorienté. Il a insinué qu’elle avait quelqu’un d’autre dans sa vie. Elle l’a détrompé, mais il lui a répondu : « Je n’ai plus rien à te dire, je m’en vais. » Il avait juste un paquet de cigarettes et son briquet sur lui. Personne ne l’a jamais revu. Mais elle est certaine qu’il ne s’est pas suicidé : c’était un homme bien trop fier pour ça. Comme lui, 10 000 à 15 000 adultes disparaissent en France chaque année. Environ 80% se volatilisent volontairement et 55% des personnes retrouvées refusent de reprendre contact avec leurs proches… La plupart des autres disparus sont morts, amnésiques ou dans le coma. Voilà des hommes qui ne sont pas capables de s’asseoir autour d’une table (comment le pourraient-ils, d’ailleurs ?) et de parler. De dire : ça ne peut plus continuer comme ça (comment ?). C’est la clientèle des candidats à l’infarctus. Des cadres ou des ouvriers qui travaillent beaucoup, s’expriment peu, cachent leur stress, aiment leurs enfants mais se contentent de relations superficielles avec eux. Où partent-ils le plus souvent ? Partout, dans les îles, dans les pays qui fascinent ou dans lesquels ils brûlent de retourner. Souvent en mer. « Aux Assedic, me dit Suzie, on m’a dit que s’il était décédé, je pourrais toucher une partie de ses allocations, mais comme il a disparu… Il faut attendre dix ans avant qu’il soit considéré comme mort. » Moi, sincèrement attristé, mais ne sachant trop quoi dire, j’ai tenté la diversion : « Quand même, ces pornographes, ils dépassent les bornes. Ces types ne valent rien. Je suis sûr que s’ils font eux-mêmes leur vidange, ils jettent l’ancienne huile dans la Nature, alors qu’ils pourraient l’amener au Centre… Ils ont des conteneurs de récupération spéciaux. » Elle a semblé approuver l’entièreté de mes propos, mais le ton paraissait résigné et même, dirais-je, mécontent : « Des femmes non seulement soumises, mais humiliées, violées, torturées. Pour les féministes, cette escalade vers l’abject serait due à un retour de bâton. La pornographie est à la fois l’expression du pouvoir que les hommes se sont arrogés sur le sexe, le corps des femmes et donc sur leur identité, mais aussi la dernière arme de ce pouvoir lorsqu’ils se sentent menacés par les acquis des femmes. » J’ai demandé : « Au fait, il n’a rien emporté ? A-t-il aussi laissé ses pantoufles ? Auquel cas, puis-je les récupérer ? »
Elle a raccroché et le lendemain m’a signifié qu’elle ne voulait plus jamais me voir.
Puis elle s’est ravisée.

Cléopâtro Maxius