« Un quelconque État haïtien a-t-il jamais vraiment existé ? »
Entretien avec Jean-Claude Noël [1]
Alain Brossat : À la lumière, si l’on peut dire, du récent épisode de la guerre des gangs qui a fait plusieurs dizaines de morts, à Port-au-Prince, quelle serait selon toi l’expression la plus appropriée : crise de l’État, faillite de l’État, disparition de l’État dans ce pays ? Ou bien autre chose encore ?
Jean Claude Noël : Il y a une tradition de guerre entre bandes armées en Haïti. Une longue histoire qui remonte à l’époque coloniale même.
Les récents événements, que dis-je, les événements actuels, ne sont hélas que la poursuite d’une situation qui est allée en pourrissant depuis notamment l’arrivée au pouvoir de Jovenel Moïse, adoubé par son prédécesseur Michel Martelly. Une longue litanie s’impose.
Michel Martelly, qui s’est autoproclamé « président du compas [2] », est arrivé au pouvoir avec la complicité du « Core Groupe » en 2011. Ancien putschiste et musicien officiel des putschistes du coup d’État militaire de 1991 contre Aristide, après seulement sept mois de présidence. Ce Michel Martelly, fils d’un ancien militaire et soutien de la dictature des Duvalier, bénéficiait non seulement des largesses du narco-État mis en place par les militaires mais surtout s’enrichissait dans la contrebande et le trafic de stupéfiants. Il a aussi la réputation d’avoir inventé l’expression « bandit légal » et d’en faire l’apologie.
Aristide (avec, encore une fois, la bénédiction du gouvernement américain qui l’a rendu officiellement défroqué en lui donnant une Américano-haïtienne pour épouse), revenu au pouvoir, encore une fois avec l’aide du grand metteur en scène états-unien, craignant d’être à nouveau défait, dissout l’armée et parallèlement arme des hommes et enfants des quartiers populeux des bidonvilles pauvres du pays et se drape dans un discours messianique encore plus mythologique et mythomaniaque. Une nouvelle satrapie est mise en place : un narco-État dont il devient le grand magnat, tout en s’appuyant sur une milice qui ne dit pas son nom mais que l’on désigne comme les « chimères » (chimè), à qui tout était permis. Tout comme au temps des Duvalier avec les tontons-macoutes (tonton-makout), les chimè étaient mieux armés que la police nationale, et les policiers leur devaient d’ailleurs soumission. Ces chimè, qui bénéficiaient en réalité des morceaux congrus, complétaient leurs revenus par le banditisme. On connaîtra la puissance infernale de cette milice pro-Aristide en 2004 à la chute (encore avec la complicité états-unienne) lors de ce qu’elle a appelé l’« opération Bagdad », avec ses pillages, ses viols, ses kidnappings...Une soi-disant mission de la paix onusienne permit une accalmie, sans pour autant parvenir à un vrai désarmement des groupes armés. Cette pseudo mission de paix de l’Onu (plutôt une force d’occupation déguisée), encore et toujours dans le pays sous une forme ou une autre, d’ailleurs, est la preuve flagrante, non pas de la faillite de l’État haïtien mais de celle d’une soi-disant « communauté internationale » affublée de l’antiphrastique nom « pays amis » d’Haïti, devenus, comble de l’horreur dans l’hyperbole « LE Core Groupe ».
La digression va trop loin, abrégeons !
L’épisode actuel de guerre des gangs – qui est aussi celle de groupes oligarchiques concurrents pour élargir leur territoire politico-économique – traduit aussi bien la crise, la faillite de l’État que la disparition de celui-ci. D’ailleurs, a-t-il jamais existé véritablement un quelconque État haïtien ? Ce soi-disant État, qui a toujours été en guerre contre le peuple, s’est toujours appuyé sur des groupes armés et à la solde – pour ne pas dire la dépendance la plus odieuse et obséquieuse – d’États étrangers, notamment les États-Unis. Il faudrait alors retourner la question : de la faillite, la crise ou la disparition de quel État s’agit-il ? Celui depuis toujours dépendant – et qui se complait dans la vassalisation ? Ou encore, tout cela ne s’inscrit-il pas dans un projet bien ficelé dont les gangs et les gouvernements successifs ne sont que les outils ?
Dans l’histoire récente d’Haïti, mis à part Aristide avant le coup d’État de 1991, aucun gouvernement n’a eu de véritable légitimité démocratique ! Et celui en place depuis l’assassinat commandité de Jovenel Moïse (s’il est vraiment mort) patauge dans les plus honteuses et crasseuses des illégalités, des illégitimités ! Bien sûr, avec la bénédiction et la protection du « Core Groupe » !
Gageons et espérons que l’espérance gît encore au fond de la boîte !
AB : Peut-on, dans l’histoire de Haïti, tracer une frontière distincte entre des séquences dans lesquelles les gangs, les bandes armées, sont en quelque sorte internes à l’État, au service de l’exécutif et placés sous son autorité, quelle qu’elle soit (comme les macoutes sous Duvalier) et d’autres dans lesquelles ils sont autonomes, au service d’intérêts particuliers ou simplement des leurs propres ? Dans ce second cas, la séparation entre force publique, la police et autres corps répressifs légitimés et gangs est-elle marquée, fait-elle sens ? En d’autres termes, la police haïtienne aujourd’hui combat-elle les gangs ?
JCN : Tous les cas de figure existent et ont existé en Haïti. Comme je l’ai évoqué plus haut, même à l’époque coloniale, il se trouvait que des groupes d’esclaves marrons différents se disputaient des territoires. Une monographie des bandes et groupes armés en Haïti est à faire [3]. De ce que je sais, ai appris ou lu çà et là, l’histoire du pays est jalonnée de ces genres de phénomènes. La naissance de ce que l’on appelle l’État haïtien lui-même en résulte. L’armée, du moins ce que l’on a toujours désigné comme tel, au sens strict du terme, s’apparente plutôt à un (re)groupement hétéroclite de diverses bandes ayant (eu) chacune à sa tête un général, devant être vu davantage comme chef de bande que chef militaire. La longue histoire des coups d’État militaires en témoigne. C’est ce qui explique notamment les différentes scissions du pays au cours de son histoire. L’histoire d’Haïti est alors un cas d’école à travers lequel, même s’il n’y a pas d’ethnie, la société fonctionne comme s’il y en avait. D’ailleurs, héritage de l’époque coloniale, la lutte épidermique opposant noirs et mulâtres gangrène la société haïtienne. De cette « guerre des races » dérivent les courants politiques du noirisme et du mulâtrisme. La caricature de « peau noire masque blanc » est si ancrée dans l’inconscient national qu’elle en est devenue un invariant structural et structurant.
Cette armée, dite indigène puis Forces Armées d’Haïti (FAd’H) après l’occupation américaine (1915-1934), jusqu’à sa dissolution par Aristide en 1995, représentait une force légale, détentrice caricaturalement du « monopole de la violence » ou plutôt une force d’oppression officielle et légale. Cela n’a pas empêché des groupes parallèles d’exister, soit comme bandes armées de bandits ou de milices parallèles au service de chefs politiques ou groupes d’intérêts économiques. Il est d’ailleurs de tradition que chacun éventuellement ait son propre groupe armé aussi bien pour défendre ses intérêts que pour se venger, etc.
Au 19e siècle, dans la Grand’Anse (sud-ouest d’Haïti), Goman, à la tête d’un groupe de paysans armés, dénonçait l’assassinat de Dessalines, réclamait une meilleure répartition des richesses du pays accaparées par les principaux généraux et leurs alliés, notamment des terres. Ils seront massacrés par Jean-Pierre Boyer, poulain et successeur d’Alexandre Pétion (tous deux farouches défenseurs des intérêts de leur classe de mulâtres). Jean-Jacques Acaau, à la tête des Piquets, reprendra le flambeau vingt-quatre ans plus tard et connaitra le même sort. Il y eut aussi les fameux zenglen (zinglin) au service de Sylvain Salnave, ancien militaire, chef révolutionnaire puis président à vie du pays. C’est en référence à ces zenglen que l’on désignera sous le nom de zenglendo (zinglindo) les voleurs, pilleurs et violeurs de nuit qui semaient la terreur dans les quartiers populaires de Port-au-Prince. La plupart étaient des soldats qui pour arrondir leur solde ou s’enrichir se livraient à ce banditisme. On raconte même que c’est le général président Prosper Avril, arrivé au pouvoir à la suite d’un coup d’État (1988-1990) qui les y a incités. Durant l’occupation américaine, les Cacos, naguère bandits et protestataires, avec à leur tête Charlemagne Péralte, redoreront leurs blasons en menant la lutte armée contre l’occupant avant leur fin tragique.
La frontière étanche, nette… entre les gangs, bandes armées, les politiciens et la bourgeoisie est en général et essentiellement ténue en Haïti. Car même si souvent ils ne prennent une forme ou n’ont pas un statut officiel comme avec les tontons-macoutes des Duvalier ou le FRAPH [4], il existe et a toujours existé un lien quasiment génétique entre hommes/femmes de main, bandits, groupes et bandes armés, politiciens et bourgeoisie, voire la communauté internationale en Haïti. Posons la naïve et évidente question : d’où proviennent ces armes de guerre, de dernier cri pour la plupart et l’approvisionnement constant et régulier des bandits en munitions et armes ?
Donc, qu’elle ait la volonté ou non de combattre réellement les bandits, la police haïtienne se retrouve dans l’impasse habituelle de n’être pas soutenue par sa hiérarchie qui, elle-même, entretient les bandits. La mascarade est si énorme que l’un des chefs de gang dit « Barbecue » – un pseudo bien significatif –, à la tête de « G9 en Action », une coalition de gangs, soi-disant sous le coup d’un mandat d’arrêt, se pavane dans les rues, défiant les pseudo-autorités et la police. Depuis toujours, la police et la justice haïtienne sont impuissantes face aux bandits et hommes/femmes de main des politiciens et de la bourgeoisie.
Voilà comment, schématiquement, je peux résumer la situation.
AB : La question vraiment troublante, irritante, déprimante est celle de la relation qui pourrait s’établir entre cet événement unique (dans l’espace de la Caraïbe et au-delà, puisqu’il s’agit d’un événement de portée universelle) entre la révolution haïtienne et l’impossible émergence d’un État doté d’un minimum de légitimité et d’un minimum de capacité de gouvernance dans cette partie de l’île. Cette relation existe-t-elle ou bien est-ce une fausse piste qui détourne l’attention de la responsabilité des puissances étrangères dans l’empêchement de cette entité à se constituer comme entité nationale-étatique souveraine ?
JCN : Oui, comme tu dis c’est troublant, irritant et déprimant. C’est éminemment singulier, doublement singulier : la révolution haïtienne est factuellement et symboliquement quelque chose d’unique dans l’histoire mondiale (elle mérite même mieux le titre de révolution que l’états-unienne et la française). Mais est aussi singulier le fait que depuis plus de deux cents ans après cette prouesse (au sens épique du terme) un État haïtien digne de ce nom est encore en gestation. Sans tomber dans la paranoïa habituelle, il faut tout de même reconnaître que la révolution haïtienne pose et a toujours posé, quant à son symbole, un problème aux puissances « blanches », menées dès le début par l’ogre américain. Ce serait également simpliste de jeter toute la responsabilité sur l’« international » comme on aime dire en Haïti. L’unicité de cette révolution gît aussi, dès l’aube de celle-ci, dans le refus de tuer radicalement l’ancien monde, mais au contraire, de la majorité des dirigeants, la volonté de renouer avec le régime colonial, voire le reproduire sous une certaine forme. D’où l’interrogation suivante : peut-on parler réellement de révolution haïtienne ? ou encore suffit-il d’une victoire militaire pour parler de révolution ? Ou encore de quelle révolution il s’agit ? Celle d’une vieille oligarchie coloniale dont la ruse a réussi à faire accroire aux esclaves qu’elle voulait rompre avec la colonisation et ses pratiques ou celle constante depuis les temps immémoriaux d’un peuple qui rejette un système d’exclusif qui se perpétue et dont les vassaux sont ceux qui se proclament ses dirigeants ?
Je pense que la véritable universalité de la révolution haïtienne, et c’est bien celle-là la révolution « haïtienne » : la lutte constante contre la guerre des races, entendue comme celle contre le peuple. Et là, ce n’est pas une particularité haïtienne mais bien celle de tout peuple opprimé, sans distinction de couleur de peau, de lieu, etc.
Je réitère ainsi une question soulevée dans ma première réponse : de la crise, faillite et disparition de quel État (haïtien) s’agit-il ? Cela permet de répondre à la dernière partie de ta question : c’est malheureusement parce que l’« international » a toujours refusé de laisser les Haïtiens se diriger véritablement eux-mêmes qu’ils ne seront jamais en mesure ou capacité de le faire : l’expérience de la chose publique et du temps nécessaire à celles-ci les en ayant été toujours sinon régulièrement et systématiquement privés : d’éternels enfants ils doivent demeurer. Et cela sied bien !...
La prostitution politique côtoie l’économique fondée sur la contrebande. L’interlope ne régnait-il pas du temps de la colonie ? Cet interlope signifie qu’Haïti n’est que la poubelle du monde, elle n’est qu’un déversoir (dans tous les sens du terme). Ce n’est qu’un lieu de transit pour les politiciens, les bourgeois et les coopérants des ONG dont la majorité est d’origine étrangère (syrienne, libanaise, états-unienne, française, etc.). En tant qu’interlope, il y a aussi cet effort constant d’insularisation – ou en référence à Sade – de « sillingisation » d’Haïti, avec la seule différence que les quatre grands amis du Core Groupe (États-Unis, Canada, France et Brésil) préfèrent rester dans leurs loges… Haïti, enfin, n’est autre qu’un laboratoire… Devine qui sont les laborantins et les professeurs : docteur Folamour !
Espérons que cette hydre ne finira pas, comme elle le veut, par entamer celle du peuple !
AB : Si l’on voulait faire une généalogie comparative de l’État failli en Haïti, qu’est-ce qui distinguerait substantiellement celui-ci des formations étatiques dans les autres grandes îles post-coloniales de la Caraïbe ?
JCN : Vaste question pour laquelle, hélas, je n’ai pas véritablement d’expertise ! La révolution haïtienne eut un impact considérable notamment dans le monde atlantique [5]. Mais cette influence n’a pas abouti au même résultat dans les autres États qui, pourtant, ont eu à la fois pour modèle et bénéficié de l’aide d’Haïti dans leurs luttes. L’exemple haïtien est devenu, à cause du résultat actuel (pas forcément à cause de ce qui se passe actuellement), un repoussoir, l’exemple à éviter ou ne pas reproduire. Il s’agit, d’une part, d’empêcher l’avènement dans la sphère caribéenne en particulier, du miracle de la révolution haïtienne, de l’autre, de faire en sorte que la montagne que représente celle-ci n’accouche même pas d’une souris ; et parallèlement encourager les autres à avoir peu ou prou un semblant d’État qui, au moins soit capable d’assurer des fonctions régaliennes de base. Il faut, je pense, avoir en arrière-plan ce schéma quand on aborde cette question de la formation des États américains et particulièrement caribéens. Car sauf de rares exceptions, et je le dis d’ailleurs avec la plus grande prudence, les structures coloniales perdurent encore dans la plupart de ces pays. Le post-colonialisme ne signifie pas la fin du colonialisme. Comme l’a montré Marx à propos du capitalisme, comme une sorte d’hypostase de celui-ci, le colonialisme a également cette énorme capacité de métamorphose. Il est vrai que sur le plan matériel la révolution haïtienne est un échec flagrant. Mais une révolution s’y réduit-elle ?
« Je mantiens que la thèse selon laquelle la résolution du problème est suffisante est d’abord la plus recevable. Mais la résolution des problèmes de la vie, dont la clé est donnée en ce point : — qu’il s’agit pour un homme de ne pas être seulement une chose, mais d’être souverainement — fût-elle la conséquence immanquable d’une réponse satisfaisante aux exigences matérielles, demeure radicalement distincte de cette réponse, avec laquelle elle est souvent confondue. » [6]
Je pense que la situation haïtienne, aussi désespérante qu’elle paraisse, est plus fertile pour la pensée. Car c’est justement cette unicité persistante qui interpelle et constitue à la fois un défi pour les Haïtiens eux-mêmes, les maîtres (malheureusement pas encore, ni non plus fatigués)… mais aussi pour les autres anciens États colonisés et néo-colonisés.
AB : Y aurait-il dans la société haïtienne elle-même quelque chose qui la rendrait allergique à l’État ? Si oui, de quoi cette allergie serait-il le legs avant tout – l’esclavage, la dépendance – voire la révolution elle-même, dans sa particularité haïtienne ?
JCN : Je n’irai pas jusqu’à dire qu’il y aurait une allergie à l’État en Haïti, mais il est un fait que s’est développée avec le temps une suspicion constante et récurrente envers celui-ci. Ce legs s’explique à travers les trois possibilités : l’esclavage, la dépendance et la particularité de la révolution haïtienne. La société, ou du moins une large frange de la société, cherche constamment à sortir du schéma de dépendance de toutes sortes auquel on veut toujours l’y soumettre. Cette suspicion à l’égard de l’État se manifeste également par la dénonciation en non-légitimité des différents gouvernements, en majorité à la solde de puissances étrangères ou la bourgeoisie mercantile, et qui, en tant qu’oligarchie, veulent maintenir les structures coloniales. Cette suspicion, il faut le dire, s’est propagée dans toute la société et gangrène les relations sociales les plus élémentaires : elle est devenue un obstacle qui nous empêche de faire peuple. La suspicion est utile certes mais elle est un handicap majeur quand elle pollue tout et devient l’aune à travers laquelle tout est analysé. Disons-le franchement, tout cela est particulièrement la faute des différents gouvernements qui ont fait de la délation une méthode, technique de gouvernement, et qui entretiennent la peur en s’appuyant sur des hommes/femmes de main, bandes armées, groupes paramilitaires...
Cette suspicion ne voit dans la politique qu’une police au service d’une clique…
AB : Y a-t-il jamais eu dans l’histoire de Haïti des partis ou des mouvements qui auraient pu incarner un peuple, si l’occasion s’en était présentée ? Si j’ai bon souvenir, de grands écrivains comme Jacques Roumain ou René Depestre ont été membres du Parti communiste haïtien...
JCN : Haïti n’a pas échappé à la contagion communiste dans les années 50-60. Mais cela a fait long feu. Et comme tu le sais, dans le cadre de la guerre froide, dans la guerre des États-Unis contre le communisme, tout un ensemble de gouvernements fantoches se sont succédé avant l’arrivée au pouvoir de Duvalier, ancien employé de l’Oncle Sam dans la lutte contre des épidémies de typhus, pian… Celui-ci sera consolidé dans sa dictature par les différents gouvernements états-uniens sous prétexte d’être un rempart contre le communisme. La terreur duvaliérienne, encore une fois avec la complicité américaine, s’installera comme une chape de plomb, instituant dans le pays un rideau de fer, car il était impossible d’entrer ou sortir du pays sans l’aval du chef. Non seulement on assista à une vague d’assassinats d’opposants ou pseudo-opposants accusés d’être des kamoken (kamokin) – c’est-à-dire des communistes – mais aussi d’exilés politiques. C’est lors de son retour pour combattre la dictature de Duvalier que fut assassiné Jacques Stephen Alexis.
Sous la dictature des Duvalier émergèrent des partis politiques se réclamant du peuple et demandant l’établissement d’un État de droit. (Et cela se fait encore et encore, n’est-ce pas ce que prétend tout parti politique ? – quelle tartufferie !) Mais, comme toujours, les gouvernements américains ont tout fait pour soutenir les forces conservatrices, soit en provoquant des coups d’État, corrompant ces leaders politiques, entretenant une instabilité systématique... Le plus grand espoir déçu a été celui de l’accession d’Aristide au pouvoir en 1990. On sait ce qui se produisit : en plus des tractations états-uniennes notamment pour faire élire Marc Bazin son candidat, ancien employé de la Banque mondiale, un premier coup d’État éphémère est produit par un Roger Lafontant, sanguinaire bien connu du régime des Duvalier, puis le coup de grâce avec celui de Raoul Cédras et de Michel François, respectivement chef d’État-major de l’Armée et chef de la gendarmerie (police militaire). Exilé aux États-Unis, Aristide est devenu ainsi le jouet du pays hôte. Il essayera en vain de sortir du piège américain. Et depuis aucun président ou gouvernement n’a accédé au pouvoir (qui est en fait une soumission à la volonté des commandeurs) sans la bénédiction de la « communauté internationale » : bel euphémisme !
Ainsi, depuis les élections de 1990, toutes les élections successives ont été substantiellement des farces dont les résultats étaient décidés dans les officines des ambassades (états-unienne, française, canadienne…). Et toujours l’Onu a servi et servira encore et encore de gage à cette comédie macabre.
La roue tourne encore et encore, celle de la roulette russe qui, j’espère finira par ne plus être une fatalité – la nôtre !
AB : La pensée radicale est, dans un pays comme la France, souvent portée à critiquer les excès de l’étatisme, d’où le succès, par exemple, d’un livre comme celui de James C. Scott, Zomia ou l’art de ne pas être gouverné (Seuil, 2013). Mais cette critique libertaire de l’étatisme se heurte à un double plafond de verre : la perversion réactionnaire qu’en constitue le libertarianisme à l’américaine, d’une part, les épreuves terribles qu’ont connues et que connaissent les pays dans lesquels s’effondre la structure étatique et qui se trouvent livrés aux gangs et aux armées privées – du Libéria à Haïti, de l’autre. Comment vois-tu ce problème, à la lumière de l’histoire de ton pays ?
JCN : Au même titre qu’il y a une marchandisation des choses, des êtres humains dans le capitalisme occidental dans son impérialisme, ce dernier s’impose aussi et surtout par la violence d’un plaquage des visions occidentales sur le « tiers-monde », entendu comme tiers-état, et donc État émietté. Ainsi, depuis toujours, l’Occident, dans son nombrilisme et son tropisme, arrive vraiment trop tard et particulièrement échoue à penser la radicalité et/ou refuse de la reconnaitre ailleurs, notamment comme type de pensée l’invitant à se remettre en question. Ainsi, la critique de l’étatisme (dont la définition diffère en fonction du lieu d’où l’on parle) n’a pas vraiment le même sens dans les pays tiers-mondisés et ceux de leurs maitres. Autrement dit, la radicalité de la révolution haïtienne ne s’entend pas dans une négation de l’étatisme en général mais de l’étatisme comme un type d’État qui a toujours été un « veau d’or » ; elle est en l’occurrence une radicalité continuelle contre la forme de statut étatique s’inscrivant dans le marbre dès le début. Donc, l’effondrement de ce statut, prenant la forme cette fois-ci d’une stasis radicale et larvée, n’est autre que la preuve que la radicalité d’en face (qui ne l’a jamais été car exclusive) est (peut-être) parvenue à son état de pourrissement.
A.B. : Peux-tu revenir pour finir sur ton intérêt jamais démenti pour l’œuvre de Sade à laquelle tu as consacré ta thèse en philosophie et que tu as toujours lue en relation étroite avec l’histoire et la vie politique haïtienne ? Quel rapport entre cette œuvre et tout ce que nous avons évoqué au cours de cet entretien ?
JCN : Tout à fait, j’ai développé un intérêt particulier, grâce à toi notamment, pour l’œuvre de Sade et essayé constamment d’en tirer des clés, sinon matière pour penser la réalité et l’histoire de mon pays – mon histoire. En effet, je pense que l’œuvre de Sade a ceci de particulier de mettre à nu la philosophie libertine, voire une certaine philosophie libertarienne. En tant que penseur-limite et pensée-limite, ils me permettent de comprendre par analogie le système institué par les maîtres en Haïti et leurs subordonnés que constituent nos pseudo-dirigeants. L’histoire et la société haïtiennes se sont exposées souvent à moi comme celles d’expériences-limites (autant sur le plan actif que passif). L’œuvre de Sade me permet ainsi de voir l’histoire et la société haïtienne à partir du bas, du vil – le vilain – véritablement porteur, depuis le début de la révolution haïtienne et bien avant, de la véritable voie émancipatrice et révolutionnaire. Alors, m’établir dans ce champ de ruines et de corps (dans tout leur état) qui peuplent l’œuvre de Sade, cela me sert à cristalliser la tentative, le projet constant de garder le pays dans l’ère de la souveraineté (Foucault). Peut-être que tu ne seras pas d’accord avec moi, à propos de la frugalité [7], caractéristique de la biopolitique [8] – et c’est ce que je pense que réclame depuis toujours le peuple haïtien – est absente de l’histoire politique, autrement dit gouvernementale haïtienne. Et parce que malheureusement il y a été et est toujours question d’un État « somptuaire » (de consumation) et cannibale. Voilà, entre autres, ce que l’œuvre de Sade m’offre pour penser l’histoire et la société haïtiennes.