Unité radicale et non-binarisme pour la bienveillance, le partage et la survie [1/2]
Dédié à la mémoire de Dubravka Ugrešić
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Résumé [1]
Dans cet article, je vois les dichotomies entre les sexes et la guerre froide comme faisant partie du même système complexe de binaires qui régissent l’hégémonie et la domination, et produisent la guerre. Depuis que, dès mon plus jeune âge, j’ai réalisé l’inconfort et l’étrangeté d’être née fille, j’ai essayé de contourner la binarité des genres scellée dans le langage, et j’ai préféré un genre fluide au masculin et au féminin, fixes. Il en va de même pour les autres dichotomies et « identités ». Les modèles binaires ont tendance à se soutenir et à se renforcer mutuellement, et à produire la perception d’un monde bipolaire ou divisé, qui revient à ce que la réalité se présente comme – et devienne – (comme si) dichotomique. C’est ainsi que la politique, ou la pensée politique, se révèle insuffisante et disparaît dans des formules prêtes à porter qui évitent la complexité du monde et abandonnent tout espoir qui viendrait par l’utopie. Les catégories non duelles existent bel et bien, mais se présentent comme un chaos incompréhensible d’options anti-système à gogo, où le progrès n’est plus garanti par le processus politique. Seuls les binaires « assurent » une certaine stabilité, au prix d’une lecture embellie d’une situation. Lorsqu’il n’y a que deux pôles, l’un d’eux, car alternatif, ne manquera pas de devenir subalterne, ce qui est caché par la symétrie apparente. J’ai remarqué l’effacement des alternatives, des projets, des récits, des traductions et des langues à travers une dialectique dichotomique, surtout après 1989, y compris l’effacement d’autres personnes [2]. L’un des nombreux agents d’effacement est l’universalisme abstrait : dans de nombreux cas, ce que nous obtenons à travers l’universalisation d’un paradigme nationaliste dichotomique reposant sur la misogynie, n’est que la provincialisation exagérée dudit nationalisme. Tout ce qui se présente comme porteur ou représentant de l’hégémonie patriarcale, c’est la provincialisation exagérée de la masculinité historiquement dominante, régulièrement liée au nationalisme. Toutes les autres options sont alors rendues illégitimes et effacées. D’un point de vue épistémologique, notre vocabulaire politique appauvri signale la dégradation vers une confusionnalité générale, une dépolitisation, une désémanticisation. La machine de guerre fonctionne aussi à travers le langage. Cela se produit dans un monde où la discrimination de genre acceptée et généralisée est constitutive du système général non égalitaire des États-nations, et soutient, en tant que modèle, toutes les autres inégalités et injustices. Cela doit cesser, et pas seulement pour le bien des femmes. En partant des discontinuités, en tant que non-espèce, non-nation, non-identité, non-genre, comme je le propose, nous donnerions aux autres espèces, genres, individus, autres options et « étrangers », les mêmes chances que nous avons : ce n’est qu’alors que nous serions, nous aussi, en sécurité, dans la mesure où les autres sont en sécurité avec nous [3].
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Un femmage à Dubravka :
Sur le provincialisme
Mon femmage à Dubravka Ugrešić n’aura pas la forme d’un article sur son travail, mais de quelques remarques rendues possibles aussi par ses écrits, ainsi que par ceux de quelques autres. C’est le fait d’être ensemble et l’interdépendance, de s’appuyer sur les autres, qui nous font travailler, ressentir et penser ensemble, ce qui pourrait faire partie d’un projet d’éthique féministe pacifiste. Dubravka avait des outils littéraires, alors que j’étais en philosophie. À la fin de sa vie, elle avait complètement compris et déconstruit les mécanismes nationaliste et misogyne sans avoir besoin de philosophie. En fait, je crois aux avantages de la littérature par rapport à la philosophie à bien des égards. Je ne suis pas un spécialiste de Dubravka ou de des littératures yougoslaves, mais j’ai été sa lectrice et son amie. D’une manière inattendue et rétroactive, Dubravka m’a appris des choses essentielles sur la vie en raison de son face-à-face particulier et désinhibé à la mort, que je trouve admirable, et que je respecte. C’est la seule personne que je connaisse dont la mort n’est pas une défaite. Elle avait envisagé la mort seule, sans vouloir accabler qui que ce soit. Je lui suis très redevable aussi de cette leçon rétrospective. Une grande partie est venue comme un cadeau inattendu et extravagant de prise de conscience par-delà de la tombe.
Je lisais récemment deux de mes articles écrits il y a une quarantaine d’années [4]. Mon travail à l’Institut pour les pays en développement de Zagreb, ainsi que ces articles, font suite à l’important événement historique d’une conférence internationale féministe en 1978 à Belgrade, au Centre culturel des étudiants. La conférence féministe la plus importante suivante a eu lieu en 2015 à Sarajevo, organisée par Les femmes en noir. Dubravka n’y participait pas, mais bénéficia, comme toute la génération, de cette atmosphère critique, l’air du temps. Cela l’a rendue forte, résistante et courageuse.
Je suis aujourd’hui frappée par mon vocabulaire de l’époque (dans le cadre du langage politique généralement utilisé alors). C’est un jargon plein de clichés socialistes et non-alignés, je dois dire, bien que je sois toujours en phase avec beaucoup de ces idées. De la même manière, le langage politique d’aujourd’hui apparaîtra bientôt comme désuet et insuffisant – il l’est déjà. Ce n’est qu’après l’effondrement de la Yougoslavie que j’ai réalisé à quel point une terminologie dominante que l’on utilise inconsciemment, fonctionne, à l’intérieur, limitant notre imagination politique. Depuis, j’ai songé à cela, à la langue, à la traduction et à l’épistémologie. Après l’effondrement de la Yougoslavie et alors que je me transférais en France, j’ai senti qu’il me manquait une langue qui ait du sens dans mon nouvel environnement, mais aussi que les Français, et tous les autres, étaient également coincés dans les circonstances mentales, politico-linguistiques d’après 1989, après la guerre froide historique, avec des jargons idéologiques « scientifiques » figés. À quatre décennies de distance, je pouvais relire mes premiers articles comme ceux de quelqu’un d’autre et de l’intérieur du « capitalisme ». J’ai découvert que les gens qui vivaient dans l’ancien ouest « triomphant » n’avaient pas nécessairement le privilège d’une absence de passion/détachement comparable à ceux auxquels nous avions été exposés en 1989. La division de la guerre froide était réelle et toujours d’actualité. Nous étions tous en train d’abandonner le binaire de la guerre froide régi par l’exclusion des options tierces et plurielles, mais nous n’avions pas encore trouvé un nouveau vocabulaire commun et une nouvelle carte du monde. C’est ainsi et pourquoi j’ai eu recours à l’auteur Radomir Konstantinović [5]. Plus tard, Boaventura de Sousa Santos a été et reste toujours précieux sur ces questions. Il en va de même pour beaucoup d’autres, en particulier les réinterprétatrices féministes de l’histoire ou du marxisme telles que Silvia Federici et d’autres. D’une manière ou d’une autre, le patriarcat a été et est toujours tacitement toléré et seulement très généralement critiqué, jamais considéré comme constitutif de toutes les inégalités et les régissant.
C’est à travers la guerre de Yougoslavie que nous sommes devenu.es politiques d’une nouvelle manière. On apprend la géographie et la politique quand une guerre éclate. Vingt ans auparavant, grâce entre autres aux conseils de Konstantinović, aux philosophes du groupe Praxis [6] dont j’ai été l’élève (en partie en m’appuyant sur eux mais en partie en leur résistant), moi et d’autres étions déjà politiques en traitant des questions des femmes, en contestant à la fois les pratiques sociales et en remettant en question les dogmes de l’État. Notre entrée en politique s’est faite progressivement. Ce n’est qu’à travers la guerre que nous avons appris l’existence du nationalisme, de son enchevêtrement et de son soutien au patriarcat, après avoir été élevés dans l’idéologie transnationale et pieuse de la « fraternité et de l’unité » (bratstvo i jedinstvo) qui nous a rendus aveugles à toute manifestation de nationalisme. Nous nous sommes également rendu compte que le nationalisme, qui devait définir le conflit yougoslave, était un populisme instrumental et délibéré, sans idéologie particulière, mais avec une misogynie combinée à la production d’ennemis transformés en « autres », autres nationaux, servant en réalité d’autres objectifs : gagner et conserver le pouvoir politique et économique dans sa seule forme disponible à l’époque – la nation, ainsi que la domination masculine au sein d’une nouvelle hégémonie qui a été construite à la hâte dans la violence la plus totale. La question philosophique à étudier ici est de savoir comment la guerre et la violence à l’égard des femmes et des autres subalternisés sont constitutives, structurelles et liées par un soutien réciproque.
Lorsque j’ai rencontré Dubravka Ugrešić pour la première fois dans les années soixante-dix, elle était ironique, satirique et « bizarre » (un peu dans le sens du concept russe moderne d’ostranenie, qu’elle affectionnait), en tant qu’auteure déjà reconnue, plutôt que directement politique. À l’époque, elle rejetait l’accusation et l’étiquette de féminisme, lancées contre elle et d’autres comme une allégation. Elle a essayé de s’en défaire, comme cela se faisait généralement dans le courant dominant. Bientôt déclarée sorcière avec d’autres, par une campagne de misogynie violente en 1992 au tout début de la Croatie mais encore en Yougoslavie, elle a progressivement transformé son étiquette de « sorcière monstrueuse » en force de résistance, la portant fièrement dans ses essais combatifs. Elle n’a pas rejoint le mouvement féministe universitaire trans-yougoslave dans les années soixante-dix. C’est compréhensible et on ne peut pas lui en vouloir. Nous adoptons des stratégies individuelles différentes et isolées pour résister à la répression sociale ou étatique et, dans le cas des femmes, également parce que la solidarité entre elles a été historiquement découragée afin de les maintenir par familles séparées. Contrairement à celui des hommes, leur modèle n’a pas été universalisé. Mais elle était trop intelligente pour ne rien faire. En observant l’horrible politique belliciste, elle a rapidement découvert que la misogynie était inhérente au nationalisme, qu’elle détestait et critiquait. Dubravka s’est rapidement et délibérément forgé un statut transnational ou, comme elle l’a dit, un profil hors nation [7]. Son éducation politique, comme celle de tout le monde à l’époque, lui vient en grande partie de la guerre. Elle est devenue audacieuse et franche politiquement par nécessité, indignation et culot, en particulier dans sa critique des nationalismes, de la misogynie, des féminicides historiques et de la politique des États post-yougoslaves.
Dans le deuxième de mes deux articles mentionnés de l’époque, écrit pour l’Institut [8], j’avais tenté une timide critique du programme du département d’études indiennes où j’avais étudié à Zagreb (et après quoi j’étais allée en Inde de 1970 à 1972 pour un doctorat en philosophie bouddhiste). Au-delà de l’université, j’ai eu accès à certains premiers éléments des études subalternes et postcoloniales en temps réel, et j’en ai tiré des leçons. L’ensemble de notre programme, le matériel de lecture, etc. à l’université, provenait de l’indologie occidentale traditionnelle, principalement allemande et britannique, en dépit du projet yougoslave des non-alignés. Le paradoxe est que ce département d’études indiennes a été le produit le plus accompli et le plus immédiat dans le pays d’un projet culturel et éducatif à long terme non aligné, créé avec le mouvement des non-alignés comme impulsion et inspiration. Nous avions aussi d’autres départements et cours, de langues et de culture indiennes, arabes ou chinoises, etc. dans diverses universités, de nombreuses publications et traductions dans des revues, une série de livres de littérature mondiale [9] dont un volume était Asie du Sud : littératures indienne, tibétaine et d’Asie du Sud-Est [10], une revue transyougoslave appelée Kulture istoka (Cultures de l’est) à Belgrade, une quantité de traductions des littératures des pays du sud, chez divers éditeurs et aussi dans de nombreuses revues. J’ai participé à une grande partie de ces activités.
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Sur la traduction
Mon objectif est pour beaucoup - épistémologique.
La traduction et la langue (nationale) ou la langue maternelle sont une seule et même capacité, et dans la même valise, avec un genre adjugé d’avance. Elles ont également un rôle assuré, mais non prédéterminé dans la guerre et la violence. Traduire, c’est accueillir l’altérité en soi. Mais adossé à une politique linguistique officielle, il pose ou ne peut pas éviter la langue nationale et le genre tels qu’ils sont attribués. La déconstruction des binaires répressifs en tant que machine de guerre constante nécessite de déconstruire les binaires ensemble, en tant que système dominant de dichotomies répressives qui se soutiennent indéfectiblement les unes les autres : le genre réduit au masculin et au féminin, le corps et l’âme/l’esprit, l’identité comme construction (toujours en conflit avec une autre et la produisant), la race, la citoyenneté (par opposition à l’immigré sans-papiers ou illégal), la folie et la rectitude, l’est et l’ouest ou le nord et le sud, les nationalismes opposés, etc.
Les nationalismes et la souveraineté renforcent toujours la division genrée et nationale/ethnique et de classe des sociétés, ainsi que d’autres clivages. Bien que le genre soit un concept ambigu [11], je considère que la nation et le nationalisme sont mortels, surtout de nos jours, associés à des masculinités toxiques et à des concepts de souverainetés toxiques. La désambiguïsation de nos termes devrait également aider à déconstruire et à arrêter la guerre, en particulier le guerroiement permanent.
J’utilise mes propres concepts (« oubli politique », « effacement », « histoire inutile », « partage de la raison », « in-com-possibles », « politique de la traduction »), dans un contexte où j’anticipe le partage des savoirs, et où il est clair que la nation et le genre opèrent ensemble dans le maintien des enclosures de savoirs. Ceux-ci deviennent cruciaux dans l’édification de la nation. La langue elle-même, en tant qu’élément du récit sur la culture nationale, devient un instrument de guerre.
Je viens d’une guerre et d’une langue qui était autrefois considérée comme une, avec des standardisations politiques plurielles, et parfois avec des écritures distinctes. Les différentes uniformisations stylistiques sont élaborées par des motivations politiques plutôt que linguistiques imposées par les « identités » dominantes. Elles deviennent cruciales dans l’édification de la nation. La langue elle-même, en tant qu’élément du récit sur la culture nationale, devient un instrument de guerre. Vous avez maintenant la même situation entre l’ukrainien et le russe. Les standardisations nationales des langues font partie des projets de guerre, d’où la langue nationale (re)naît, y compris par sécession linguistique. Les projets nationaux s’approprient la langue. Les académies nationales se déclarent propriétaires et dépositaires de la langue nationale et exercent un purisme linguistique. Ce processus est toujours en cours quarante ans après la guerre en Yougoslavie. Dubravka Ugrešić, qui écrivait en croate modéré, fait partie d’une génération d’écrivains qui l’ont compris. Il en va de même pour une autre écrivaine importante, Daša Drndić [12]. La purge a été imposée par les médias stigmatisant les écrivains, et en particulier les femmes intellectuelles produites comme sorcières, et appelées sans équivoque ainsi. Le serbocroate est devenu quatre langues officielles, grâce à un changement de nom.
Bien sûr, les gens se comprennent toujours par-dessus les barrières et parlent une seule langue, mais les nationalistes leur reprochent de le faire. La résistance s’appelle Deklaracija o zajedničkom jeziku, la « Déclaration sur une langue commune ») [13].
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Pas d’innocence de la langue
Mais la langue n’est jamais innocente ni neutre [14]. Nous pratiquons à tout moment le « double langage » entre le langage théorique et le langage ordinaire : les concepts critiques théoriques que nous utilisons dans notre travail sont aussi des mots ordinaires dans le langage courant qui ont tendance à être normatifs. Utilisés dans les sciences sociales et l’éducation, ils seront souvent mal compris. Il semble qu’il n’y ait pas de représentation pure et simple de l’incomplétude et de l’aspect provisoire de la connaissance ou de la langue. Notre époque générale de confusionnisme favorise les divagations de jugement et les contresens qui peuvent parfois avoir des effets politiques dévastateurs. Les guerres commencent aussi par l’utilisation irresponsable et abusive des mots.
Supposons que les sujets réciproquement incomplets traitent des savoirs [15] et des langues réciproquement incomplètes. Le prendre en compte rend possible la construction solidaire de subjectivités polyvalentes qui participent à parts égales au partage et au devenir-ensemble. Il faut pousser un peu plus loin le concept deleuzien de devenir, jusqu’à devenir ensemble (becoming together). Les savoirs partiels et les subjectivités, rendus subalternes et subordonnés, sont disqualifiés, rendus invisibles ou considérés comme inexistants. Ils deviennent « illégitimes » et sont réduits au silence. Pourtant, le silence peut parfois aussi être une ressource. Comme le dit Athena Athanasiou, le silence est « un genre socialement et culturellement dévalorisé à travers lequel des « savoirs subjugués » sont mis en œuvre et des discours hégémoniques potentiellement contestés. [16] » Nous avons notamment découvert, également par la lecture d’autres langues et l’ouverture à d’autres visions du monde (cosmovisiones), que des subjectivités différentes (dissidentes, a-souveraines et en devenir par l’action partagée) peuvent opérer et être efficaces non seulement par la subjectivation mais aussi par la désubjectivation et la désidentification [17].
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Les limites et le partage des connaissances. Le double tranchant des concepts (p. ex., le genre)
L’illégitimité des savoirs [18] ainsi que des langues incomplètes, tues et non hégémoniques, est imposée dans le capitalisme patriarcal. Les guerres permanentes et l’implication de l’Occident et de l’Europe dans celles-ci coïncident avec la violence constitutive adressée aux femmes et aux groupes sociaux vulnérables de la part de la société et de l’État, qui s’approprient également les savoirs et les langues. Ce sont les femmes, et souvent les femmes et les hommes féministes, qui font le lien entre la violence faite aux femmes et la violence aux autres (en temps de guerre, et aujourd’hui, envers les migrants).
Comme l’écrit l’historienne de Belgrade Dubravka Stojanović, « [Patriarcat et nationalisme] sont inséparables. Le nationalisme considère la nation comme une famille élargie, comme un lien de sang. (...) C’est pourquoi tout nationalisme doit être misogyne, parce que l’apparition même des femmes (...) détruirait cette création pyramidale autoritaire dans laquelle la hiérarchie n’est pas remise en question mais obéie. Je suis prête à aller jusqu’à dire que le nationalisme a été inventé comme un moyen de maintenir le patriarcat, ainsi qu’un moyen d’acquérir le pouvoir, de le renforcer, de le préserver... C’est-à-dire que le nationalisme est utilisé comme un moyen d’immobiliser la société, pour que le développement ne vienne jamais, pour étouffer toute modernité. [...]. Je veux radicaliser cela et ajouter que le maintien de l’ordre patriarcal a été l’un des principaux motifs de la désintégration de la Yougoslavie, parce qu’au sein de constructions nationales fermées, cet ordre social est beaucoup plus facile à maintenir que dans une communauté multi ethnique et multiconfessionnelle complexe. Essentiellement, elle pose un défi constant à une société fermée et à une matrice patriarcale. [19] »
En même temps, corrélativement et en retour, les femmes et les rebelles soi-disant « faibles et vulnérables » représentent un élément destituant et ne peuvent être réduits à une configuration binaire ou à la configuration socio-politique reçue et figée, couronnée par la souveraineté. C’est parce que leur subordination représente la base et la condition constitutive du système, mais leur insubordination destitutive (dépossédée de la souveraineté) dessine les contours d’un pouvoir, bien que formellement non souverain et non reconnu [20].
Il y a des sujets considérés comme « vulnérables », « abîmés », « incomplets » ou rendus invisibles dans le courant dominant. À des degrés divers, tous les sujets sont nécessairement « incomplets », car la portée possible de notre subjectivité est inépuisable. Historiquement, la subjectivité a été socialement et politiquement niée ou entravée chez les femmes et les personnes marginalisées, ainsi que dans les continents colonisés. Quelle que soit l’étendue des sujets, ils ont besoin de se rassembler et ils ont besoin d’alliés et d’un front plus large. C’est là qu’intervient la « démémorisation » systématique (systematic “disremembering”), “démémorisation” de divers sujets [21]. De plus, beaucoup d’épistémèmes non occidentales non seulement ne cultivent pas particulièrement le concept de sujet (tout en le subsumant dans le sens de le « sous-comprendre », sub-understanding). Ils privilégient plutôt les sujets collectifs ou du moins ne les perdent pas de vue, car ils n’entretiennent pas l’individualisme extrême connu de l’occident et du nord (modernes).
La souveraineté étatique autosuffisante et systémique, largement imaginaire pour la plupart, qui change aujourd’hui de fonction et de portée pour se maintenir également dans des unions régionales telles que l’Union européenne (UE), renforce aussi la division genrée des sociétés considérées comme naturelles, ainsi que les savoirs prescrits, et donc aussi la subordination des femmes entre autres. La résistance du courant dominant ou l’établissement du pouvoir en tant que tel recourt à la reproduction de modèles binaires, y compris nouveaux.
Les binaires implantés dans les esprits sont là pour prétendre à l’équivalence et à l’égalité dans les symétries, mais ils tentent en réalité de renforcer la hiérarchie, la verticalité et la domination à chaque tournant, ainsi que l’hégémonie. Ils cimentent également l’effacement des savoirs alternatifs. Cette subordination maintenue en permanence et régulièrement mise à jour est rendue invisible afin d’être efficace. L’Union européenne, mais aussi d’autres pays, dicte une amnésie politique sélective du point de vue de l’après-guerre froide actuelle et du triomphalisme néolibéral. C’est le choix de l’ethno-nationalisme et du populisme par l’UE qui conduit à son renfermement. Le concept du politique est devenu normatif. L’histoire prenant en compte les femmes, les « extraterrestres » et les autres espèces, mais en premier lieu la vie et le vivant, sera donc nécessairement intersectionnelle.
L’histoire inutile est alors un « oubli politique » méthodique et un musellement, un effacement programmé de cette histoire passée qui n’a pas conduit à l’état actuel des choses, ou à des histoires alternatives. Cela concerne particulièrement l’histoire des nationalités non dominantes et d’autres « identités », alors qu’il est plus pernicieux en ce qui concerne le genre et l’histoire des femmes, car la subordination des femmes est beaucoup plus ancienne que toute autre, et n’a jamais été effacée de l’assemblage mental en tant que possibilité imaginative. Dubravka Ugrešić en dévoile quelque chose dans ses essais, et en particulier dans son extraordinaire Brnjica za vještice, « Une muselière pour les sorcières » (écrit avec Merima Omeragić). Silvia Federici, qui a admirablement travaillé sur les « sorcières » historiques et l’inquisition, aussi.
Seul le scénario officiel ou dominant qui a effectivement conduit directement à la situation d’aujourd’hui, considérée comme paradigmatique et légitime, sera remémoré, rappelé ou évoqué, dans sa forme la plus réductrice et la plus grossière. Le genre apparaît ici comme un terme instable à double face (double front), étrangement parfois identifié aux « femmes » elles-mêmes [22]. Il révèle des histoires alternatives, comme l’histoire des femmes, mais aussi l’histoire de nos disciplines et de nos sujets de recherche. Les grilles/registres de l’appareil conceptuel ordonnant nos savoirs interagissent et sont isomorphes avec notre organisation sociale et nos hiérarchies. Les mêmes inégalités sont à l’œuvre dans la sphère sociale et entre nos disciplines, ainsi que dans les savoirs théoriques. De nos jours, cela se passe dans le cadre d’un confusionnisme épistémologique général et d’intelligence artificielle aussi, auxquels nous sommes confrontés dans l’opinion publique, qui s’appuie sur tous les fronts.
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Le non alignement contre le binarisme des blocs est-ouest et peut-être aussi d’autres binarismes
Dans les années 1960-1970, le Mouvement des non-alignés (MNA), aujourd’hui une histoire inutile mais néanmoins un concept puissant, efficace à l’époque dans la politique internationale et à l’ONU, à travers la CNUCED [23] etc., était un projet politique transnational et translationnel commun, complexe et social, culturel, comprenant l’idée d’une égalité internationale entre les États et d’un nouvel ordre économique mondial juste. Il rejetait les deux blocs de l’époque et soutenait l’anticolonialisme, l’anti-impérialisme, l’antiracisme, l’annulation de la dette des pays pauvres, etc.
Il proclamait l’égalité des sexes en principe, mais l’a fait attendre éternellement comme le reste des formations patriarcales. C’était un bon projet à l’époque, et il y aurait beaucoup à en apprendre, surtout aujourd’hui (2023 [24]). L’émergence d’un marché mondial à partir des années 1960, contemporain du MNA et d’une division internationale du travail, a favorisé une division sexuelle accrue du travail.
Ignorance. Dépaysement
L’UE, par exemple, a largement laissé tomber ses femmes et d’autres groupes (puisque la violence meurtrière à l’égard des femmes se poursuit, tout comme l’inégalité de facto, malgré de grandes avancées juridiques et morales). Ceux-ci se constituent ainsi en sujets. Les femmes et les migrants, deux éléments politiquement ‘destituants’ ou dé-constituants et bouleversants, ainsi que tous ceux qui sont dans l’opposition, ont intérêt à s’associer tout en s’édifiant, dans un esprit de solidarité et de luttes de résistance par lesquelles ils/elles se construisent ensemble – en tant que sujets, à la fois collectifs et singuliers.
Nous assistons à des changements de frontières et à des partitions de pays (ou parfois à des recompositions) y compris en Europe, tous liés aux violences faites aux femmes et aux « étrangers ». Un dernier exemple est la guerre contre l’Ukraine. La question des frontières apparaît dans les projets souverainistes de nouveaux nationalismes exclusifs, y compris dans ce qui est aujourd’hui considéré comme une « histoire inutile ». L’injonction hégémonique occidentale propose aux pays du Sud et postsocialistes de « rattraper » les pays riches, et aux femmes de rattraper leur « retard » par rapport aux hommes et de se conformer à leur imagination, tout le reste étant histoire inutile, et effacée. D’autre part, l’histoire utile est aujourd’hui le redoublement de la conversion au capitalisme néolibéral et à la mondialisation capitaliste. L’oubli politique organisé est au service de cette entreprise, qui inclut également le monolinguisme [25], l’amnésie ou l’interdiction/rejet des langues qui ont été construites comme étrangères, ainsi qu’une dépolitisation de la langue.
Rada Iveković
Traduit de l’original anglais par l’autrice (avec l’aide de DeepL Translator)
à suivre –