Unité radicale et non-binarisme pour la bienveillance, le partage et la survie [2/2]
L’oubli politique sélectif et les frontières constamment sondées et rebattues. L’effacement
Il y a une résistance générale à considérer la violence à l’égard des femmes comme systémique et constitutive, le revers de la médaille de la guerre. Les étiquettes sont distribuées par le courant dominant (mainstream) patriarcal. La violence structurelle à l’égard des femmes, comme les féminicides systémiques, se heurte paradoxalement à la négation (Verleugnung ; déni) qui suppose inconsciemment l’existence de celui qui est écarté ou du forclos (Verdrängt ; refoulé), ou encore à la Verwerfung (dénégation), qui suppose l’anéantissement factuel ou symbolique de l’autre, au sens de la négation freudienne (Verneinung) [1]. Ce fut le cas des chasses aux sorcières historiques vues par les historiens, jusqu’à la relecture de ce chapitre infâme par Silvia Federici. Les études de genre, la théorie féministe, les études postcoloniales et décoloniales, les études migratoires, etc. sont les nouvelles cibles privilégiées des assignations correspondantes, voire des allégations, du déplacement et de la réduction du sens. Les clichés mal intentionnés qui sont officiellement lancés, comme les étiquettes d’« islamo-gauchiste » ou « woke » en France en 2021, collent. Ou, en 1992, l’étiquette disqualifiante de « sorcières » pour les femmes intellectuelles dans une Yougoslavie agonisante. J’étais l’une de ces dernières, et il y a beaucoup d’autres « sorcières » ailleurs – le patriarcat en produit constamment partout. Dans un passé proche, le terme « féministe » était un attribut stigmatisant.
L’universalisation d’un paradigme nationaliste, comme en France, n’est que sa sur-inflation et sa provincialisation [2]. Tout le reste est rendu illégitime, invisible et effacé du courant dominant et du consensus. En ce qui concerne les femmes, « l’État profond » reste ce qu’il a été à travers les différentes formations socio-économiques, permettant le maintien du patriarcat par ses adaptations à travers les changements de régime et de formations économiques. Les socialismes historiques et les capitalismes actuellement dominants ont tous été construits sur l’inclusion subordonnée des femmes et l’exclusion (ou l’inclusion subordonnée) des « étrangers ».
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Genre et gender, annonce d’un écart
Dans la traduction, il y a une vaste sphère d’entre-deux langues, une sorte de zone de contacts qui se croisent, et peut-être d’effacements aussi. Le signe d’un autre choix, l’impensé, l’option inconcevable, qui reste pratiquement impensable. Notre chance est avec cela et avec ceux qui n’ont pas encore été considérés comme des concitoyens. Nous devons traverser ensemble et rouvrir cette sphère d’effacement et de black-out. [3]
Dans la détresse de la traduction, lorsque vous êtes perdue dans la traduction (lost in translation), vous égarez vos repères et vos références. L’écart entre les langues, l’indétermination du genre et du sens (mais pas seulement), c’est la possibilité de tous les possibles, un point zéro (0) où tout peut arriver, bon ou mauvais. L’écart entre les langues ou les compréhensions est particulièrement menaçant et peut être inquiétant en temps de crise. C’est particulièrement le cas depuis 1989 et la « fin » de la guerre froide historique, qui est un seuil important dans l’histoire récente, où post-colonialisme et post-socialisme convergent pour aplatir la dimension historique mais aussi temporelle. Celle-ci est devenue la même, notamment aux yeux du triomphalisme occidental post-1989. Nous avons tous été introduits dans l’ère post-1989 sans nouveaux outils épistémologiques pour la nouvelle condition de la mondialisation, sans même mentionner la dimension du numérique.
Certains savoirs autant que des histoires ont été rendus clandestins et ont été supprimés. Nous devons lever l’ambiguïté et réhabiliter le principe d’un savoir qui a été délibérément rendu illégitime par la configuration dominante du savoir-et-de-la-politique (réhabiliter le principe, et non un savoir alternatif particulier en tant que tel). Et pour cela, nous avons besoin d’imagination politique.
Il est très difficile d’élaborer des imaginaires et des scripts alternatifs ouvrant un cadre donné, et des connexions alternatives qui peuvent précéder ou dépasser un contexte, et qui découvrent des perspectives complémentaires ainsi que des points de vue multiples en interaction. Et pourtant, nous avons besoin d’accéder à cet immense champ des possibles. À travers une politique de la traduction, nous devons garder toutes les voies de traduction ouvertes, ayant des implications sur les futurs contemporains et possibles, mais aussi sur les passés alternatifs.
Cela révélera des alternatives imaginables, discutables ou des passés différents. Nous devons travailler (conjointement) sur la fluidité traductionnelle et transnationale, sur les significations multiples, qui en principe incluent aussi des malentendus. Il est important de passer à travers et de dépasser les binaires, au-delà de la nation, de la sphère étatique et non-étatique, au-delà de l’identification, de l’identitarisme et de l’érection souveraine de l’égocentrisme et du sujet politique (collectif ou singulier). Je revendiquerais l’interdépendance plutôt que la souveraineté et, comme Zsófia Lóránd (après Karl Polanyi), la transformation plutôt que la transition. Les transitions politiques ont toujours été catastrophiques, exterminant des générations.
Au contraire, nous pouvons apprendre d’autres connaissances, de l’expérience politique et d’autres sources « inhabituelles », ainsi que des migrants et des relations transfrontalières déterritorialisées ; de l’interaction dans l’engagement et de la résistance à la pression dominante ou aux tendances conservatrices. Dans ma compréhension, toutes les subjectivités sont toujours incomplètes, c’est pourquoi leur souveraineté est prétentieuse et imaginaire. Lorsqu’elles s’appuie sur la fonction supérieure de la souveraineté de l’État, d’une idée religieuse, d’un surmoi social ou d’un modèle, elles vivent des vies individuelles comme dépossédées de façon permanente et comme éternellement redevables (à l’instance supérieure). Leur « sécurité » fait confiance au modèle proposé et disponible, toujours décevant. Ces subjectivités peuvent mobiliser un mécanisme par lequel elles voilent leur incomplétude et leur insuffisance, y compris à elles-mêmes, afin de revendiquer absurdement la souveraineté et d’éviter l’interdépendance.
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Incomplétude réciproque des subjectivités et des savoirs. Contourner les universités ?
Il n’y a pas seulement des codes de compréhension différents, mais aussi des savoirs et des épistémès différents qui sont, comme le dit magnifiquement Boaventura de Sousa Santos, réciproquement incomplets. Les langues aussi sont nécessairement incomplètes les unes aux autres, comme le savent tous ceux qui écrivent ou traduisent. Ainsi, le hindi et l’ourdou, le serbe et le croate sont des langues réciproquement incomplètes, au-delà de leur intolérance politique réciproque et de leur structure et vocabulaire de base communs. La femme et l’homme sont également des humains réciproquement incomplets, bien que non pas dans le schéma binaire dans lequel ils sont stéréotypés (à l’exclusion de toute « troisième » possibilité), mais dans un schéma pluriel, où tous sont réciproquement incomplets. (Et il y a autant de genres/sexes que d’individus.) Il en va de même pour leurs savoirs, même si, au sein du patriarcat, les savoirs des femmes, ainsi que beaucoup d’autres, produits par – et produisant – le subalterne, sont souvent rendus invisibles et « inexistants ». L’effacement, c’est le contenu de l’incomplétude réciproque.
Je m’interrogeais sur des façons plus douces de « traduire ». L’Asia Research Institute (ARI) de l’Université nationale de Singapour (un institut où j’ai travaillé pendant un certain temps) a organisé un atelier intitulé « Crossing the River by Feeling the Stones : Alternative Imaginaries of China’s Presence in most of Southeast Asia in Contemporary Contexts » [4]. Je me suis intéressée à l’idée de « traverser la rivière en tâtant les pierres », une approche pratique et pragmatique où rien n’est donné à l’avance, rien ou presque rien n’est volontairement rendu invisible. La tradition de la traduction chinoise a une origine et un développement différents et particuliers. Historiquement, il s’agit plutôt d’un genre au sens littéraire, que d’une transposition et d’un rendu strictement exacts du contenu d’un texte. Elle remet en question la paternité/maternité (authorship) dans le sens où le traducteur est inscrit en même temps que l’auteur (et parfois plus profondément) dans l’écrit qui en résulte.
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Patriarcat et capitalisme, frontières de l’UE. Des concepts à deux fronts et une histoire inutile
La pandémie dévastatrice de coronavirus covid-19 a été utilisée comme excuse pour empêcher totalement les migrants fuyant des conditions désespérées d’entrer en Europe (et de même, aux États-Unis, en Israël, en Australie, à Singapour, en Tunisie, etc.). Nous avons toujours su (et j’ai écrit entre autres) que penser les relations entre les sexes prend une tournure massive par rapport aux connaissances occidentales conventionnelles qui ont été jusqu’à présent patriarcales. Je propose que nous prenions l’Europe et l’Union européenne dans leur dimension transfrontalière (transborder) avec une certaine humilité, et que nous apprenions aussi des « autres » extra-européens, maintenant que les échecs et les crises de l’Europe, ainsi que ceux de la modernité, sont devenus évidents. Les penchants populistes sont une machine à remonter le temps. Ils fabriquent des mémoires empoisonnées et déplacées. En effet, il y a eu beaucoup d’insatisfaction, non seulement de la part des femmes, quant à la façon dont la construction de l’UE (mais aussi de l’image utopique de l’Europe) a été gérée. L’espace pour une utopie européenne est de plus en plus improbable, alors que l’UE se construit à travers son lourd héritage historique qui comprend le colonialisme, l’esclavage, la chasse aux sorcières, la subordination des femmes, l’inquisition, l’impérialisme, le fascisme et maintenant à nouveau – la guerre et la correction des frontières sur le sous-continent.
Je propose de partir des discontinuités et des interruptions, des connexions perdues, y compris des erreurs de traduction (mistranslations), parce qu’il y existe un mécanisme incroyablement gratifiant qui ouvre des horizons inattendus. La traduction peut aider à reconfigurer les grilles de connaissances établies. Elle déplace, disloque, replante ou redémarre un concept sur un autre terrain, dans une autre langue ou un autre contexte (temps, espace et culture), favorisant la mutation et un excès d’imagination ou d’imaginaires différents. Partir de discontinuités ou en dessous de la ligne abyssale [5] fournit également un trafic très dense (y compris des colmatages, des dysfonctionnement (glitches) et des percées) et la co-présence et l’interférence de ce qui ne peut normalement apparaître conjointement dans les dimensions existantes (endimions [6]), en tout cas pas sous la même fréquence (j’appelle cela - les in-com-possibles). Une telle co-présence impossible qui, bien qu’improbable, se produit néanmoins mais de manière inattendue (selon l’échelle et le point d’observation), s’apparente au partage de la raison [7]. Ce dernier est comme les deux faces d’une médaille, qui sont inséparables mais incompossibles au même niveau, au sein d’une même grille de lecture ou par le même code. Le partage de la raison dans son aspect de partage justement, confirme l’incertitude, la vulnérabilité et l’incomplétude du sujet, quel qu’il soit. Et c’est l’occasion pour une nouvelle configuration politique de surgir, dans laquelle nous pouvons agir ensemble à partir de différents positionnements transitoires pour construire ensemble quelque chose de nouveau de bas en haut (bottom-up) tout en devenant-ensemble, vers un nouvel avenir commun mais aussi un nouveau passé (et une nouvelle compréhension du passé). Ernesto Laclau appellerait cela la création d’une nouvelle hégémonie [8], mais je préfère penser au-delà du cadre de l’hégémonie et de la domination. Le double front du partage, c’est-à-dire à la fois diviser (séparer) et partager-avec-autrui ainsi que participer à/de la raison, nous oblige à céder à l’in-com-possibilité des deux fronts ou deux significations dans le même souffle. La dialectique de leur interaction, qui plaide pour le pluralisme et les logiques plurielles, disqualifie non seulement le binaire, non seulement la réduction à « diviser » ou à « partager », mais aussi la co-présence, à un même niveau de lecture, du concept (partage) et de son référent objectal. Ce qui est ici rejeté, c’est la normativité du concept, et son caractère pré-donné dans une construction qui n’accepte pas les exceptions ou les significations capricieuses. La logique dichotomique est répressive et impose l’exclusion des « troisièmes » choix. Mais les options non occidentales de logiques plurielles avec tertium datur (« il y a un troisième [élément] ») remplacent amplement le schéma majoritairement occidental de tertium non datur, qui est un dogme. Selon Athanasiou, « ce qui rend une communauté compossible », c’est-à-dire présente ensemble, « c’est précisément ce qui s’écarte de, et qui est rendu incompossible par l’ordre actualisé et établi du commun. (...) [L]es constructions verbales telles que la différence (hétéro) sexuelle et la nation sont indéfiniment et infiniment constitutives de la communauté et de sa logique/raison [9] ». Cette logique est répressive et sera remise en question par des sujets non souverains et incomplets qui restent délibérément indéterminés dans leur devenir politique rebelle (dissenting political becoming) avec leurs « logiques illogiques » et leur rupture avec des formes préétablies.
Les deux faces incompossibles de la pièce se traduiraient alors plutôt par quelque chose qui ressemble davantage au pli de Deleuze. Et je ne peux être en sécurité que si vous êtes en sécurité, si tous sont en sécurité avec moi. De même, si tu tombes, je tombe aussi [10]. Il faut penser aux autres, à la société en général et à la communauté, avant même de penser à soi-même. Solidarité et le commun partagé. Pourtant, le capitalisme décomplexé nous a incités à penser d’abord à « nous-mêmes », aux individus d’abord, à « notre » nation d’abord, etc. (En ceci, Trump n’est pas original, il n’a été que l’un des plus vulgaires de la veine.)
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Libérer l’imagination
Il s’agit de lever l’ambiguïté des savoirs contestés et de réhabiliter le principe d’un savoir qui a été délibérément rendu illégitime ou effacé par la configuration dominante de la politique du savoir. Pour cela, nous avons besoin d’imagination politique.
Nous avions désappris l’option non souveraine principalement à travers l’histoire du capitalisme, de la verticalité patriarcale, de l’individualisme et de l’inégalité. Mais le germe était là depuis les temps les plus reculés, dans l’individualisme et la constitution du sujet lui-même en tant que centre du monde. Cela implique la construction lourde du sujet dirigeant le monde, une géographie particulière avec cosmovisión, une architecture conceptuelle hiérarchisée, ainsi que l’(auto)portrait dans l’art du XVIIe siècle (Rembrandt), et l’invention de la perspective. Du fait du capitalisme moderne, tout ce qui n’est pas le sujet est dispensable ou à son service. D’autres choix civilisationnels dans d’autres parties du monde, cependant, ont développé d’autres options historiques. Ils ont refusé d’élaborer le concept d’un sujet (qu’ils n’ignorent pas. Ils le considèrent simplement comme indécent), soupçonnant subrepticement où cela mènerait.
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Patriarcat, capitalisme et retour aux frontières
Il semblerait que tout progrès se paie par une régression, un retour en arrière ou un renversement très palpable. L’implication de nos pays dans les guerres à travers la planète (maintenant, le Moyen-Orient, l’Afrique et l’Europe) et la militarisation accrue sont bien sûr co-constitutives de la violence systémique à l’égard des femmes, et avec elle de nos sociétés. Alors que les droits humains des femmes en Europe progressent dans la loi et pour une partie de l’élite, alors que les mouvements de femmes (qui sont toujours des mouvements de résistance, où le capitalisme a été la contre-révolution [11]) tels que #Me too et #Ni una menos donnent d’excellents résultats, les institutions masculines et la culture hégémonique n’ont pas considéré les hommes violents et la violence systémique comme socialement ou politiquement dangereux. Ils n’ont pas mis au point de méthodes systématiques de protection des femmes et des enfants. Un déni collectif historique catastrophique de l’importance et de la violence universelle à l’égard des femmes (et des personnes qui y sont liées) est en vigueur depuis des lustres. Il faudra un long processus entre cette suppression et cette répression et l’éveil politique du ou des sujets sur cette question. Peu de choses sont faites pour éduquer les garçons et les hommes sur la question. Rien n’a été fait pour réorienter et tempérer leur excès de volonté de puissance et de pouvoir.
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Oubli politique
Les pays hégémoniques dictent aujourd’hui un oubli politique sélectif du point de vue de l’après-guerre froide actuel et du triomphalisme néolibéral persistant. La citoyenneté européenne formelle est devenue ethno-nationale, et le grand fossé dans l’UE se situe désormais entre les migrants et les citoyens, tandis qu’une distinction insoutenable est faite entre migrants et réfugiés. Le corps des femmes est un problème majeur ici, ainsi que le nombre intolérable de morts parmi les migrants, avec le consentement et même la fomentation de changements de frontières et leur externalisation (délocalisation), du moins dans les périphéries de l’Europe [12].
Aujourd’hui, la théorie féministe a conceptuellement inversé la relation (marxiste) simplifiée entre la production et la reproduction de la vie (avec le care), faisant de cette dernière la condition préalable à la production et à la survie (Alisa Del Re [13]). Mais il y a encore une autre précondition historique à cette condition préalable, bien connue des féministes aussi, et tout aussi cachée aux savoirs mainstream : le patriarcat et la chasse aux sorcières historique sur plusieurs siècles étaient les conditions préalables au capitalisme historique lui-même [14]. Le travail non rémunéré (domestique et autre) des femmes a produit leur servitude en ne les admettant pas au travail salarié, réservé aux hommes. Les hommes étaient exploités dans les usines, tandis que les femmes étaient opprimées dans leur corps par ceux-là. Plus tard, dans le socialisme, l’interprétation de l’exploitation des femmes en termes de division genrée du travail et de tâches ménagères non rémunérées a montré qu’il aurait été possible de dépasser la dichotomie de classe et patriarcale, au lieu de réduire les rapports de genre aux rapports de classe. Pourtant, en cela, le féminisme d’État (en réponse au Parti) a échoué, ce qui confirme l’importance historique du patriarcat. Cela nous aide à comprendre la similitude à cet égard entre le socialisme et le capitalisme, et le radicalisme barré du premier. Le socialisme n’était pas radical dans son féminisme prudemment proclamé comme un égalitarisme formel qui devait être surveillé, puisque les femmes n’étaient pas dignes de confiance. Les chasses aux sorcières se poursuivent cependant, quel que soit le système. Les hiérarchies sexuelles sont toujours au service du maintien d’un système de domination. Federici a montré que dans la transition vers le capitalisme, l’exécution par le feu des sorcières et le déclassement des femmes faisaient partie du processus, au même titre que l’accaparement des terres des paysans (land-grabbing) et le colonialisme. Ce processus violent n’a jamais été complétement interrompu à ce jour (pas plus que l’accumulation primitive), et les renégociations constantes entre les séquences se poursuivent constamment. Nous avons aujourd’hui un retour du bâton (backlash) mondial sur toutes ces questions.
Il y a une résistance générale à considérer la violence à l’égard des femmes comme systémique et constitutive, ce qui est un effacement politique programmé de plus. Des politiques de traduction correspondantes sont ensuite déployées à cet effet. Certaines politiques elles-mêmes se traduisent de manière plus ou moins utilitaire en déclamations idéologiques, où l’on distribue des accusations et des étiquettes. Les allégations sont dispensées par le courant dominant patriarcal, par la société et pas nécessairement par l’État, qu’ils soutiennent. Bien qu’elles n’aient pas de signification cohérente, les étiquettes attribuées peuvent être meurtrières. En France, l’autocollant « idéologie du genre » est devenu périlleux au même titre que l’islamo-gauchisme, et fait l’objet de furieuses campagnes anti-genre et anti-intellectuelles. Il y a des attaques contre les universités et les intellectuels, dans un nouveau virage conservateur et d’extrême droite. Cela s’inscrit dans un contexte de populisme, de confusionnisme, encouragé par une sorte de nouveau fascisme social.
Dans le même temps, l’UE (et les États-Unis) font la leçon de manière disproportionnée aux autres pays et continents sur leurs insuffisances en matière d’écologie, de protection des droits des femmes, etc. De telles fanfaronnades sur la droiture de l’Occident sont une dissimulation hypocrite, car il est clair que la défense des femmes n’est pas le véritable objectif de l’action internationale, même lorsqu’elle est proposée, comme ce fut le cas lors de l’intervention des États-Unis puis de l’UE en Afghanistan.
La remise en cause des frontières, cruciale dans toute perspective de souveraineté étatique, est celle de l’Europe occidentale et de l’occident. Elle est profondément liée aux imaginaires masculins sur les femmes. Parce que les migrants et les femmes apparaissent comme un élément troublant, destituant ou déconstituant, ni la société ni l’État (patriarcal) ne leur font confiance. Condamner le sexe et le genre féminins, et maintenant aussi les migrants, sont des postures de base de l’entreprise patriarcale au service du capitalisme, et sont au cœur de la question des frontières. (Bien que le capitalisme ne soit pas le seul à être patriarcal - toutes les autres formations l’ont été aussi.) La question des frontières affiche nécessairement la guerre avec le patriarcat comme son mécanisme « régulateur » et comme sa probabilité. Les féministes et les femmes insistent sur la solidarité des luttes de résistance, sur la démilitarisation, la désescalade et sur la paix [15]. La solidarité décisive des femmes et des migrants est très importante dans l’activisme et la pensée politique.
Ce n’est pas surprenant, car les intérêts collectifs (les communs) sont gardés à l’esprit, la solidarité, la bienveillance envers les autres, le do no harm, le care, la compassion, l’empathie, la responsabilité sociale partagée, la civilité, etc. sont considérés comme des éléments complémentaires de la culture féminine dans la plupart des endroits, mais ils servent la cause commune et sociale, et non une cause genrée et égoïste. Chez les femmes, ces éléments appartiennent à la fois à la tradition mais aussi aux nouveaux modèles émancipateurs et au travail. La reproduction de la vie, traditionnellement cachée et séparée de la sphère de la production et de sa théorisation, est aujourd’hui analysée plus en détail dans la théorie féministe comme la condition préalable à la production et à la survie de tous. En cela, ce sont les femmes qui sont en première ligne. Pas de calcul. Juste une nécessité pratique, et le fait de s’occuper de plus de gens que soi-même.
Le tournant épistémologique et les nouveaux savoirs d’aujourd’hui ne sont pas seulement le résultat du numérique post-industriel en temps réel ou de la dispensation computationnelle et du travail cognitif rendus possibles par les hackers [16]. Ils sont aussi l’effet d’un partage des connaissances par de nouvelles voies et par de nouveaux canaux, à l’extérieur et au-delà des universités. Les sciences sociales et la philosophie contemporaines s’inspirent beaucoup de la recherche féministe à cet égard. Mais la dimension numérique contrôle une grande partie de nos connaissances et de leur transmission d’une manière apparemment impersonnelle, mais fragile, comme un mécanisme ou une machine désirante [17] mortelle et suicidaire à travers des algorithmes invisibles dont nous ne soupçonnons même pas l’existence. Cela a tout à voir avec l’organisation néolibérale de la société et de la politique, au nom des intérêts économiques correspondants. La condition des femmes est réarrangée dans ce capitalisme algorithmique et de plateformes, restant encore subalterne. En même temps, obliquement et latéralement, elle s’insère en partie dans le courant dominant grâce à une sorte d’adaptation, d’absorption capillaire contextuelle, de « pollinisation » et d’atmosphère générale.
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Non-espèce, non-genre, non-nation, non-identité
Il est maintenant évident que la gradation apparaît dans toutes les relations inégales, qu’il s’agisse de sexe, de classe, de race, de caste, d’espèce ou d’autres différences inégales. Nous devons maintenant penser au climat et à l’environnement, considérer la nature (dont nous faisons partie) et envisager de nous soucier de la vie sur terre. En pensant à partir des lacunes et des interruptions et en les recousant, en tant que non-espèce, non-nation, non-identité, non-genre, depuis la vie et le vivant, nous devons d’abord penser aux autres : alors seulement nous serions aussi en sécurité, dans la mesure où les autres le sont avec nous [18]. Ce n’est qu’alors que nous pourrions être ensemble pour devenir et agir dans un monde partagé. Au contraire, l’androcentrisme et l’anthropocentrisme, avec le racisme, la xénophobie, le nationalisme, le colonialisme, l’impérialisme, etc., nourrissent la continuité avec la même (origine), la même naissance, la même espèce ou le même sexe [19]. J’aimerais me voir comme non-binaire par choix, malgré ma vie hétérosexuelle conventionnelle. Je préfère brouiller les pistes, déconcerter les définitions, les étiquettes, les allégations et les identités reçues. Mais les « hommes » et les « femmes », en tant qu’extrêmes imaginaires, « idéotypes » transitoires d’une image complexe jusqu’aux individus, sont allégués et construits comme tels dans une binarité réductrice. Le fossé entre les sexes traverse chacun de nous individuellement.
Le social-fascisme, « fascisme de gauche » disent certains
La fascisation progressive de nos sociétés signifie entraver le progrès des groupes ou des classes discriminés. La classe dirigeante hindoue indienne, par exemple, fait obstacle à l’élévation des basses castes et classes [20]. Quels sont les dénis historiques et les oublis politiques que cela coûte ? Le jour où l’État prendra le contrôle de la position judiciaire (ou « justiciaire »), le régime et la société pourraient coïncider dans le fascisme à travers un processus d’osmose populiste de droite comme un fait accompli difficile à démystifier [21]. Mais ces choses se produisent aussi aux mains de mécanismes prédateurs internationaux par quelque approche que ce soit, y compris le genre. En raison du confusionnisme qui prévaut désormais dans la sphère publique et qui est alimenté par les réseaux sociaux, certains ont absorbé les penchants fascistes dans une politique acceptable parce que le nouveau fascisme se déclare apparemment social à l’égard de la population nationale (mais pas à l’égard des étrangers ou des migrants). Le concept paradoxal de « fascisme de gauche » a été inventé pour ajouter à la confusion.
Il est maintenant évident que la politique frontalière de l’UE en matière de paix et de sécurité mondiale, qui inclut, au-delà des pays yougoslaves, de l’Ukraine ou d’autres conflits, la sécurité de l’UE, a malheureusement échoué. Ce faisant, le corps des femmes est un enjeu symbolique régulier et des boucs émissaires efficaces lorsqu’il s’agit de violence et d’armes. Les femmes sont « plus faciles » à tuer simplement parce qu’elles sont des femmes, parce que la violence à leur égard est tolérée et, en temps de guerre, exacerbée. Les associations locales de la société civile comptent naïvement sur l’UE, l’OTAN, l’ONU, les gouvernements européens et les forces extérieures pour endiguer cette tendance à corriger les frontières, mais ces « autres » reproduisent la même politique identitariste de mauvaise traduction politique, peut-être comme une réminiscence et une répétition de la violence perpétrée par l’Europe dans son passé. D’autres scénarios sont aujourd’hui oubliés comme une histoire inepte, inutile et arbitraire, rejetant toute possibilité d’en tirer des leçons.
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Conclusion
L’ouverture des nouveaux migrants est radicale, au nom de la survie commune. Ils sont radicalement vulnérables, mais en cela, ouverts. Brutalement rejetés par des puissances hégémoniques motivées par la haine, fuyant la guerre, la répression ou la faim, ils offrent la réciprocité, acceptent à l’avance les autres et se montrent tolérants.
Notre avenir est avec les migrants et le leur avec nous, mais nous devons faire en sorte qu’ils soient acceptés. Ils ont, comme les femmes, un extraordinaire pouvoir de transformation qui sauve des vies et qui est notre seule option si nous voulons avoir un avenir, et cet avenir ne peut qu’être partagé. Nous devons nous arracher à l’oubli politique programmé. Ce serait la révolution épistémologique indispensable pour/par un nouveau type de « non-alignement » féministe ou transféministe, concrètement universel.
Rada Iveković
Traduit de l’original anglais par l’autrice (avec l’aide de DeepL Translator)