Y a-t-il eu des mouvements sociaux dans les années 70 ?
Dans son livre « Sociologie des mouvements sociaux » le sociologue Erik Neveu écrit que les mouvements sociaux sont des formes d’action collective concertée en faveur d’une cause . De plus « un mouvement social se définit par l’identification d’un adversaire » et il prend une charge politique s’il « fait appel aux autorités politiques (gouvernement, collectivités locales, administrations) pour apporter, par une intervention publique, la réponse à une revendication, qui impute aux autorités politiques la responsabilité des problèmes qui sont à l’origine de la mobilisation » . « Les mouvements sociaux peuvent utiliser les arènes sociales institutionnalisées : médias, tribunaux, élections, Parlement, conseil municipal. » Mais ils sont surtout « producteurs d’une arène spécifique : l’arène des conflits sociaux à travers les grèves, manifestations, boycotts, campagnes d’opinion » qui sont des espaces d’appels. De plus « Les mouvements sociaux ont besoin de publicité : celle des médias, de l’argumentation publique, du tapage aussi » . Faut-il qu’il y ait une organisation qui pré-existe à l’émergence d’un mouvement social ? pas nécessairement écrit Neveu, cela peut commencer sous forme d’émeutes, même si ce n’est pas le cas habituel. « Tout mouvement social qui tente de s’inscrire dans la durée pour atteindre des objectifs est confronté à la question de l’organisation. L’existence d’une organisation qui coordonne les actions, rassemble des ressources, mène un travail de propagande pour la cause défendue ressort comme une nécessité pour la survie du mouvement, ses succès » .
Présenté ainsi un mouvement social politique semble répondre à un schéma de causalité assez simple. Une cause appelle des moyens (les arènes spécifiques) en vue d’une fin qui est la disparition même de cette cause donc du mouvement social lui-même soit parce qu’il y a eu gain de cause, soit compromis ou alors c’est le statu quo, comme pour les mouvements sociaux contre la réforme de la retraite. Dire que ce schéma est simple ne signifie pas dans mon esprit qu’il n’a pas d’effectivité. Il existe des mouvements sociaux. Par exemple les motards ont refusé que les automobilistes aient l’obligation d’allumer leurs feux de positions, leur cause était claire, ils pouvaient argumenter simplement, l’adversaire était l’Etat et le mouvement s’arrêtera dès que l’Etat retira son projet de loi, pour cela ils ont organisé des manifestations qui ont fait beaucoup de tapage.
Venons-en aux années 70, j’emprunterai une majeure partie des situations que je vais proposer au livre du sociologue Lilian Mathieu qui s’intitule « Les années 70, un âge d’or des luttes ? ». Peut-on par exemple qualifier le mouvement des femmes de mouvement social ? En effet celui-ci a bien lieu en faveur d’une cause qui est le refus de leur domination et ce mouvement se terminera lorsque les femmes seront émancipées c’est-à-dire quand les femmes auront fait plier leur adversaire (les hommes dominants) et ce mouvement sera même politique si l’Etat reconnaît leur cause. Mais parler ainsi fait un peu rire. Et ce n’est pas pour rien qu’on hésite à parler de mouvement social au sujet des femmes mais de mouvement tout court. Pourquoi ? tout d’abord parce que le concept de cause est ambigu, ici il est plus facile de parler du mouvement que de ce qui le cause, c’est un peu comme en physique, constater qu’il y a du mouvement n’est pas chose difficile même si on le relativise au point de vue depuis lequel on le perçoit mais dire ce qui le cause est plus problématique.
Pour une féministe la cause de ce pourquoi elle participe au mouvement est sûrement de l’ordre d’un affect de rejet d’une domination mais dire quelle est au fond la raison de cette domination a divisé les féministes elles-mêmes, est-ce l’exploitation domestique de la femme ? est-ce pour la libre disposition de son corps ? est-ce lié à la domination de classe ? est-ce la violence masculine ? ou alors l’essence phallocrate de la sexualité ? etc. Il y a donc plusieurs causes et mêmes possibilités de divergences conflictuelles entre féministes quand elles n’en défendent qu’une.
Mais plus encore j’aurais tendance à dire que la cause ne précède pas ici le mouvement, que l’élaboration discursive de la causalité fait partie du mouvement et ce n’est pas pour rien qu’actuellement existe ce qu’on appelle les genders studies (les études de genre), dont les problématisations conceptuelles font le mouvement. Donc premier point qui ne colle pas avec le concept de mouvement social, la cause ne précède pas le mouvement mais peut être créée, transformée, contestée, renouvelée avec le mouvement. J’aurai pu prendre un autre mouvement que celui des femmes, l’année dernière ici même Charles Piaget est venu nous parler de LIP, là aussi la cause s’est transformée avec le mouvement, cela commence par la défense de leur emploi, puis la cause devient ensuite celle de l’autogestion et même pour certains une possibilité de révolution prolétarienne, et greffée à ses causes vont s’en adjoindre d’autres comme celles des femmes de LIP.
Apparaît de suite un deuxième point de divergence avec le concept de mouvement social pour désigner les luttes des années 70. C’est qu’un mouvement social n’insiste pas sur le fait que les acteurs sont affectées par le mouvement même. En effet, les motards, même s’ils sont affectés par le fait de se retrouver ensemble (intensification d’un sentiment d’appartenance à une identité) ne sont pas autres que motards, ils ne sont pas transformés par le mouvement. Or dans le cas que je viens d’évoquer il y a une subjectivation par le mouvement. Une femme féministe devient autre en luttant. C’est ici je crois le terme de mouvement qui est trompeur. Le mouvement renvoie trop à l’idée qu’il est équivalent à celui d’acteurs en mouvement comme une pierre qui tombe, inchangé par lui. C’est pourquoi les termes de conduite de résistances, de contre-conduite, de gestes me semblent ici plus adaptés.
Le mouvement n’est que le nomination corrélative d’une perception vague du déploiement de gestes qui subjectivent ceux qui les effectuent. Je rappelle qu’étymologiquement le terme « geste » signifie porter, prendre sur soi, assumer, il implique donc en creux une subjectivation. Et cette subjectivation peut bien sûr être collective. On repèrera même un geste à ce critère : il y a geste politique si il y a subjectivation. Filmer pour le groupe Medvedkine est un geste car il a transformé ses acteurs (je parle autant de ceux qui filment que des filmés). Henri Traforetti l’a souligné lors de son intervention, il ne serait sans doute pas le même aujourd’hui s’il n’avait pas participé aux luttes ouvrières à la Rodhia (Besançon) et aux agencements collectifs culturels mis en place par les ouvriers. La féministe Thérèse Clerc l’a dit au sujet du collectif autogéré des femmes dans les années 70 : nous devions nous faire naître à nous-mêmes. Il faut bien sûr évoquer toutes les contre-conduites dans les institutions, de l’antipsychiatrie aux pédagogies alternatives en passant par les prisons. Le geste de l’enquête spécifique initiée par le GIP où les enquêteurs sont les enquêtées eux-mêmes (les prisonniers), est comme le dit Foucault lui-même un véritable acte politique (et c’est bien un geste puisque par ce geste, les prisonniers ne sont plus les mêmes). Il y a des gestes de résistance qui sont créateurs de modes de vie tel ceux de la lutte du Larzac menée contre l’extension du camp militaire.
Enonçons enfin le dernier point d’incompatibilité des luttes des années 70 avec les mouvements sociaux qui est celui de la demande de reconnaissance d’une autorité. Les gestes qui créent de nouveaux modes de vie n’ont pas nécessairement besoin de reconnaissance d’une autorité, ils s’opposent même à elle en tant qu’elle est l’instance du gouvernement des vivants, du pouvoir de normalisation des modes de vie. Cette non demande de reconnaissance explique pourquoi selon Erik Neveu bon nombre des mouvements sociaux des années 70 n’étaient pas selon lui politiques puisqu’ils relevaient des seules normes de vie, il va ainsi à contre-courant de la formule célèbre des années 70 : tout est politique. Ainsi Erik Neveu soutient qu’une grève limitée à l’espace de l’entreprise n’est pas politique, là aussi cela fait un peu rire, je ne pense pas qu’un seul militant des années 70 aurait accepter de l’entendre ainsi. Certains mouvements régionalistes des années 70 ne demandaient sûrement pas une reconnaissance à l’Etat sinon celle de ne plus justement être sous leur autorité, allant même jusqu’à la lutte armée (Front de libération de la Bretagne, le Front de libération nationale de la Corse). C’est même l’opposition à l’autorité en tant que telle qui a donné lieu à de multiples affrontements comme l’affrontement du 21 juin 1973 où « casqués et armés, les trostskistes entendent empêcher physiquement la tenue d’une réunion fasciste tolérée par le pouvoir » . Mais dire que les gestes n’ont pas besoin de reconnaissance d’une autorité ne veut pas dire qu’ils n’ont pas eu besoin de s’appuyer stratégiquement sur cette autorité, pour l’octroi de droits ou de financements mais ils ne demandaient pas une prise en charge par l’Etat de leurs problèmes, ils ne demandaient pas que l’on s’occupe d’eux. L’identification d’un adversaire qui est le dernier point définitionnelle des mouvements sociaux semble par contre plus convenir aux mouvements des années 70. De plus il conviendrait d’analyser les modes d’organisation des luttes et leur rapport avec les organisation politiques instituées (syndicats, partis, associations).
Si on considère qu’un mouvement social suppose l’ensemble des points définis par le sociologue Erik Neveu, les années 70 ne semblent donc pas être celles des mouvements sociaux. Je ne soutiens pas cependant qu’il n’y a pas eu du tout de mouvements sociaux dans les années 70. Les mouvements anti-nucléaires par exemple répondent bien au concept de mouvement social. Mais il est aussi intéressant de noter que si ces mouvements sont bien producteurs d’arènes spécifiques : grèves, manifestations, campagnes d’opinion. C’est plus que des arènes, tant ce terme semble renvoyer à une canalisation anti-débordements. Ainsi le mouvement anti-nucléaire contre le projet super-Phénix va voir la manifestation de « 60000 manifestants déterminés à pénétrer sur le chantier. Les affrontements avec les 5000 CRS et gardes mobiles font un mort côté manifestant et des amputés dans les deux camps, et provoquent une démobilisation rapide suivie de l’achèvement de Superphénix. » Les années 70 sont aussi le laboratoire de nouveaux modes d’actions (d’un nouveau répertoire d’actions disent les sociologues), tels le sit-in, les occupations de locaux, grèves de la faim etc.
Cette inadéquation du terme « mouvement social » au sujet des années 70 a à vrai dire été un peu corrigé par les sociologues eux-mêmes puisqu’ils ont parlé de nouveaux mouvements sociaux. Mais cette correction est à vrai dire une accentuation du concept. Ils partent premièrement du constat que l’on a eu affaire à d’autres luttes que celles du prolétariat contre la classe bourgeoise et donc du postulat qu’il n’est plus possible de rapporter tous ces mouvements aux seules déterminations économiques. Ainsi en 1977 « le politiste américain Ronald Inglehart affirme que dans les sociétés riches où les besoins matériels les plus élémentaires (se nourrir, se loger, se soigner…) sont désormais comblés, les désirs se tournent vers d’autres souhaits ou préférences non satisfaits, de nature cette fois non matérielle mais davantage morale.[…] Des Nouveaux Mouvements Sociaux comme l’écologie (qui défend le cadre de vie), le féminisme ou encore le régionalisme (qui défendent des identités collectives) s’opposeraient ainsi par la nature non-matérielle de leurs enjeux à l’ « ancien » mouvement ouvrier, aux exigences d’ordre avant tout matériel (augmentation des salaires, principalement). » Bref les mouvements sociaux des années 70 seraient ceux où apparaissent d’autres causes que celles de la subsistance, des causes de classes moyennes cultivées. Qu’il y ait de nouvelles causes, soit, mais qu’elles ne soient plus celles de la classe ouvrière ou même pour des enjeux de subsistance cela ne résiste pas à l’analyse. Que dire par exemple des luttes des immigrés pour avoir des logements décents et quand ils y sont, qu’ils soient moins coûteux telle la grande mobilisation des résidents des foyers Sonacotra qui dure de 1973 à 1981 ?
Un autre sociologue grand représentant de la pensée de ces nouveaux mouvements sociaux est Alain Touraine qui, prenant acte de ces mouvements sociaux des années 70, va se mettre en quête de ce qu’est le mouvement social qui a pris le relais du mouvement ouvrier. Tous les mouvements sociaux sont pour lui des luttes qu’il faut renvoyer à un nouveau mouvement social émergeant, il a un moment pensé que la lutte anti-nucléaire serait la plus proche du mouvement social recherché. « Explorant les luttes sociales d’aujourd’hui pour y découvrir le mouvement social et le conflit qui pourraient jouer demain le rôle central qui a été celui du mouvement ouvrier et des conflits du travail dans la société industrielle, nous attendons de la lutte anti-nucléaire qu’elle soit la plus chargée de mouvement social et de contestation, la plus directement porteuse d’un contre-modèle de société » . Je dirais qu’ici Touraine propose une pensée politique par image satellite, il y aura un mouvement social que lorsque sera détecté le mouvement, comme le fleuve qui se détache sur le fond devenu invisible des rivières et des ruisseaux d’une image satellite. Ce pourquoi il est dans la filiation marxiste, même s’il en refuse la détermination économique, qui elle aussi a proposé une grande pensée politique par image satellite ne voyant que le grand fleuve de la lutte des classes, braquant même son télescope vers une bonne étoile vers laquelle irait le soi-disant grand fleuve.
Pour Touraine ces nouveaux mouvements sociaux auraient donc surtout ceci de spécifique de signaler l’émergence d’une nouvelle société, une société productrice d’elle-même. Ici Touraine pointe à sa façon ce que j’ai dit en parlant de subjectivations gestuelles mais les rabat sur une vision unitaire de la société, celle-ci est comme le sujet et l’objet de ses productions dont le fameux nouveau mouvement social introuvable serait le vecteur principal. C’est pourquoi c’est l’idée de projet de société qui est pour lui essentiel et non les gestes qui ne sont que des conduites du nouveau mouvement social, celui-ci étant comme une voie de communication vers le projet. Et elle sera d’autant plus « voie » que les acteurs se représenteront clairement le projet, c’est la conscience qu’ont les acteurs de leur propre action qui est censée faire le mouvement. D’où l’intervention de Touraine et de son équipe pour obliger le groupe mobilisé à expliciter le sens de leur action, la conscience de l’action est une conscience orientée puisque d’emblée tournée vers un but qu’il faut éclairer. Si bien que l’action dépend de sa représentation, elle est un moyen en vue d’une fin et non un moyen sans fin (Agamben) comme l’est un geste. Non pas que le geste soit sans pensée. Le geste enveloppe une pensée, il est le non-sens producteur de sens. Comme l’écrit Antonin Artaud : il ne faut pas « tirer des pensées de nos actes [mais] identifier nos actes à nos pensées » . C’est cette capacité productive de sens qui engage à parler aussi de geste linguistique quand, dans l’élément qu’est la langue, un énoncé vient entrelacer sous un autre ordre les significations établies (comme un vers en poésie). Touraine, lui, tire des pensées de nos actes et apporte par là de l’eau au moulin de la rhétorique anti-geste qui lui succédera, en donnant un droit exorbitant aux questions posées à tout acteur d’un geste politique du type : pourquoi faites-vous ça, quel est votre projet de société ? Ce d’ailleurs pourquoi il écrira en 1985 dans « Le retour de l’acteur » que les nouveaux mouvements sociaux n’ont pas conduit à de véritables changements de représentation, n’aboutissant qu’à quelques partis écologistes faibles et quelques candidates féministes.
Plus intéressante me semble la perspective dégagée par Lilian Mathieu qui ne cherche pas à unifier l’ensemble des mouvements sociaux à travers un seul mouvement et un seul sujet qui serait la société mais à travers un certain espace se formant avec et par ces mouvements sociaux. Il l’appelle « espace des mouvements sociaux » . Il ne veut pas dire qu’il y a un espace commun parce que ces mouvements seraient tous dans un même espace qui leur pré-existerait, non ces mouvements sociaux constituent un espace car ce sont des lignes interdépendantes. « Divers mouvements des années 70 entretiennent les uns avec les autres des rapports d’interdépendance variés, qui confèrent de relatives densité et unité à l’ensemble qu’ils forment. […]les grèves des OS relèvent autant des luttes du monde du travail que de celles des immigrés, le FHAR est directement issu du féminisme, Plogoff comme le Larzac croisent enjeux régionalistes, antimilitaristes et écologistes etc.[…] il est fréquent que des militants soient simultanément ou successivement engagés dans une multiplicité de mouvements, ce qui favorise les diffusions de savoirs et savoir-faire protestataires, et spécialement le transfert des répertoires d’actions collectives (comme quand les prostituées reprennent l’occupation d’église initiée par les sans-papiers ou quand les Plogloffites construisent après les Larzaciens une bergerie sur le terrain prévu pour la centrale nucléaire). » Il est intéressant de constater que Lilian Mathieu ne pointe pas tant les mouvements que leurs croisements, leurs relais, leurs échos qui dessinent une topographie des mouvements mais il pointe aussi les transfert des répertoires d’actions collectives donc la capacité de résonance des gestes, des conduites de résistance c’est-à-dire de ce qui met en mouvement. Topographie et gestes sont liés puisque les transferts dépendent des croisements, des échos. C’est donc une topographie de la production des mouvements qui est ici suggérée. Une topographie des gestes et de leurs lignes de retentissement qui nous invite à passer des effets que sont les mouvements à leurs causes. Mais pas leurs causes en tant qu’elles sont formulées mais en tant qu’elles sont ce qui met en mouvement (gestes-affects). Si vous voulez au lieu de penser la politique par image satellite ou en pointant des télescopes, c’est une pensée politique par loupes, pour grossir les points de naissances des mouvements, c’est une topologie des points singuliers où prennent naissance les mouvements. C’est une topologie politique, une topolitique qu’il faudrait élaborer. Ici je reprends une voie indiquée par Foucault dans « La volonté de savoir », il importe de repérer dans l’épais tissu qu’est le réseau des relations de pouvoir les points singuliers de conduites de résistance, « points, noeuds, foyers de résistance » . Et analyser le mode de propagation et de transformation de ces conduites de résistance qui sont toujours des contre-conduites en ce sens qu’elles doivent faire face aux conduites normales, au gouvernable. Il faut penser comment on s’est rendu ingouvernable. Non pas pour former un mode d’emploi mais pour créer le plan conceptuel qui maximalise l’apparaître des gestes et s’opposer ainsi à celui où leur apparaître est quasiment nul, tel celui sociologique des mouvements sociaux.
La première grande opération qui en a fini avec l’espace des gestes des années 70 a été justement celle qui a reconfiguré tous ces gestes sous la modalité du geste gouvernemental, opération menée en grande partie par le parti socialiste. Les actions gouvernementales se sont substituées aux gestes sous la modalité d’un de ses gestes, le geste biopolitique ,dont Foucault a lui aussi donné la formule, geste du « rendre probable ». Ainsi on va faire en sorte de rendre probable l’égalité des hommes et des femmes par cette action gouvernementale qu’est la parité ; on va rendre probable une meilleure vie des travailleurs en augmentant la durée des congés légaux et en diminuant un petit peu les heures hebdomadaires de travail, pas trop car sinon cela pourrait rendre probable une baisse de la croissance etc. On va rendre probable la diminution des morts sur la route en supprimant l’annonce des radars automatiques etc. On veut même rendre probable la participation politique par une démocratie participative bien réglée ou même nous obliger à aller voter (programme de Villepin).
Bref, rien de plus apathique que ce « rendre probable » de la gestion gouvernementale, quelle passion qu’avoir le regard fixé sur les baromètres en tout genre ! : baromètre des morts sur la route, de l’immobilier, sur la perception des risques et de la sécurité, du surendettement, de l’emploi, baromètre santé, du bien-être au travail, des intentions de départ en vacances des Français etc. Tapez l’entrée baromètre sur google, vous verrez la liste est sans fin ! il y a même un site baromètre sarkozy.com très sérieux, dont s’occupe un institut belge. Comment voulez-vous qu’il n’y ait pas de dépressions avec tant de baromètres ! Alors oui il y a bien des mouvements sociaux maintenant, des purs et durs, dans des arènes de plus en plus codifiées, dans des espaces d’appels, avec des partenaires sociaux chargés de les traiter, qui s’asseyent autour d’une table bien ronde. Et qui, si il y a encore un peu trop de résistances, de grumeaux, proposent des groupes de travail pour les liquéfier. Telle est la belle ère des politiques publiques.
La deuxième grande opération qui a permis d’en finir avec l’espace des gestes est discursive, celle justement de ne parler qu’en terme de mouvements sociaux. D’un côté donc le gouvernement a reconfiguré les gestes sous son geste biopolitique, de l’autre la sociologie (et les médias) les a qualifié sur le plan du savoir. D’un côté on s’est mis à traiter les demandes, de l’autre on les a qualifié de mouvements sociaux, normalisations pratiques et discursives. Les actions, leurs représentations et les sujets acteurs et parlants sont sous l’horizon du geste biopolitique, produits par lui. Ce pourquoi dès que l’on agit suivant le protocole de ces actions (les mouvements sociaux) tout en les accompagnant de certaines représentations (projet de société, les politiques publiques) c’est le geste gouvernemental que l’on effectue, subjectivé par lui. Une bonne nouvelle serait donc qu’on en finisse avec les mouvements sociaux pas au sens où l’entendrait volontiers le gouvernement et une partie de la population mais tout simplement parce qu’il y aurait à nouveau des gestes autres que gouvernementaux, bien plus, des gestes ingouvernables.