Abécédaire du "droit à la vie" 4

, par Alain Brossat


Villiers-le-Bel

Dans la mesure où l’Etat s’établit comme responsable de la défense et de la protection du « droit à la vie », y compris du « droit à la vie » de chacun, de chaque vivant en particulier, singulatim, y compris contre lui-même, c’est-à-dire à l’encontre ou au rebours du peu de soin que celui-ci est susceptible de prendre de sa propre vie, de sa propension à dilapider son « capital santé » ou ses réserves vitales – il apparaît que l’Etat, dans sa bienveillance même, peut être conduit à donner un tour répressif et prohibitif au soin qu’il prend de la vie de tous et chacun. C’est le modèle de la sécurité routière : il s’agit bien en effet de sauver des vies, de protéger la vie en général, en sévissant contre les conducteurs de voitures qui ne portent pas leur ceinture de sécurité, contre les motocyclistes qui roulent sans casque, contre les uns et les autres lorsqu’ils commettent des excès de vitesse, contre les jeunes qui boivent de l’alcool...
A l’usage, il apparaît régulièrement qu’en un certain point d’inflexion (pas toujours facile à situer précisément), la dynamique répressive va littéralement pulvériser la protection de la vie et la veille devant le « droit à la vie ». On pourrait désigner ce phénomène sous un nom propre : le « paradigme de Villiers-le-Bel » : dans les « cités », dans les quartiers de relégation, la police interprète selon son code propre le soin qui lui revient de veiller à ce que des adolescents paradant sur des deux-roues pétaradants cessent de mettre leur vie en péril : ils se mettent en chasse, bien décidés à neutraliser les infracteurs. Etant d’origine et de condition litigieuse, ceux-ci sont devenus, à leurs yeux, des délinquants, relevant d’une espèce dangereuse, bien davantage que de jeunes irresponsables dont l’intégrité doit être protégée en dépit d’eux-mêmes. Le non-port du casque, le rodéo dans les rues de la « cité » cessent d’être des conduites à risque pour devenir des crimes naissants et des provocations à l’endroit des forces de l’ordre. Celles-ci se font alors un devoir de se mettre en embuscade pour mettre la main au collet de ces « racailles », et, comme les choses ne se passent jamais comme elles devraient, deux gamins restent sur le carreau, avec deux nuits d’émeutes à la clé (28).
Le point crucial, ici, est la façon dont, de fil en aiguille la protection accrue de la vie devient indistincte du retour d’une sorte de droit du glaive , rétabli sous sa forme la plus vile – la bavure policière. On admet communément, à ce propos, que la peine de mort a été supprimée en France, en 1981, et ce par la grâce de l’engagement d’une sorte de saint laïc, Robert Badinter. Mais ce n’est pas tout à fait exact : la peine de mort existe bien encore en France – simplement, elle s’est avilie : sa prise en charge a été remise entre les mains des corps étatiques les moins recommandables, la police et l’administration pénitentiaire. La « bavure policière homicide (Villiers-le-Bel, Grasse, etc.), le suicide ou le tabassage mortel en prison (Fleury-Mérogis).
La police, et l’administration pénitentiaire, exécuteurs abjects (au sens où l’est le bourreau selon de Maistre) des basses œuvres du souverain (un souverain biopolitique, figure des plus opaques) – s’arrogent en effet un crédit de violence illimité qui prend la forme la plus archaïque, la plus classique – celle du meurtre sans crime : le jour, en effet, où les policiers qui s’y sont si bien pris pour arrêter les jeunes infracteurs roulant à tort et à travers sur leurs mini-motos que ceux-ci en sont morts seront jugés et condamnés, les poules souperont au Fouquet’s et le Président de la République se sera fait moine, chez les trappistes.

28- En novembre 2007, à Villiers-le-Bel, dans un quartier populaire dont la population est dans une forte proportion étrangère ou d’origine étrangère, deux adolescents qui circulaient sur un mini-moto sont morts à la suite d’une collision entre leur engin et un véhicule de police, collision volontairement provoquée par les policiers selon des témoins. Plusieurs nuits d’émeutes se sont ensuivies, le quartier se trouvant soumis à un véritable état de siège, avec des centaines d’arrestations et de nombreuses condamnations de jeunes émeutiers. L’enquête judiciaire sur les circonstances ayant conduit à la mort des jeunes gens demeure, à ce jour, enlisée.
A Grasse, en mai 2007, un Tunisien au comportement agité est mort au cours de son arrestation, étranglé par un policier, tandis qu’un autre l’immobilisait et que cinq autres assistaient à la scène sans réagir. Les deux policiers directement impliqués se sont vu notifier le statut de « témoins assistés », les autres étant inculpés sous le chef de « non assistance à personne en danger ». Plus récemment, la mise en examen des deux premiers, demandée par le parquet, a été rejetée par le juge d’instruction (juin 2009).

Après tout (Hors-texte)

Il est impressionnant de constater avec quel zèle nous nous acharnons aujourd’hui à éluder l’épreuve de la mort comme phénomène social : appelé, il y a peu, à participer à une crémation sans rites ni apprêts, je suis effaré par le vide de ce qui ne mérite même pas le nom de cérémonie, pas même de cérémonie expédiée – tout juste une vague formalité rendue sciemment aussi inconsistante, inexistante que possible. Les amis et la famille de la disparue – une méritante institutrice laïque et agnostique qui a longtemps tenu tête un cancer tenace – convergent d’un pas hésitant vers un de ces lieux introuvables où se trouvent relégués les funérariums aux confins des grandes villes, dans le recoin le plus introuvable d’un cimetière intercommunal. Le lieu où ils sont appelés à se rassembler, s’apparente, dans son souci de neutralité, à une salle d’attente de notaire ou peut-être à un salon de toilettage pour chiens. Dans l’attente de la non-cérémonie, les proches se saluent à mi-voix ou bien bavardent par petits groupes, les bras ballants, avec des mines de circonstances. Les plus proches ne savent que faire de leur tristesse, de leur affliction, de leur deuil, ils regardent leur montre avec nervosité, fument aux portes du funérarium et pestent contre le vide de la cérémonie (une « simplicité » qu’ils ont, au demeurant, explicitement réclamés, se tenant à l’écart de toutes croyance religieuse et de tout culte) – un seul employé vêtu d’un costume sombre, mais qui pourrait aussi bien officier derrière le guichet des objets trouvés représente ici le service funéraire, et qui, de temps à autre, fait une timide sortie hors de son bureau pour assurer ceux qui attendent que « ça » va bientôt commencer. Puis sur un signe, la petite troupe est canalisée vers un « salon » (un cagibi, plutôt) où est installé un petit poste de télévision ; les parents les plus proches sont conviés à utiliser les quelques chaises qui s’y trouvent et bientôt, sur l’écran, apparaît le cercueil sur le point d’être introduit dans le four. Toute la « cérémonie » est là : pendant quelques secondes, les parents proches de la défunte (les autres, à défaut de trouver place dans le « salon », sont demeurés massés dans le couloir, embarrassés de leur corps) assistent à l’introduction du cercueil dans le four ardent dont les portes se referment aussitôt de manière automatique. Les employés des pompes funèbres se chargeront de remettre l’urne contenant les cendres à la famille, plus tard. Il n’y a donc plus rien à attendre, ce à quoi les participants vont peu à peu se résoudre…
Ils traînent donc un peu, vaguement désorientés, entretenant des bribes de conversation comme pour faire durer ce qui n’a pas même eu lieu, puis, embarrassés et comme dépités, vaguement honteux ou gagnés par un sentiment de culpabilité indistinct, à s’être rendus complices de cet escamotage, ils s’esquivent, par petits paquets, à pas contraints, échangeant des salutations compassées, comme incrédules : ce n’était donc que ça ? En tendant l’oreille, on distingue un vague grondement – celui du four en pleine action, mais, bien sûr, aucune fumée noire ne se dégage plus d’aucune cheminée – un dispositif approprié rend l’opération même de l’incinération de la dépouille indétectable, abstraite… Il ne s’est rien passé, rigoureusement rien, nous ne savons plus que faire de nos morts, avec nos morts, nous ne savons plus nous en séparer dans les formes parce que la mort est devenue comme une obscénité sur laquelle la chape du silence et de l’oubli doit retomber instantanément.
Il y a quelques années, lors de la crémation d’un être plus proche encore, il m’avait été du moins laissé la possibilité de dire quelques mots vengeurs, avant l’enfournement du cercueil, à propos des médecins apostats qui l’avaient abandonné à la mort.