Aris Alexandrou, andras épiphanès - Choix de poèmes
À tout uniformiser
en négligeant les conditions de temps et de lieu
les rimailleurs finissent par soutenir
que les veines et les os
pèsent le même poids dans la vie d’un homme
ils persistent à croire qu’une blessure s’infecte
précisément selon la même causalité
si l’ont ouverte les balles
des paysans de l’Armée rouge
qui ont tiré sur les ouvriers manifestant à Berlin
ou si l’ont ouverte celles
des ouvriers de la Deutsche Wehrmacht
et qu’ont alors reçues les ingénieurs-agronomes dans les rues d’Athènes.
Aris Alexandrou [1]
La raison d’être de la politique est la liberté.
Hannah Arendt [2]
« Homme pleinement manifeste, qu’il est impossible de ne pas voir » [3], poète, romancier et, surtout, traducteur, Aris Alexandrou (de son vrai nom Aristotélès Vassiliadis) naît en 1922 à Saint-Pétersbourg (ou Léningrad) d’un père grec originaire du Pont-Euxin et d’une mère russe d’origine estonienne. En 1928, sa famille émigre en Grèce, d’abord à Salonique puis à Athènes. Le futur traducteur ne parle alors pas un mot de grec. Pendant la dictature fascisante du général Metaxas (1936-1940), dont les méthodes de torture sont inspirées du régime mussolinien, il est gagné aux idées marxistes. En 1940, il s’inscrit à l’Université d’économie et de commerce d’Athènes mais abandonne très vite ses études pour se consacrer à sa véritable passion, la traduction. En 1941, sous l’occupation nazie-fasciste, il adhère aux Jeunesses communistes, qu’il quittera un an plus tard, écœuré par le traitement infligé à ses amis, accusés, pour « révolutionnarisme », d’être des « agents provocateurs ». En effet, en l’absence de documentation sur la nature « sans précédent » de la dictature de Staline, Aris Alexandrou (nom de plume qui lui a été suggéré par le poète Yannis Ritsos, son ami) arrive à reconnaître dans les manifestations publiques du « pseudo-communisme » (pour parler comme Souvarine) le « monstre de vice » de la servitude volontaire (La Boétie). Il fait part à ses amis de son trouble devant ce qu’il appelle « le culte de la personnalité de Staline » tout en participant à toutes les grandes manifestations du Mouvement de libération nationale (EAM). Après le « dimanche sanglant » du 3 décembre 1944, qui va déclencher le premier acte de « la guerre civile en Grèce » [4] (1946-1949), il manifeste lui aussi dans les rues d’Athènes, un bandeau noir autour du bras en signe de deuil.
Sa critique de la politique bureaucratique ne saurait pour autant l’amener à se rallier à la politique bourgeoise, à la défense, par tous les moyens, des « autels » du régime dont la continuité sera assurée aussi bien par les troupes britanniques et américaines que par les milices collaborationnistes (supplétifs, pendant l’Occupation, de la Wehrmacht et responsables de nombreux crimes de guerre). Et, malgré la mauvaise réputation qu’il avait acquise auprès de ses camarades, qui l’accusaient notamment de « défaitisme », il leur restera fidèle jusqu’au bout. Son engagement lui vaudra, de 1948 à 1951, d’être déplacé par les autorités grecques sur l’île de Limnos (à Moudros), déporté ensuite dans le « camp de rééducation » de Makronissos (le « nouveau Parthénon », selon la rhétorique obscène du ministre Kanelopoulos, qualifié à juste titre par Kostas Papaïoannou de philosophe-gendarme [5]), puis interné dans celui d’Aï Stratis. Sur ces îles et îlots où, comme on dit, fut écrite l’une des pages les plus sombres de l’histoire contemporaine, il signe, en cédant sous la torture, l’humiliante « déclaration de pénitence » qu’on exige alors de tous les déportés, abdication de son infinie liberté sous l’emprise de la nécessité la plus impérieuse.
En 1953, il est jugé et condamné pour désertion. Or, manifestation éclatante de liberté, acte de courage, virtù machiavélienne, le poète, lors de son procès, se déclare communiste. Immortalisé, l’acteur (en excès sur le sujet identitaire, l’individu empirique, auteur de ses actes), né au monde de son geste héroïque (andras épiphanès en termes homériques), comme l’étudiant chinois devant le char sur la place Tien-An-Men, triomphe de la nécessité en triomphant de l’instinct de conservation. La privation de liberté, imposée par un régime barbare héritier de la Collaboration, sera le prix à payer pour l’affirmation publique de son amour de la liberté, de son amour du monde (lequel, en l’absence de liberté, se dégrade jusqu’à devenir immonde). « La liberté, écrit au XIXe siècle l’un des plus grands poètes grecs, cela demande virtù et audace. » [6]
Aris Alexandrou restera en prison jusqu’en 1958. En détention, il est mis au ban par ses propres « camarades », pratique alors récurrente [7] dont beaucoup (notamment ceux qu’on appelait les « hitléro-trotskistes ») ont eu à souffrir. À l’aide d’une lampe et en sympathisant avec les rats, il lit tout ce qu’il peut (notamment la Bible, l’un des rares livres qu’il a sous la main) et écrit pendant la nuit, dort pendant la journée. Après sa libération il se marie avec sa compagne (1959), la poétesse Kaiti Drossou (1924-2016), et, au lendemain du coup d’État militaire de 1967, ils fuient ensemble la Grèce pour Paris où il passe ses dernières années, aussi difficiles que le reste de sa vie.
Aris Alexandrou fut poète, traducteur et auteur d’un seul roman, La Caisse, paru d’abord en Grèce en 1975 puis en France en 1978 aux Éditions Gallimard (il fut réédité en 2014 aux Éditions Cambourakis). Il a publié plusieurs recueils de poèmes : en 1946, en 1952 et en 1959, le seul, à ce jour, qui a été traduit en français sous le titre Voies sans détour et qu’on recommande vivement. En 1981 les Éditions Kastaniotis publient en Grèce l’ensemble de son œuvre poétique en un seul volume [8].
La Caisse est un tableau romancé du stalinisme grec (l’un des plus violents en Europe) et une critique de la servitude volontaire en régime totalitaire. Le roman fut qualifié de « surréalisme politique ». Le récit s’organise autour du travail d’écriture fourni par le personnage principal, un communiste embastillé par ses propres camarades, retenu en captivité et placé en isolement, individu absolument seul, détaché, privé de tout contact, de tout lien avec ses semblables, aliéné du monde, personnage trouble qui attend son jugement et dont « on » attend (le maître attend…) qu’il avoue. Dispositif totalitaire, jouissance perverse et obscène, le communiste fait son « autocritique » (on connaît les connotations historiques de ce mot qui renvoie aux moments totalitaires du bolchévisme, notamment aux Procès de Moscou). Or il ignore les motifs d’accusation qui pèsent contre lui. Que peut-on bien lui reprocher ? Qui est son accusateur ? Est-ce vraiment le Parti ? En effet, dans cet univers ensorcelé et paranoïaque, « tout est possible ». Par cet artifice narratif, on peut suivre l’histoire qui le fit, à son insu, transgresser la loi ou, comme dans la parabole de Kafka « Devant la loi », en franchir la porte. Ce drôle d’échange avec ses geôliers est ponctué par les mots « camarade juge d’instruction ».
Polyglotte, Aris Alexandrou, de langue maternelle russe, fut surtout un grand traducteur pour le public grec. On lui doit la traduction de Dostoïevski, Tchekhov, Tolstoï, Gorki, Gogol, Pasternak, Tourgueniev, Maïakovski, la « poétesse mélancolique » Akhmatova, Ossip Mandelstam, Alexander Blok, pour le russe ; d’Ezra Pound, Jack London (Le Talon de Fer), D. H. Lawrence, Eugène O’Neill, George Bernard Shaw, Oscar Wilde, William Faulkner, Kipling, Steinbeck, pour l’anglais et l’américain ; de Rilke, Heine, Stefan Zweig, pour l’allemand ; de Voltaire, Maupassant, Balzac, Aragon, Éluard pour le français. Il a également traduit des textes de Herbert Marcuse, Jorge Semprun et, surtout, les documents historiques réunis sous le titre « Les Izvestia de Cronstadt ».
Les poèmes qu’on propose ci-dessous furent écrits en français, lors de son dernier exil qui durera jusqu’à sa mort en 1978. Le poète les appelle « exercices de rédaction ». Ils sont disponibles dans l’ouvrage cité dans la note 8.
Benakis Matsas [9]
LUCIDITÉ
Autant la mer avait été troublée hier
autant elle est luisante et calme ce matin.
Et moi, nageant dans la lumière
je vois soudain au fond une amphore
bercée doucement par les courants légers sous-marins
une amphore ocre, aux dessins noirs presque effacés
je vois, perçant les eaux d’azur
l’amphore noire, aux dessins ocre, qui me rappelle
quelque chose de déjà vu, l’amphore très transparente
aux dessins d’azur, fond ocre rouge, oui je la connais
c’est la tête d’une statue
c’est bien ma tête de grec guillotiné.
LES VOYELLES
Le premier jour de son émigration
Étranger parmi les étrangers, muet
(il ne parlait pas leur langue sonore
chantante) le premier jour, il prêtait l’oreille
il boulevardait, il notait les voyelles
les o ouverts, les e fermés dans son cahier de musique
il modulait les airs en les sifflant, il écrivait des phrases
et le soir du premier jour il est entré dans un café.
U ie a a e io il vocalisa.
On lui a servi Une bière à la pression.
La bière était bien fraîche, désaltérante,
il la buvait à petites gorgées
en se disant qu’il pouvait rester ici, dans ce pays
lui, un musicien, parmi les musiciens.
L’INEXPLICABLE
Les barbelés, comprenez-vous, le camp
se rétrécissait chaque jour, les fils de fer
s’avançaient vers nous de tous les côtés, les étoiles
chaque jour plus bas, les fils rouillés plus près
le camp plus étroit, lumière rouillée
les étoiles de fer descendaient chaque jour
comprenez-vous ?
Non, ils ne comprenaient pas. Il se tut.
Même lui, ne pourrait pas expliquer comment
les étoiles sont devenues une couronne d’épines
comme si de rien n’était
comment on a réussi à porter une couronne de barbelés
comme un chapeau.
AMEUBLEMENT
Pour garnir sa chambre vide, sans fenêtre
il acheta trois reproductions d’un peintre du pays
(une table, deux chaises, une tête en plâtre
un violon, une cruche). Le soir
couché sur le plancher non balayé
comme oreiller son sac de voyage
les yeux fermés, il écoutait le bruit léger
des vagues lointaines, il sentait l’odeur d’algue
d’une île d’Égée. La brise
entrait par les trois tableaux accrochés aux murs
par les trois reproductions cubistes grandes ouvertes.
CE QU’IL FALLAIT PROUVER
Le prisonnier, quand on le force
à rester débout dans sa cellule, un jour
deux jours, une semaine, commence à voir
autour de lui d’immenses toiles d’araignée
il essaie de se défendre contre des tarentules velues
mais un grillage blanc s’interpose
entre lui et les bêtes.
Le poète voit les serpents géants dévorer des punaises
il sait que la muraille en face du veilleur
est une succession d’accidences géologiques.
Donc, le poète
est un prisonnier
toujours débout
devant le papier blanc.
ESTHÈTE
La vie a un visage, n’est-ce pas ?
Dans la prison, comment dirais-je… le temps
l’efface comme… Mettez une pièce d’un franc
sur le rail. Quand le train passera
la monnaie sera vide, sans face sans pile
c’est ça que je veux dire… les roues dans la prison
cela m’insupportait.
Non, j’ai commis une faute. Excusez-moi
je parle très mal le français.
Il fallait dire
cela m’est insupportable.
MÉMOIRE
Parmi les thyms, parmi les pierres
(ne parle pas, mieux vaut se taire)
Sous le ciel bleu, ciel du printemps
(il faut oublier, ça fait trente ans)
Sur les épines, les thyms fleuris
(ils étaient jeunes mes trois amis)
Un jour d’avril, un jour ensoleillé
tous trois gisaient parmi les fusillés.
ACCEPTATION
À part le ciel sans oiseaux
les noms mouillés des rues
les îles d’antan toutes submergées
comme une leçon oubliée de géographie
à part ma langue perdue à jamais
mes mots traduits à l’aide d’un dictionnaire
sans histoire sans terre sans eau
à part la presque douleur
de mon troisième exil
ça va.
LES POULS DE LA PLUIE
Tombe la pluie par terre
ses gouttes remontent au ciel
elle va, elle vient la douce pluie
ses chutes, ses ascensions sont régulières et mesurables
stables comme le pouls de l’univers
le pouls qui fait tomber mon sang-pluie
qui fait monter ma pluie-sang.
Alors, vous vous trompez, ma chère Madame
j’ai encore des pluies dans mon petit corps
vous êtes venues trop tôt, Madame la Mort.
Paris 1969