Communisme-commun-biopolitique. Conversation avec Toni Negri
A l’occasion de la mort de Toni Negri nous publions le texte d’une conversation entre Toni Negri, Paolo Prini et Luca Salza, publié en 2010 dans le numéro 5 de la revue "La Rose de Personne" : La singularité du générique : biopolitique et communisme.
Pourriez-vous nous expliquer les raisons pour lesquelles la notion de biopolitique a acquis un rôle directionnel dans le développement de la pensée radicale italienne ? Au-delà de vos propres positions nous pensons à Virno, Agamben, Esposito... Dans ce sens, les instances théoriques et politiques du féminisme italien, notamment le fait d’insister sur la différence sexuelle ainsi que sur la bataille pour une politisation de la sphère de la reproduction, doivent évidemment avoir joué un rôle décisif. Nous pourrions peut-être partir de votre contribution spécifique à cette question : subsomption « réelle » et « biopouvoir ».
En ce qui concerne l’Italie, je crois qu’il faut aborder une telle question du point de vue de la crise interne des thématiques marxistes. C’est-à-dire dans le cadre de l’analyse du concept de « subsomption réelle », – qui n’est pas simplement un concept mais aussi un dispositif de l’analyse concrète du développement capitaliste et de la place des mouvements de contestation à l’intérieur de ce dernier. Il faut se rappeler que le concept de « subsomption réelle » dérive des analyses de l’école de Francfort sur l’extension globale du domaine capitaliste, mais il permet (au nom de ses déterminations marxiennes et contrairement à ce qui advient chez Adorno ou Marcuse) la redécouverte, à l’intérieur de cette globalité, de l’antagonisme de classe. C’est-à-dire qu’il permet d’aller au-delà du concept d’ « aliénation » et de la paralysie qu’un tel concept a introduit (entre les années 1950 et 1960) dans l’analyse de la subjectivité politique. Or, c’est à partir de ces acquisitions que mûrissent la définition du domaine biopolitique et de dispositifs d’intervention politique conséquents. Tout cela se déroule au cours des années 1970, dans le cadre du dépassement de l’opéraisme des Quaderni rossi et de Tronti. L’hypothèse est celle d’aller au-delà de l’usine. Et, surtout, définitivement, au-delà du Parti. J’ajouterai donc ce phénomène à ceux que vous avez cités et qui tournent par exemple autour de la question de la différence sexuelle. Il s’agit d’un événement qui se déroule selon des dynamiques de mouvement effectives : la théorie politique suit le passage du mouvement de classe, qui a lieu dans les entreprises, aux mouvements qui se développent en milieu métropolitain. C’est l’époque des premiers centres sociaux autogérés, des premiers centres d’agrégation de jeunes issus du prolétariat. On retrouve également le mouvement des femmes, qui, au début, n’est pas simplement féministe car les luttes se développent et, pour ainsi dire, glissent impitoyablement de la question du salaire à la question des revenus (pas seulement familiaux). Mais il y a aussi les mouvements pour l’émancipation de la famille et les premiers mouvements homosexuels. Ce qui est étrange c’est que c’est seulement au cours des années 90, dix ou quinze ans après le début de ces luttes, que la notion de biopolitique est évoquée par le débat théorique, et aussi que quand l’on commence à parler de biopolitique l’on suppose automatiquement que le marxisme soit mis au rancart par ce nouveau langage. En réalité, c’est justement le rapport de continuité avec le marxisme qui caractérise les positions théoriques auxquelles vous faites référence. En ce qui me concerne, je pourrai me référer à Virno et à Ferrari Bravo parmi d’autres. Personnellement, j’ai toujours revendiqué une continuité avec le marxisme : le « biopolitique », exactement comme la « subsomption réelle », sont pris en considération comme des dispositifs d’antagonisme dans la lutte sociale comme c’était déjà le cas auparavant dans la lutte de classe industrielle. Au cours des années 90, quand le dispositif théorique « biopolitique-biopouvoir » éclate au grand jour dans le débat philosophique, on remarque chez d’autres penseurs l’affaiblissement du concept de lutte de classe justement au sein et en fonction du concept de « biopolitique ». Une telle mésinterprétation est absolument typique chez les théoriciens de la pensée faible postmoderne. Pour d’autres, il faudrait vérifier. Esposito, par exemple, réclame pour lui une position centrale et médiatrice, mais à mon sens, il craint terriblement le retour d’une subjectivité antagoniste. Chez Agamben, il existe aussi un certain antagonisme, mais il est libre de toute condition historique déterminée. On retrouve chez lui une typologie idéale-typique de l’antagonisme qui, selon les termes heideggériens, ne se constitue pas comme singularité et invention/constitution mais comme résistance-limite et « extrême nudité ». En réalité, sur ces marges, il n’y plus de place pour une alternative. Ainsi, la lutte, la résistance, se perdent dans une atmosphère ataraxique voire mystique (la neutralisation de la passion dans le sublime et de l’être dans le néant).
Dans cette ligne de continuité entre le concept de biopolitique et Marx (et le communisme) que vous tracez, il y a quand même la médiation de Foucault qui a été cruciale à cette époque.
Certes, la méthode de l’antagonisme apparaît chez Foucault et se caractérise comme production de subjectivité. D’où nous tirons les conséquences qui suivent. Le communisme n’est plus implicite à l’histoire : il devient plutôt un élément à risque et, d’une part, il se fonde et s’incarne sur des déterminations concrètes, sur les nécessités historiques de la production – la transformation productive du travail en activité immatérielle, communicative, coopérative, linguistique. D’autre part, de manière conséquente, il devient un nouveau mode de production (avec l’intensité et l’extension qui caractérise l’idée de « mode de production » dans le marxisme), une véritable innovation sociale. C’est dans la qualification sociale du travail que l’on découvre ce substrat commun, ce rapport singulier et productif qui se place entre détermination historique et production de subjectivité. Il y a donc un moteur ontologique, une vis ou une potentia qui organise la relation entre ces deux moments. A propos de cela, la lecture de Foucault, et je parle de Foucault à son époque de maturité, celle du Collège, s’avère fondamentale. En 1978, j’écris, pour Aut-Aut [1], republiée plus tard dans Macchina-tempo [2], une critique dans laquelle, sur la base de l’analyse des écrits de la clinique et de Surveiller et Punir, je reconnais que Foucault est arrivé jusqu’aux limites de l’école de Francfort et qu’il doit, ayant délimité le terrain du bios où il n’y a pas seulement l’aliénation mais aussi la corporéité, la résistance, la constitution, dépasser le structuralisme de manière définitive. Et c’est exactement ce qu’il fera. En revanche, à la même époque, Cacciari et les autres s’en prennent à Foucault et à la « bouillie » construite par son « vitalisme » [3]. Les autres italiens qui sont disciples de Foucault et qui commencent à le traduire sont tellement atterrés par son radicalisme philosophique et politique qu’ils font tout (à part de rares exceptions) pour restaurer les ascendances structuralistes afin d’exalter les aspects faibles de la micro-politique et d’ignorer le témoignage militant. On en arrive donc au paradoxe qui fait que c’est seulement un jeune communiste, Duccio Trombadori, qui publie un entretien très important avec Foucault dans une revue de province. C’est ainsi lui qui le dévoila au public italien tel qu’il était [4]. Il faut seulement reconnaître que les années 70 étaient une décade difficile et que les enjeux étaient clairs : soit l’on rénovait la force politique des mouvements italiens (et du communisme) en les calibrant avec les transformations de la production et en donnant voix à la nouvelle subjectivité antagoniste (c’était d’ailleurs ce vers quoi Foucault tendait) soit l’on confirmait les vieilles alliances, l’on réprimait les nouvelles instances et l’on exaltait le Parti. Personne n’ignore que, par manque de courage intellectuel et éthique, c’est cette deuxième voie qui fut privilégiée, jusqu’à l’extinction d’une tradition glorieuse. Au cours de ces mêmes années, c’est Spinoza qui a été une référence cruciale, un point de repère conte l’expansion académique de l’influence d’Heidegger qui entraînait la conversion à l’heideggérisme d’un grand nombre de représentants de la pensée scolastique et d’anciens marxistes. Choisir Spinoza, en des termes grossiers, voulait dire être pour la vie et non pas pour la mort, être du côté des mouvements, dans leur proposition de résistance plutôt que dans l’académie et dans les institutions. A cette époque, c’est Alexandre Matheron, un ex-communiste, le premier qui découvre la densité ontologique du concept de puissance chez Spinoza (d’autres livres fondamentaux sur Spinoza, de Deleuze à Gueroult [5], datent de cette époque). Que Matheron proposait-il ? Il proposait d’ouvrir l’analyse du concept spinozien de puissance à la question du temps (de la durée, de l’histoire, de l’éternité), à celle de l’action (c’est-à-dire de la puissance politique et de la production de subjectivité) et, finalement, à celle du rapport – puissant et constitutif – entre corps et esprit (sur lequel s’incarnaient la dynamique des passions et le dispositif des institutions communes). Le matérialisme, pourvu du filtre logique et ontologique du spinozisme, pouvait alors perfectionner son traditionnel statut panthéiste en assumant un projet (en même temps) subjectif et constitutif. Il correspond ainsi, aux alentours de 1968, au renvoi du temps et à la nouvelle figure de la lutte de classe. Celle-ci représente une ligne cruciale, sans doute plus importante, à mon avis, que celle qui passe de Merleau-Ponty à Foucault, qui est à son tour un autre grand parcours, à cette époque, avec lequel on rompt avec le marxisme classique, même dans sa figure sartrienne, sur un terrain révolutionnaire.
Une nouvelle ligne serait celle que tente de tracer Badiou...
Chez Badiou, il s’agit surtout d’une ligne abstraite, la revendication de l’utopie, le politique (le communisme) entendu comme principe logique et idéal. A partir de cela, demeure la grande préoccupation de ne pas corrompre cette idée, ce présupposé sacré, avec ses dimensions du réel. C’est la conséquence logique d’un certain 1968 français, foncièrement étudiant, maoïste, qui s’est vu lui-même (et sa propre identité) comme un événement révolutionnaire, complètement désarticulé des déterminations de la lutte des classes (cette proposition semble un réflexe pervers de la spécificité dogmatique du PCF, entendue comme objectif polémique fondamental). Le communisme n’aurait ici rien à voir avec des figures salariales, syndicales, politiques du mouvement et avec la continuité historique de la lutte des classes. C’est un idéal, ou mieux, une explosion, un événement qui se pose au-delà de celle-ci. Sur la destruction du présent, naîtra le terreau de l’avenir. Il s’agit, en somme, d’une critique véhémente de la lutte des classes en tant que telle. Selon cette position, ou bien la transcendance de l’idéal communiste s’affirme, ou bien, toute possibilité de l’atteindre disparaît. Il faut briser le processus de la lutte salariale et inventer le communisme comme une réalité future. On ne pourra jamais comparer les contenus de la lutte actuelle et la construction du communisme. Le rapport entre la puissance prolétaire et le pouvoir de la bourgeoisie doit être absolument interrompu. L’événement est quelque chose qui explose. Il est transcendant. Au fond, la pensée de Badiou me semble rappeler celle de Tertullien : “je crois parce que c’est absurde”. Le principe devient absurde parce qu’il doit être affirmé dans une discontinuité absolue avec la lutte et la vie concrète. Un modèle quelconque d’instrumentation historique et matérielle du passage de la lutte actuelle au communisme fait défaut. C’est ce qui fait dire à Rancière ou à Badiou, à l’égard des révoltes dans les banlieues, qu’il n’est pas question de lutte politique. C’est le maoïsme dans sa version rue d’Ulm, dans lequel l’élément politique fondamental est le fait qu’il ne faut récupérer, dans les contenus du communisme, aucune relation avec la lutte des classes. Naturellement, tout cela exige un parti et une intellectualité (externe, avant-gardiste) dirigeante, mais aussi, sur ce terrain il reste à se demander s’il ne faudrait pas préférer à la « politique pure » le « témoignage cynique » de Foucault ou encore le « cynisme de la raison » de Jameson
Il existe peut-être une analogie entre la rupture théorique et politique qui, dans les années 70, séparait « autonomie ouvrière » (Negri, etc.) et « autonomie du politique » (Cacciari, Tronti) et la rupture qui se profile à présent entre l’option biopolitique deuleuzienne et ce que Zizek a défini comme « politique pure » (Badiou, Rancière).
Pas à proprement parler. Lorsqu’ils parlaient d’« autonomie du politique », Tronti e Cacciari parlaient en fait d’autonomie, d’autosuffisance du parti. Ils insistaient sur la continuité et sur l’originalité du parti communiste italien. Cela a été, certes, une illusion, mais une illusion alimentée par quelque chose que l’on prétendait être réalisme politique. En revanche, chez Badiou, il s’agit d’une opération entièrement philosophique, où le politique apparaît comme un concept logique. On pense le politique seulement à partir d’un concept idéal, le communisme, rien que ça : il n’y aurait que cette assomption platonique qui pourrait organiser le discours révolutionnaire. De toute évidence, il ne s’agit pas de la reprise de thématiques anarchistes, mais plutôt de la tentative de remonter à une force idéale. En réalité, il y a une certaine fatigue et un certain désespoir (qui rendent fraternellement compréhensible une telle tentative) et, à mon avis, un renvoi à Platon qui est seulement rhétorique : Benjamin et Debord – et un certain kantisme éthique et utopique – inspirent de toute manière une telle position, plus que Marx et, en général, le matérialisme historique. L’ « autonomie du politique » des théoriciens post-opéraistes en Italie – dans le PCI – est en revanche, non seulement un pur produit de la crise, ou, pour mieux dire, de la défaite des groupes qui avaient cru pouvoir réformer la gauche de l’intérieur, mais aussi une décision opportuniste. Pour cacher cela, Tronti (comme Cacciari d’ailleurs) fait de tout cela une question historique, une réflexion sur le vingtième siècle, sur la fin de la politique du moderne. On retrouve, dans toutes leurs discussions, des accents nietzschéens ambigus, et, surtout, un étrange effet psychologique : ces théoriciens, anciens communistes, continuent de se penser au centre du monde alors que leur parti (qui les plaçait sinon au centre, du moins dans un lieu) a disparu. Tous ces pleurs sur la fin de la politique moderne représentent une grande bêtise car on se retrouve à la fin avec une surprise comme Obama et on découvre que la politique fonctionne toujours.
La question du politique évoque le sujet des institutions du commun : quel rapport existe-t-il entre pouvoir constituant et institutionnalisation (communisme et démocratie) ? Vous pourriez sans doute éclaircir votre relation avec les positions deleuziennes : la proposition d’une ontologie radicale de la production du social, que nous trouvons dans Mille Plateaux, reste un horizon chaotique, indéterminé, ou bien y a-t-il quelque chose de plus ? De manière plus générale, nous aimerions aborder un des points les plus délicats de votre proposition : la question de l’organisation. En effet, vous avez souvent mis l’accent sur la nécessité d’un moment subjectif, un moment de subjectivisation, que vous avez caractérisé, en des termes classiques, comme « décision ». Ce moment consisterait dans le passage de la « multitude » (résistances et différences) au « commun ».
Il y a, dans Mille Plateaux, une capacité d’hybridation de l’analyse qui est absolument fondamentale. C’est une explosion digne de la Renaissance, brunienne, une puissance englobante, un mouvement qui « arrache » la réalité et le monde tels qu’ils sont. Mais les institutions sont quand même présentes dans le cadre d’un tel réalisme chaotique. Ce sont les institutions qui agissent à l’intérieur de toute situation historique comme à l’intérieur de toute singularité. Et les hypothèses, les projets, les prothèses que le mouvent historique en lui-même détermine sont toujours là. Elles constituent la multiplicité du réel. Mille Plateaux n’est pas une machine qui élimine le problème de l’organisation mais une trace à partir de laquelle travailler pour l’organisation. Le terme chaotique ne doit pas être considéré dans son acception négative, mais il doit être pris plus exactement comme différence et complexité de différences. Il veut avant tout dire résistance et ensuite émergence productive (je me permets donc de vous renvoyer à Gilles Deleuze, Instincts et Institutions, 1955, in L’île déserte et autres textes, Minuit, Paris, 2002, pp. 24-27). Il faut donc lier le problème de l’organisation au thème de la multitude, car le concept de multitude est – malgré le chaos qui la constitue – un concept d’organisation ainsi qu’un concept de classe. Conjuguer multitude et organisation voudra alors dire, selon notre expression, « faire multitude ». Qu’est-ce que signifie « faire multitude » ? Cela revient à rassembler une série d’éléments chaotiques et à les faire fonctionner de sorte à ce qu’il en résulte une société nouvelle, un nouveau langage, une série de nouvelles valeurs. En d’autres termes, il s’agit de construire une machine productrice de vie commune, d’organisation et d’un projet constituant toujours ouvert. Très probablement, un tel passage peut avoir lieu à travers la redécouverte du commun. Le commun est le produit d’une multiplicité. Mais il ne s’agit pas tout simplement d’une virtualité réalisée par la multitude, d’une relation causale de puissance et d’acte : la virtualité persiste. Le commun qui organise la multitude est donc une matrice que les singularités expérimentent et expriment (au sens que ce dernier verbe prend dans cette nouvelle philosophie d’inspiration spinoziste : expression veut dire production et mise en forme de l’être). Le problème de l’organisation devient alors le dispositif même de notre existence commune. C’est un problème de détermination ontologique. C’est pourquoi, dans notre discours, nous refusons toute alternative de parti, sans que cela constitue pour autant un présupposé anarchiste. Ce qui est absolument central est alors le fait de replacer la médiation à l’intérieur du processus réel, quand justement « expression » s’oppose à « représentation ». C’est justement dans Commonwealth (ouvrage qui vient de paraître dans lequel Hardt et moi-même abordons ces sujets) que nous essayons de définir la multitude comme un concept expressif-expressif car productif au niveau éthique (c’est le commun qui rend la multitude expressive au niveau biopolitique).
Il faut donc œuvrer pour que production et organisation, niveau matériel et niveau politique, fonctionnent ensemble.
« Faire multitude » signifie construire ses propres institutions. Nous vivons une époque où le capital approfondit sa crise, nous vivons une transition révolutionnaire. Nous agissons sur un terrain de liberté, concrètement – nous avons donc arraché au capital la valeur « liberté ». Par le biais du concept de « commun » nous voulons aussi signifier que le futur a commencé, que l’exode a commencé. L’armée de Mao traverse le fleuve Jaune : c’est pour moi l’image de l’exode mais aussi du concept de « faire multitude ».
Nous voudrions ici aborder la question du pauvre, en se référant à la figure d’un « usage sans droit de propriété » qui puise son origine dans la tradition du spiritualisme franciscain et dans la dispute théologique et juridique avec l’église. De quelle manière, à présent, le pauvre est -il multitude ?
Nous sommes dans l’immanence absolue, nous vivons dans un monde qui n’a pas de « dehors », « à l’intérieur » tout le monde est productif. Dans ce contexte, même le pauvre incarne une forme de résistance-réversibilité. Le pauvre produit : il produit des formes de socialité, des langages ; de la rage, des formes de lutte, de la pitié et du welfare, etc. En Amérique latine, si l’on prend comme exemple une ville comme Rio, on se rend compte que cette moitié de la population qui vit dans les favelas est aussi productive, ou même davantage productive, que celle qui vit dans les quartiers blancs, les quartiers mulâtres. La favela est un centre d’activités impressionnant. Nous sommes là devant un paradoxe : l’ordre global n’est pas simplement extensif, il est également intensif. C’est-à-dire qu’il investit tous les citoyens, tous les sujets, et qu’il place les pauvres au centre de la production. Le libéralisme de la deuxième moitié du XXème siècle a poussé l’ouvrier (la base de la révolution socialiste) vers la pauvreté. Mais c’est ainsi que le pauvre a pris la place de l’ouvrier. Le pauvre « couvre » l’ouvrier. C’est la première représentation de la puissance. Il faudra alors renverser le mythe platonique du pauvre qui cherche la richesse, comme un idéal. En réalité, et nous le savons depuis toujours, c’est Penia qui crée Poros, c’est donc la pauvreté qui est productrice ontologique de toute richesse, de tout être. Dans cette perspective, l’amour, concept détaché de l’interprétation religieuse aussi bien que de l’interprétation bourgeoise et romantique, est un autre élément que nous introduisons massivement dans Commonwealth. L’amour est cette force ontologique qui est à la base de toute société. La multitude est un refus de la solitude, et ce refus est régi par l’amour. La pauvreté donc – cette même pauvreté qui semblait avoir annulé l’ouvrier – l’affranchit au contraire. Le pauvre « ciompo », ouvrier textile qui se révolte en 1300 à Florence crie – selon Machiavelli : « Déshabillez-nous : vous verrez que nous sommes égaux, habillez-nous avec leurs habits et eux avec les nôtres : nous aurons sans aucun doute l’air noble et eux l’air ignoble ; car ce sont seulement la pauvreté et les richesses qui ne nous font pas égaux. » [6] En face de nous, égaux, il n’y a plus de pouvoir, il n’y a que notre amour.
C’est peut-être le moment d’aborder la question de l’ontologie, dont nous avons déjà parlé. Il serait utile de creuser dans le rapport entre excédence et mesure, entre vie et valeur. Biopolitique veut dire, dans une perspective nietzschéenne, la vie comme ce qui ne peut pas être évalué. Mais, dans une autre perspective, les techniques de valorisation et de dévaluation mises en œuvre par le capital à échelle mondiale sont aussi biopolitiques. Dans ce sens, aborder un problème politique dans le postmoderne veut dire aborder directement un problème ontologique. Mais de quelle ontologie s’agit-il ?
Le concept d’ontologie est sacrément important, car c’est le concept qui permet notamment de faire le passage (que nous théorisons dans Commonwealth) où l’ « un se partage en deux ». Cela veut dire que nous entrons dans une époque dans laquelle réduire le travail vivant sous la domination du capital, unifier le travail intellectuel, affectif et en général immatériel dans le capitalisme devient toujours plus difficile, voire impossible. L’un (du capital) se rompt en deux : le travail vivant et la domination. En effet, quand on parle d’excédence on ne parle plus de plus-travail qui peut être transféré dans la plus-value, donc dans le profit et pour cela dans la construction d’une classe de patrons exploiteurs et donc d’une classe dirigeante, d’un État etc. L’excédence devient ici quelque chose qui ne peut pas être récupéré par le pouvoir. C’est l’excédence du travail dans toutes ces figures (cognitives, affectives, linguistiques etc.), mais c’est surtout l’excédence autonome de la coopération productive. Excédence signifie « dépassement de mesure » là où « mesure » désigne le contrôle qualitatif et quantitatif de la force de travail (qu’il valorise) dans sa subsomption dans la domination du capital. Bref, c’est ici que la mesure saute, si la mesure est un critère qui permet la récupération de l’activité humaine de la part du pouvoir. La critique du concept de pouvoir, et par conséquent du concept de valeur, de la loi de la valeur dans le marxisme et en général dans le capitalisme ainsi que dans la vérification pratique de sa crise historique et matérielle, permet donc d’établir le présupposé d’un horizon de liberté. Il surgira ensuite, toujours, le problème de la définition d’une nouvelle mesure de production et de la production de subjectivité en cas de constitution d’institutions. Un tel problème ne cesse jamais d’être posé. Dans notre ouverture, nous représentons une indéfectible inimitié à l’égard de Platon et de toutes les figures du savoir et de la domination qui sont englobées dans les grandes règles de Weimar, d’Oxford, et, enfin, (si parva licet), de Bologne. En tout cas, dans Kairos, Alma Venus, Multitudo [7], j’ai essayé de réaliser une périodisation des figures de la mesure à travers la définition de types idéaux : « l’homme-animal » le centaure est la figure qui, dans l’Antiquité, incarne le rapport de subordination (de mesure) à la nature ; ensuite, dans la phase centrale de la modernité, c’est l’idée de « l’homme-homme » (comme Pico della Mirandola l’appelle) qui fixe la mesure de la valorisation ; et, en revanche, à présent, il y a un nouveau type idéal que nous appelons « homme-machine ». Je ne sais pas si cette image fonctionne dans le contexte de cette proposition de périodisation (aujourd’hui, je l’appellerais plutôt « homme-excédence »). Toutefois, ce qui est fondamental, c’est le fait de confirmer l’idée de la métamorphose du travail qui est maintenant directement liée à l’excédence de la valeur. Aujourd’hui, tout cela est machinique. Résistance et liberté, par rapport à la production de valeur, vivent dans un régime machinique. Contre la mesure du pouvoir, l’excédence est le dépassement de la mesure qui fait sauter toute logique du capitalisme et qui, en tout cas, garde toujours ouvertes cette logique et ces ruptures. Jusqu’à l’extinction du capitalisme ? Peut-être. Au fond, vous pouvez ici lire mon problème, qui a toujours été celui de la lutte des classes, c’est-à-dire de la libération de l’homme à travers la lutte des classes jusqu’à la destruction de la société de classe – c’est-à-dire à l’extinction de la valorisation capitaliste. De ce point de vue, la multitude comme excédence est une lutte de classe qui vainc. Ces principes sont des principes ontologiques.
Mais comment se réalisera cette victoire ? A la place de la dialectique, dans un régime bio-politique, il y a la logique de la réversibilité, alors il n’y a plus de rupture, de discontinuité ? Et dans quelle mesure la biopolitique change-t-elle le sens du rapport réforme/révolution ? Les institutions du commun sont la forme que prend la place de la domination ou bien incarnent-elles une rupture révolutionnaire ?
Je construis mes langages, et à travers les langages, je construis ma vie concrètement. Il faut être réaliste. Le communisme ce n’est pas n’importe quoi. Le communisme est aujourd’hui cet objectif concret : la construction de ma vie, du rapport avec mes enfants, avec mes frères et sœurs, avec les autres, en dehors de toute subordination capitaliste, en dehors de la domination de l’homme par l’homme. Il est donc évident que le rapport réforme/révolution, tel qu’il avait été formulé dans la théorie classique de Engels à Lénine, en passant par Bernstein, fonctionne aujourd’hui différemment. Car aujourd’hui les choses sont faites. Parce que nous vivons une transition. La transition est ontologique. La révolution se situe dans la transition. Ce n’est ni son point de départ ni son point d’arrivée. La guerre révolutionnaire, qui était un élément fondamental dans la théorie classique du communisme, est à présent un fait quotidien et non un fait catastrophique (ou du moins catastrophique dans un sens différent). Lorsqu’on parle de « démocratie absolue », on parle de la capacité, à travers des instruments politiques, des luttes et aussi à travers la construction de mouvements, d’insurrections, de construire un nouveau monde dans lequel tous travaillent pour tous, ou mieux encore, de construire de nouveaux espaces, des espaces du commun, et de les défendre. Les exemples ne manquent pas : il n’y a pas que les biens naturels – eau, air, gaz, forêts, etc. jusqu’aux espaces sous-marins – qui soient communs, mais aussi ces espaces transformés par l’usage commun, tout comme ces biens artificiels (machiniques, construits par la machine-homme) comme la monnaie (c’est-à-dire la finance productive), les espaces informatiques, les institutions éducatives et culturelles etc., des espaces, donc, auxquels tout le monde doive avoir accès et qui soient disponibles. Ici le profit n’arrive plus. On voit ainsi à quel point la distinction entre réforme et révolution est ténue. La réforme peut être révolutionnaire quand elle va dans la direction du commun. Si, ensuite, l’on veut placer le problème de l’usage (ou du non-usage) de la violence, sous le problème du rapport révolution/réforme, cela pourrait être une provocation vulgaire et hypocrite. Mais tout cela est surtout dépourvu de sens : la lutte communiste (qu’elle soit réformiste ou révolutionnaire) est toujours violente, car ceux qui possèdent et ont accumulé richesse et puissance défendront toujours par la violence (celle des armes ou du droit) leur propre bien. Or la défense et le développement des institutions du commun déjà existantes, notamment l’université ou le welfare state, est certes une priorité mais cela, évidemment, ne suffit pas. Les mouvements doivent faire émerger la capacité de créer des « soviets », des conseils, ou d’autres instruments d’organisation démocratique qui développent, organisent et garantissent les espaces-institutions du commun. Sur toutes ces questions, on peut vraiment faire des programmes, puisqu’il ne s’agit pas d’hypothèses mais de faits concrets. La révolution ne vient pas après. La révolution vit chaque jour dans ce dépassement de mesure de notre rapport et dans cette pression organisée pour la construction du commun. Il faut ensuite saisir, surtout dans la crise, le dépassement de la mesure du rapport d’exploitation, lorsque les patrons n’arrivent plus à t’exploiter. Cela se produit car l’organisation du savoir, l’organisation de la vie, la dimension biopolitique de la production ont du mal à être subsumées dans le capital. Il y a un élément nouveau, révolutionnaire, dans le rapport capitaliste d’exploitation : « l’un s’est partagé en deux » et je peux moi maintenant réussir à ne plus marchander ce que je fais, mais je le considère comme quelque chose que je transmets communément aux générations futures à travers les institutions que j’essaye de construire.
Quel est le lien entre commun, communisme et biopolitique dans une situation de crise ? Comment la notion de commun peut-elle devenir le lien conceptuel entre le communisme et le biopolitique ?
Arrêtons-nous sur la crise et son interprétation. Je pense que, parmi toutes les interprétations possibles, il faut préférer les interprétations qui refusent les conceptions, de droite ou de gauche, qui renvoient les raisons de la crise au détachement entre finance et « production réelle ». Or, il faut au contraire insister sur le fait que la financiarisation n’est pas une déviation improductive/parasitaire de quotas grandissants de plus-values et d’épargne collectifs, mais au contraire, c’est une forme d’accumulation du capital qui est symétrique aux nouveaux procès de production sociale et cognitive de la valeur. La crise financière présente doit donc être interprétée comme « blocage » de l’accumulation de capital plutôt que comme résultat implosif du manque d’accumulation de capital. Le blocage dérive des tentatives de réappropriation et du refus de coopération proposés toujours plus massivement par les comportements des classes productives mondialisées, contre les politiques et les pratiques de développement et de guerre néolibérale.
Comment sort-on de la crise ? Il faut, sur cette question aussi, exprimer un radicalisme communiste adapté aux profondeurs de la crise. On sort de la crise économique seulement à travers une révolution sociale. De fait, à présent, tout New Deal ne peut que consister en la construction de nouveaux droits de propriété sociale de biens communs, un droit, qui de toute évidence, est en train de s’opposer au droit de propriété privée. En d’autres mots, si jusqu’à présent, l’accès à un bien privé a pris la forme de la « dette privée », si le capital a exalté la socialité de l’exploitation en se présentant lui-même – de manière astucieuse et perversement mystifiée – comme « communisme » (des détenteurs du capital, évidemment), à partir d’aujourd’hui, il est légitime de revendiquer le même droit dans la forme de la « rente sociale ». Imposer la reconnaissance de ces droits communs est la seule voie correcte pour sortir la crise.
Entretien réalisé par Paolo Primi et Luca Salza.
(Traduit de l’italien par Giovanni Ambrosio)