« Éloge » de la trahison. Jean Genet
Ce texte est le condensé de chapitres de ma thèse sur Jean Genet et les Palestiniens (soutenue à Paris VII en 1996), retravaillé à l’occasion de journées d’étude organisées à l’Université Galatasaray (Istanbul, printemps 2000), puis quelques mois plus tard, lors du premier et dernier grand colloque Jean Genet à Cerisy-la-Salle (pour lequel les organisateurs ont trouvé le moyen de ne jamais publier les actes, seule l’intervention de Jacques Derrida a été traduite en anglais et publiée sur l’initiative de Mairéad Hanrahan).
De retour à Paris, en 2005, après avoir vécu et enseigné douze ans à Istanbul, une publication se profilant à l’horizon, j’ai repris ce texte sur Genet et la trahison – thème sulfureux qui me tenait à cœur. Les références datent, mais les accusations proférées à l’encontre de Genet, en revanche, n’ont pas cessé et restent du même acabit.
Cet article, remanié une dernière fois pour la présente mise en ligne, n’avait à ce jour circulé qu’auprès d’amis. Parmi les lecteurs de la première heure, Edmond Amran El Maleh, écrivain juif marocain, auteur de Jean Genet, le captif amoureux, membre de mon jury et qui, la veille de ma soutenance, anticipant des critiques (lesquelles n’ont pas manqué), avait tenu ces propos mémorables : « Si on vous cherche des poux avec l’antisémitisme de Genet, ne vous inquiétez pas, je m’en charge. » Connaissant l’homme, sa bonté et son intégrité, il n’est pas étonnant que Mahmoud Darwich m’ait confié, quelques années plus tard, lors d’un dîner à deux pas de l’ancienne basilique Sainte-Sophie, combien les prises de position d’Edmond étaient à ses yeux précieuses.
J’ai récemment constaté que la photographie d’Edmond Amran El Maleh figurait à la même place, dans la librairie Tschann, située boulevard Montparnasse, en face de son ancien domicile.
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Selon Gilles Deleuze, citant D. H. Lawrence, la littérature française serait traversée par la manie du « sale petit secret », manie à l’œuvre dans une certaine critique, à l’égard d’un écrivain, Jean Genet, chez qui d’aucuns prétendent démasquer des « vérités inavouables », notamment sa fascination pour le nazisme, ou encore un antisémitisme « halluciné ». [1] Les rumeurs et les accusations vont bon train, et ce, de manière plus accentuée après la publication de textes et d’entretiens rassemblés dans un recueil intitulé, L’ennemi déclaré, en 1991, cinq ans après la mort de Genet.
Mon propos n’est pas de faire la part belle à la polémique mais d’aborder un thème, la trahison, qui n’a cessé de susciter réprobation et indignation. « Vérité difficile, répugnante, écrivait déjà Léo Bersani, qui présente un obstacle incontournable pour quiconque s’intéresse à Jean Genet ». [2] Son biographe, Edmund White, s’est lui aussi étonné de l’admiration de Genet pour les traîtres. S’il comprend « qu’un prisonnier puisse être forcé de trahir ses amis », il se demande dans quelle mesure celui-ci « peut être fier de sa défaillance ». [3] Ces considérations, comme tant d’autres du même ordre, envisagent la question de la trahison sous un angle exclusivement éthique et moral, ce qui mène bien évidemment à une condamnation. Elles ont également tendance à prendre à la lettre tout ce que dit Genet, le plus souvent en isolant une phrase, sans tenir compte du côté provocateur et théâtral, mais aussi de l’inversion des valeurs qui animent ses écrits comme certaines de ses déclarations.
N’en demeure pas moins que la trahison, sur un plan affectif et poétique, fut pour Genet une question récurrente, pour ne pas dire obsessionnelle, qui entretient des liens étroits avec sa conception de l’écriture. Au fil de l’œuvre, le portrait du traître, à mesure qu’il se dessine, se soustrait à nos yeux. Chaque vocable qui le précise semble l’abstraire. De ces traîtres ne subsistent que des êtres d’apparition, des « solitaires étincelants » dont Genet aime à rappeler les affinités étymologiques et métaphoriques avec le diamant. L’image du traître est insaisissable, vertigineuse. Elle fascine.
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Notre-Dame-des-Fleurs, livre écrit à la prison de Fresnes, en 1944, est dédié à Maurice Pilorge, condamné à mort à l’âge de 20 ans, à Weidmann, accusé de meurtres et qui connaîtra le même sort, à « un enseigne de vaisseau, encore enfant, qui trahissait pour trahir ». Parmi les protagonistes du récit, Divine, qui « vole et trahit ses amis », Mignon, qui « vend ses amis aux flics et pour lui seul conserve sa figure de traître ». Mais il est précisé, dans une première allusion au rapport écrire-trahir : « Les combines qu’il prépare échouent toujours en divagations poétiques ». Il arrive qu’à ses personnages, issus de rêveries, Genet vienne à se confondre et laisse entendre qu’il s’agit de sa propre histoire. Toujours au sujet de Mignon : « Vendre ses amis lui plaisait car cela l’inhumanisait », et d’ajouter, « m’inhumaniser est ma tendance profonde ». Ailleurs, « c’est peut-être leur solitude morale – à quoi j’aspire – qui me fait admirer les traîtres et les aimer ». Autant de déclarations qui visent l’isolement, la perte du lien social. Elles expriment la volonté du poète de se tenir retranché, loin de toute sollicitation pouvant « incliner son œuvre vers le monde ». Les traîtres fascinent car ils sont irrémédiablement seuls. Le traître qui vend et trompe les siens s’efface aux yeux de ces derniers sans pour autant exister aux yeux de ceux qui tirent profit de son acte. Symboliquement, le traître signe son arrêt de mort.
Cinq ans plus tard, dans Journal du voleur, Genet élève la trahison au rang de « vertu » et célèbre ceux qui « possèdent le signe sacré des monstres ». Tous sont des traîtres conscients de leurs actes et les assumant avec fierté. La trahison est rupture, acte d’insubordination totale et transgression des codes établis. Le traître, tel qu’il est présenté, rejette toute rémission, il ne cherche en aucun cas à se disculper, à invoquer des circonstances atténuantes. C’est, selon Genet, cette ignominie assumée qui constitue « sa gloire ».
Dans le registre affectif, la trahison n’intervient pas au moment où la relation amoureuse s’essouffle, mais en son point culminant : « L’idée de trahir Armand m’illuminait. Je le craignais trop et je l’aimais trop pour ne pas désirer le tromper, le trahir, le voler. Je pressentais une volupté secrète qui accompagne le sacrilège ». L’outrage, aux yeux de Genet, relève du sacrifice. La personne à qui l’on voue le plus d’amour est volontairement vendue, trompée. Dans l’abjection d’un tel geste, le traître sait qu’il doit définitivement renoncer à l’être aimé, mais ce renoncement, s’il est cause de souffrance, prévaut comme révélation. Toujours dans Journal du voleur : « Je fais, non tellement de la solitude, mais du sacrifice la plus haute vertu. C’est la vertu par excellence ». La conscience de la trahison s’apparente à une expérience intérieure, à une inspiration. Le traître qui agit par préméditation, soucieux de rompre tout type d’alliance et de faire marche seul devient le réceptacle de visions et de vérités intimes. Genet, qui confère à la trahison une dimension sacrée, revendique le droit à l’inversion des valeurs, ceci au nom de son art, la poésie. De nouveau dans Journal du voleur et sur un ton de défi : « La bonne volonté des moralistes se brise contre ce qu’ils appellent ma mauvaise foi. S’ils peuvent me prouver qu’un acte est détestable par le mal qu’il fait, moi seul puis décider, par le chant qu’il soulève en moi, de sa beauté, de son élégance ; moi seul puis le refuser ou l’accepter ».
Entre Notre-Dame-des-Fleurs et Journal du voleur, Genet publie clandestinement Pompes funèbres, ouvrage sulfureux, chant polyphonique où le sujet qui parle s’ingénie à brouiller les pistes et où la trahison est dorénavant intimement liée au deuil. Le livre s’apparente à un long poème, plus exactement, à deux poèmes insérés l’un dans l’autre. Le premier est proche de l’ode funèbre. L’auteur-narrateur souffre et déplore la mort de son amant communiste, Jean Décarnin, tué à la Libération de Paris. Le second poème s’apparente à une louange à même d’exorciser la douleur, de chanter, de « digérer » par l’écriture l’être aimé. Pour ce faire, deuil et trahison s’entremêlent : « Plus l’âme de Jean Décarnin est en moi – plus Jean lui-même est en moi – et plus j’ai de goût pour les vauriens sans grandeur, pour les lâches, pour les salauds, pour les traîtres ». Ou encore : « Ils [les miliciens et les collaborateurs français] furent plus réprouvés que les filles, que les voleurs, que les vidangeurs, les sorciers, les pédérastes, plus qu’un homme qui, par inadvertance ou par goût, aurait mangé de la chair humaine. Je les aime ».
La déclaration d’amour s’adresse à ceux – « ces gosses dont la dureté se foutait des déboires d’une nation » – que Jean Décarnin a combattus et qui l’ont tué. Faut-il pour autant y voir, pas allègrement franchi par certains, une célébration du nazisme et un hymne à la gloire des miliciens ? Cette accusation sous-estime la dédicace à l’amant résistant et passe sous silence une dimension du livre qui, dans l’outrage à l’être désiré par-delà la mort, cache la nécessité de pallier la douleur : « Je sais que ce livre n’est que littérature mais qu’il permette d’exalter ma douleur au point de la faire sortir d’elle-même et de n’être plus ». [4]
Mais chez Genet, peut-on objecter, le culte de l’amant disparu côtoie constamment l’offense. C’est exact, les incompatibles s’enchevêtrent, mais au demeurant, la position de Genet, de quelque manière qu’on l’aborde, reste réfractaire à tout ralliement. Il ne peut être rangé du côté des nazis et de leurs partisans (Hitler, « l’incarnation du mal », présenté comme un petit homme chétif et ridicule, réduit « au corps d’une vieille tante, d’une folle »), non plus du côté des Alliés et des résistants (ce livre est aussi, et surtout, un chant de haine contre la France qui fut « dans l’infamie comme un poisson dans l’eau »). [5] L’arrière plan historique conduit à une vaste transfiguration poétique et lyrique. Rien ni personne n’est épargné : « J’écrirai sans précautions » avertit Genet dès les premières pages de Pompes funèbres, livre dont il est dit qu’il est « sincère et que c’est une blague » - terme que reprendra Genet pour qualifier Les Paravents : « Traiter tout à la blague » conseillera-t-il à son premier metteur en scène, Roger Blin. Non pas que la pièce soit conçue comme un divertissement, et si effet comique il y a, il est d’ordre parodique et carnavalesque, du côté de la subversion et de l’inversion du monde qui ne se laisse fixer dans aucune position. De sa correspondance avec Roger Blin, il ressort que Genet veillait à ce que Les Paravents ne soient pas situés dans le temps et encore moins assimilés à une œuvre militante : « Cette pièce est une fête barbare dont les éléments sont disparates, elle n’est la célébration de rien ». De même : « Jamais je n’ai copié la vie – un événement ou un homme, guerre d’Algérie ou colons – mais la vie a tout naturellement fait éclore en moi, ou les éclairer si elles y étaient, les images que j’ai traduites soit par un personnage, soit par un acte ». [6] En 1947, dans Pompes funèbres, il tenait des propos similaires : « À propos de ce héros que fut Jean D., j’aurais voulu parler sur un ton précis, le montrer en citant des faits et des dates. Cette formule est vaine et trompeuse. Le chant seul dira ce qu’il fut pour moi, mais le registre des poètes est assez réduit ».
Le chant en question, tout au long de son œuvre, multiplie les perspectives, assume le monde dans sa complexité, en aucun cas ne se rallie à un pouvoir, à un ordre établi, à des mots établis, pas plus qu’il ne cache des présupposés idéologiques. Les Paravents, dernière œuvre publiée du vivant de Genet, pièce qui de nos jours, contrairement à Pompes funèbres, a cessé de faire scandale, ne se prétendait pas politique dans ses visées. Lors des représentations à Odéon-Théâtre de France, en 1966, elle le fut dans ses effets, y compris à l’Assemblée. [7] Genet n’était pas dupe, anticipant deux ans plus tôt les réactions de Français qui découvriraient dans Les Paravents « ce qui ne s’y trouve pas, mais qu’ils croient y trouver : la guerre d’Algérie ». Il savait pertinemment que le sujet était trop sensible, trop « douloureux ».
Lorsque des manifestations ont lieu autour de l’Odéon, Paule Thévenin se souvient avoir aperçu Genet à une fenêtre du théâtre, « regardant en riant, avec une jubilation évidente, les manifestants se déployer avec leurs drapeaux, hurlant des slogans militaristes et patriotiques ». Réaction similaire lors des représentations, quand fusent insultes et projectiles, ou encore lorsque des parachutistes veulent tabasser les comédiens, au tableau mettant en scène la mort du lieutenant à qui ses soldats, faute de pouvoir organiser des funérailles, lui font respirer une dernière fois l’air du Lot-et-Garonne en lâchant un concert de pets. [8]
Comme l’a souligné Roger Blin, la pièce est « un texte contre l’armée française, contre toutes les armées », bien plus qu’un plaidoyer en faveur des insurgés algériens. [9] Leur combat est extrêmement douteux, tout dérive vers la dérision et le blasphème, colons et révoltés se trouvent finalement réunis dans l’espace intermédiaire du royaume des morts où s’annulent les contradictions et les luttes passées :
Kadidjia (interprétée par Germaine Kerjean), en riant : « Par exemple ! ».
Si Slimane (Jean-Louis Barrault), approuvant : « C’est ça ! ».
Kadidja regardant autour d’elle : « Et on en fait tant d’histoire ! »
Si Slimane : « Et pourquoi pas ? Il faut bien s’amuser. »
De plus, le héros des Paravents, c’est Saïd, le traître. Contrairement aux rebelles, il n’imite personne, il fait marche seul. Sur lui, le mépris et les insultes des siens n’ont aucune prise. Son avilissement progressif et fatidique jusqu’à l’acte final de la trahison de la révolution est présenté comme un apprentissage, comme une quête : « Je me suis donné beaucoup de mal déclare Saïd avec noblesse au moment de son arrestation ». Au dernier tableau, sa condamnation et son exécution dévoilent l’arbitraire de la loi, de cet ordre qui est toujours compromis par ce qu’il rejette et punit. Car le traître n’est jamais tel par essence, c’est toujours un système politique et juridique qui établit les limites au-delà desquelles la transgression des lois sera sanctionnée comme acte de trahison. Dans la célébration que fait Genet de cet acte, on peut voir avec Edward Saïd non seulement le fait que celui-ci garantisse « les privilèges de la liberté et de la beauté d’un individu en révolte perpétuelle, mais aussi, par la violence préventive de la trahison, la possibilité de s’opposer par avance à ce que les révolutions ne consentent jamais à reconnaître au début de leur cours, à savoir que leurs premiers grands ennemis – et leurs premières victimes – après leur triomphe, seront les artistes et les intellectuels qui ont apporté leur soutien à une révolution par amour, et non par appartenance contingente, ni par calcul, ni par obéissance aux injonctions d’une théorie ». [10]
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Un Captif amoureux, autre chant polyphonique, aussi complexe qu’éblouissant, dont Genet prévoyait qu’il ne serait pas lu par les Français, tant une connaissance préalable de l’histoire du Moyen Orient est requise, pose différemment la question de la trahison. L’image du traître, sous-jacente, parfois discréditée, n’est plus un thème privilégié. Trois propositions enfreignent toutefois cette règle et deux d’entre elles renouent avec l’univers des premières œuvres.
Dans une première proposition, Genet écrit de but en blanc : « La trahison relève à la fois de la curiosité et du vertige ». Ailleurs, isolé entre deux paragraphes, entre deux blancs, cet aphorisme : « Qui n’a connu celle [la richesse] de la trahison ne sait rien de la volupté ». La trahison est chargée d’érotisme, mais elle n’est plus intimement liée à l’homosexualité. Les choix politiques de Genet, contrairement à ce qui a parfois été avancé, ne peuvent être attribués à l’attrait physique des combattants. Dans Quatre heures à Chatila, Genet avertit : « Ce n’est pas à mes inclinaisons que je dois d’avoir vécu la période jordanienne comme une féerie ». Hamza, figure centrale masculine d’Un Captif amoureux, suscite une forme d’amour platonique et son image est indissociable de celle de sa mère, le « couple mère-fils », rencontré à Irbid. [11] De plus, dès les premières pages de ce livre posthume, Genet rend hommage aux femmes du peuple palestiniennes rencontrées dans les camps de réfugiés. Les femmes sont belles, écrit-il, « d’une souveraine beauté ». Plus encore que certains feddayins, elles lui paraissent assez fortes pour « soutenir la résistance et accepter les nouveautés d’une révolution ». Elles sont belles parce qu’elles ont désobéi aux anciennes coutumes : regard direct, refus du voile, liberté de mouvements et de paroles. Genet, qui envisageait et craignait la montée de fractions islamiques (« métamorphose de feddayins en frères musulmans ou chiites »), admirait chez ces femmes une « surprenante réserve d’action, de discrétion dans l’action », supérieure aux discours car non organisée, individuelle et spontanée.
Aux côtés de ces femmes palestiniennes, Genet découvre, en dépit du deuil et des souffrances endurées, « une dimension qui semble sous-entendre le rire ». La scène la plus frappante est la rencontre avec de vieilles femmes, lesquelles viennent de perdre des parents et qui, dans les décombres de leurs masures, lui préparent un thé : « Prophétiques ou sibyllines », elles sont « terribles », en ce sens qu’elles « disent la vérité ». [12] Elles incarnent « la gaieté qui n’espère plus » « la plus joyeuse car la plus désespérée ». Cette scène, plusieurs fois reprises, rappelle la Mère des Paravents qui, se transformant en allégorie, s’adresse à la lune et s’écrit : « Je suis le rire. Salut ! Mais pas n’importe lequel : celui qui apparaît quand tout va mal. »
La troisième citation relative à la trahison est consacrée à une ancienne traduction du Coran :
Sous la nécessité de ‘traduire’ qu’on parvienne à déceler, transparente encore, la nécessité de ‘trahir’ et dans la tentation de la trahison on ne verra qu’une richesse, peut-être comparable à la griserie érotique.
Le traître potentiel dont il est question est l’abbé de Cluny, Pierre le Vénérable, qui au 12e siècle fit traduire le Coran, plus exactement, qui demanda à Robert de Ketton de le paraphraser en latin. Genet savait, en témoigne un entretien avec le dramaturge syrien, Saadallah Wannous, que le but de cette opération était de « doter les croisés d’une arme supplémentaire : mieux connaître l’ennemi ». [13] Dans Un Captif amoureux, Genet passe sous silence cette version des faits pour mettre en avant le rapport entre traducere, « faire passer », et tradere, « livrer à l’ennemi », attribuant à l’abbé de Cluny « un très secret besoin de trahir » et « la tentation de passer en face », suggérant que le traduttore, le traducteur, est au service de l’étranger.
Ces considérations sur la traduction et la trahison, inséparables du corps du texte qu’elles interrompent brièvement, sont insérées dans une description fantasmagorique et apocalyptique d’Amman. Dans la ville en perdition, où la trahison est partout et le traître en chacun, palais du roi et bidonville se font face dans un jeu de miroirs où règne la fascination réciproque et ambiguë. Tout s’inverse et renvoie à une misère commune. La pourriture est synonyme de soulagement, les déjections de consolation. La trahison devient « bienfaitrice ». « Il faisait bon, écrit Genet, le monde se défaisait ». Une phrase qui rappelle le cri de Leila dans Les Paravents : « Ça fout le camp, ça fout le camp ! » – soit le moment où Saïd a la révélation de la trahison. Genet précise cependant qu’il ne faut prendre ce qu’il écrit pour argent comptant. Au sujet de sa description d’Amman, il reconnaît s’être laissé emporter par une fantaisie débridée. Avec Les Paravents, au treizième tableau, le commentaire devient burlesque : afin que Saïd prenne mieux conscience de la trahison, « il devrait aller à l’école du soir ». C’est que Genet a de l’humour – certains ont tendance à l’oublier.
Dans Un Captif amoureux, le mot trahison est à nouveau prononcé quand est évoquée la débâcle de feddayins qui, encerclés par les troupes jordaniennes, franchissent le Jourdain pour gagner Israël. Là-bas, écrit Genet, « ils furent très seuls devant leur propre trahison face à l’ennemi » – trahison et désertion qu’il qualifie de « grandiose » car suscitée par « l’Inattendu ». Là encore, nous avons une falsification délibérée des faits : l’Inattendu (auquel il octroie une majuscule) n’était que trop prévisible, les ennemis d’alors n’étaient pas tant les Israéliens que l’armée du royaume hachémite et c’est ainsi que, pourchassés par les soldats jordaniens, des feddayins en furent réduits à chercher refuge en Israël. Il n’y eut donc à proprement parler, ni défection des leaders de la résistance, ni trahison des feddayins. Le regard que Genet porte sur cet épisode, regard qui s’inscrit à contre-courant de passages où il se remémore la bravoure des combattants, peut se comprendre ainsi : ces hommes prêts au sacrifice de leur vie font tout à coup marche arrière. Leur geste peut être assimilé à une trahison, il est avant tout affirmation de soi. La confrontation avec « l’Inattendu » serait la preuve qu’il n’existe pas de héros permanents, que des feddayins peuvent cesser d’être des « surhommes » en mettant en avant, non plus l’urgence collective de la révolution, mais leur individualité et leur désir de vivre. Genet ne s’est d’ailleurs pas gêné pour critiquer « le catéchisme distribué aux combattants », affichant une attitude très distante à l’égard du culte des martyrs et considérant « qu’un homme, même palestinien, doit avoir la liberté de s’engager dans la quête de son choix ».
En décembre 1983, lors d’un entretien qui a pour cadre une manifestation consacrée aux massacres de Sabra et de Chatila, Genet déclare : « Le jour où les Palestiniens seront institutionnalisés, je ne serai plus de leur côté. Le jour où les Palestiniens deviendront une nation comme une autre nation, je ne serai plus là. […] Je crois que c’est là que je vais les trahir ». Dans cet aveu, on remarquera qu’au moment où il envisage sa trahison future, celle-ci est écartée par le sens intime de cette phrase : « je ne serai plus là ». Il précise : « Vraisemblablement, même certainement [quand la Palestine aura un territoire], je serai mort ». Genet tenait à ce que ses propos soient publiés. Toutefois, si on se réfère au verbe « trahir », dont l’une des premières définitions est « livrer, abandonner par perfidie », le choix du terme est ici mal approprié. Genet, à aucun moment, ne s’est cru Palestinien, il va même jusqu’à se comparer à un spectateur qui, d’une loge, aurait assisté aux événements. Dans Un Captif amoureux, il met en garde : il s’agit de sa révolution palestinienne. Elle renvoie à une réalité fugace, éminemment personnelle. Aussi, dans l’affirmation de sa non-appartenance à un camp, à une action, il ne peut en aucun cas trahir, si ce n’est dans l’abstraction. La trahison, dans ce cas précis, n’est qu’une forme de retrait, que la rupture d’un lien personnel qui ne portera pas à conséquence pour la communauté avec laquelle Genet envisage se désunir. Lui-même relativise et s’interroge : « Est-ce que c’est important ? Je me le demande ». Agir de la sorte n’implique aucune nouvelle alliance, aucune forme de parjure puisque nulle parole n’a été donnée, serment qui laisserait supposer un soutien inconditionnel à la cause palestinienne. « C’est dans la solitude que j’accepte d’être avec les Palestiniens » dit-il au cours de cet entretien où il fait sienne la définition de l’intellectuel comme franc-tireur. [14]
Mais il est une autre forme de trahison, celle d’individu à individu, d’amant à être aimé. Cette dimension existe, Genet ayant déclaré : « Ils ont le droit pour eux puisque je les aime ». Mais d’ajouter : « les aimerais-je autant si l’injustice n’en faisait un peuple de vagabonds ? » Dès les postes de contrôles jordaniens franchis, il appelle « pays de l’amitié » les camps de feddayins. Dès lors, à la question de trahir – trahir ces hommes et ces femmes revient-il à les abandonner, à cesser de les aimer ? – on peut répondre par l’interrogative : ne peut-on concevoir dans le geste et la tentation de trahir une sorte d’alliance indélébile contractée solitairement ? Si on songe au verbe « trahir » qui en français signifie « abandon », « tromperie », mais renvoie également à l’idée de « révélation », de « traduction de vérités intimes », n’est-on pas en droit, dans la double acception du terme, d’envisager des rapports entre fidélité profonde et trahison féconde ? La fidélité de Genet à l’égard des Palestiniens se situe à l’opposé de positions indéfectibles et d’une forme quelconque d’attachement servile. Sa fidélité renvoie à d’incessantes remises en cause qui, proche d’une trahison éventuelle mais féconde, se définit comme une activité permanente de défis relevés, comme l’exigence de remettre toute société en cause. Genet, comme l’a souligné Félix Guattari, « ne peut trahir que par fidélité à lui-même ». [15]
Si les Palestiniens rencontrés en 1970, il est sûr qu’il les aime, il se définit néanmoins comme « séduit, pas aveuglé ». Plusieurs éléments, propres à cette époque, ont fait que Genet n’a cessé d’être fidèle à une Palestine révoltée, errante, jeune et en armes. Tout d’abord, l’isolement qualifié de « splendide » de la résistance palestinienne – isolement qui n’est pas sans lien avec sa conception de la trahison. Les États arabes ne sont pas intervenus pour défendre les feddayins. Devant les prises d’otages et les détournements d’avion, la presse et l’opinion mondiale ont assimilé la totalité du mouvement palestinien à une organisation terroriste. Un autre facteur, plus subtil, et qui força son admiration, fut le rapport que les feddayins entretenaient avec le temps. Sur les rives du Jourdain, la mort, omniprésente, est évoquée rimant avec le rire, l’éclat des yeux et une légère ébriété ambiante. Tandis que la résistance palestinienne lui paraît apporter paix et douceur, les combattants sont décrits comme vivant au présent, capables d’amputer le futur, d’où pour Genet cette sensation de gravité et d’extrême légèreté, d’où ce ton sobre et enjoué pour évoquer une temporalité qui fut proximité avec la mort. Une proximité, qui jamais ne s’énonce clairement, mais qui fut sienne quand il entreprit d’écrire Un Captif amoureux. [16]
Ce rapport au temps se double d’une relation singulière à l’espace, relation familière à Genet qui toute sa vie refusa d’élire domicile. Au fond, les propos tenus à Vienne sur une Palestine institutionnalisée et territorialement satisfaite n’ont rien de surprenants. Il s’agit plutôt d’une mise au point. Dans Un Captif amoureux, Genet refuse à diverses reprises de voir dans la lutte armée palestinienne « un recouvrement superficiel de territoire », ou encore, « la conquête d’un ridicule espace ». S’il reconnaît que les feddayins désirent récupérer leur terre, il juge que « les plus intelligents d’entre eux ont déjà compris que la marque de la modernité n’est pas l’enracinement – arbres, maisons, rochers – mais une mobilité toujours plus grande ». Les critiques qui ont uniquement retenu les extraits contre l’État d’Israël ont, sciemment ou non, sous-estimé ces autres passages qui ont valeur de rejet des aspirations premières de la grande majorité des Palestiniens.
Dans l’institutionnalisation des Palestiniens, Genet voit se profiler l’instauration d’un ordre qu’il ne tient pas à cautionner dans la mesure où cet ordre sera nécessairement synonyme d’organisation sociale et politique avec ses règles communes, ses exigences d’obéissance, ses dispositions à exclure et à réprimer des formes d’actions individuelles. Avec l’institutionnalisation, les chants improvisés des feddayins cèderont la place à un hymne national avec son drapeau, cet emblème de reconnaissance que Genet assimile à « une théâtralité qui châtre et qui fait mourir ». Trahir, dans le sens où il l’entend, revient donc à rester fidèle à une révolution en acte, du côté de la liberté – de mouvements et de paroles –, et non vers ce qui risque de l’asservir.
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Trahir, pour Deleuze, c’est comme « une ligne de fuite », active, qui trouve ses armes en trahissant les significations dominantes, l’ordre établi, pour forcément rejoindre des « minorités ». [17] Écrire, avance Genet lors d’un entretien longuement préparé avec le metteur en scène Antoine Bourseiller, « c’est le dernier recours quand on a trahi », et d’ajouter que c’est à la colonie pénitentiaire de Mettray, à l’âge de quinze ans, qu’il a commencé à écrire, si toutefois on entend par là s’être « entraîné très jeune à des émotions telles qu’elles ne pourraient [le] mener que vers l’écriture ». Il conclut : « Écrire, c’est peut-être ce qui reste quand on est chassé du domaine de la parole donnée ».
À ces hypothèses, un an plus tard, il apporte des éléments de réponse lors d’un entretien avec Bertrand Poirot-Delpech au cours duquel Genet enchaîne sarcasmes et provocations : « la parole donnée » est celle de ses « tortionnaires », c’est la langue de la classe dominante à laquelle il recourt en s’appliquant à la ciseler, à la corrompre de l’intérieur. C’est dans leur langue qu’il doit « agresser » ses ennemis. À la question de son interlocuteur : « - Mais il y a eu l’école où l’on vous a donné le goût du bien écrire ? A Mettray ? » Il répond : « - Je ne suis pas sûr que ce soit vraiment là », mais c’est à Mettray, qu’on [lui] a donné, « probablement par hasard, les sonnets de Ronsard ».
Chez Genet, pour qui trahison et tromperie sont des armes salutaires, l’écriture est à la fois « sincère » et non exempte de mensonges. Plus exactement, elle s’emploie à miner ses propres constructions afin de confondre ses lecteurs, de « jeter en eux le trouble ». Si par communication, on entend transmettre, faire partager dans un souci de réciprocité, tel n’est pas l’objectif de Genet – ce qui ne signifie pas pour autant qu’il faille, comme Georges Bataille, conclure que « l’élaboration de son œuvre a le sens d’une négation de ceux qui la lisent ». Bataille, pour qui la littérature est un lieu d’échange et de sociabilité adopte un point de vue moral, accusant Genet de « manque de loyauté » et « d’élan du cœur », considérant que ses récits peuvent intéresser, mais « ne passionnent pas ». [18]
Au verdict de Bataille d’après lequel l’œuvre de Genet est un échec, Jacques Derrida a répondu : « Mais l’échec, Genet ne l’a-t-il pas calculé ? Il le répète tout le temps, il a voulu réussir son échec ». Et Derrida de reprocher à son tour à Bataille « l’académisme sentencieux de son discours », « une logique d’aveuglement et de dénégation », « une prédilection policée, sinistre, morale et dérisoirement réactive ». [19] On peut s’étonner que Bataille, qui refusait qu’on lût Nietzsche et Sade autrement qu’en se compromettant, ait été incapable de prendre en charge la spécificité de l’œuvre de Genet – lequel ne dévalorise pas ses lecteurs, mais les renvoie à eux-mêmes, à « la connaissance de la solitude de chaque être et de chaque chose qui, écrit-il dans L’Atelier d’Alberto Giacometti, est notre gloire la plus sûre ». Au final, « Bataille déplore que les lecteurs de Genet soient ‘mués en choses’ alors que sa propre lecture ne trouve d’issue que dans la catégorisation, le ton doctoral et pour finir, une mise à l’index ». [20]
De La Littérature et le mal à nos jours, d’où vient cette manie de vouloir circonscrire l’œuvre de Genet, de prononcer des verdicts, d’en extirper des vérités ? C’est omettre qu’en plus de son droit à l’échec, Genet n’a cessé de revendiquer celui à la contradiction, conçue comme une infinie multiplication de perspectives. J’invite à lire ou relire les toutes premières pages d’Un captif amoureux, de même celles où Genet fait part de sa fascination pour les broderies des femmes rencontrées dans les camps de réfugiés, lesquelles vont revivre, au point de croix, par les couleurs et le symbole des motifs, une Palestine engloutie. Cette forme de résistance, méticuleuse et silencieuse, que Genet tient pour supérieure aux discours politiques, transparaît dans son écriture, à travers ses entrelacs, ses échos et ses superpositions qui rappellent le tissage complexe de différentes strates de la mémoire. Les souvenirs comme les mots, « cette totalité de signes noirs », sont parcourus de blancs, d’absences, de points de suspension. Parfois s’énonce en filigrane l’érosion de la pensée, le doute, le manque de réalité contaminé par le songe. Si la recherche d’Hamza et de sa mère, quatorze ans durant, lui a dicté la forme de son livre, celui-ci aboutit à un texte déconstruit, à plusieurs voix, dégagé des contraintes temporelles et logiques. L’étonnante prépondérance de ces « blancs », de ces silences, semble insinuer une architecture, de Genet seul connue, reposant précisément sur les béances et le non-dit. Un captif amoureux serait comme la trame lacunaire qui se tisse – se brode – en se défaisant. [21]
Dans un hommage à Dostoïevski, publié dans La Nouvelle Revue Française quelques mois après sa mort, Genet considère que « tout roman, poème, tableau, musique, qui ne se construit pas comme un jeu de massacre dont il serait l’une des têtes est une imposture ». [22] Par imposture, il n’entend pas mensonge et mystification qui sont pour lui des armes légitimes, mais une conception de l’œuvre « construite sur de seules affirmations jamais contrariées ». Face à cette forme de création prétendument détentrice de vérité, Genet oppose une écriture qui se cherche, s’auto-interroge, s’exerce contre elle-même, bannit les propos présomptueux tenus pour définitifs. Une écriture qui, comme toute forme artistique digne de ce nom, réserve une place à l’humour, à l’allégresse, leurs auteurs, chose rare, sachant « rire de leur génie ». Grâce à ce rire et à son mode d’expression, tout est permis, le désordre est consenti. C’est, pour reprendre une expression empruntée à Francis Ponge, « l’hilarité du sérieux qui désoriente ». C’est, pour citer à nouveau Deleuze, sortir du sillon, délirer (comme « déconner »), avoir un côté démoniaque. Genet, tout au long de son œuvre, n’a cessé de jongler avec ce rire incertain, ironique dans le sens où il mélange les incompatibles, ruine toute définition, ravive inlassablement la problématique de toute solution. La position est des plus inconfortables, mais comme le rappelle Genet, elle « a permis d’apporter la pagaille » en lui-même et d’entretenir une absence de repos. Dans cet indécidable, dans cette ligne de fuite, s’inscrit sa démarche de poète. [23]
Références bibliographiques