Entretien avec René Schérer

, par Constantin Irodotou


1. Vous dites souvent que « les idées sont en l’air et non dans la tête ! »
Si les idées sont comme les oiseaux, qui tracent dans le ciel une écriture étrangère, ou comme le vent, cela ne signifie-t-il pas aussi que le concept de sujet-maître s’envole ? Qui tient donc la plume ?

Je tiens à préciser, tout d’abord que ma formule, ma boutade, - car l’humour n’en est pas exclu - utilise le langage parlé et se réfère aux représentations courantes. Il s’agit essentiellement, de donner de la pensée une autre image, d’abandonner l’image commune de la pensée comme l’a écrit Deleuze, chez lequel j’ai, au reste, puisé, sinon la lettre, du moins l’esprit de ce trait.
Il s’agit de prendre le contrepied des idées reçues sur un cerveau-sujet, au centre de l’univers, qui secréterait les idées « comme le foie secrète la bile » - disait-on autrefois, dans une certaine psychologie.
De toute façon, cela n’a rien à voir avec une relation de cause à effet et peut fort bien aller de pair avec une théorie « scientifique » du fonctionnement du cerveau, lui-même surface « paradoxale » n’ayant ni dedans ni dehors, ou les deux à la fois, selon le mot de Ruyer.

Pour être bref et prendre un exemple significatif, j’ai souvent été frappé, en écrivant un livre, en choisissant un thème de cours, de ce que, simultanément, paraissaient d’autres livres de même genre, ou qu’étaient tenus, parallèlement, des cours de même orientation. Et sans entente préalable, sans communication entre les auteurs.
Ce qui, entre parenthèse, devrait conduire à modifier la notion « d’influences » si chère, aujourd’hui encore et en particulier, aux études de littérature. Il y a, plutôt une imprégnation commune, un « air du temps », un « esprit » commun à une génération. Celle des « contemporains » unis par une entente secrète, « mystérieuse », sans l’avoir voulu ni cherché
Ce qu’avait d’ailleurs déjà vu et écrit Wilhelm Dilthey et, sans doute auparavant, Hegel et toute une tradition romantique, avec la notion d’ « Esprit ». Ce que la sociologie tentera de formuler à nouveau avec la « conscience collective ».
Mais, à celle-ci, on peut ne pas croire, et pencher plutôt vers une philosophie monadique et intermonadique de la conscience, comme Gabriel Tarde ou Husserl. Il reste que les Idées, elles, sont, non pas « dans » mais « entre », au milieu, forment une atmosphère commune.

C’est pourquoi il est toujours très important de prêter attention à ce que les analyses philosophiques, en général, négligent : l’atmosphère, le ton, tout un impalpable entourage des êtres et des choses. Une sorte de vapeur qui assure leur communication et leur cohésion.
Cet impalpable milieu est, dis-je, le plus important, l’essentiel. C’est, pour parler en termes physiques, le moléculaire formé d’un flux de particules véhiculant des masses plus stables, tourbillonnant autour de points plus massifs et plus fixes que sont les « sujets », ou mieux, les « suppôts » selon Klossowski ; des supports pour la toile flottante des informations, ou « suppôts » dits « du diable », si l’on pense aux forces élémentaires tout autour de nous.
Charles Fourier, de son côté, inspiré par la science newtonienne et par de vagues idées chimiques, a introduit, à côté des Quatre mouvements principaux concernant les êtres et les choses visibles, un « mouvement aromal » circulant entre elles et les pénétrant. Et, dans l’économie de sa construction systématique de l’Univers, des « Polyvers », ce mouvement va devenir l’élément majeur, dominant. Celui d’une circulation universelle.
Quoi qu’il en soit, c’est bien là, oui, que les idées voltigent, là que nous les captons, plus que nous ne les formons. A aucun titre nous n’avons le droit de les revendiquer pour nous seuls, nous n’en sommes propriétaires.
En un sens, il y a bien un ciel des idées, même si, pour nous, elles sont redescendues sur terre.

2. C’est bien Deleuze qui a écrit « Il n’y a que toi… ». Et, encore, c’est Foucault qui a dit « Lisez Schérer et Hocquenghem… » En plus, Guattari, Lyotard, vous-même et
Foucault aussi, comme l’avaient souligné François Châtelet et Deleuze, vous êtes du « même bord » et avez les « mêmes ennemis ». Aujourd’hui, dirait-on, vous vous battez seul, mais les « ennemis » sont-ils les mêmes ?

Si je comprends bien la question et en dégage le fond (ou fonds, les deux peuvent s’écrire, en l’occurence, et l’allemand ne dispose pour eux, je crois, que d’un seul mot : Grund), il s’agirait de savoir s’il y a quelque chose de commun entre ces philosophes et moi ; et quoi.
Châtelet donne à cela un tour un peu combattif : « mêmes ennemis », et semblerait indiquer une sorte de chapelle, sinon de parti : « même bord ». Ce n’est pas faux, puisque, les uns et les autres, nous venions de « la gauche » et même étions imprégnés de marxisme, de communisme, mais dissident, oppositionnel ; et avions, dès le début du mouvement étudiant de 1968, été de son côté, pris parti en sa faveur. Ce qui fut loin d’être le cas de tous les enseignants.

C’est cela que pourrait indiquer le mot, assez vague, de « bords ».
Mais je pense à l’instant que, si François Châtelet l’a utilisé, c’est intentionnellement, en raison, justement de ce caractère vague, du « flou » ou de l’inexactitude du « concept », si l’on veut s’exprimer autrement.
Il s’agit là de « l’atmosphère » dont je parlais dans ma réponse à la première question de notre entretien. Une atmosphère, une « aura » ; ou un milieu, à la fois imprécis et bien déterminé.
Un « lieu », au sens du topos logique, qui permet de situer, avant même de pouvoir définir. Ou encore un « quelque chose » d’obscur, de brumeux, et pourtant de distinct, de séparé de toute autre chose. Je pense, en disant cela à l’expression « Brouillard précis », qui était le titre ou le nom que s’était donné un groupe de création artistique, à Marseille, il y a quelque dix ou vingt ans.

Et, sous ce « bord », ce n’est pas du tout une organisation quelconque qu’il faut entendre, un parti, ou une école - encore moins - mais une amitié.
La philosophie ne comporte-t-elle pas une philia ? Ne commence-t-elle pas parmi un « groupe d’amis » ?

Deleuze et Guattari on appuyé sur cette première assise leur réponse à Qu’est-ce que la philosophie ?
Question à laquelle on répondra en déplaçant l’intérêt du ti ; (qu’est-ce que ?), sur un pôs ; (comment ?) La modalité.

La philosophie est une amitié qui crée un lien, une entente entre des individus et non pas seulement avec une entité comme la « sagesse » sophia. Ou qui a besoin de la première pour que puisse être la seconde.
Deleuze, de son côté, a bien exprimé la chose, lorsque, ayant à définir la manière dont se produit la communication entre les pensées, il parle d’une « entente préalable » rendant réceptif à des idées, qu’elles soient transmises dans un enseignement ou au cours d’une conversation amicale.

On était du même bord, a dit opportunément Châtelet ; ce qui pourrait même faire image : on se touchait par nos bords ; par des lignes et surfaces de passage, de « fuite ». Laissant fuir, filtrer des idées allant de l’un à l’autre, même si elles n’étaient pas identiques. L’essentiel étant le terrain d’entente qui fait que des méthodes et des enseignements très divers ont été possibles ensemble ; excluant ce que Leibniz appelait les « incompossibles », ce qui aurait répugné, qui aurait déparé un équilibre toujours instable et toujours, pourtant, maintenu.

Je reste, sans doute, très vague - mais n’ai-je pas dit que le flou était le propre de cette entente d’amitié ?
On pourrait préciser, toutefois, que, dans le fond - ou fonds -, il y avait de commun :
– une rupture avec des méthodes couramment universitaires ;
– une ouverture à des idées et à des thèmes antérieurement et généralement exclus de l’enseignement philosophique ;
– une répugnance à des classifications trop strictes -elles aussi exclusives- isolant la raison de la déraison, la connaissance du désir ;
– une horreur partagée des relations de domination ou, comme on a dit, de préférence, « de pouvoir » ;
– une aversion marquée, enfin, contre le consensuel.

Tout cela, ai-je dit, ne fait ni un groupe organisé, ni une école. Bien qu’il y ait eu souvent, non pas une filiation explicite, mais des points de ressemblance avec L’Ecole de Francfort. Ce qui nous rapprochait surtout était que nous étions tous, chacun à sa manière, des hérétiques.
Nous pratiquions - et je reconnais m’efforcer d’en poursuivre l’essai - une « expérience » ou un « empirisme hérétique » selon la superbe formule de Pasolini.

Ce qui ne saurait être, non plus, en contradiction avec la part de rencontre, de fortune ou de hasard qui a permis un tel rassemblement d’amis à Vincennes, qui m’a permis, à moi qui suis l’objet présent de cette enquête, de me sentir proche et, en quelque sorte, participant de pensées que, seul, je n’aurais pas été en mesure de produire.
Un tuchisme que Charles Sanders Peirce a compté parmi les composantes principales de sa Logique.

3.Permettez-moi d’insister un peu sur le mot « ennemis ». Qui sont-ils les « ennemis » d’aujourd’hui ?

Mais je n’en sais rigoureusement rien ! Ce n’est pas moi qui ai parlé
d’ennemi et ne saurais prendre à mon compte les pensées d’autrui. Je regrette.
Maintenant, en gros et de façon générale, les ennemis de la pensée libre
sont légion, comme ceux de "68" qui a soulevé dans l’Université, au
niveau des institutions jugeantes, des haines conduites par des mémoires
d’éléphant. Il se peut que pendant longtemps certaines des personnes en
place aux instances de décision aient cherché à se venger, retardé des
avancements dans des postes, etc. Mais ce sont des luttes mesquines. Il
y a eu aussi, je le sais par ouï dire, beaucoup d’ennemis en
philosophie, de la pensée de Deleuze et de celle de Foucault ; de Derrida
qui le mentionne dans sa biographie (ou plutôt son biographe le
mentionne) Voilà, si tu veux, des ennemis. Mais je ne suis pas historien.

4.Votre réponse/précision est importante pour moi, parce que vous dites à la fin "je ne suis pas historien". En ce qui concerne les "ennemis" vous ne savez rien, et cela va avec votre "concept" d’hospitalité.

Non, je ne sais rien et ne veux pas le savoir. Il y en a, mais je les
ignore. Pas par hospitalité particulière, mais parce que cela me fatigue
et que, ainsi que Deleuze l’a retenu de Spinoza, il vaut mieux parler
des amis que des ennemis et entretenir des sentiments agréables que tristes.
Maintenant, il peut y avoir, parfois, des amis imprudents, comme l’ours
de La Fontaine : "Plutôt qu’un imprudent ami/ Mieux vaudrait un sage
ennemi". Etre attaqué excite l’esprit.

5. Vous avez consacré une grande partie de votre œuvre à la sexualité et aux problèmes de l’enfance. Votre entreprise est, d’un part, un véritable « exemplum » philosophique – Foucault en témoigne - et, d’autre part, c’est la preuve réelle qu’au bord du discours, aux rivages de la lettre, c’est toujours le quadrille législatif qui règne. Pourrait-on, donc, dire que ce qui fait symptôme dans l’histoire de vos livres, c’est l’autre nom de la trace qui, au pied de la lettre, se trouve presque inévitablement piégée dans une page-cage déjà marquée par la censure ?

Je ne suis pas très assuré de comprendre certaines de tes expressions : « quadrille législatif » ou « page-cage », mais enfin, je vais tâcher de répondre.

D’abord en disant que, comme toujours chez moi, ce sont les circonstances qui ont, sinon déterminé, du moins conditionné le choix de ces thèmes : enfance, sexualité, sexualité de l’enfance. A quoi il convient d’ajouter celui de la pédagogie qui est, à la vérité, le point de départ occasionnel.
Ces réflexions, celles auxquelles je me suis livré moi-même, celles poursuivies en commun avec Guy Hocquenghem, trouvent, en effet, leur source dans une critique de la pédagogie ou, plus précisément, de ce que j’avais nommé « idéologie pédagogique », après les mouvements universitaires et scolaires de 1968 et des années suivantes.

On se souvient qu’une grande part de ces mouvements consistait à rejeter l’ordre ancien des choses dans l’organisation et la transmission du savoir.
Et ce, sur différents plans : de l’autorité magistrale, du « mandarinat », de la possession et de la détention des connaissances ou « savoir », par une fraction de la société, fonctionnaires ou autres.
Bref, il s’agissait :
– d’une part, de relier le savoir, dans les divers domaines où il intervient, à l’indubitable exercice d’un « pouvoir » ;
– et, d’autre part, conformément à l’attitude radicale qui avait été généralement adoptée en 68, de faire porter la critique et le refus, non seulement sur les divers pouvoirs avec leurs hiérarchies variées, mais sur « le Savoir » lui-même. Peut-être, d’ailleurs, de rejeter même « le bébé avec l’eau du bain ».

Quoi qu’il en soit, ce qui était concerné allait bien au-delà d’une « réforme pédagogique », le mot de pédagogie, ainsi que la chose étant, en quelque sorte, piégés, pris dans le cercle d’une logique close ; et mon intention première a été de voir jusqu’où il fallait pousser l’analyse.

Je me contente de donner la ligne directrice et la logique de cette orientation, ne pouvant ni n’ayant l’intention, dans cette courte réponse, d’entrer dans le détail.

Plusieurs choses étaient donc impliquées :
– critique de la pédagogie ou relation de maître à élève,
– critique de l’enseignement comme transmission d’un savoir détenu par les adultes, en dehors de l’enfance ;
– interrogation sur ce qu’était précisément l’enfant concerné,
– ses pouvoirs (ou, mieux, « puissances ») à commencer par celles qui le définissent à titre de ce dont il est exclu : la puissance ou capacité sexuelle, le droit à la jouissance ;
– démontage ou décorticage (je n’ai jamais utilisé le, mot de « déconstruction » que j’ai trouvé, par la suite, chez Derrida) de toutes les barrières, les clôtures édifiées autour de l’enfance ; celle, éminemment, de la clause de « minorité, variable historiquement, mais impérative. Servant de clé ou de « pivot » à l’ordre social, actuel (la civilisation, l’ordre subversif selon Fourier).

J’ai été heureux, justifié et comblé, d’une certaine manière, lorsque j’ai trouvé, un peu plus tard, une confirmation et un enrichissement de ce que j’avais écrit (seul ou avec Hocqueghem), chez Foucault, avec les idées de « colonisation » de l’enfance et de la soumission de celle-ci à un « panoptique » ; cela étant complété par l’idée conjointe d’une « pédagogisation intégrale de l’enfance ». Ou, chez Deleuze et Guattari, quand j’ai rencontré l’expression d’un « devenir-enfant », d’un « devenir- animal » dont l’idée, sinon les formules, se trouve amplement dans Co-ire. Quant à certaines rencontres avec Jacques Derrida, on les trouvera, dès Emile perverti, avec l’emprunt à son analyse dans De la grammatologie, du mot de « supplément » chez Rousseau, ou encore avec une allusion à L’archéologie du frivole, dans mon Erotique puérile.

Si je donne ces précisions, c’est pour indiquer que les idées ou, si l’on veut les appeler ainsi, les « thèses » que j’ai soutenues ne m’étaient pas absolument propres, et qu’elles faisaient partie de « l’air du temps ». Je le rappelle, parce qu’en effet, des réflexions et recherches dans le domaine de l’enfance ont touché nécessairement à un certain aspect de l’ordre social, de la législation dont la détermination de l’enfance et de la minorité font partie. Et parce qu’en abordant ces problèmes, on aborde inévitablement un domaine « réservé » ; on se heurte à des interdits. Voire à des interdits de penser. Et cela de plus en plus. Mais il est bon de rappeler que la réflexion philosophique ne peut éviter de s’interroger sur la légitimité même d’une législation, quelque consensuelle qu’elle puisse être, et sur ses arrière-fonds historiques. La liberté de penser en dépend.
D’ailleurs, il est bon de rappeler que rarement la censure a songé à entraver la liberté de penser et d’écrire lorsqu’il s’agit de soumettre une question à la discussion. Tout autre chose est d’enfreindre la loi. Mais il, n’est pas mauvais, et même indispensable, qu’il y ait eu, en ces époques de contestation tous azimuts, des excursions (ou incursions) philosophiques qui se soient hasardées aux frontières litigieuses et risquées de l’enfance. En ce sens, je suis heureux de voir associé à l’idée d’un « risque » une partie de mes écrits.

6. Vous avez réintroduit dans le champ philosophique des notions archaïques, comme l’âme (l’Ame atomique avec Guy Hocquenghem) ou l’hospitalité. Ce geste que signifie-t-il ?

J’entends bien la question. Et, pour prendre les exemples que tu cites, je commencerai par distinguer entre eux.
Il ne s’agit, ni du même contexte, ni du même « archaïsme ».
En ce qui concerne l’âme, il s’agissait de se (« nous », puisque nous étions deux, Guy et moi) situer et définir relativement à une tendance générale chez la plupart des philosophes de gauche, qui avaient professé le marxisme ou tenaient à se différencier d’un spiritualisme ou personnalisme chrétien, en affirmant à tout propos un matérialisme tenu comme valeur en soi, substitut de tout autre signifiant ; il fallait, à tout prix, se dire matérialiste pour être pris au sérieux.
En ce qui concerne l’hospitalité, c’est de la désuétude d’une coutume qu’il s’agit. J’y reviendrai.
Pour le moment, je reprends le premier point : l’âme, dont le mot semblait avoir disparu du vocabulaire philosophique, laissant le champ au corps seul : affirmer le corps ; ne parler que du corps, parler le langage du corps. Et ce, à la ressemblance du traitement matérialiste, de manière souvent inanalysée ; à l’emporte-pièce, en tant qu’affirmation massive valant toute autre démonstration.
Ce qui pouvait conduire, apparemment du moins, à la proscription de tout autre langage, à une sorte d’ostracisme lancé contre les concepts et les mots pouvant désigner tout autre principe, âme ou esprit.
Je dis : tendance générale, sans faire de personnalité ni de distinction ; aussi chacun pourra songer à telle ou telle œuvre, à tel ou tel penseur . Je n’ignore pas que, bien entendu, on pourra trouver ce que je dis là et que nous pensions alors, confirmé par les textes, ou, au contraire, infirmé. C’est, du moins, ce qui a guidé notre choix de « l’âme », notre intention de « réhabiliter » l’âme, pour ainsi dire.
Un peu par jeu, d’abord : pourquoi, au fond, ne pas traiter de l’âme ? On n’en parle plus ou presque plus. C’est ringard, ridicule, honteux. (Et il est certain, entre parenthèses que les excès verbaux de 68 ou d’après, la vogue « maoïste », y ont été pour quelque chose).
Mais, une fois lancé « l’âme », nous nous sommes aperçus que c’était un mot très riche, abondant en virtualités, en implications ; et aussi très actuel, à condition, bien entendu, qu’on le débarrasse de ses sous-entendus substantialistes, de ses qualités occultes, qu’on le rajeunisse et le revivifie.
Nous nous sommes aperçus, d’autre part, au cours de cette opération, que les philosophes les plus marquants n’avaient jamais cessé d’en utiliser le mot et le concept ; seulement cela demandait, pour s’en apercevoir, un travail de décapage pour en extraire le cœur, la « substantifique moelle ».
Et, à ce moment - là, on voit bien que c’est un mot irremplaçable ; que, tant dans l’usage courant que dans le philosophique, on rencontre à tout moment, comme un incontournable, le mot et la chose.
Maintenant, qu’outre cela, l’âme apporte, à celui qui en use, le plaisir d’un archaïsme ; que, dans un univers abusivement technique de mots de toutes sortes, il introduise et maintienne une persistance, une « résistance » de bon aloi, c’est aussi un supplément, un bénéfice, ou une « plus-value » de sens, si l’on peut dire, sur quoi nous n’avons pas refusé de nous appuyer, selon l’occasion ou l’occurrence, sans le chercher.
Il s’est trouvé qu’à la fin (car l’expression ne s’est imposée qu’une fois le livre écrit) l’accouplement bizarre de « l’âme atomique » a été une locution heureuse, je crois, et qui convient bien à l’intention esthétique de l’ensemble.

Il en va tout autrement, second point, du moins assez différemment pour l’hospitalité.
Il n’y a pas eu, à l’égard du mot ou de la notion un évitement du même ordre. S’il y a archaïsme, ce n’est pas une affaire linguistique, mais de pratique. Je veux dire par là que mon désir d’écrire quelque chose sur l’hospitalité a trouvé sa première motivation, son impulsion initiale dans le « défaut » actuel d’hospitalité à l’égard des étrangers, errants, vagabonds, etc. Et que la transformation historique de ce qui relevait jadis ou même naguère des pratiques hospitalières en un certain nombre de « droits », au reste fort restreints, ne change rien au fond : un voyageur n’a plus à demander l’hospitalité à un particulier, il loue une chambre à l’hôtel, tout simplement. A l’époque de Phileas Fog, le héros bien connu du Tour du monde en quatre-vingts jours, n’importe qui pouvait, en payant, bien entendu, se permettre de circuler à travers la planète entière ; ce n’est plus vrai aujourd’hui ; car le voyage, en dehors des « tours » organisés, connaît des restrictions notoires. Les circuits sont tracés par avance et toujours exclusifs et restrictifs, soit en ce qui concerne les personnes, soit en raison de la situation interne de certains pays. Je n’insiste pas là-dessus ; mais voulais simplement noter que si la référence à l’hospitalité peut paraître archaïque, c’est en raison, non pas de la désuétude d’une notion qui ne serait plus de mise dans un monde moderne, mais bien plutôt de ce « progrès à rebours » qui a marqué notre modernité, et, en particulier, la plus récente.
Je te fais remarquer aussi que je n’ai pas été, tout de même, seul dans cette orientation vers l’hospitalité ; mon livre y fait d’ailleurs référence : que ce soit Edmond Jabès ou Levinas qui semble avoir le premier donné au mot et au concept auquel il renvoie, une sorte de dignité, de « lettres de noblesse » philosophiques. Mais déjà Kant, dont je m’inspire au premier chef, y avait vu un principe transcendantal du droit international. Reprendre à ce niveau, ce n’est donc pas, à dire vrai, de « l’archaïsme ».
Mais, le serait-ce, je ne craindrais pas de le revendiquer, pensant, avec Pasolini que dans le contexte contemporain de néo-capitalisme, de la « société de consommation », et surtout la mondialisation dominante, la financiarisation effarante et mortifère de l’économie, on ne peut être révolutionnaire sans être, de quelque manière, « réactionnaire », c’est-à-dire maintenir et revivifier des valeurs traitées d’obsolètes.
Ressusciter l’hospitalité, en faire un thème philosophique primordial, est un rappel à l’ordre. A l’ordre sociétaire véridique, comme écrivait Fourier, en face de celui, « subversif », de la civilisation.

Je me suis déjà exprimé et expliqué là-dessus. Ce mélange, archaïsme et révolution, ce sont, en quelque sorte, les ingrédients constituants de mon utopie.