Explorer le passé/présent en compagnie de Victor Klemperer [2]
« Was bleibt... » Klemperer, Arendt – langue perdue, langue sauvée
Tout porte, a priori, à opposer l’approche de la question de la langue (l’allemand comme langue maternelle) mise en avant par Hannah Arendt dans son célèbre entretien avec Günter Gaus [1] à l’exploration du jargon forgé par les nazis telle que Victor Klemperer la conduit dans LTI [2]. Pour Arendt, la langue maternelle, c’est ce qui demeure quand on a tout perdu, qu’on a été dépossédé de tout, en situation d’exil forcé – la situation du réfugié fuyant les persécutions politiques et raciales – la sienne. Ce qu’aucune persécution ne peut enlever à l’exilé(e), c’est la familiarité, la relation intime avec la langue, les poèmes sus par cœur et appris dès la plus tendre enfance, et qui, dit-elle, « sont présents d’une certaine manière au plus profond de ma mémoire, derrière ma tête, in the back of my mind [3] ». La langue allemande, ajoute-t-elle, c’est « l’essentiel de ce qui est demeuré et que j’ai conservé de façon consciente [4] ».
De cela découlent deux propositions :
– « Ce n’est tout de même pas la langue allemande qui est devenue folle !
– Rien ne peut remplacer la langue maternelle » [5].
On voit bien ici d’emblée comment la position (la proposition) arendtienne entre en collision avec l’entreprise conduite par Klemperer, tant avec le journal des années de guerre [6] que dans LTI : l’idiome nazi, pour lui, c’est bien, par excellence, la langue allemande, toute la langue allemande, saisie par un régime aux mains de psychopathes et rendue folle elle-même, arrachée à ses gonds, empoisonnée [7]. L’enquête et le travail de terrain de douze ans, conduits opiniâtrement par le philologue montrent au contraire comment, au fil du temps, la langue allemande, criblée de néologismes monstrueux et de tournures aberrantes, tend à devenir méconnaissable, proprement dénaturée – le « tout de même » de sauvegarde énoncé par Arendt ne résiste pas à l’observation de l’évolution de la langue in situ, au cœur du IIIème Reich, la langue telle qu’elle s’écrit dans les journaux, telle qu’elle est maltraitée dans les discours des dirigeants nazis, mise en pièce par la propagande et, surtout, peut-être, le pire, telle qu’elle est parlée, désormais, par les gens ordinaires infectés par l’idiome du pouvoir [8].
Sur ce point, donc, Arendt et Klemperer sont en radicale opposition et il nous faudra examiner le fondement de leur différend – celui-ci est-il au fond soluble dans la différence ou le contraste entre leurs situations respectives sous le IIIème Reich, elle en position d’exilée aux Etats-Unis et ayant choisi d’y rester et y poursuivre une carrière brillante après la fin de la Seconde guerre mondiale, et lui parlant en situation non seulement d’exilé de l’intérieur, mais de persécuté racial, vivant dans le plus grand dénuement et constamment exposé au risque de la déportation dans un camp d’extermination [9] ?
Sur la seconde des propositions énoncées par Arendt, en revanche (« rien ne peut remplacer la langue maternelle »), l’opposition est beaucoup moins tranchée. Certes, Arendt a passé le test de l’exil, elle s’est appropriée la langue du pays d’accueil, elle écrit désormais en anglais – et cela constitue, d’ailleurs, pourrait-on noter au passage, l’une des clés de son succès public à partir des années 1960. Mais, dit-elle, il existe des limites distinctes à ce passage à la langue de l’autre : elle conserve, en anglais, un accent germanique prononcé et « il m’arrive souvent de ne pas m’exprimer de façon idiomatique [10] ». C’est à bon escient qu’elle désigne ici l’idiomatique comme le cap le plus périlleux à franchir pour l’étranger (ici : le.la réfugié.e) en instance d’intégration dans le pays d’accueil. Elle s’exprime de façon très critique à l’endroit d’autres exilés allemands où juifs/allemands qui ne ménagent aucun effort pour s’intégrer au plus vite dans le monde nord-américain sur un mode mimétique : très vite, ils s’approprient le registre idiomatique, ils singent le parler local – mais le résultat, c’est qu’ils ne parlent qu’en clichés – la normalisation linguistique à marches forcées a son prix.
En revanche, dans la sphère de la recherche, du travail intellectuel, en philosophie, entre autres, le passage à la langue de l’autre n’est pas si aisé – on ne change pas de matrice linguistique comme de chemise, les concepts, les énoncés, les plis de la pensée ne se transposent pas si aisément, ils ont leur couleur propre dans leur langue d’origine.
Klemperer, lui (le journal des années qui suivent l’accession des nazis au pouvoir en témoigne abondamment), voit cet obstacle – le passage à la langue d’un autre – comme infranchissable. C’est l’une des raisons majeures pour lesquelles il ne se décide pas, quand il en est encore temps, à partir en exil. Son lien à l’allemand comme langue de culture et moyen d’expression courant est viscéral, l’allemand est sa langue, insubstituable [11]. Plus, au fil des épreuves imposées par l’accession du nazisme au pouvoir contribuent à réduire à néant son identification au peuple allemand, plus il fait son deuil de toute espèce de patriotisme et de nationalisme, et plus son adhésion à la langue se renforce – l’horizon du journal, prolongé par LTI ensuite, c’est la défense de la langue allemande saccagée par les barbares. En ce sens, il n’est pas si éloigné qu’il n’y paraît de Arendt : ce n’est pas la langue elle-même qui est « coupable » de quoi que ce soit, ce sont ceux qui l’ont empoisonnée et dénaturée – même si se maintient cette divergence entre eux : pour Klemperer, c’est bien la langue aussi qui est « devenue folle » ou, du moins, qui a été rendue folle par les criminels qui s’en sont emparés.
Contrairement à Arendt, Klemperer ne se voit pas « passer » à une autre langue, même conditionnellement, imparfaitement, incomplètement. Il ne se voit pas enseigner dans une autre langue que l’allemand, et pas même affronter les conditions de la vie quotidienne dans un pays étranger, dans une langue étrangère [12]. A de nombreuses reprises, dans le journal, il expose, avec un sens certain de l’autodérision, les limites de ses compétences linguistiques : je suis, note-t-il en substance, ce romaniste qui ne s’exprime même pas couramment en français, et moins encore en italien, et pas du tout en espagnol... Sa connaissance de la langue française est livresque, il lit assurément le français du XVIIIème siècle mieux qu’il ne parle celui du XXème... La différence avec Arendt est ici marquée : à tort ou à raison, Klemperer se voit enfermé dans la langue allemande, irrémédiablement limité par son monolinguisme. C’est le revers de sa relation fusionnelle avec cette langue, le prolongement de l’impossibilité pour lui de se sentir autre chose qu’allemand (ce motif est lancinant dans le journal : les vrais Allemands, c’est nous, les nazis sont des imposteurs).
Dans l’entretien avec Gaus, Arendt se moque de ces émigrés allemands si pressés de s’intégrer à la société « américaine » qu’ils en viennent à oublier l’allemand – ou à affecter de l’avoir oublié. C’est là pour elle une forme d’opportunisme culturel aussi futile que peu recommandable. Pour elle, au contraire, la langue allemande, c’est l’inoubliable – dans les conditions même où il lui faut bien « passer à l’anglais ». Ce qu’elle suggère ici, c’est que le passage à la langue de l’autre ne doit pas se faire dans les formes d’une trahison, d’un passage à l’ennemi. Au contraire, plus on passe à la langue de l’autre et mieux l’on essaie de se perfectionner dans son exercice, plus l’on sera porté à cultiver la fidélité, c’est-à-dire l’attachement affectif à la langue maternelle. Ce qui émerge ici, c’est le motif de la langue maternelle entendue comme trésor associé à l’enfance. Klemperer insiste aussi sur la dimension affective de cet attachement à la langue, mais sa ligne d’horizon serait ici plutôt la culture, son immersion dans la culture allemande, ce dont il ne saurait se détacher ou s’extraire. La différence d’accent est ici distinctement genrée – le motif de la langue maternelle est central dans le dialogue entre Arendt et Gaus, il ne survient pas sous cette forme sous la plume de Klemperer. De même, l’enfance. Arendt évoque ce que l’on a appris par cœur (enfant, donc, à l’école ou à la maison) et qui fait la différence entre la Muttersprache et toute autre langue apprise plus tardivement. Klemperer, lui, ne parle guère de son enfance ; l’élément crucial qui fonde son lien fusionnel à la langue allemande, c’est sa situation de Juif assimilé à la culture et à la nation allemande. Quand, sous l’effet des circonstances, le lien à la nation et au peuple se défait, quand Klemperer se sent toujours plus étranger à une tradition culturelle dominante qui conduit du romantisme au nazisme, alors, was bleibt, ce qui demeure, pour reprendre la formule de Arendt, c’est la langue – pas tellement la langue comme langue de la mère ou langue-mère, mais plutôt comme monde de vie, monde de l’enfance (« quand on a grandi... ») ce qui définit le propre et, dans l’idéal, le commun aussi – ce que, précisément, les nazis vont s’acharner à détruire.
Dans son entretien avec Gaus, Arendt insiste sur le motif de la langue maternelle « inoubliable », et puis, sans transition, elle semble passer à un tout autre sujet – Auschwitz – les conditions dans lesquelles les exilés allemands, notamment juifs, ont pris connaissance de ce dont Auschwitz est le nom – la Shoah, les exterminations massives en cours, en Pologne notamment. Elle évoque « le jour où nous avons entendu parler d’Auschwitz », en 1943. En apparence, cette bifurcation, presque une digression ou une parenthèse, l’éloigne de son sujet – la langue. Car elle y revient aussitôt après, pour évoquer son passage en Allemagne (en visite, elle s’est définitivement fixée aux Etats-Unis), en 1949. Et c’est pour dire à quel point elle a été heureuse de retrouver la langue allemande dans ces circonstances, d’entendre parler allemand dans les rues : « Cela m’a incroyablement réjouie ».
Il importe de lire quelque peu entre les lignes de ce passage en apparence tout à fait sinueux. Ce qui y est en jeu est perceptible à l’œil nu : lorsque nous avons appris (« entendu parler de... ») ce qui était en cours (en jeu) à Auschwitz, nous avons été bien près de perdre l’allemand – toute espèce d’attachement à l’Allemagne et aux Allemands, incluant donc la langue allemande... Et puis, il est apparu que la langue résistait à l’épreuve du crime collectif et de la catastrophe – ce que sanctionne le retour de l’exilée en Allemagne, définie ici comme le pays où l’on parle allemand... L’affect joue ici un rôle premier : en entendant parler allemand dans les rues, trois-quatre ans après la fin de la guerre, la proscrite de retour au pays n’est pas frappée d’effroi, envahie par un sentiment de répulsion – tout au contraire, elle est « incroyablement réjouie » [13].
Quelque chose se manifeste dans la langue ici, dont la portée excède amplement celle de la langue même : si celle qui a dû quitter son pays sous l’effet des persécutions raciales dès 1933 peut, quatre ans après la chute du IIIème Reich se réjouir incroyablement d’entendre parler allemand ailleurs qu’en situation d’exil, c’est donc bien que les Allemands, comme ensemble, ne sont pas un peuple maudit ou banni de la communauté humaine. Ce n’est pas seulement que la langue a résisté à l’épreuve de la catastrophe, c’est que ce peuple peut être réintégré dans la communauté des peuples, quelqu’inexpiable qu’ait été le crime. La langue est ici, dans son sens le plus fort, le révélateur d’une condition historique.
A la fin du passage qui, dans l’entretien avec Gaus, évoque les enjeux liés à la langue, Arendt affirme qu’elle n’éprouve aucune nostalgie pour l’Allemagne pré-hitlérienne – il ne s’agit donc pas pour elle de se réconcilier avec quelque Allemagne immémoriale que ce soit, par-delà l’infâme « parenthèse » nazie – le fondement de l’attachement au natif (pour éviter l’expression de « sol natal » difficilement séparable du sentimentalisme patriotique, heimatique, dans le contexte allemand), c’est la langue et rien d’autre, rien de plus, rien de moins – « J’ai toujours refusé, consciemment, de perdre ma langue natale », insiste-t-elle, soulignant au passage que s’il fut une époque où elle parlait « très bien » le français, durant son exil en France, précédant son départ pour les Etats-Unis, ce fut toujours en gardant avec cette langue « une certaine distance », tout comme avec l’anglais devenu, depuis, sa langue de travail [14]. Ce qui caractérise donc dans cette perspective le lien à la langue maternelle, c’est l’absence de distance – donc le fusionnel.
La formule was bleibt, « ce qui reste » condense l’expérience de la catastrophe. Ce qui reste, c’est ce qui a résisté, envers et contre tout, à l’épreuve de la catastrophe – l’exil et la perte du « droit d’avoir des droits », dans la dimension de l’existentiel, puis, avec Auschwitz, dans la dimension historique. Ici se remarque d’emblée une différence radicale entre les formes de l’expérience de la catastrophe, selon que l’on se situe dans la perspective de Arendt et celle de Klemperer. L’un et l’autre ont en partage l’expérience de la perte de la « vie qualifiée » sous l’effet des décrets d’un pouvoir, d’un régime politique qui a passé un pacte avec le diable. Chez la première, cela prend la forme de la perte de la citoyenneté, de l’exil ; chez le second celle de la réduction progressive à une condition désolée, dans le ventre de la bête. Pour le reste est criant le plus vif contraste : Klemperer vit, littéralement, à portée immédiate de l’extermination, il perçoit le souffle brûlant d’Auschwitz, là où il est – les Juifs de Dresde progressivement « évacués » (LTI ! – mais le terme est couramment repris à son compte par Klemperer, dans le journal, sans guillemets, ce qui permet de prendre la mesure de la difficulté pour lui de concevoir ce que recouvre effectivement ce terme emprunté à la nomenclature nazie) vers les camps qui vont les engloutir ; lui-même à la merci de l’abolition (susceptible de survenir à chaque instant, au cours des dernières années de la guerre), de sa condition de Juif « privilégié » du fait de son mariage avec une femme « aryenne ».
Par contraste, la relation de Arendt à l’extermination est placée sous le signe du lointain. Elle n’« entend parler » d’Auschwitz, dit-elle qu’en 1943, soit avec un retard considérable sur la mise en œuvre effective de la Solution finale. Il ne s’agit pas de dire que les Juifs allemands exilés en Amérique se seraient sentis peu concernés par l’extermination, mais simplement que la distance est là, l’éloignement – ce que consigne, implacablement, la formule mise en avant par Arendt.
Le « ce qui reste » arendtien n’est pas étranger à la démarche de Klemperer, mais il doit être en même temps entendu tout différemment. L’expérience qu’il fait (ou plutôt : l’épreuve qu’il connaît) au cours des douze années du IIIème Reich est bien celle d’une déperdition continue, inexorable, de tout ce qui faisait de lui un citoyen allemand doté d’un statut privilégié, un universitaire respecté, un membre de la bourgeoisie intellectuelle. L’existence se réduisant comme une peau de chagrin. Dans les dernières années de la guerre, il n’est plus qu’un survivant en attente d’une imminente déportation. L’expérience de ces douze années n’est pas seulement faite de tout ce dont il a été privé par le régime nazi, mais aussi de tout ce à quoi il a adhéré en tant que Juif assimilé, se voyant comme membre à part entière de la communauté allemande. « Ce qui reste », donc, c’est le journal dont il poursuit la rédaction jusqu’au bout, soutenu par la volonté de témoigner jusqu’aux dernières extrémités. Le journal entretient un rapport double avec la langue : en tant qu’il est un exercice d’écriture quotidien d’une part (en ce sens, l’écriture comme seule bribe de liberté et de vie privée qui reste au survivant, dans ces conditions), le journal comme sanctuaire de la langue préservée, sauvée, contre la prolifération de la LTI ; et, d’autre part, le journal en tant qu’il est amplement, si ce n’est essentiellement, consacré à l’étude minutieuse de l’empoisonnement/emprisonnement de la langue allemande par la LTI.
« Ce qui reste », donc, in fine, au terme du voyage au bout de la nuit dont le philologue connaît l’épreuve, est bien directement agencé autour de la langue. Mais, alors que Arendt a une approche toute patrimoniale de la langue allemande comme trésor à conserver et préserver dans les conditions même de l’exil, comme si cette langue s’était tenue hors de la portée des barbares pendant toute la « traversée » du Troisième Reich, comme si, au contraire, elle avait été un môle objectif et naturel de résistance à la terreur nazie, Klemperer, à l’inverse, place le saccage de la langue allemande au cœur de l’épreuve du désastre – la LTI comme pierre de touche de la corruption du peuple allemand par le régime national-socialiste. Dans sa perspective, « ce qui reste », ce qui résiste au désastre, ce n’est pas la langue en tant que telle, devenue méconnaissable après être tombée aux mains des nazis – le trésor a été pillé, souillé, violenté. « Ce qui reste », cela tient à bien peu de chose, c’est la résistance infime mais jamais désarmée du philologue survivant et témoin du désastre – celui qui, précisément, continue de recueillir, analyser, classer les objets permettant de prendre la mesure de l’ampleur de la catastrophe, là où la langue est en jeu, tout particulièrement. « Ce qui reste », c’est la capacité critique et analytique du diariste survivant, entièrement isolé, souvent désespéré mais qui s’en tient à son article de foi : in lingua veritas, une formule qu’il faut savoir entendre – la langue nazie étant, par définition l’empire du mensonge. Ce que veut dire Klemperer, c’est que la langue ne ment pas au sens où elle dévoile, révèle, témoigne elle-même de la catastrophe et de son ampleur. Dans les mots de Georges Didi-Huberman : « Klemperer comprend l’expression In lingua veritas au sens clinicien de la langue [15] ». La langue ne ment pas, au sens où elle présente le symptôme, et le symptôme ne ment pas, au contraire, il est ce qui guide le médecin dans l’identification de la maladie. La langue est le témoin du complet « renversement de valeurs » dont le jargon nazi porte la marque. In lingua veritas est donc une formule de diagnosticien, ce qui rapproche ici Klemperer de Foucault [16].
Toujours en suivant le fil du « ce qui reste », on dira que quelque chose persiste de l’espérance, tant que se maintient la faculté critique du diagnosticien qui sait que la langue, elle, ne ment pas, contrairement à ceux qui en font l’instrument de leur folie, contrairement aux locuteurs qui sont sous l’emprise de la LTI et qui à ce titre, se font les propagateurs hallucinés du mensonge.
Cette approche contraste du tout au tout avec celle de Arendt qui s’est tenue pendant toutes ces années trop éloignée de l’Allemagne pour avoir été sensible au désastre qui a affecté la langue elle-même ; qui a pu, donc, produire ce mythe ou cette consolation : la langue perçue comme « ce qui reste », intangible, tandis que les hordes déferlent. Pour Klemperer au contraire et d’une manière infiniment plus « dialectique », si l’on veut, plus la langue est le moyen par lequel le nazisme pénètre dans la chair et le sang du peuple allemand, et plus elle est le témoin fidèle du désastre ; plus se trouve renforcée la conviction du diagnosticien selon laquelle la vérité est dans la langue, la vérité se détecte dans l’épaisseur, la chair de la langue elle-même.
Klemperer n’a pas du tout une approche patrimoniale de la langue allemande. Il met en place un dispositif de résistance dans la langue, ce qui est tout autre chose : il écrit au jour le jour et au bord du gouffre (en situation de survivance), en allemand, contre ce qui conspire sans relâche à la profanation et l’avilissement de la langue allemande. Il témoigne en allemand de la barbarisation de la langue allemande par les nazis. Il se tient donc, avec le journal et ses autres écrits, sur une ligne de front – celui qui est tenté parfois de se définir comme le dernier des Allemands (contre les nazis qui sont, par définition, l’anti-Allemagne) y maintient en vie la langue allemande contre le jargon des vandales qui en emprunte la forme. Le journal, c’est l’antidote quotidien à la LTI, le contre-poison ou, dans un autre registre, le dernier réduit d’une exemplaire contre-conduite dans laquelle prévaut l’enjeu de la langue. On pourrait dire, opérant un rapprochement avec les combattants du ghetto de Varsovie : tant qu’une poignée de résistants lutte encore, les armes à la main, l’espérance n’est pas morte ; de même, ici : tant qu’il en est un encore, fût-ce un seul, qui résiste dans la langue, persiste et persévère un « reste » d’espérance ; la persistance de cet éclat indique que tout n’est pas consommé – la langue allemande n’est pas morte, étouffée sous les cendres de la LTI.
Arendt fait de la langue allemande, sentimentalement définie comme langue associée à la figure maternelle, une sorte de fétiche ou de talisman – ce qui serait demeuré hors de portée de la catastrophe politique et historique. La langue comme invariant et cristal – là où la culture elle-même a été mise à sac par les barbares. Il y a sans doute davantage qu’une once de romantisme dans cette approche affective (effusive) de la langue – ce qui apporterait de l’eau au moulin des préventions de Klemperer contre le romantisme allemand. Pour lui, au contraire, la langue ne s’est pas seulement trouvée pleinement exposée aux radiations de la catastrophe – elle se situe à son épicentre, étant devenue la cellule et l’arsenic du peuple allemand.
L’opposition entre les deux auteurs se prolonge si on l’envisage sous l’angle des conditions de l’écriture. Chez Klemperer, l’écriture est indissociable du désastre vécu au jour le jour, au danger de mort. Il la définit lui-même comme un héroïsme du quotidien, un héroïsme tant soit peu empreint de donquichottisme tant le combat est inégal [17]. L’écriture se replie sur la sphère privée, seule Eva qui transporte les feuillets du journal en lieu sûr à intervalles plus ou moins réguliers et quelques voisins de la Judenhaus ont connaissance de son existence. Celle-ci suscite d’ailleurs de la part des uns et des autres toutes sortes d’objections [18]. Il s’agit donc d’une écriture secrète, clandestine, réprouvée et, surtout, sans destinataire défini et assuré. Le journal est une bouteille jetée dans les flots d’une mer déchaînée, sans grand espoir donc que celle-ci atteigne, un jour, une autre rive. En même temps, il est le plus irrécusable des signes de vie. C’est en persévérant, coûte que coûte, dans l’écriture du journal que Klemperer se maintient en vie et donne un sens à sa survie – bien des Juifs de Dresde en instance de déportation préfèrent anticiper sur le décret de mort prononcé par la Gestapo et se suicider. Le Véronal qui est le moyen le plus courant par lequel ils en finissent est surnommé « le bonbon juif ».
Klemperer écrit pour ne pas succomber au désespoir, sa détermination à « témoigner jusqu’au bout » qu’il met en avant dans certains passages du journal est, au fond, une rationalisation fragile de l’impulsion pure, de l’instinct de survie qui le conduisent à faire du geste même de l’écriture – la tenue du journal – le recours ultime contre l’abandon au destin – à la mort. Le sens (à quoi bon continuer de vivre dans ces conditions ?) se réfugie, lorsque toutes les issues sont obstruées, tous les espoirs envolés, dans cette pratique quotidienne (se lever chaque matin entre trois et quatre heures pour tenir le journal avant de partir à l’usine où Klemperer est astreint au travail forcé comme manœuvre) dont on ne saurait dire si elle est à proprement parler une discipline, si elle relève d’une morale ou d’un automatisme de survie, d’une pure compulsion ou d’une volonté de fer...
Cette écriture des catacombes s’oppose en tout à celle de l’exilée Arendt. En passant à l’anglais, celle-ci trouve accès à l’espace public, elle se fait progressivement sa place dans le débat intellectuel, parmi la gauche « américaine », « entre » le monde académique et celui du journalisme – elle devient ce qu’on appelait alors une « publiciste » [19]. Ayant réussi son passage d’un langue à l’autre (le test décisif), elle va pouvoir entamer une success story en devenant un figure connue du débat intellectuel, entre philosophie et politique, dans le camp libéral et progressiste (pour employer des termes convenus). L’écriture dans la langue de l’autre (avec toutes les difficultés de la chose) est ce qui lui permet de transformer l’épreuve et l’infortune de l’exil en leur contraire exactement – Arendt va faire, aux Etats-Unis, puis, sur la lancée, dans tout l’Occident global, une carrière dont elle n’aurait jamais, et pour cause, connu l’équivalent si elle était demeurée en Europe – qu’elle ait connu le sort des millions de Juifs exterminés ou survécu « par miracle » comme Klemperer. Son immense notoriété en Allemagne même, après la Seconde guerre mondiale (comme en témoigne la déférence avec laquelle le journaliste Gaus l’interviewe pour une grande chaîne de télé de RFA) est un effet en retour de son succès aux Etats-Unis et dans le monde anglo-saxon.
En asseyant sa notoriété aux Etats-Unis, grâce à ses publications et ses interventions dans le débat politique et intellectuel, Arendt n’a pas seulement réussi un remarquable parcours d’intégration, dans son milieu – l’espace balisé d’un côté par l’Université d’un côté, la presse de l’autre. Elle est « passée de l’autre côté », le changement de langue n’étant ici que le milieu ou la manifestation du changement d’horizon, de matrice, de système de références – elle s’est acclimatée aux conditions du débat intellectuel et politique aux Etats-Unis, elle est devenue une publiciste « américaine » d’origine européenne – l’ouvrage qui l’a propulsée vers les sommets de la notoriété – Les origines du totalitarisme portent la marque incontestable de ce passage à l’autre (monde) et à ses conditions ; jamais un tel livre ne se serait écrit, dans cette forme, si Arendt était restée en Europe, assignée aux conditions politiques et intellectuelles européennes. Un diagnostic que ne peut que conforter, bien sûr, la lecture de son essai sur la révolution [20]. Ensuite, la réception glorieuse de ses écrits en Europe doit être vue comme un effet de boucle ou de réimportation – elle revient en Europe auréolée de son succès et son renom aux Etats-Unis, avec toute l’autorité que celui-ci lui confère. C’est la raison pour laquelle on découvre aujourd’hui peu à peu que la puissance (la portée) philosophique de l’œuvre de Arendt a été considérablement, dans le temps de sa première réception, surévaluée – elle ne franchit pas le cap du test décolonial, notamment, comme cela a été remarqué, ses adeptes et disciples se recrutent toujours plus distinctement du côté de la pensée libérale conservatrice [21]. La réception arendtienne s’est distinctement, au cours des dernières décennies, déplacée de la gauche vers la droite.
Le succès mondial de Arendt est indissociable du fait qu’elle écrit, entre philosophie et Publizistik, dans la langue du vainqueur, l’expression devant être entendue dans son sens le plus extensif – selon un système référentiel et dans un horizon qui n’est plus celui de la pensée « continentale » (même si celle-ci subsiste davantage qu’à l’état de simples traces dans son œuvre), mais fondamentalement du monde libéral anglo-saxon. Inversement, le succès tardif, retardé et, dans tous les cas, infiniment plus étriqué, de Klemperer – LTI et, surtout, le journal des années de guerre – est indissociable du fait qu’il écrit, lui, dans la langue du vaincu (de la Seconde guerre mondiale) dont il n’a pas su ni voulu se détacher [22]. Lorsque ce succès différé survient, après la réunification des deux Allemagne(s), c’est pour des raisons qui sont elles-mêmes indissociables d’une normalisation en forme d’intégration au camp des vainqueurs et de ralliement à leur cause. Klemperer commence à être célébré en Allemagne réunifiée quand il est susceptible d’apparaître comme l’un des truchements par le moyen desquelles la nouvelle Allemagne entend faire valoir son honorabilité retrouvée. Paola Traverso a montré de manière très convaincante comment la célébration du journal des années de guerre s’associe, en Allemagne, au blanchiment du passé nazi, Klemperer devenant à son corps défendant l’emblème et le héros de ces Allemands ordinaires qui, envers et contre tout, n’auraient pas démérité face à la terreur nazie [23].
Si Arendt peut voir la langue allemande comme une sorte de bloc de marbre, c’est qu’elle l’a conservé par devers elle comme un bien précieux, tandis qu’elle entamait son parcours de succès loin de l’Europe dévastée, dans un nouveau monde, dans une autre langue. « Son » allemand, c’est la langue des classiques, de la grande culture. Ce dont, par opposition, Klemperer a fait l’expérience, c’est l’extrême vulnérabilité de la langue – comment la langue peut être confisquée par un pouvoir tyrannique, comment elle peut prendre une consistance ligneuse – devenir une langue de bois hostile et menaçante. Bien sûr, pour être sensible à cette fragilité de la langue, il faut vivre avec elle, à son contact direct ou plutôt au milieu d’elle, y être totalement immergé. A l’inverse, plus Arendt est éloignée de l’allemand des locuteurs, des maîtres de la langue, dans le présent, et plus elle l’idéalise. C’est au fond à la valeur d’antiquité [24] de la langue qu’elle est attachée – non pas la langue « vivante », la langue parlée, pratiquée, en usage dans le présent, mais la langue perdue. Quand elle se réjouit d’entendre parler allemand dans les rues d’une ville allemande en 1949, elle semble tout ignorer de la catastrophe qu’a été la chute de la langue allemande dans les abîmes de la barbarie pendant les douze ans du Reich. Elle est royalement passée à côté de ce dont Klemperer a été le témoin exténué et néanmoins debout, jusqu’au bout.
Klemperer et Arendt ont été l’un et l’autre, pourrait-on dire, sauvés par l’écriture et, à ce titre, dans la langue ou même par la langue, mais de deux manières non seulement différentes mais en pratique tout à fait divergentes, si ce n’est antagoniques : l’écriture est ce qui maintient Klemperer en vie tout au fond du gouffre. Il se bat en gardien de la langue contre sa pollution et sa contamination par le jargon nazi. L’écriture du journal est, dit-il, le balancier qui lui permet de se maintenir en équilibre sur la corde raide de la survie dans des conditions où le filet de la persécution nazie se resserre sur lui. L’écriture résiste à la mort, au néant. Arendt est sauvée de la chute dans la condition d’un exil déprimé, synonyme de déclassement, de solitude, et d’acosmisme par l’écriture aussi, dans la langue d’emprunt du pays qui l’accueille. Par le moyen de l’écriture, le chemin généralement ardu, voire désolé, de la gloire se transforme en path to glory. C’est, littéralement, dans l’horizon de la gloire (la célébrité) que Arendt est sauvée par l’écriture et qu’elle l’est dans la langue de l’autre. Le passage à la langue de l’autre est une contrainte, une discipline, un test, il résulte aussi d’une pragmatique et d’un calcul rationnel d’intérêt ; il est la condition du retournement de l’exil en rebond, en nouveau départ – une métamorphose, une transfiguration. Contrairement à celle de Adorno, Horkheimer (et d’autres), l’œuvre (à peu près entièrement produite aux Etats-Unis) de Arendt, ne relève pas de la catégorie « philosophie allemande (ou judéo-allemande, si l’on veut) en exil », ni même d’une symbiose entre une part judéo-allemande et une part « américaine », c’est une œuvre entièrement reterritorialisée dans l’espace culturel (intellectuel, académique, philosophique, politique) états-unien et équipée, pour le reste, d’un solide background continental, allemand, pour l’essentiel.
La chronique biographique arendtienne affiche son statut de disciple de Karl Jaspers, élève de Heidegger. Mais l’indice biographique est ici un trompe l’œil : Hannah Arendt est toute entière une philosophe du politique (au sens extensif du terme) américaine (ou plutôt états-unienne), formée par des philosophes allemands, inspirée par des philosophes judéo-allemands (Benjamin, Scholem...). Le « sauvetage », dans ces conditions (par opposition au non-sauvetage de Benjamin et quelques autres) est indissociable de l’adhésion à l’autre monde (tout autre chose que le refuge provisoire) et du passage à sa langue. Le sauvetage de Arendt est une parousie, celle de l’assimilation, par le biais de la langue notamment. L’œuvre de Arendt est fondamentalement une réclame au second degré (c’est-à-dire, académiquement parlant, critique) pour la « démocratie américaine ». Par contraste, celui de Klemperer est indissociable du cataclysme – la destruction de Dresde par les bombes au phosphore de la RAF en février 1945. La langue sauvée est celle qui témoigne de la survie « miraculeuse », in extremis, par-delà cette sorte de fin du monde [25].
S’il est une chose à laquelle Arendt n’a pas été très sensible, parce qu’elle l’a vue de si loin, c’est bien cela : qu’il aura fallu rien moins que ce cataclysme, cette étape en enfer (les destructions massives subies par l’Allemagne dans les derniers mois de la guerre) pour que la langue allemande cesse d’être entièrement cette « sauce brune » (Klemperer) uniforme qu’elle était devenue sous le IIIème Reich.
Commentant le départ au Pérou d’une famille juive amie, quand la chose était encore possible, Klemperer dit « envier la liberté de ceux qui sont partis en exil » – ce qui est l’expression, en vérité, de sentiments mélangés et contradictoires, dans la mesure où la solution de l’exil demeura ouverte pour lui et son épouse jusqu’au début de la guerre au moins – mais il y avait la maison récemment acquise et à laquelle Eva tenait plus qu’à tout, les chats, l’espoir, malgré tout, même s’il allait en s’amenuisant, que le Reich nazi s’effondre rapidement... Quoi qu’il en soit, rétrospectivement et du point de vue de la fama qui surplombe toute carrière intellectuelle, la postérité, « was bleibt », ce qui demeure comme un môle incontournable, c’est ceci : si les Klemperer étaient partis, en Amérique ou ailleurs (Klemperer manifeste une jalousie marquée, dans le journal, à l’endroit de son collègue et concurrent Eric Auerbach, juif lui aussi, qui a trouvé un poste à Istanbul et y écrira, pendant la guerre, son mémorable Mimesis [26]), le nom de Klemperer n’aurait jamais rencontré le grand (enfin, relativement) public. Il aurait assurément augmenté le volume de ses écrits sur le XVIIIe siècle littéraire français, mais cela n’aurait pas suffi à le faire passer à la postérité – il n’était pas, sur ce plan, à la hauteur d’un Auerbach, justement. Il n’aurait pas tenu le journal de guerre dans le ventre de la bête, pas davantage qu’il n’aurait écrit LTI qui ont assuré sa gloire retardée, celle du survivant qui a traversé les sept cercles de l’enfer. Contrairement à Arendt, il a payé le prix fort de la fama – l’exposition au risque de la mort, des années durant. Celle-ci, en vérité, résulta moins d’un choix délibéré que d’une sorte d’acte manqué traînant en longueur – la procrastination qui fait qu’un beau (plutôt sinistre) jour, le piège s’est refermé sur le couple, inexorablement. La gloire a scellé, dans cette figure, un pacte de sang avec l’écriture comme écriture du désastre (Blanchot) [27].
On trouve, au début de LTI ce passage placé sous le signe de ce qu’on pourrait appeler un retour de judaïsme foudroyant, écrit par ce Juif assimilé que seule la persécution nazie a pu reconduire à sa condition juive (passage déjà présent dans le journal) : « Mettre en évidence le poison de la LTI et mettre en garde contre lui, je crois que c’est plus que du simple pédantisme. Lorsque, aux yeux des Juifs orthodoxes un ustensile de cuisine est devenu cultuellement impur, ils le nettoient en l’enfouissant dans la terre. On devrait mettre beaucoup de mots en usage chez les nazis, pour longtemps, et certains pour toujours, dans la fosse commune » [28].
En d’autres termes, après la chute du nazisme, l’heure est au tri entre le kosher et le treife, dans la langue allemande. On ne saurait imaginer une approche du destin de la langue allemande qui soit plus contrastée, en opposition, avec celle d’Hannah Arendt – die Muttersprache, le lait maternel, nourricier, source de vie... La tradition religieuse juive vient, ici, prendre à revers l’irénisme arendtien – le lait, c’est justement ce qui ne doit être mis en contact avec aucun autre aliment.
La tradition est ici, comme souvent, ce qui divise davantage que ce qui unit – et l’amère ironie de l’Histoire, c’est que les deux auteurs qui y sont mis aux prises soient deux Juifs décidément agnostiques, laïcs, éloignés de la tradition.
Alain Brossat