Explorer le passé/présent en compagnie de Victor Klemperer [5]
C’est la faute à Rousseau (1/2)
En règle générale, les gens qui, dans le monde de la philosophie ou, plus généralement, dans la sphère publique, décrient Rousseau comme un proto-totalitaire, ces amateurs de généalogies expéditives, ne sont guère fréquentables. Rousseau fait partie de ces penseurs qui, selon les affinités ou les aversions qu’il suscitent, demeurent, bien longtemps après leur disparition, de très puissants révélateurs. C’est comme les gens qui aiment à afficher l’horreur principielle que leur inspire Nietzsche ou bien, à l’inverse, leur communion de pensée avec Camus : on sait d’emblée à quoi s’en tenir quant à la division dans laquelle ils jouent, philosophiquement parlant.
Or il se trouve malheureusement que Klemperer non seulement ne s’entend pas du tout avec Rousseau (ce ne sont pas les bonnes raisons qui manquent d’entrer en dispute avec celui-ci, sur plus d’un objet), mais s’y tient pour les pires des motifs : il voit en lui, ni plus ni moins, un ancêtre et même un inspirateur « objectif » (comme disaient les staliniens) de Hitler – le Führer n’en a sans doute pas lu une ligne, dit-il, mais il s’inscrit assurément dans sa lignée, il en découle en droite ligne.
Le XVIIIème siècle français et, génériquement parlant, les Lumières françaises, c’est, pour Klemperer non pas seulement ni en premier lieu une spécialité, un domaine d’étude qui le singularise absolument dans le tableau de la philologie allemande du début du XXème siècle [1]. C’est surtout, en termes d’inspiration et de filiation intellectuelle et culturelle la bouée, l’amarre solide au meilleur de la civilisation européenne, au rationalisme, au progressisme ; c’est son camp, ce qu’il oppose avec constance aux troubles effusions du romantisme allemand. Dans le Journal, les noms propres qui s’associent à cette balise sont, pour l’essentiel ceux de Montesquieu auquel il a consacré sa seconde thèse, celui de Voltaire et celui de Diderot. Il travaille aussi sur d’autres auteurs, comme Helvétius mais c’est surtout pour compléter le tableau. Sa prédilection va à Voltaire et il se voit volontiers lui-même en voltairien allemand. Mais on peut imaginer aussi que ce qui le rattache à Montesquieu, ce n’est pas seulement L’Esprit des lois et la mise en valeur des qualités du régime républicain, c’est aussi l’esprit caustique des Lettres persanes...
Et Voltaire en particulier, c’est pour lui, conformément à une solide tradition qu’il épouse ici de tout cœur, l’anti-Rousseau.
Comme le plus souvent chez Klemperer, l’orientation de la pensée procède d’une combinaison de l’observation et de la lecture. Dans LTI, il part d’un examen attentif et comparatif des discours, du gestuel, de l’art oratoire de Mussolini d’une part, Hitler de l’autre. Il note les emprunts du second au premier, les différences, les points communs : « Dans les deux cas, il s’agit de mettre le dirigeant en contact immédiat avec le peuple lui-même, avec tout le peuple et non pas uniquement avec ses représentants » [2]. Et d’enchaîner aussitôt : « Si l’on remonte jusqu’à l’origine de cette pensée, on tombe inéluctablement sur Rousseau [je souligne, A. B.], en particulier sur son Contrat social. Rousseau étant citoyen de Genève, c’est-à-dire ayant sous les yeux, lorsqu’il écrit, l’exemple d’une ville libre, c’est une chose presque forcément naturelle pour son imagination que de donner une forme politique antique et de la cantonner entre les murs d’une cité – la politique n’est-ce pas l’art de diriger une polis, une ville ? [3] ».
Et d’expliciter la parenté, selon lui, entre l’orateur rousseauiste et les deux dictateurs du XXème siècle : « Pour Rousseau, l’homme d’Etat, c’est l’orateur qui s’adresse au peuple, à celui qui est rassemblé sur la place du marché ; pour lui, les manifestations sportives et artistiques auxquelles participe la communauté du peuple sont des institutions politiques et des moyens de propagande » [4].
Pour Klemperer, la figure autour de laquelle se forme l’agencement des régimes fasciste et nazi sur la pensée de Rousseau (et donc, on va le voir, de ces régimes sur la Révolution française), c’est celle de l’orateur entendu comme l’homme politique, le dirigeant, l’homme d’Etat qui s’adresse directement à la masse humaine, sans la médiation d’institutions ou d’un système de représentation ; l’orateur s’adresse à tous comme il s’adresse à chacun personnellement. Ce qui change, c’est que, dans la référence antique et genevoise du Contrat social, l’orateur s’adresse directement à cette foule, sur la place publique, sur la place du marché. Cette foule demeure donc de dimension modeste. Dans la figure contemporaine où c’est le Duce ou le Führer qui parlent aux masses, les moyens modernes de communication sont mobilisés et cette adresse à tous et chacun est médiée par la radio et le film. L’adresse directe peut donc se produire à distance, les moyens modernes abolissent la distance. Mais, dans ces conditions nouvelles, la matrice de la relation entre l’orateur et la masse demeure la même. Et cette matrice, les régimes fascistes la partagent entièrement, selon Klemperer, avec le régime soviétique.
Un pas plus loin, Klemperer assimile ce type d’adresse à la propagande. Cette façon, pour le leader, de parler directement à la foule, avec ou sans moyens techniques, est intrinsèquement propagandiste. On la retrouve d’ailleurs dans la propagande soviétique et l’usage constant que celle-ci fait de la radio et du film. Ce qui change, de l’Athènes antique à Rome, Berlin ou Moscou au XXème siècle, c’est l’échelle – mais la continuité est là : évoquant les régimes contemporains dans lesquels prévaut la figure de « l’homme d’Etat dirigeant » (le Chef) qui s’adresse « réellement et personnellement ’à tous’ » [5], il écrit : « Ainsi fut restituée au discours, parmi l’ensemble des moyens et des devoirs de l’homme d’Etat, l’importance qu’il avait eue à Athènes, voire une importance accrue, car désormais se trouvait à la place d’Athènes tout un pays, et même davantage qu’un seul pays » [6].
La ligne de continuité est donc clairement dessinée, et elle passe par Rousseau, par Du contrat social et la figure de l’orateur s’adressant « réellement et personnellement » au peuple rassemblé sur la place du marché.
Le problème est que cette figure du peuple (réduit ici à l’état de masse) assemblé et dont l’attention est captée par le discours de l’orateur/chef/homme d’Etat est introuvable dans Du contrat social. Le peuple assemblé n’est pas un public ou l’objet du pouvoir, il est le corps de la volonté générale et le souverain indivisible. Rousseau récuse toute figure du gouvernement dans laquelle le Prince, quel qu’il soit, usurpe le pouvoir du souverain, le pouvoir du peuple [7]. La figure de l’orateur qui prend l’ascendant sur le peuple massifié n’est pas seulement absente du traité de Rousseau, mais elle en contredit l’entièreté des principes. Dans la perspective de celui-ci, c’est le gouvernement, quelle qu’en soit la forme, qui reçoit ses instructions du souverain – le peuple et non pas le discours du chef détaché de la masse et la surplombant qui irrigue celle-ci. Le cœur de la pensée de Rousseau, dans le Contrat social, c’est que la souveraineté ne se délègue pas. D’où l’idée que, dans la fonction législatrice, la volonté populaire est incompatible avec la représentation : les lois doivent être ratifiées par le peuple lui-même, la souveraineté ne peut être représentée. Ce qui se tient donc aux antipodes de toute figure du chef qui est, en pratique, dans la perspective de Klemperer, un logocrate – un individu qui s’est élevé au-dessus de la masse et gouverne par le discours. La figure du peuple qui se rassemble sur la place du marché et qui écoute des orateurs et non pas un orateur (L’Un-seul) débattre, sur la base de l’égalité, de l’intérêt général et du bien commun, est propre selon Rousseau au régime démocratique dont il souligne avec prudence qu’il est approprié avant tout aux Etats « très petits » où le peuple est facile à rassembler – rien à voir, donc, avec de vastes Etats-nations comme l’Allemagne et l’Italie du XXème siècle.
Il faut donc s’interroger sur ce qui se tient au fondement de la lecture si manifestement biaisée que Klemperer propose du Contrat social (et si constante – cette approche de Rousseau revient tout au long du Journal, des années durant), alors même que, comme nous l’avons vu dans d’autres articles, Klemperer s’avère un lecteur très scrupuleux, y compris quand il lit des auteurs qu’il combat (Herzl, par exemple) [8].
Mon hypothèse est la suivante : ce qui est ici en jeu, c’est en premier lieu la peur (ou l’aversion pour) la masse, la masse humaine, au sens notamment où Elias Canetti emploie ce terme dans Masse et Puissance [9]. La peur de la masse associée à la puissance, précisément. Ce qui inspire à Klemperer notamment un rejet décidé, instinctif, c’est la notion ou le motif de la souveraineté populaire, indivisible, égalitaire, et qui ne se délègue pas ; le peuple entendu comme le législateur qui ne délègue à aucune instance « représentative » que ce soit sa propre puissance législative. Ce contre quoi se cabre Klemperer, c’est la figure même de la souveraineté populaire telle que la met en avant Rousseau. Pour lui, un tel peuple n’est qu’une dangereuse vue de l’esprit : ce qui existe, c’est la masse humaine, laquelle a vocation à être gouvernée – le mode représentatif étant le plus souhaitable, le plus civilisé. Lorsque la masse en fusion se prend pour le peuple souverain, au prix d’une vertigineuse présomption, cela débouche inévitablement sur le chaos qu’a connu l’Allemagne dans les années qui ont succédé à la défaite de 1918 ou bien encore, aux temps éloignés de la Révolution française, sur l’âge d’or des orateurs dont le débouché effectif est la Terreur.
Klemperer arpente ici un boulevard discursif très fréquenté. Un motif y prévaut : celui de la révolution associée à la figure de la masse en furie, out of joint. La masse qui a largué les amarres d’avec toute espèce d’institution, d’instance régulatrice, en proie à la pure démesure, abandonnée à ses instincts violents voit ses passions mauvaises attisées par des agitateurs, des démagogues, des illuminés [10]. Dans les allusions aux années incandescentes qui suivent la défaite allemande de 1918 qui émaillent les premières années du Journal, après l’arrivée au pouvoir des nazis, cette perception des temps de révolution semble bien prévaloir, même si c’est le plus souvent en creux [11]. La révolution allemande, avec ses différentes phases, moments insurrectionnels, défaites, avancées, replis, contretemps... [12] et dont les historiens s’entendent à estimer qu’elle définit l’actualité des quatre ans qui surviennent après la chute de l’Empire, avant la stabilisation de 1924, cet âge de la révolution allemande n’est jamais appréhendé comme tel par Klemperer – c’est, pour lui, un temps d’anarchie, d’absence d’ordre constitutionnel, d’incurie gouvernementale.
Le regard que jette Klemperer sur ces années est distinctement celui d’un ami de l’ordre, son parti est clairement anti-révolutionnaire. En ce sens, lorsqu’il se définit lui-même comme un libéral, c’est ainsi qu’il faut l’entendre : partisan de l’ordre constitutionnel fragile qui s’est établi, sous la République de Weimar, sur le cadavre de la Révolution allemande. Il suffit de voir comment, dans LTI, Klemperer expédie le cas de Ernst Toller, écrivain expressionniste et animateur du soulèvement révolutionnaire à Munich, en 1918 : « Toller, que le national-socialisme a tué et Johst, qui est devenu président d’académie sous le IIIème Reich, appartiennent tous deux à l’expressionnisme » [13] – bref, comme littérateurs, le révolutionnaire et le nazi relèvent de la même matrice.
Mais il y a plus troublant que cela encore. Dans le Journal, Klemperer évoque à plusieurs reprises et avec une réelle insistance son projet de rédaction d’un essai sur ce qu’il appelle Les trois révolutions [14]. Or, les trois révolutions, dont il postule qu’elles se tiennent ensemble, qu’elles entretiennent un lien organique, ce sont la Révolution française, le fascisme italien ayant accompli sa marche victorieuse au pouvoir et le national-socialisme se définissant lui-même comme révolution nationale et populaire allemande. Le titre de l’essai annoncé suppose une perspective généalogique : le « mauvais objet » Rousseau est une métonymie de la Révolution française envisagée comme l’âge d’or de l’emprise des agitateurs sur la masse [15]. C’est donc, via cette figure, un lien direct qui s’établit entre la Révolution française et, respectivement, la « révolution » fasciste et la « révolution » national-socialiste – ou, pour être plus précis, le jacobinisme et le nazisme. Pour Klemperer, les nazis sont bien une sorte de Jacobins allemands. Témoin, cette remarque en passant : « La comparaison avec les Jacobins est très prisée en ce moment. Pourquoi les Jacobins allemands devraient-ils durer plus longtemps que les Jacobins français ? » [16].
En adoptant le motif de l’orateur comme celui qui opère le passage ou établit la chaîne d’équivalence entre la Révolution française et celles qui s’y rattachent ou, si l’on veut, en découlent, selon lui, au XXème siècle, Klemperer établit distinctement des figures comme Robespierre, Saint Just, Danton... dans la position d’ancêtres et d’inspirateurs de Mussolini et Hitler. Il fait des Jacobins et du jacobinisme des précurseurs des mouvements fascistes de la première moitié du XXème siècle – ce qui est un peu difficile à avaler.
La seule vraie révolution à laquelle Klemperer attribue son nom de révolution est la française. Les autres, la Révolution américaine, le Printemps des peuples de 1848, pour ne rien dire de la Commune de Paris, mais surtout la Révolution allemande qui découle directement de la défaite allemande de 1918, il en ignore ou en dénie le nom. Mais en contrepartie, ce qu’il nomme sans hésiter révolution, reprenant à son compte le nom que les imposteurs fascistes et nazis ont attribué à leurs mouvements et agissements, ce sont les entreprises victorieuses de Mussolini et Hitler. Dans sa perspective, donc, le terme révolution est affecté d’une connotation toute négative, le pire étant que c’est sous ce signe que se trouve placé l’insupportable amalgame entre la Révolution française et les mouvements fascistes du XXème siècle. Ce n’est pas seulement une fable anti-révolutionnaire, c’est un tale of terror incroyablement bâclé, inspiré par le plus sommaire des partis pris idéologiques.
Et Rousseau, dans tout ça ? Rousseau, c’est, dans ce dispositif général, le petit nain bossu à la Benjamin qui, en sous-main, déplace les pièces sur l’échiquier de la modernité « révolutionnaire » [17]. En 1935-36, Klemperer peut encore travailler à l’établissement d’un épais volume consacré au XVIIIème siècle français. Il découvre les joies de la machine à écrire qui lui permet d’établir un texte « parfaitement terminé et lisible ». En janvier 1936, il note avec satisfaction : « Durant cette période d’auto-école, j’ai mis au point le Diderot, le voilà prêt à l’impression » [18]. Mais lorsqu’on en vient à Rousseau, quelques mois plus tard, le ton change du tout au tout : « Le travail sur Rousseau progresse très lentement : le bonhomme m’endort littéralement. Je viens de bûcher à fond les deux premiers Discours, je n’arrive pas du tout à voir en quoi consiste leur originalité. Tant de formules creuses, de banalités, de contradictions ! Et je n’y trouve même pas la fameuse force poétique ou oratoire, ni la flamme : pas une phrase percutante. Il y a dix phrases tortueuses, obscures, lourdes. Il en va de même pour moi avec le Contrat social » [19].
Et quelques jours plus tard, ce magnifique aphorisme involontaire : « La voiture me dévore, Rousseau n’est qu’un bouche-trou » [20]. Plus loin encore, le lamento à propos de Rousseau se poursuit : « Si seulement je savais par où prendre Rousseau (…) Supplice interminable de la lecture de Rousseau. Me voilà plongé dans la lecture des Confessions qui me sont parfaitement connues par les monographies (et mes propres lectures passées) [21] ». Mais voici qu’en juillet, au fur et à mesure que les lectures avancent, tout s’éclaire : « Hier et aujourd’hui, étudié minutieusement l’article ’Economie politique’ de Rousseau dans l’Encyclopédie ; des passages entiers pourraient se trouver dans les discours de Hitler [je souligne, A. B.] » [22].
Lire Rousseau est pour Klemperer une épreuve, tant dans la forme que sur le fond, mais il persiste : « Conformément à la loi d’inertie, je continue tout de même [je souligne, A. B.] à méditer sur le Contrat social » [23].
Il ressort distinctement de la lecture du Journal que l’essai sur le XVIIIème siècle français sur la rédaction duquel il demeure concentré en 1936 que ce livre s’écrit tout entier contre Rousseau : « Les traits essentiels de mon étude m’apparaissent clairement : la fuite hors du présent et hors de soi-même dans trois directions divergentes, la nature, Dieu, l’Etat spartiate ; la prostitution de la raison au service du sentiment subjectif, l’aspiration romantique, la formation de l’entendement dans l’esprit du XVIIIème siècle aussi bien du point de vue formel que substantiel, la lubricité du rococo doublée d’une sexualité morbide et hypertrophiée, l’obsession de la vertu (en français dans le texte) comme antidote et mensonge que l’on se fait à soi-même. Je vais encore devoir lire de nombreuses semaines avant de pouvoir rédiger » [24].
Tout le dossier à charge contre Rousseau est contenu dans ces quelques lignes – le subjectivisme, les effusions romantiques associées à la lubricité, l’abus du motif de la vertu, la mauvaise foi ou l’imposture de la rhétorique de la sincérité... On notera au passage la violence du vocabulaire, l’intensité de l’aversion qui se manifeste ici : prostitution, morbidité, mensonge... Klemperer n’est pas moins subjectiviste et affectif que sa bête noire... Deux mois plus tard, l’explication entre le philosophe dévoyé et le philologue voltairien se poursuit – et elle ne prend pas bonne tournure : « Aujourd’hui, j’ai commencé à écrire le chapitre sur Rousseau, c’est-à-dire le deuxième volume de mon XVIIIème. Un début morne et voué à l’échec ; mais le laisser de côté me déprimerait encore davantage et finalement je ne vois pas comment je pourrais employer mon temps plus utilement » [25].
Du point de vue du développement général de l’ouvrage, Rousseau est vraiment the pain in the neck : ni plus ni moins ce qui empêche d’en venir à bout alors que, par exemple, le chapitre sur Diderot a été conduit à son terme sans encombres – ceci, sans compter bien sûr les conditions générales qui font que tout espoir de voir le livre publié dans un terme prévisible s’envole... Mais Klemperer s’accroche : quelques semaines plus tard, il annonce qu’il est « venu à bout des ’Fondements’, d’un chapitre très difficile de mon Rousseau » [26], ce qui lui permet de passer au second volume de l’ouvrage. En fait, la confrontation avec Rousseau se développe parallèlement et en étroite proximité avec l’affrontement des conditions sans cesse aggravées dans lesquelles se poursuit vaille que vaille le travail d’écriture : l’effort désespéré d’un spécialiste tenace qui, dans ces années d’avant-guerre, entend poursuivre contre le cours des choses ses recherches en sa qualité de romaniste, spécialiste du siècle des Lumières.
Il s’agit bien, en quelque sorte, de résister à Rousseau comme il résiste, mentalement et moralement à l’emprise croissante que le régime nazi exerce sur le pays. L’un ne va pas sans l’autre, être venu à bout de ce chapitre, c’est une victoire sur les deux fronts : « (…) Voilà un chapitre d’achevé qui attend désormais ; peut-être y aura-t-il un miracle – j’ai fait ce qu’il fallait de mon côté, je lui ai préparé ce qu’il faut pour qu’il puisse un jour s’accomplir en ma faveur. Et de toute façon : je me suis de nouveau prouvé à moi-même que je pouvais encore produire. Et je me jure de nouveau solennellement de continuer à travailler envers et contre tout » [27].
Et l’espoir renaît, tandis que l’affrontement continue : « Travaillé toute la semaine pour rédiger le premier chapitre ’Rousseau musicien’ que je viens de terminer aujourd’hui. Jamais rien de ce que j’ai produit jusqu’ici n’a été aussi réussi que ce Dix-huitième (en français dans le texte). Et jamais je ne pourrai le publier » [28]. La musique ne se contente pas d’adoucir les mœurs – elle aide à surmonter tous les obstacles, sans aller jusqu’à effacer les préventions.
Alain Brossat
à suivre…