Explorer le passé/présent en compagnie de Victor Klemperer [6]
La villa, la voiture – conformisme ou résistance à bas bruit ?
« Le jardin fleurit comme jamais encore il n’a fleuri. Profusion de roses, de jasmin, d’œillets, d’hélianthèmes... »
Victor Klemperer, Mes soldats de papier, 20 juin 1939.
Lorsque le régime nazi s’abat littéralement sur eux, après la nomination de Hitler au poste de chancelier le 30 janvier 1933, les Klemperer sont habités par deux rêves : l’acquisition d’une maison avec jardin, dans un quartier un peu excentré de Dresde, et celle, plus lointaine, d’une voiture automobile. La maison, c’est plutôt le rêve d’Eva et la voiture plutôt celui de Victor. Mais en même temps, leur couple est suffisamment soudé pour que chacun soit porté à adhérer au rêve de l’autre. C’est l’entre-exposition et le partage des subjectivités dans toute leur splendeur. Cela ne va pas sans tensions, sans angoisses, phases de découragement. De manière lancinante, dans le Journal, Victor s’effraie et se désole du coût exorbitant de la construction de la maison, puis des frais imprévus d’aménagement qui s’y ajoutent sans cesse ; il se demande comment il va pouvoir faire face, alors même que sa situation professionnelle ne cesse de se dégrader (il va bientôt être mis à la retraite d’office et voir du coup ses revenus diminuer drastiquement) [1].
Cependant, jamais il ne va jusqu’à se mettre en travers des projets de son épouse [2] – il suit le mouvement, et déploie des efforts continus pour que le couple puisse s’installer dans la villa et qu’enfin, Eva puisse cultiver son jardin, faire pousser des fleurs et ses tomates, offrir un cadre agréable à son chat – sa ligne d’horizon depuis qu’elle a dû abandonner la pratique de la musique ; c’est qu’elle est organiste de formation et Victor l’a poussée à en abandonner la pratique pour l’accompagner et le soutenir dans sa carrière universitaire, ce pour quoi il se sent coupable – la maison, le jardin résultent donc d’une dette – elles viennent en compensation de l’abandon de la musique. Ce n’est que tardivement que Klemperer parvient à en consigner l’aveu, non pas dans le Journal à proprement parler, mais dans « Cellule 89 », le récit très détaillé qu’il rédige de son séjour d’une semaine en prison, en 1941, suite à une infraction involontaire aux consignes d’obscurcissement des fenêtres, au temps des premières incursions aériennes des Alliés au-dessus de la ville [3].
Donc, pour ce qui concerne la maison, Victor est entré, non sans réticences, dans le rêve d’Eva et s’est plié aux conditions exorbitantes, harassantes de ce désir impérieux et obstiné – comment, aussi bien, faire autrement ? Eva est, selon une notation consignée dans le journal, « têtue comme une mule » – en d’autres termes : elle ne cède rien sur son désir. Il a fallu donc que Victor renonce à l’idée, profondément enracinée chez lui par tradition familiale, selon laquelle une villa, c’est le comble du goût bourgeois et qu’il adopte le point de vue inverse : « Une villa, ça n’a rien de bourgeois, c’est au contraire la démesure [je souligne, AB], si elle ne s’appuie pas sur le plus épais des comptes en banque » [4] – ce qui, ici, est bien le cas.
Donc la maison finit par être construite, avec ses dépendances, le jardin aménagé, une cave et plus tard un garage – alors même que les espoirs d’un effondrement rapide du IIIème Reich s’éloignent ; tout ceci, de haute lutte, au fil de toutes sortes de péripéties et d’imprévus. Le couple y emménage en 1934, y investissant tout son argent et même au-delà, et aussi bien, l’essentiel de son énergie. C’est une façon de se donner un but, de tenir à distance les circonstances extérieures qui ne cessent de se dégrader, de « faire comme si »... les choses suivaient un cours normal : « Je me laisser aller, ou plutôt j’agis en toute chose, dans mon travail et dans l’affaire de la maison, comme si j’étais sûr d’avoir encore au moins vingt ans devant moi », écrit alors Klemperer [5].
Mais avec cette forme d’évitement des conditions réelles, se présente une autre perspective : la villa étant, par définition un investissement lourd, l’option en sa faveur créé de l’irréversible ; l’entêtement mis à sa construction et son aménagement en dépit de tous les obstacles relèvent d’un choix en faveur de l’enracinement, envers et contre tout, par opposition à l’exil pour lequel optent la plupart des intellectuels juifs allemands. Dans le Journal de ces années et de façon toujours plus insistante, Klemperer évoque sa santé déplorable, son cœur fragile et toutes sortes d’autres maux dont il se sent accablé. Il ne s’accorde pas une grande espérance de vie, alors qu’il est âgé d’à peine soixante ans. Mais cela ne l’empêche pas de déployer des efforts incessants pour faire face aux dépenses engagées par la construction de la maison et l’aménagement du jardin. Sans parler des conditions générales... La maison, c’est une façon de continuer à vivre comme si les nazis n’étaient pas au pouvoir, comme si sa santé était florissante, comme si sa carrière professionnelle se poursuivait « normalement », lui garantissant des revenus assurés... Fuite en avant, fuite dans l’imaginaire, conduite magique – ou bien alors persévérance, pari sur l’espérance malgré tout ? – le messianisme au poste de commande en dépit de tout ou, peut-être, l’attente du miracle ? Toujours est-il que le 6 octobre 1934, en tête des notes du jour, Klemperer note en grosses lettres la nouvelle adresse du couple :
Dölzschen, Am Kirschenberg 19.
Les Klemperer vont y vivre cinq ans tandis que s’accumulent les menaces et que leur condition se dégrade inexorablement, jusqu’à ce qu’ils en soient expulsés, par décision de l’autorité administrative, en raison, bien sûr, de l’appartenance de Victor à la mauvaise espèce – en 1940. Il leur faut alors aller s’établir dans la première des Maisons de Juifs auxquelles ils sont assignés jusqu’au bombardement de février 1945 qui réduit la ville de Dresde en cendres. Pendant toutes ces années, la maison est à la fois leur terrier, leur refuge, et l’objet de tous les tracas. « J’ai offert quelques plantes à Eva, note Klemperer le 21/07/1935 – nous nous enterrons littéralement ici, comme dans les tranchées » [6]. La maison, c’est tout à la fois le recours contre la barbarie ambiante et la source de toutes les angoisses. Klemperer n’en finit pas d’osciller entre l’un et l’autre pôle : « Eva a reçu des pieds-d’alouette pour le jardin, le contrat avec Prätorius [l’entrepreneur] pour l’aménagement des deux vérandas a été conclu sur la base de 1300 M. – comme si nous étions dans une situation assurée. Tantôt, à y penser, j’ai le cœur qui se serre terriblement, et tantôt, je suis parfaitement calme. De cette manière, au moins, Eva est à peu près satisfaite... » [7]. Parfois, lorsque le couple se retrouve aux abois, Victor se résout à écrire à son frère Georg, un médecin de grande réputation avec lequel il entretient des relations compliquées, pour lui demander un soutien financier. Georg qui s’apprête à émigrer aux Etats-Unis ne comprend pas l’obstination de son frère à demeurer en Allemagne, sous la férule nazie. Mais il continuera, tant que cela sera possible, à soutenir le couple.
Et puis, au début de l’année 1936, alors même que le couple n’en finit pas de se démener pour faire face aux dépenses liées à l’installation à Dölzschen, voici que surgit un nouvel objet du désir, non moins coûteux – la voiture automobile. C’est sans doute bien là la seule passion que Victor ait en commun avec le Führer : la bagnole. Il rêve depuis des années d’en acquérir une et ce rêve a un parfum d’aventure, de vitesse, de longues excursions sur des routes de campagne, interrompant la routine des jours et de la vie universitaire. Mais pour cela, il faut commencer par passer le permis de conduire et Victor s’y attache avec sérieux et s’acquitte de l’épreuve haut la main en 1934 [8]. Dans la foulée, il acquiert l’Opel décapotable d’occasion dont il a été question dans un article précédent. Nouveau sacrifice financier déraisonnable en ces temps d’incertitude (il est difficile de suivre Klemperer dans l’exposé détaillé des expédients auxquels recourt le couple pour faire face aux dépenses entraînées par l’installation à Dölzschen puis par les frais occasionnés par la voiture – mais le fait est là : ils y parviennent toujours, in extremis, et pour ce qui est de la partie financière, c’est plutôt Victor qui s’y colle, d’où angoisses, palpitations cardiaques, idées noires, etc.).
Quoi qu’il en soit, les débuts de l’existence automobile de Victor ne sont pas très concluants : pannes à répétition, tôles froissées, crevaisons, incidents et mini-accidents impliquant d’autres usagers de la route, plongées dans les fossés, une énorme consommation d’essence qui grève un budget toujours plus maigre [9]... Mais peu à peu, voici que la voiture procure les satisfactions attendues, et surtout les compensations à une existence toujours plus comprimée – de belles évasions sur les routes de campagne, des pointes de vitesse jusqu’à des 80km/h, des virées de plusieurs centaines de kilomètres en une seule journée, d’agréables sorties le soir en ville... [10] Mais en contrepartie, que d’avatars et de désagréments ! Durant les deux années au cours desquelles les Klemperer ont la jouissance (si l’on peut dire) de leur voiture, le Journal déborde littéralement de relevés de mésaventures et imprévus, le plus souvent sans conséquences, liés à son usage. « La guimbarde invente toujours de nouvelles perfidies », note le diariste à l’automne 1936 [11] ; et, plus sombrement encore, au printemps 1937 : « Le compteur est maintenant à 38 000, cet automne, il était à 37 000. Pour ces 1000 km, nous avons payé des centaines de Marks d’impôts et de réparations et connu tant de privation. Une folie à vrai dire, et pourtant, après mûre réflexion [je souligne, A.B.], tout nous pousse à garder la voiture et à tenir bon. C’est au plein sens du terme tragi-comique (…) Mon costume [est] élimé [mais] Il est vrai que j’ai une villa et une voiture » [12].
On pourrait dire : la maison particulière avec jardin en périphérie de la ville, plus la voiture décapotable – voilà qui définit parfaitement les Klemperer comme un couple de bourgeois et Victor en particulier, dans le monde juif dont il est issu, comme un parvenu malgré lui. Leur acharnement à acquérir ces signes extérieurs d’appartenance à la classe aisée, dans un temps où nombre de Juifs, dans le milieu intellectuel en particulier, préparent les conditions de leur exil tendrait de surcroît à indiquer une forme d’indifférence aux conditions politiques, au monde extérieur confinant à l’irresponsabilité. Mais à y regarder de plus près, les choses apparaissent un peu différentes.
En premier lieu, si le couple a pu se lancer dans ces investissements à long terme, c’est qu’il a fait, de facto, même si le journal indique toutes sortes d’hésitations à ce propos, le choix de rester en Allemagne, quoi qu’il doive en coûter. On peut dire qu’au vu de la situation générale, notamment de la progressive consolidation du régime nazi (que Klemperer enregistre avec lucidité dans le Journal et dont il se désespère), ce choix est suicidaire et relève de l’aveuglement. Mais on peut inversement en considérer la grandeur – demeurer, c’est persévérer à être la vraie Allemagne contre l’imposture nazie, en Allemagne même et inconditionnellement, quoi qu’il doive en coûter [13]. C’est aussi et solidairement ne jamais renoncer totalement à l’espoir de voir s’effondrer un régime établi sur des fondements aussi barbares et régressifs. Le Journal enregistre bien de ces moments de pur désespoir [14], dans la phase qui précède la guerre puis les deux premières années de guerre où tout semble sourire à Hitler ; mais dans le même temps, le « témoin jusqu’au bout » demeure attentif au moindre mouvement de rétivité dans la population, il est à l’affût de tous les signes de crise ou d’affaiblissement du régime ; la boucle n’est jamais complètement bouclée et c’est la raison pour laquelle, dans les pires moments endurés par le couple, le suicide n’est jamais une option. Persister à rester dans ces conditions, tout en se sachant exposé à des dangers dont on peut raisonnablement supputer qu’ils iront sans cesse croissants, c’est un geste dont la portée morale ne peut être déniée. Tout le contraire de l’inertie, la temporisation, l’indécision, la procrastination. C’est s’engager contre le cours des choses, parier contre le pire pourtant annoncé.
Envisagée sous cet angle, l’acquisition de la maison, de la voiture – ce sont là des moyens de s’établir dans l’endurance, de s’obstiner à conduire une vie « normale », envers et contre tout, et alors que les barbares sont dans la ville. La maison, la voiture, sont des évasions hors du champ balisé par la tyrannie et des façons d’y résister. L’insouciance qui accompagne les longues excursions dans la Suisse saxonne et l’Erzbebirge, les visites rendues aux amis ou proches dans des villes ou villages voisins, sont un antidote à l’angoisse perpétuelle.
Tout comme l’animal (le chat, compagnon familier et ami du couple) était un allié et un soutien dans une résistance à bas bruit, la maison et la voiture sont une façon de maintenir un mode de vie, des formes d’existence qui, objectivement, lancent un défi à l’ « occupant » – nous sommes chez nous, en dépit de vous, nous y demeurons et nous continuerons à mener l’existence que nous souhaitons aussi longtemps que vous ne nous empêcherez pas de le faire – mais lorsque vous le ferez, il faudra que ce soit par un acte de vive force relevant de l’arbitraire manifeste d’un pouvoir tyrannique. Et puis, la maison, c’est une bouée à laquelle s’accrocher dans la tempête, c’est un front dans la lutte contre l’adversité, contre l’ennemi : une avancée sur ce front sera, dans le Journal, placée au même plan qu’un signe de crise du régime – c’est ainsi qu’en juillet 1934 Klemperer peut se réjouir dans la même phrase de l’obtention d’un crédit à la construction (pour Dölzschen) et de la « révolte de Röhm » (sur ce dernier point, il devra, hélas, rapidement déchanter) [15].
De la même façon, quelques mois plus tard, alors que le couple s’apprête à emménager dans la nouvelle maison, il écrit : « Peut-être le destin va-t-il continuer à m’aider. Après tout, c’est vraiment un miracle [je souligne, A.B.] que nous ayons pu construire la maison, et précisément maintenant. Pourquoi d’autres miracles ne se produiraient-ils pas ? » [16]. En d’autres termes, la maison est un porte-bonheur et un signe pronostique. L’entreprise parfaitement déraisonnable que constitue sa construction s’inscrit dans le contexte général de la lutte contre les barbares – comme petit miracle, elle pourrait, selon le principe espérance, en annoncer de grands (ceux dont le milieu seraient ici la vie politique, l’Histoire). La sphère de l’intime communique sous ces conditions avec celle de la vie publique et, au-delà, des enjeux d’époque.
Il y a là une façon de persévérer à conduire une existence normale, selon son statut social, au mépris des restrictions et discriminations introduites par le nouveau régime qui relève d’une certaine forme d’héroïsme, sans éclat. Bien sûr, les conditions qui sont imposées au couple « mixte » se durcissant à l’approche de la guerre, il leur faudra se défaire de leur voiture à la fin de l’année 1938 : tous les Juifs se voient retirer leur permis de conduire, en guise de représailles contre le meurtre par Herschel Grynszpan d’un diplomate à l’ambassade d’Allemagne, à Paris [17]. Et, en 1941, ils devront quitter leur maison pour s’établir dans la Judenhaus partagée avec d’autres familles juives ou « mixtes ». L’acquisition de la voiture, l’achat de la maison, c’est une façon pour eux de manifester leur refus de porter humblement le stigmate imposé par l’« occupant », d’entrer dans la peau du citoyen de seconde zone, du paria, du réprouvé. Les gens normaux, c’est nous et non pas ceux qui, désormais, disposent des moyens de nous persécuter. C’est le refus sans éclat mais persévérant de s’abandonner à la désubjectivation ou au reconditionnement comme coupable.
Au demeurant, la maison, et même la voiture à certains égards, peuvent être vus, dans ce contexte, comme des « zones libérées », des espaces-autres ou des « contre-espaces » s’opposant à l’espace molaire et abject que constitue, à partir de 1933, la société allemande placée sous la coupe du régime nazi [18]. La maison, avec le jardin, en dépit de toutes les difficultés et péripéties de leur aménagement, constituent un îlot de vie civilisée dans un océan de boue brune. Eva y est attachée inconditionnellement : « elle a besoin d’une maison et d’un jardin. Et à aucun prix elle ne renoncerait à cette maison-ci pour toujours », note Klemperer [19]. Elle jardine avec une « passion frénétique » et envisage même une extension de la maison ! [20]
On peut y recevoir des amis, y prendre le thé avec des personnes encore fréquentables, y accueillir quelques chats errants, s’y réjouir du chant des oiseaux, y profiter de ses arbres fruitiers, y travailler la terre avec ardeur, etc. La voiture, de même, est cet isolat mobile qui permet de jouir, tant que cela est encore possible, de sa liberté de mouvement, de s’offrir le petit plaisir d’un déjeuner, le dimanche, dans une auberge de campagne.
On peut dire : toutes ces satisfactions, petites et grandes – pure illusion, pur aveuglement, au temps où la peste est dans les murs, où ses ravages n’en finissent pas de s’étendre. Politique de l’autruche ! Mais, tout aussi bien : une simple et obstinée affirmation des droits de la vie dans les plus sombres des temps ou, aussi bien : une conduite stoïcienne. Une thérapie contre le désespoir. « Politique de desperado », note un jour Klemperer dans le journal [21] – mais aussi bien : une tactique d’endurance animale, à la Deleuze-Guattari.
Ce qui contribue peut-être à sauver les Klemperer dans les conditions qu’ils endurent, les aide à y survivre, c’est sans doute ce qui leur est resté, bien qu’ils aient avancé en âge, de leur tempérament bohème, artiste notamment pour ce qui concerne Eva. Ce qui implique une sorte de poétique de l’existence qui leur permet de garder une certaine distance à l’égard des pires contingences qui les accablent. Ce qui leur permet de pratiquer ce réalisme de l’irréalisme que Mai 68, dans des conditions tout autres, remettra au goût du jour – « Soyez réalistes, demandez l’impossible ! ».
Victor est tout à fait conscient du fait que l’achat du terrain, la construction de la maison, mais aussi bien l’acquisition de la voiture sont des entreprises qui défient l’entendement : « Toute cette histoire de voiture me paraît de plus en plus folle », note-t-il le 11 février 1936 [22]. Mais il n’empêche : quelques jours plus tard, la voiture est acquise et fièrement décrite, dans le détail : Opel 32cv, 6 cylindres, de 1932, entièrement décapotable. Il en va de même pour la maison : une pure folie aussi – mais comment y résister ? Et tant pis s’il s’avère rapidement que la voiture est un vrai gouffre financier ? Au diable l’avarice, surtout quand les finances sont au plus bas... Le côté somptuaire de ces dépenses (au sens rigoureusement bataillien du terme) déraisonnables, c’est aussi cela qui sauve ; et qui s’associe, d’ailleurs, au motif de la vitesse : à peine la voiture est-elle acquise que Klemperer jubile : « Nous venons de parcourir exactement 45 km, par endroits, j’avais fait du 50km/h » [23]. Et au diable les avaries, les accrochages, les pièces à changer – et, tout autant, les envieux, les bilieux – ou pire : « Comme on vient de me le rappeler ce dimanche de la façon la plus grossière : un professeur juif a-t-il le droit d’avoir une voiture, de ’se faire remarquer’ d’une manière ou d’une autre ? [24] ».
Plus qu’un dérivatif, la voiture est une tocade – elle « dévore » son propriétaire qui en oublierait presque ses travaux d’écriture du moment (Rousseau, qualifié de « bouche-trou » en comparaison de l’Opel) – « Auto, Auto über alles, nous voilà pris d’une passion dévorante (en français dans le texte) » [25].
Plus les conditions deviennent difficiles, plus cet attachement aux fétiches que sont la voiture et la maison est intense – que ne ferait-on pour pouvoir continuer à profiter un peu de la seconde – « Nous faisons la vaisselle nous-mêmes, nous comptons le moindre sou et le moindre litre d’essence ; ce serait tragi-comique (…) si ce n’était pas aussi désolant et accablant, et donc bel et bien tragique et si les choses n’empiraient pas de mois en mois [26] », note Klemperer en juillet 1936, alors que les longues excursions accompagnées de pointes de vitesse à 80 km/h se poursuivent, au prix d’économies réalisées sur la nourriture... Un choix du luxe contre le nécessaire et qui, selon le professeur déchu, relève d’un mélange d’endurance obstinée et d’ « inertie » [27].
Ce choix (dont les effets se maintiennent jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’au tour d’écrou de la persécution et la discrimination qui prive le couple et de la voiture et de la maison) peut s’éclairer sous différents angles. D’une part, on y identifie l’enjeu de la vie privée : contre vents et marées, les Klemperer maintiennent une vie privée, à l’encontre des circonstances qui font d’eux des réprouvés ; la manifestation la plus forte de ce maintien, c’est l’affirmation d’un style de vie, de choix non conformes à ce qu’est supposé être leur condition – au lieu de faire profil bas, il s’exposent avec leur voiture décapotable et leur jardin luxuriant ; ils s’exposent aussi bien à la rumeur publique qu’à la vindicte des nazis désormais tout-puissants. Mais, précisément, ce style de vie affiché, c’est la marque subtile de l’insoumission ; le couple n’est pas réduit à la condition d’otage de la mise au pas pratiquée à grande échelle par le régime, à la condition de parias à laquelle la discrimination raciale les assigne. C’est un défi et aussi une tactique de survie.
Le maintien d’un espace de vie privée, même aux pires moments de la guerre et de la persécution, à partir de 1941, avec l’accélération des déportations, c’est ce qui fait toute la différence entre cette variété de survivants que sont, dès lors, les Klemperer et ceux qui sont « évacués » (nomenclature nazie souvent reprise par Klemperer dans le Journal) vers les camps [28]. C’est le maintien de cet espace fragile mais à tous égards vital qui leur permet de tenir face à la terreur, aux privations, aux épreuves de ces années terribles.
Ce qui débouche naturellement sur le second facteur : les « folies » que constituent la maison et la voiture, c’est ce qui, dans ce contexte, scelle le pacte amoureux qui lie indéfectiblement les époux de plus de trente ans. Victor est entré dans le rêve de maison d’Eva, celle-ci est entrée dans le rêve de voiture de Victor (pour parler comme Deleuze), et il entre dans ce partage davantage que de la tolérance ou même de la connivence – de l’amour. La même alchimie est ici à l’œuvre que dans ces scènes inlassablement relatées où Victor fait la lecture des heures durant à son épouse, histoire de la calmer, de lui remonter le moral, de peupler ses insomnies. On voit bien d’ailleurs ici à quel point un couple soudé autour de ce type de circulations en forme d’exposition mutuelle au désir de l’autre (d’adoption du rêve de l’autre) constitue avant tout, en termes deleuziens toujours, un agencement. Ici : deux désirs « fous » agencés l’un sur l’autre et qui, combinés, produisent un style, un mode de vie qui sont simultanément des façons de se maintenir en vie face à l’adversité la plus dirimante. Agencement se dit en anglais, plus prosaïquement, arrangement. C’est bien de cela qu’il s’agit ici : d’un arrangement indestructible entre deux subjectivités qui ont mis leurs rêves en partage, non sans efforts et tensions, et qui puisent dans ceux-ci pour résister à l’attrition nazie, le terme arrangement étant dépourvu ici de toute connotation triviale – est bien en jeu ici, au contraire, un engagement mutuel et sans réserve des subjectivités, loin de tout calcul d’intérêt – le principe immuable en étant que le désir de l’autre prévaut. On épouse la cause de l’autre, et l’amour est le ressort de ce mouvement, de cette sortie de soi [29].
Et puis, à la fin de l’année 1939, lors d’une visite à la Communauté juive où il s’est rendu en vue de retirer des tickets de rationnement, Klemperer est abordé par un fonctionnaire du parti qui énonce le verdict tant attendu que redouté : « Nous vous en aurions de toute façon avisé ces jours-ci : vous devez quitter votre maison d’ici le 1er avril ; vous pouvez la vendre, la louer, la laisser vide, c’est votre affaire, mais vous devez la quitter ; vous avez droit à une pièce. Comme votre femme est aryenne, on vous accordera deux pièces dans la mesure du possible ».
« Le fonctionnaire n’était pas du tout impoli, commente Klemperer, il comprenait parfaitement aussi dans quelle misère nous allions être plongés, sans que quiconque en tire le moindre avantage – la machine sadique nous passe tout simplement sur le corps [je souligne, A. B.] » [30].
Dans les quelque 1700 pages du Journal des années nazies, le lecteur n’est mis en présence que de deux vrais bourreaux sadiques, violents, antisémites enragés – les deux agents de la Gestapo dont les perquisitions dans les maisons des Juifs et les convocations souvent fatales au siège de la police politique sont tant redoutées des Juifs de Dresde. Le pire n’est pas là ; le pire, c’est bien l’empire du règlement, des décrets, des lois, donc toujours un élément qui énonce quelque chose comme du droit, qui statue réglementairement, et dont l’application scrupuleuse par des agents plus ou moins indifférents, pas nécessairement hostiles, mais inconditionnellement obéissants, a pour effet de réduire progressivement la société juive de Dresde à quelques dizaines de survivants réduits aux extrémités, survivant au jour le jour dans l’attente de leur déportation. La terreur n’est pas, dans ce cas, ce qui s’oppose au droit, dans la mesure où du droit, revisité par l’esprit de la race, le IIIème Reich ne finit pas d’en secréter, comme les escargots sécrètent de la bave, sous toutes ses formes.
Et c’est ainsi, donc, que les Klemperer se trouvent expulsés de leur maison non pas à l’occasion d’une expédition punitive accompagnée d’un pogrome ou d’un incendie, mais le plus tranquillement du monde, en application de nouvelles dispositions réglementaires signifiées aux intéressés par un fonctionnaire subalterne sur un ton tout aussi réglementaire. La terreur et la persécution sont enveloppées dans le règlement, avec autant de soin que de précision. C’est bien la raison pour laquelle, le personnage central de l’appareil de terreur nazi n’est pas le bourreau sanglant mais bien le criminel de bureau (Schreibtischtäter).
Eva réagit stoïquement à la terrible nouvelles : « Eva infiniment plus calme que moi, bien qu’elle soit infiniment plus touchée que moi. Sa maison, son jardin, ses activités. Elle va se retrouver comme une prisonnière. Et nous perdrons aussi notre dernière possession, car louer la maison nous vaudrait des harcèlements et si nous la vendons, après déduction de l’hypothèque, il nous reste une somme infinie qui doit être versée sur le compte de garantie et dont nous ne pourrons plus jamais disposer » [31].
Le rêve d’Eva s’est brisé sur l’écueil de la machine sadique nazie – une machine froide, glacée, même, en l’occurrence.
Suivront encore l’interdiction pour les Juifs de disposer du téléphone, la confiscation de la machine à écrire... le chemin du camp d’extermination est balisé d’une infinité de mesures de dépossession et de réduction du périmètre de la vie juive – ceci, encore et toujours, en application de règlements, décrets, arrêtés, lois d’une implacable et maniaque science du détail. La corde qui se resserre autour du cou des Juifs est tissée dans le matériau de la loi. Le régime de la terreur a le visage de la loi – mais la loi est devenue folle, le droit est enragé, les frontières entre le légal et l’arbitraire se sont effacées.
Rescapés du bombardement apocalyptique de Dresde, les 13 et 14 février 1945, les Klemperer errent à travers l’Allemagne, jusqu’en Bavière, pendant de longues semaines avant, finalement, de regagner la ville en ruines. Dès juin 1945, ils récupèrent leur maison – mais dans quel état ! On y a installé un bunker dans le jardin, des « pillards russes » y ont laissé les traces de leur passage – mais aussitôt les travaux de restauration s’engagent. Un long passage lyrique est consacré au jardin devenu une « forêt vierge féconde » d’où émergent « neuf cerisiers qui croulent indiciblement sous les fruits » [32]. Pour les Klemperer, la vie a triomphé, mais ils sont l’exception parmi la société juive de Dresde – seule une poignée de Juifs a survécu aux déportations et au méga-bombardement. La vie reprend et Klemperer s’interroge sur la meilleure façon de repartir d’un bon pied dans cette nouvelle Allemagne sous tutelle soviétique. Il adhérera bientôt au KPD, et retrouvera un poste à l’université. En novembre 1945, il fait connaître ses prétentions aux autorités provisoires : un « professorat honoraire » (avec résidence à Dresde et auto [je souligne, A. B]) » [33].
Les rêves ont la vie dure, et c’est heureux.
Alain Brossat