Explorer le passé/présent en compagnie de Victor Klemperer [7]
Que m’est-il permis de savoir ? – Klemperer et la « Solution finale » (2/3)
Avec celle de la mémoire collective, s’est imposée dans les démocraties occidentales, au cours des dernières décennies du XXème siècle, une sorte de religion du témoignage. Le témoin y est célébré comme cette admirable vigie qui, au milieu de la tempête et des épreuves de l’Histoire déchaînée, déjantée, conserve les yeux ouverts et opère envers et contre tout la transmission du récit de l’ « extrême ». Le témoin est d’autant plus valorisé que ce dont son récit garde la trace s’associe à la catastrophe et au Mal radical. La valeur d’attestation du témoignage est, dans cette figure, indissociable des puissances négatives de l’Histoire cataclysmique et de l’énigme du Mal redéployée sous ce sceau. La réception, tardive mais d’autant plus enthousiaste, du Journal de Klemperer s’inscrit dans cette perspective, notamment en Allemagne, tout comme celle de Shoah (le film) en France (et au-delà, aux Etats-Unis notamment). Le témoin jusqu’au bout (ce qu’est, aussi bien, Primo Levi, lui aussi devenu à son corps défendant, l’une des figures de proue de ce culte du témoin), c’est en quelque sorte celui qui nous (ceux d’après) sauve de l’oubli les horreurs et crimes imprescriptibles et nous vaccine contre leur répétition. Le témoignage devient un talisman qui nous protège contre le retour du passé vampirique et le témoin devient lui, un personnage équipé de pouvoirs spécifiques – celui, en tout premier lieu, de nous armer contre le Mal radical.
Ce que ce fétichisme du témoignage et du témoin élude n’en demeure pas moins constant : le témoin témoigne, mais son récit n’instruit que partiellement la connaissance : Klemperer témoigne bien, indirectement, du massacre de Babi Yar et ce témoignage, consigné dans le Journal en son temps et heure et dans les conditions où il l’est, est infiniment précieux (pour autant qu’il nous renseigne sur les modalités de la circulations des informations concernant les crimes de masse commis par l’armée allemande pendant la campagne contre l’URSS). Mais, d’un autre côté, le diariste évoque Babi Yar sans savoir ce qu’est Babi Yar dont il ignore tout comme fait d’histoire et comme événement. Il n’est pas équipé (appareillé) pour savoir que Babi Yar (dont il ignore le nom d’événement criminel et désastreux) est Babi Yar. Il relate, de troisième main, un « massacre épouvantable » – mais de tels massacres, tous plus épouvantables les uns que les autres, la Seconde guerre mondiale en est constellée, le mot massacre, dans sa généralité, ne fait pas la différence (un anglicisme). L’évocation de Babi Yar dans le Journal se tient (par force) en deçà de ce qui fait la singularité de l’événement Babi Yar, telle que celle-ci s’est établie dans l’après-coup et en est devenue le premier des traits – indissociable désormais de la perception de ce fait d’histoire et crime collectif.
En ce sens même, le culte du témoignage et du témoin nous exposent au risque d’une prévalence des puissances affectives sur les exigences de la connaissance, dans la relation que nous élaborons au passé sinistre et sinistré – via ce médiateur. Plus le témoin (de l’ « extrême ») est appelé à devenir un personnage sublime et le témoignage, dans ces conditions, un(e) geste héroïque, plus le récit de ce passé se trouve enfermé dans les intensités affectives, au détriment de la connaissance à proprement parler, laquelle ne saurait se passer de cadres – ne saurait être opératoire sans être appareillée [1].
Or, ce qui est passionnant dans le témoignage sur les exterminations en cours (ce dont nous connaissons aujourd’hui le nom de code – la « Solution finale » –, un nom sans lequel la connaissance même de l’objet demeure flottante) que livre le Journal de Klemperer, c’est précisément la tension extrême qui s’y relève entre deux pôles contraires : d’une part, la rumeur n’est pas, en la matière, le domaine du grand n’importe quoi ; elle véhicule, pour ce qui concerne les exterminations en cours, un matériau disparate d’informations fragmentaires suffisamment abondant et divers pour que le commun des mortels vivant alors sous le talon de fer du IIIème Reich puisse se convaincre que quelque chose arrive, et qui se place sous le signe du terrible ou, en termes moraux, de l’intolérable.
Mais, d’un autre côté, le fait même que ces « nouvelles » parviennent à une opinion atomisée sur un mode épars et diffracté, hors de tout cadre de connaissance, qu’elles demeurent à ce titre proprement « innommables » – cela même favorise puissamment leur évitement comme faits massifs et, comme on dit, incontournables : la criminalité sans précédent de l’appareil de terreur nazi désormais orienté vers les exterminations peut être éludée par les gens, la population allemande, comme fait du présent, dans sa propriété politique, historique.
En d’autres termes, le génocide et les crimes contre l’humanité, tant qu’ils ne sont pas nommés, ne prennent pas la consistance de ce à quoi l’on ne peut éviter de faire face. La connaissance demeure cantonnée, bloquée ou comprimée au stade des collections de faits dispersés : « Il y a eu, à Berlin, deux mille suicides de Juifs » [2]. « Ernst Kreidl a été ’abattu au cours d’une tentative d’évasion’, à 14h55, donc en plein jour. Eva a vu en haut, chez Elsa Kreidl, le formulaire imprimé rempli à la machine ; ’Incinération au crématoire de Weimar-Buchewald’, l’urne est disponible. On ne peut mentir de manière plus éhontée. Ernst Kreidl n’a sûrement pas songé un seul instant à une évasion d’ailleurs absolument impossible. Soixante-trois ans, affaibli, vêtements de détenu, sans argent... Et en plein jour... Un meurtre purement et simplement. Un parmi des milliers et des milliers d’autres » [3].
Même les Juifs qui sont les premiers concernés reçoivent et enregistrent ces nouvelles sous le régime des faits dispersés, et, affectivement, sous celui de l’accablement. Ils les perçoivent comme les pièces dispersées d’une persécution, en général, plutôt que d’un projet ou d’un programme tendant à leur disparition jusqu’au dernier. Le dessein du persécuteur demeure obscur, comme s’il s’agissait du caprice d’un tyran : les arrestations se succèdent, en rafale, mais le principe qui y préside, s’il en est un, demeure impénétrable – ce qui ne contribue pas peu à accroître l’effroi de ceux et celles qui, jour après jour, s’attendent à être convoqués pour un « convoi » en vue de leur transport (déportation) vers un Est anomique et terrifiant.
L’abattement qui résulte de la méconnaissance (inscrite dans les conditions même que partagent alors les survivants regroupés dans les « maisons des Juifs ») de l’intention réelle du persécuteur et des moyens réels de sa mise en œuvre est accru par un intense sentiment d’isolement parmi la population allemande. « Il règne partout un profond mécontentement, et le peuple est à peine au courant des cruautés in judaeos) », écrit Klemperer [4]. Mais cette assertion elle-même peut être interrogée : est-il si sûr que les Allemands (non-Juifs) en savent moins sur les déportations, les massacres à l’Est et, en général, les programmes d’extermination raciaux, que les Juifs eux-mêmes ? Les permissionnaires revenus du front (de l’Est notamment) et autres zones occupées ne sont-ils pas un canal d’information continu pour la population civile ? D’autre part, Klemperer témoigne à de nombreuses reprises de manifestations de sympathie de la part d’inconnus, furtives mais marquées, dans la rue – c’est donc bien que les Allemands ont en partage une connaissance assurée des « cruautés in judaeos ». C’est donc bien que le fondement de l’isolement des Juifs, en général, est davantage la distraction des autres, c’est-à-dire leur évitement de la question – ils ne tiennent pas plus que ça à savoir vraiment ce que l’on fait aux Juifs, ce qu’il advient de ceux qui disparaissent.
De cela aussi, Klemperer et ceux qui partagent sa condition n’ont que ce que l’on pourrait appeler une demi-connaissance, déterminée pour l’essentiel par leur confinement dans des espaces séparés. Mais peut-être cette connaissance en suspens est-elle aussi une condition de la survie : il est plus réconfortant de relever tous les petits gestes de sympathie et de bonté émanant, sur les lieux de travail (pendant la guerre, Klemperer est réquisitionné comme manœuvre) de travailleurs allemands ordinaires, et qui vont avec l’hostilité grandissante du prolétaire lambda au régime nazi, que de se désoler de l’absence de curiosité face à ce phénomène massif – mais où donc passent tous ces Juifs qui disparaissent ?
Le témoignage ne saisit que le grain le plus fin, et forcément séparé de l’ensemble, du crime d’histoire, crime universel en tant que singulier (le judéocide comme crime contre l’humanité) sur le mode non pas de l’intellection, mais de la confusion et la détresse. « Aujourd’hui – ces atroces disparitions. Qu’a-t-on fait de Friedheim [un médecin juif, habitant de la Judenhaus] ? Que lui est-il advenu en prison ? Quelle a été sa fin ? Anéanti : noyé dans l’ordure au bout de quels supplices ? Cette mort ici est mille et mille fois plus atroces que toutes les angoisses de 1915. – et toujours la peur, toujours cette course à la fenêtre pour voir si une voiture... » [5].
Ici, comme dans d’autres passages du Journal, émerge la notion d’une hiérarchie des désastres. L’horreur sans nom de la persécution des Juifs sous le IIIème Reich, allant sans cesse crescendo, est éprouvée par l’ancien combattant des tranchées comme assurément pire que l’angoisse du pilonnage d’artillerie ou de l’assaut de la tranchée ennemie par le soldat des tranchées. C’est (peut-être) que le maelström dans lequel se trouve plongé le fantassin des tranchées a trouvé son nom – la guerre moderne, avec ses orages d’acier et ses années de sang et de boue. Par contraste, les questions qui assaillent et accablent Klemperer à l’occasion de la disparition du Dr Friedheim surviennent sur le fond de la plus terrible des incertitudes – que nous arrive-t-il ? De quelle espèce est la catastrophe qui s’abat sur nous ? Quel en est le visage, quelles en sont les modalités réelles ? Le pire, c’est l’incertitude perpétuelle. Quand la main du persécuteur s’abattra-t-elle sur nous et comment en finira-t-il avec nous ? Le secret dont s’entoure la mise en œuvre de l’extermination n’en est pas seulement une partie intégrale – il est aussi un instrument direct de la terreur – il entretient la désorientation de la victime désignée et son abattement. L’effroi et la démoralisation sont entretenus par un exercice de la terreur qui s’entoure de zones d’ombre – « Le cordonnier s’est suicidé au PPD [la même prison où Klemperer a passé une semaine]. J’en doute. Il n’avait pas l’air de quelqu’un qui perd la tête aussi vite – on a sûrement dû lui donner un coup de main » [6]. Quand il faut tenter de nommer l’aggravation de la persécution, on en est réduit à des approximations qui non seulement demeurent bien en deçà de la réalité, mais passent tout à fait à côté de ce qui y est en jeu, à défaut de pouvoir en prendre la juste mesure : « Nous avons parlé de la détérioration de notre situation. Combien les persécutions étaient modérées à Dölzschen. Tandis que maintenant... Eva a dit : ’Ce ne sont plus des perquisitions. Ce sont des pogroms’. Elle a parfaitement raison » [7]. Mais combien ce mot terrible mobilisé en vue d’appréhender l’empirement de la situation des réprouvés se tient éloigné de ce qui est réellement en train de leur arriver ! Cependant, cela, c’est nous qui le savons, dans l’après-coup, et notre mérite n’est pas grand à le savoir.
Il convient ici de rapprocher ce motif – la chaîne d’équivalence qui s’établit entre terreur, programme d’extermination et obscurité, dissimulation des intentions – et la philosophie du temps subjectif que formule Klemperer, à deux reprises au moins, dans le Journal. La ligne de force en est clairement dessinée : nous ne savons rien. Cette assertion (ou position) prend la forme d’une maxime : « Nous ne savons rien du passé lointain, parce que nous n’y étions pas ; nous ne savons rien du présent parce que nous y sommes. Seul le souvenir du passé que nous avons nous-mêmes vécu peut nous permettre d’acquérir après-coup une once de savoir et d’un savoir très peu sûr » [8].
On pourrait dire : à défaut de savoir ce qui lui arrive (son extermination programmée par les nazis, en cours de réalisation), Klemperer sait pourquoi il ne le sait pas. Mais c’est évidemment d’un savoir général, abstrait qui, en l’occurrence, ne se traduit pas en connaissance de ce qui est en cours. L’extermination dans laquelle le cours de son existence est enveloppée, lorsqu’il consigne cette maxime, c’est bien par excellence ce qu’il définit comme le présent dans lequel il est et que, pour cette raison même, il ne peut connaître. « Y être », cela veut dire ici être immergé dans un milieu ou un élément, submergé par celui-ci – manque la distance qui permettrait de le constituer comme objet de la connaissance. Plus tard, peut-être, s’il survit, pourra-t-il connaître quelque chose de ce présent de l’extermination, dans l’après-coup, en transformant cette expérience en savoir – et encore celui-ci est-il placé sous le signe de l’incertitude et de l’incomplétude : une « once de savoir », un savoir « très peu sûr ».
L’expérience de la méconnaissance fondamentale de ce qui lui arrive avec son enveloppement dans le programme d’extermination des Juifs par les nazis constitue donc, pour Klemperer et selon ces prémisses-même, un cas particulier de ce qui constitue la condition générale régissant le rapport des sujets humains à leur présent. Un cas extrême et particulièrement tragique, si l’on veut, puisque ce qui est ici placé sous le signe de la méconnaissance structurelle, c’est la menace de mort suspendue au-dessus du destin de tous les Juifs. Le fait que le passé soit placé, lui, sous un même signe de méconnaissance puisque « nous n’y étions pas » assombrit encore le tableau : un des corollaires de cette proposition est que le passé ne saurait en aucun cas éclairer le présent ou instruire les vivants à propos de ce qui leur arrive dans ce présent. C’est d’ailleurs tout à fait manifeste dans le cas des Klemperer mis en présence de la « Solution finale », dans leur propre existence : le « passé lointain » ne les aide en rien à affronter cette épreuve, aucun souvenir historique qui les aiderait à forger une connaissance assurée de ce qui les emporte en tempête ne leur vient à l’esprit.
On pourrait aussi remarquer qu’au rebours du pessimisme épistémologique qui inspire cette conception du temps subjectif, la notion même de l’« once de savoir » qui, quand même, dans l’après-coup, serait susceptible de permettre au sujet de s’assurer une prise (en forme de connaissance) sur ce dont il a subi l’épreuve ou connu l’expérience fait entendre l’écho assourdi de la petite musique du messianisme. La figure du sauvetage in extremis se conserve dans cette image du savoir infinitésimal – préservé, sauvegardé quand même et contre toute attente. Klemperer pourrait ici, en effet, être rapproché de Walter Benjamin dont, au reste, tant de choses l’éloignent.
Au cours des trois dernières années de la guerre, quand ils se retrouvent reclus dans la maison des Juifs (dont Klemperer ne sort guère que pour se rendre au travail ou au cimetière juif et Eva pour tenter de s’approvisionner), l’existence (ou plutôt la survie) du couple se poursuit entièrement à l’ombre du camp de concentration – ou pire, de l’innommée/innommable usine de la mort, centre d’extermination. Autour d’eux, les rangs de la fragile « communauté » des parias s’éclaircissent, et nul n’ignore, parmi eux, que le moindre prétexte peut suffire à la Gestapo pour prononcer le décret de mort : « Käthchen [une voisine, à la Judenhaus], pour qui les anniversaires font partie des choses rituelles et indispensables, a apporté un petit pot de primevères [à l’occasion du soixantième anniversaire d’Eva] – acte héroïque qui peut signifier le KZ et donc coûter la vie » [9]. Tandis que le rythme des transports vers Theresienstadt (Terezin) s’accélère, l’association de la déportation et de la mort (la qualification de la déportation comme mise à mort) s’impose toujours davantage : « (…) Toutes les discussions tournent toujours autour de notre funeste situation. Ida Kreidl et Frau Pick s’attendent avec certitude à partir pour Theresienstadt, les Marckwald aussi. Marckwald dit que c’est pour lui une condamnation à mort. Il touche comme moi une pension d’Etat, il croit qu’elle ne lui sera pas versée à Theresienstadt. Il a besoin chaque mois de 80M pour la morphine et autres médicaments » [10].
Marckwald, une personne âgée et un malade chronique, « croit » plutôt qu’il ne sait. La croyance laisse ici la place à une mince espérance. La tournure même de la phrase donne à entrevoir l’immense décalage existant entre la perception éloignée du camp qu’en ont les Juifs de Dresde et la réalité de celui-ci : Theresienstadt est un ghetto-camp de concentration et d’extermination qui servit notamment de sas pour les Juifs de toutes l’Europe en transit vers les centres d’extermination situés en Pologne. Une poignée de Juifs privilégiés y survivait dans des conditions relativement acceptables tandis que l’immense majorité de ceux qui y étaient assignés ou y transitaient étaient voués aux plus rigoureuses des conditions concentrationnaires. Les conditions faites aux Juifs privilégiés à Theresienstadt ont servi aux nazis à déployer tout un rideau de fumée masquant les conditions prévalant dans les camps – c’est le fameux épisode de la visite de la délégation de la Croix rouge brocardée dans un film célèbre.
Bref, l’idée même que le déporté juif Marckwald qui n’appartient pas à la catégorie des privilégiés (personnalités connues, acteurs économiques de haut rang, etc.) puisse continuer de toucher sa pension à Theresienstadt et y recevoir les soins appropriés à sa condition suscite, rétrospectivement, une incrédulité accablée. Mais dans les conditions du moment, la propagande nazie combinée à l’espérance malgré tout des victimes désignées, produit ses effets. Quelques jours après avoir consigné les craintes de Marckwald, Klemperer écrit : « Quant à Trude, elle pense être envoyée à Theresienstadt dans le courant de la semaine prochaine. Elle s’est déjà fait vacciner contre le typhus et le choléra, et s’est déclarée prête à travailler ’pour pouvoir acheter des médicaments avec l’argent qu’elle aura gagné’. Il semble que la plupart des Juifs ne redoutent plus autant l’évacuation et qu’ils en sont même venus à considérer Theresienstadt comme un lieu relativement humain. On se dit qu’ici c’est tellement terrible, qu’ailleurs ça ne pourrait guère être pire, et peut-être même un peu mieux. J’observe ce sentiment tous les soirs chez Ida Kreidl qui fait preuve maintenant de beaucoup plus de calme et de courage que ces derniers mois » [11].
L’inconcevable pour les premiers concernés, dans ces conditions, c’est qu’ils ne sont pas « évacués » pour être astreints à un travail forcé plus ou moins supportable, mais bien pour mourir. En d’autres termes, l’espoir tenace, indéracinable, est ici le pire des conseillers. Mais le désespoir ou la lucidité seraient-ils, dans ces circonstances où il n’existe pas d’échappatoire, d’un plus grand secours ?
D’autre part, Klemperer est ici au mieux de sa vocation de « témoin jusqu’au bout », d’observateur et de chroniqueur des pulsations du désastre : il enregistre avec précision les attitudes des Juifs qui l’entourent et sont sur le point d’être déportés, sans se prononcer. Il observe et consigne les évolutions de leurs dispositions. Il note ce que semblent penser « la plupart des Juifs », il relate ce qu’« on se dit » – le journal tient le procès-verbal de ces oscillations. C’est un sismographe. Le scribe se tient en retrait, alors même qu’il est totalement impliqué lui-même par ce qui est ici en jeu – il peut être convoqué du jour au lendemain pour être expédié à Theresienstadt où (vu son âge, son état de santé, son peu d’aptitude à affronter les conditions extrêmes, entièrement nouvelles et hostiles du camp, sans oublier sa fatigue morale), ses chances de survie seraient minces. Mais il s’obstine à noter, à engranger, à moissonner (comme il dit) et glaner tout ce qui est susceptible d’alimenter la chronique détaillée de ce qu’on pourrait appeler, en référence à un des premiers textes de la littérature concentrationnaire d’après-guerre, les jours de la mort des Juifs de Dresde [12].
Le fait que les critères de sélection des détenus convoqués en vue de leur déportation demeurent totalement obscurs contribue grandement à entretenir le sentiment d’insécurité – un état de panique perpétuelle chez la plupart. Au cœur de ce désarroi, Klemperer, en sa qualité de professeur, d’homme d’instruction et de sagesse supposée, se spécialise dans ce qu’il appelle les « visites de consolations » : il se rend auprès de ceux et celles qui sont en instance de déportation (ou pensent l’être) et leur prodigue des mots de réconfort. Plus tard, il rendra ce même genre de visite auprès de personnes dont un proche a été assassiné en camp et dont les cendres viennent d’être sinistrement restituées à la famille. Manifestations, gestes infiniment précieux de « petite bonté », éclats d’humanité dans un contexte général placé sous le signe de la déshumanisation. Mais en même temps, les « consolations », dans un tel contexte, entretiennent une certaine relation avec la méconnaissance. Le motto en est qu’il ne faut pas renoncer à l’espoir. Or, la situation des Juifs de Dresde voués à la déportation est, objectivement, sans espoir. Les bonnes paroles dispensées par le consolateur sont un baume bien illusoire appliqué sur cette hopelessness – il n’est pas dupe d’ailleurs de l’illusion qu’il dispense dans ces conditions [13].
Mais d’un autre côté, les consolations sont ici ce qui maintient le lien humain (la qualité morale des relations entre les survivants, ici) envers et contre l’acharnement des persécuteurs. L’horizon moral est ici dissocié de celui de la connaissance, laquelle comporte aussi une dimension éthique. Une insurmontable antinomie se détecte, là où l’homme de « science » (le savant, l’universitaire) se transforme, à l’épreuve des circonstances, en une sorte de prêtre. Une position d’autant plus instable et fragile que le « prêtre » est lui-même en sursis : évaluant la probabilité de sa proche élimination, il écrit : « En me supprimant, on économise une retraite. Pour Theresienstadt, je suis trop jeune (moins de soixante-cinq ans), pour le travail en Pologne, sans doute trop vieux. Il semble aussi que, depuis quelque temps, on veuille mettre un terme aux mariages mixtes en liquidant le conjoint juif (...) » [14].
Mais la réalité aux mains de glace est là, qui revient, implacable et disperse l’encens des consolations : « Accoutumance : mardi, un nouveau convoi va partir pour Theresienstadt ; et déjà il me semble, il semble à tous les Juifs d’ici que c’est une chose qui va de soi » [15]. La normalisation des transports vers les camps, l’accoutumance à ceux-ci de ceux qui en sont les prochaines victimes désignées – le retour strident du réel de l’extermination dans ce qu’elle a de pire (les survivants s’y habituent) impose ses conditions. C’est un certain Bernstein, « un homme décharné, la cinquantaine, négociant en céréales, brancardier pendant la Guerre mondiale, maintenant aide-soignant de la Communauté » qui vient sonner le glas des consolations en dressant un tableau totalement « désespéré » des convois transportant les malades vers les camps : « (…) Les plus paralysés serrés comme des sardines sur les bancs du camion, conduit sans le moindre ménagement, secousses même pendant les injections, manque de médicaments, aucune ambulance autorisée à aller chercher les gens chez eux, interdiction d’emporter les chaises roulantes, etc. ». Et la description se poursuit dans des tons plus sombres encore : « Bernstein considère comme absolument certain qu’à Theresienstadt on supprime par injection les malades inaptes au travail, il y a une pénurie de morphine, d’insuline, etc. Je lui ai demandé : ’Pourquoi pas ici ? – parce que là-bas, ces choses se passent plus discrètement. Theresienstadt est parfaitement isolé ». Et Bernstein de conclure : « Ce qu’il y a d’infiniment plus horrible que chez les Russes, dans des cas comparables, c’est qu’ici rien n’est spontané, tout est méthodiquement organisé et ordonné, c’est une cruauté ’cultivée’, et tout se passe hypocritement au nom de la culture, dans le mensonge. Chez nous, on n’assassine pas les gens » [16].
Le témoignage de Bernstein est ici capital, en tant, précisément, qu’il porte au-delà du témoignage, dans sa partie analytique. Le projet liquidateur y est saisi, pour l’essentiel, aussi bien dans son intention que dans ses moyens : les sélections, l’élimination méthodique, « organisée et ordonnée » des malades, le camouflage des finalités du dispositif – tout est là où presque du concept de la « Solution finale », à ceci près que Bernstein n’en voit ici l’application qu’à une catégorie particulière de la population juive – les malades, les invalides. Grâce au témoignage-analyse de Bernstein qui ne succombe pas au chant des sirènes de l’espérance vague, Klemperer se rapproche d’une connaissance effective de ce qui est en train d’arriver aux Juifs de Dresde, d’Allemagne, d’Europe. Dans le même temps, bien sûr, la rumeur, qui est inconstante et protoplasmique, continue de souffler sur les braises de l’espoir – ici, sur un mode particulièrement sinueux : « Une certaine Frau Schlesinger, voisine de palier de Trude Scherck à Wilmersdorf, m’envoie, comme convenu, la carte postale d’un ami de Scherck à Stockholm : il s’est renseigné auprès de la Croix-Rouge, un espoir existe que la Croix-Rouge obtienne ’bientôt’ un contact avec les déportés de Theresienstadt (je n’y crois pas, il doit y avoir bien trop de choses à cacher.) » [17]. Ce sera bien pire encore que ce que le pessimisme fondamental de Klemperer lui donne à imaginer : il y aura bien une visite d’une délégation de la Croix-Rouge à Theresienstadt, et celle-ci se fera largement mener en bateau par les SS et l’administration du camp...
Alain Brossat
(à suivre...)