Explorer le passé/présent en compagnie de Victor Klemperer [9]
L’écriture comme signe de vie (1/4)
Dans le récit qu’il consigne de son emprisonnement d’une semaine, fin juin 1941, Klemperer distingue rigoureusement deux phases : les premiers quelques jours pendant lesquels il se trouve privé de tout moyen d’écrire et donc voué à des ruminations solitaires impossibles à consigner ; et la seconde durant laquelle son épreuve se trouve allégée par la grâce d’un bout de crayon que lui a fait passer un gardien et avec lequel il peut griffonner des notes sur des feuilles de papier hygiénique [1]. Il écrit : « L’avantage essentiel de ce crayon était que le seul fait de savoir qu’il existait m’évitait de chercher désespérément des idées. Quand j’étais à court, ou que mes vagabondages devenaient par trop déconcertants, je pouvais à tout moment reprendre mon jeu avec les mots ; je n’avais plus besoin de redouter le vide, et ainsi je ne me sentais plus vide » [2]. Et d’ajouter : « En notant aujourd’hui tous ces passe-temps, il m’apparaît indéniable que la moitié crayonnée de ma détention m’a été plus facile à supporter que celle qui l’avait précédée » [3].
On ne saurait mieux dire que, pour Klemperer, l’écriture est, rigoureusement parlant, une activité vitale. Dans les conditions ici évoquées, le mot écriture doit s’entendre dans son sens le plus littéral, pratique, élémentaire : le fait de pouvoir tracer des signes sur un support de papier, aussi rudimentaires le moyen d’écrire et le support en question soient-ils. Mieux encore : non pas même le fait de pouvoir écrire mais, si on lit bien, le simple fait de savoir qu’on peut le faire, qu’on dispose de ce moyen – et qui change tout ou presque aux conditions de cette détention solitaire, dans la cellule 89 du poste de police où l’infracteur au blackout a été condamné à purger sa peine.
La possibilité d’écrire n’est pas simplement un moyen de s’occuper ou une consolation allégeant les rigueurs de la détention, c’est une métamorphose : le reclus peut pratiquer des exercices de mémoire en notant des noms célèbres commençant par la même lettre, imaginer des jeux (de mots), composer des charades... – bref, en notant, il peut échapper à ce qu’il désigne comme l’« éternité indifférenciée et cruelle » (on pourrait dire : le temps homogène et vide) qu’il vient de traverser et s’assurer une prise sur la durée en lui donnant une forme, une structure.
Ce n’est pas forcément que le temps passe plus vite, mais c’est du moins que, grâce à l’écriture, l’emprisonnement a cessé d’être tout simplement subi comme une calamité ou un désastre pur – l’écriture permet, sinon d’y faire face, du moins de recréer son propre monde, dans les conditions de cette captivité même. Le crayon tend, sous ce régime, à devenir un objet doté d’une puissance surnaturelle : « Le crayon m’avait véritablement transformé de fond en comble (…) J’étais bien sorti de l’enfer en grimpant le long de mon crayon – mais je n’avais pas encore véritablement atteint la terre, je n’en étais qu’aux limbes » [4].
Le crayon, il est vrai, n’est pas une baguette magique, il n’abolit pas les murs de la prison, mais il n’en est pas moins le moyen, l’outil d’une libération intérieure. Il est ce qui permet à l’enfermé de créer une distance salutaire voire salvatrice entre lui-même (comme sujet, subjectivité) et les conditions draconiennes de la détention. En « grimpant le long de son crayon », le prisonnier a mené à bien une évasion spirituelle.
Les puissances de l’écriture qui se manifestent ici, dans des conditions toutes particulières, extrêmes, renvoient, chez Klemperer à une condition beaucoup plus générale : l’écriture a toujours été pour lui, depuis son adolescence, une activité inséparable de chaque étape de son existence, de son quotidien, dans toutes les circonstances de sa vie : il tient son journal depuis l’âge de seize ans. Or, le journal est placé sous un régime d’écriture tout à fait particulier – celui où prévaut le rapport de soi à soi. Le souci de soi prend ici la forme d’une écriture agencée par un sujet autour de la relation des faits et gestes, pensées, sentiments, conduites (etc.) de ce sujet même, une écriture auto-centrée et souvent désignée comme « intime » à ce titre – le journal n’étant pas en premier lieu destiné à un public [5].
Le journal ne vise pas en premier lieu à faire œuvre, il n’est pas adressé à qui que ce soit, si ce n’est à soi-même, et il est destiné ainsi à se soutenir en se supportant par l’écriture, en y puisant des ressources aidant, dans les temps ordinaires, à conduire son existence ou, dans les conditions plus éprouvantes, se maintenir en vie.
Le journal consigne, mais il ne se contente pas de garder trace. Il ouvre également un espace continu ou discontinu (selon l’assiduité et la régularité plus ou moins grande que met le diariste à le tenir) qui est celui du souci de soi, l’espace dans lequel le sujet écrivant (le scribe) introduit, par l’écriture même, une distance infime à soi. Cet espace est celui d’un miroitement, d’un détachement à peine esquissé, parfois susceptible de s’amplifier – lorsque le journal devient ouvertement le lieu d’une réflexion critique du sujet sur ses faits et gestes, ses pensées et ses sentiments.
Le régime d’écriture sous lequel est placé le journal (et ceci est particulièrement marqué dans le cas de Klemperer) se distingue donc abruptement de celui sous lequel sont situés les écrits destinés à un public. Lorsque Klemperer entre dans une carrière journalistique, puis universitaire, jusqu’en 1933, il écrit donc sous deux régimes distincts : des articles, des livres, destinés à être publiés et le journal qu’il conserve par devers lui, en réservant peut-être parfois la lecture (de certains extraits) à Eva.
La ligne d’horizon du journal et celle des écrits publics sont entièrement différentes : les écrits publics doivent toujours tenir compte de l’existence de contraintes externes et d’un horizon d’attente dont le sujet écrivant n’est pas le maître. Il doit destiner ses écrits à un public en tenant compte de ces contraintes (multiples et infiniment variables selon le genre d’écrit en quête de lecteurs) et les disciplinant de façon à se donner le maximum de chances d’atteindre ce public. En ce sens même, ce qu’il écrit lui échappe, ne pouvant demeurer cantonné dans un espace où prévaut la pure pulsion d’écriture – il faut s’adapter, se mettre aux normes, anticiper sur les attentes des médiateurs (un comité de rédaction, un éditeur...) et des lecteurs et, au fil de ce processus, le texte s’objective en s’éloignant de ce qui émane de la pulsion d’écriture. Le texte passe du côté de la littérature, de l’écrit spécialisé, de la « science », de l’essai, la monographie, etc.
Dans le journal conçu comme « écrit pour soi », la boucle est courte, elle se replie sur le scripteur dans le geste même de l’écriture. Dans l’écrit destiné à un public, cette boucle ne disparaît pas (on écrit bien toujours d’une façon ou d’une autre pour soi-même), mais elle s’allonge et suit des parcours compliqués au fil d’infinies sinuosités – on écrit aussi pour présenter une thèse, défendre une cause, pour produire un éclat, pour conquérir une position...
Ce qui est tout à fait singulier dans la situation de Klemperer à partir de 1933, c’est que, précisément en raison des circonstances particulières dans lesquelles il se trouve dès lors placé, la frontière qui sépare les deux régimes d’écriture tend à se brouiller.
Le professeur rapidement déchu de sa position continue bien à écrire sous des régimes distincts, d’une part le journal et de l’autre ce qui relève de son champ de recherche spécialisé, essentiellement, sur le XVIIIème siècle français ; il ne confond jamais l’un et l’autre, mais peu à peu, tout espoir de voir quoi que ce soit publié dans un avenir prévisible s’éloignant, la ligne de partage séparant les deux modes d’écriture devient indistincte : de manière toujours plus évidente, même lorsqu’il s’acharne à poursuivre la rédaction de son opus sur les Lumières françaises, il écrit pour lui-même – avec une détermination et un acharnement destinés à se prouver à lui-même qu’il ne capitule pas devant les conditions que lui impose le régime nazi. La raison pour laquelle, dès les premières pages du journal de l’année 1933, et alors même que Klemperer poursuit encore ses cours à l’Université (n’a pas encore été privé de sa chaire), on trouve cette notation : « Quelle importance que je laisse un livre de plus ou de moins ! Vanitas... » [6].
Le processus de désœuvrement (d’enrayement) du dispositif d’écriture orienté vers le public (la production d’un livre destiné à des lecteurs) est déjà en cours – ou du moins, en pessimiste lucide qu’il est, Klemperer anticipe sur la suite des événements : bientôt, il ne sera pas seulement, en tant que Juif, interdit de cours, mais de publication, il n’aura plus accès aux bibliothèques publiques, ses lectures seront surveillées et réglementées, etc.
Très vite, après l’accession au pouvoir des nazis, Klemperer s’acharne à poursuivre dans des conditions sans cesse aggravées, la rédaction de son ouvrage consacré au XVIIIème siècle français, à se consacrer aux auteurs qu’il aime (Voltaire, Diderot) et à se colleter avec celui qui persiste à être sa bête noire (Rousseau) – mais dans une perspective déliée de tout horizon de diffusion, de publication. Poursuivre ce travail de rédaction est devenu un exercice de résistance, d’une résistance silencieuse, invisible, où est donc en jeu à peu près exclusivement le rapport du persécuté à lui-même : en poursuivant coûte que coûte la rédaction de cet ouvrage, il se prouve à lui-même qu’il ne se rend pas aux conditions de l’ennemi, du persécuteur. La persévérance dans son travail de recherche et d’écriture lié à sa spécialité est désormais déliée de toute notion (ou horizon) de collectivité académique ou scientifique. Ses anciens collègues se détournent rapidement de lui, quand ils ne sont pas eux-mêmes persécutés pour des raisons politiques ou du fait de leur épinglage comme Juifs. « Plus rien ne paraît de moi, écrit-il, je travaille dans le silence, pour moi tout seul, à l’Image de la France » [7].
L’Image de la France en Allemagne est un essai à la rédaction duquel Klemperer s’est récemment attelé et dont il va se plaindre fréquemment, désormais, dans le Journal, qu’il « n’avance plus que très, très lentement » [8], le diariste étant, dans ces nouvelles circonstances, « tiraillé par trop de choses et trop désespéré ». Ce projet ne sera pas conduit à son terme, pas davantage que celui de la Vita, une autobiographie dont il va évoquer durablement le projet dans le Journal.
Dès lors, les travaux et projets d’écriture vont constamment apparaître, globalement, comme une sorte de baromètre des dispositions du moment du réprouvé. Si l’écriture ne progresse pas, c’est le signe que les choses s’aggravent et que le moral est au plus bas. Le Journal occupe cependant, dans ce champ, une place à part : il est ce qui reste, en toutes circonstances, quand les travaux d’écriture, à proprement parler, traînent en longueur ; il ne compose pas l’œuvre, il témoigne – y compris, donc, du fait que les travaux de recherche, ceux qui seraient supposés s’inscrire dans l’espace académique, sont en panne. Le Journal consigne, il ne fait pas œuvre, il n’a pas, aux yeux de son rédacteur, le même statut que les autres écrits ; avec ses derniers, le professeur déchu vise à se prouver quelque chose d’essentiel – il n’a pas perdu, en dépit de la persécution, sa qualité de chercheur et d’auteur de travaux de qualité académique. Il défie l’injustice qui lui est faite en poursuivant ses recherches – en écrivant des livres qui ne seront pas imprimés de son vivant ni lus, il affronte l’adversité dans le champ de l’écriture, par le moyen de celle-ci.
Lui seul connaît la portée de ce combat, mais elle est primordiale, car fondée sur la conviction que le triomphe des nazis n’est pas la fin de l’histoire (L’Histoire). Plus les forces du combattant s’épuisent, plus l’issue est incertaine, tant est grande la disproportion des forces engagées dans l’affrontement, plus l’enjeu de la lutte est clairement dessiné : « L’Image de la France se traîne. Elle fera peut-être partie de mes œuvres posthumes. Un très bon résumé historique » [9]. Le ton sombrement ironique de cette incidente ne saurait masquer l’essentiel : la notion d’une puissance de l’écriture, de sa vocation à inscrire une trace, à laisser une marque qui dessinent en pointillés une ligne d’horizon au-delà du moment barbare. Le scripteur succombera dans l’affrontement, mais « peut-être » cet essai qu’il s’acharne envers et contre tout, à conduire à son terme, lui survivra-t-il, comme il survivra aux persécuteurs ; « peut-être » aura-t-il le souffle plus long que le temps de la persécution.
C’est l’écriture qui est le moyen par lequel l’Ange affronte le Démon. Mais il n’est pas tout à fait vrai qu’à ce stade (quelques mois après la nomination de Hitler au poste de chancelier), ce combat soit déjà entièrement solitaire. Il l’est pour l’essentiel, mais persiste encore une communauté résiduelle, infiniment rétractée, de lecteurs potentiels, un peuple infime de l’ombre : « Enfin : le 11 juin, au bout de trois mois jour pour jour, j’ai terminé La Nouvelle Image de la France en Allemagne ; hier et avant-hier, j’en ai écrit la ’postface’ très particulière, et j’ai l’intention de la lire ce soir à nos invités, les Blumenfeld, les jeunes Köhler et les Wenger » [10].
Deux jours plus tard, le Journal enregistre : « Samedi, j’ai lu ma ’postface’. Effroi. Comment puis-je garder une chose pareille à la maison ? Köhler m’a conseillé de la cacher derrière un tableau – mais que faire de mon journal ? J’attends jour après jour. Rien ne bouge » [11].
Nous voici donc sur le bord de la situation qui se perpétuera jusqu’à la chute du IIIème Reich : celle dans laquelle l’écriture expose directement à la mort, où les écrits doivent être gardés pour soi, où ils doivent être cachés. L’écriture, sous toutes ses formes, va être désormais placée sous le régime du secret. Le Journal, mais aussi bien les manuscrits situés sous un autre statut, découverts par la Gestapo à l’occasion d’une perquisition, exposent leur auteur à la déportation, à la mort. Ils sont d’emblée (et du fait même qu’ils doivent être cachés) des objets criminels, liés à la subversion, l’insubordination, ayant partie liée au complot contre le régime. Ce qui, bien sûr, leur confère une valeur inestimable et les entoure d’une aura du plus grand éclat. L’écriture devient le sanctuaire de la résistance invisible et, dans cette paradoxale condition même, elle entretient d’étroites affinités avec le sacré. Ce dont la manifestation tardive et longuement différée sera, dans l’Allemagne réunifiée, le statut d’objet-culte auquel va accéder, pour des raisons (tant mauvaises que bonnes) le Journal des années nazies de Klemperer.
Ce qui fait rage aussi dans le secret de l’écriture du réprouvé, c’est la guerre des deux langues, un affrontement d’autant plus inexpiable qu’il est silencieux, subliminaire – la guerre de la langue allemande dont Klemperer est le gardien inflexible, lorsqu’il persiste à écrire le Journal et ses essais en allemand ; la seule langue dans laquelle il puisse penser et s’exprimer, insiste-t-il, et qu’il oppose ce faisant à l’immonde jargon de la LTI devenue l’omniprésent idiome du pouvoir, contaminant tout, tant la vie publique que privée, sous le IIIème Reich. Cette guerre invisible est placée sous le signe de l’impératif : « Moi, consigne lapidairement Klemperer, je dois exprimer en allemand ce que je sens en allemand » [12].
En d’autre termes, le simple fait d’écrire le Journal en allemand classique en s’efforçant de ne rien céder au jargon nazi et, un pas plus loin, en faisant de ce jargon un objet privilégié des observations consignées dans le Journal, cela constitue un acte de résistance dont la langue est la chair et l’enjeu.
L’enjeu de l’écriture (comme geste et compulsion, Trieb, si l’on veut), ne se sépare pas de celui de la langue. Klemperer écrit dans un monde et une configuration où la langue allemande est fracturée et constamment avilie, barbarisée par l’emprise qu’exercent les nazis sur elle. L’écriture secrète tend alors à devenir un geste de préservation, de conservation de la langue – l’écrivant (le scripteur) est le protecteur de la langue, mais celle-ci n’est pas un patrimoine inerte, il n’est pas le gardien des antiquités – il défend la langue en la maintenant vivante, c’est-à-dire en la pratiquant dans le secret de la rédaction du Journal, au jour le jour, et aussi dans ses travaux marranes, publicistes, académiques.
Ecriture et défense de la langue ne font donc qu’un. C’est très tôt, dès 1934, que le projet de ce qui deviendra LTI, l’essai sur la langue du IIIème Reich, prend corps dans l’esprit de Klemperer. Ecrire en allemand sur le jargon de l’ennemi, c’est se mettre en ordre de bataille. Chaque phrase rédigée en bon allemand dans le Journal ou l’opus sur le XVIIIème siècle français, ou tout autre écrit, devient un geste de refus – mais celui-ci ne trouve réellement sa mesure que lorsqu’il trouve son prolongement dans le projet d’étude de la langue du IIIème Reich. Etude critique « totale » supposant tant une collation des données aussi exhaustive que possible (la constitution d’un lexique de la LTI, mais aussi l’observation des situations et des contextes dans lesquels les mots et expressions de la LTI sont employés) que la perspective généalogique (d’où provient tel emploi ?), qu’une approche comparative (rapprocher le « technicisme » du jargon nazi de l’ « américanisme »), sans oublier l’approche par le biais de l’idéologie – les mots et les tournures de l’idéologie nazie. Le projet est donc bien celui d’une radicale déconstruction, c’est-à-dire destruction intellectuelle de la langue nazie. Mais lorsque ce projet prend corps, il ne peut s’agir que d’un programme d’écriture secret, une idée nourrie dans les catacombes du IIIème Reich commençant : « Le projet d’une étude sur la langue du IIIème Reich prend (…) de plus en plus de place dans mon esprit. A développer par la littérature, par exemple lire Mein Kampf, dans lequel la langue de la Première guerre devrait apparaître nettement comme étant à l’origine (au moins partiellement) de celle d’aujourd’hui » [13].
C’est donc bien là un dessein de résistance au long cours qui prend corps, balisé d’un côté par la langue et de l’autre par l’écriture. Mais comment qualifier une résistance qui se tient toute entière en dehors du champ de visibilité de ce à quoi (ou qui) elle s’oppose ? Deux éléments s’y combinent. En consacrant son énergie à ce projet, tout comme en rédigeant le Journal sans se laisser arrêter par la mauvaise tournure des événements, le réprouvé se maintient en vie et en fait la démonstration à ses propres yeux ; ce projet, consigné dans le Journal, c’est-à-dire relayé par l’écriture assidue et continuée, c’est un signe de vie et, aux yeux de celui qui en fait mention, l’attestation du fait qu’il n’a pas capitulé.
D’autre part, c’est un pari sur la durée : l’étude envisagée ne prend son sens que dans la perspective de sa survie à son objet même. Le projet se projette au-delà du IIIème Reich, il est adressé à ceux/celles qui viendront après. L’écriture pour soi, recluse dans l’espace confiné du secret ou de la clandestinité, n’est donc pas entièrement coupée de la perspective de la transmission. Un jour, quand même, peut-être, l’étude encore dans les limbes trouvera son public, dans les temps d’un « après » indéfini, imprédictible. L’intellectuel empêché, ligoté, voué à l’écriture des sous-sols, ne peut se retenir de se projeter vers cet « après » à tous égards hypothétique. L’écriture ne peut jamais se résoudre entièrement à se replier sur le pur geste, à demeurer circonscrite dans l’espace de la pure compulsion. Elle reste habitée, tout particulièrement quand elle est écriture du désastre, par le secret espoir (ou un reste, un vestige de cet espoir) de son devenir-œuvre retrouvant enfin son public comme Ulysse rejoint Ithaque, au terme d’une interminable traversée hérissée d’épreuves et de périls mortels.
Alain Brossat
à suivre...