Explorer le passé/présent en compagnie de Victor Klemperer [9]
L’écriture comme signe de vie (4/4)
L’écriture est, on l’a dit, un baromètre : lorsque la situation générale inspire à Klemperer un dégoût particulièrement prononcé, celui-ci se traduit en découragement sur le front de l’écriture [1]. L’évolution rapide des conditions générales (la menace de la guerre qui se précise) et les conséquences qui semblent en découler pour les Juifs demeurés en Allemagne produisent des déplacements dans les dispositions des proscrits, lesquels, à leur tour, bousculent les projets d’écriture. A la fin de l’année 1938, Klemperer est bien décidé à émigrer, par tous les moyens, adressant des « S.OS. à tous les coins du monde », ce qui a pour effet que, pendant un bref intermède, l’apprentissage de l’anglais prend le pas sur la rédaction de l’autobiographie (la Vita, rebaptisée Curriculum) dans laquelle il s’est lancé avec une certaine ardeur, relisant le Journal des premières années du siècle – mais rien n’y fait : au fond, il n’est pas du tout décidé à quitter l’Allemagne et tout est bon pour en différer le projet, jusqu’à ce que cela devienne impossible – tout fait symptôme, à commencer par les insurmontables difficultés rencontrées dans l’apprentissage de l’anglais – drôle de philologue, tout de même... [2]
En fait, davantage que les difficultés liées à l’apprentissage d’une langue étrangère, davantage que la plongée dans l’inconnu que représente l’émigration, ce qui retient Klemperer, c’est le besoin insurpassable du « travail productif » – l’écriture : le temps consacré à l’étude de l’anglais ou de toute autre langue étrangère, le temps consacré à monter des dossiers et adresser des courriers en vue de trouver un poste à l’étranger, c’est du temps volé à la seule occupation qui vaille – écrire au sens de : produire du texte. Evoquant ses difficultés avec l’anglais, il note : « A la longue, je ne peux plus supporter ce simple tâtonnement dans le brouillard, cette absence totale de travail productif. Si le mois de janvier se passe sans apporter l’assurance de l’émigration, je me concentrerai sur la Vita, dont j’ai récemment écrit les premières lignes, mes ’soldats de papier’ » [3].
L’écriture s’impose ici, avec les assurances qu’elle procure (en dépit des circonstances), comme ce qui est indissociable de la sédentarité. Elle est attachée à des lieux, un cadre de vie familier. Elle est cet espace ou cette niche que le diariste habite, vital à ce titre, comme l’est la maison, comme le sont les chats et le jardin pour Eva. La perspective de la « concentration » sur la Vita, c’est-à-dire du repli sur elle, par contraste avec le saut dans le vaste monde unheimlich où il faut parler des langues étrangères est, paradoxalement, la perspective la plus rassurante. A Dresde, du moins, si l’on est exposé à tous les dangers, on peut continuer à habiter sa propre langue – aussi malmenée soit-elle par l’engeance LTIste... La précarité des conditions générales place l’écriture sous tension – l’écrivant, sous la pression changeante des circonstances, est constamment porté à y ajuster ses projets, à se réorienter, à bifurquer d’un projet vers un autre.
A la veille de la guerre, il oscille entre l’apprentissage intensif de l’anglais et l’autobiographie dans la rédaction de laquelle il s’est lancé, comme animé par un sentiment d’urgence – le XVIIIème siècle français est passé, sinon à la trappe, du moins au second plan. Le premier chapitre de la Vita s’écrit fiévreusement et facilement et il reçoit l’approbation d’Eva – tout se passe comme si le recentrement sur l’écriture de soi était dicté par l’aggravation des circonstances extérieures. Mais plus que jamais, il s’agit bien d’écrire pour soi, en régime autarcique, ceci par contraste avec l’apprentissage de l’anglais, associé, lui, avec la perspective d’une échappée belle – mais au printemps 1939, la messe est dite : « l’anglais stagne complètement : pas la moindre perspective de sortir d’ici » [4]. Lorsque l’anglais, langue de l’émigration, se retire, le français revient. Mais c’est qu’il occupe, lui, une tout autre fonction – il est la langue des lectures, de l’étude, le matériau du romaniste, la seconde patrie du philologue... Aussi bien, il est, de toute façon, un peu tard pour songer à émigrer en France.
L’écriture se soutient de ses bifurcations – elle se relance d’un projet à un autre, d’un déplacement ou d’une bifurcation (ou bien ceci... ou bien cela...) à un.e autre... Le régime de l’écriture change, selon qu’on se consacre à l’étude (la recherche spécialisée, le domaine d’expertise) ou au souci de soi, à l’écriture en miroir. Chaque projet d’écriture se faufile entre les circonstances, aucune durée calme ne lui étant assurée. D’une façon générale, le sentiment de l’urgence plane sur elle – chaque projet étant placé sous le signe du « avant qu’il ne soit trop tard » ; pendant toute l’année 1939, Klemperer se concentre sur l’autobiographie, comme s’il était engagé dans une course contre l’Histoire (la guerre qui vient). Il relit pendant « des journées entières » des pages anciennes du journal et enchaîne la rédaction des chapitres de la Vita. En septembre, il en est déjà au sixième...
L’écriture de soi a pris, dans ces circonstances, le pas sur tout autre projet d’écriture – on est au temps du pacte entre Staline et Hitler, le monde est, plus que jamais sens-dessus dessous, le pire est annoncé et prévu à l’échelle européenne. S’il faut tenter, dans ces circonstances pré-apocalyptiques, de laisser une trace de soi, que ce soit en premier lieu celle d’une existence singulière (plutôt que celle d’un auteur, d’un chercheur distingué) – le parcours sinueux d’un Juif de culture allemande : « Toute la semaine dernière : retravaillé mes journaux (et les lettres des voyages de conférences). Encore deux jours pour revoir mes travaux de journalisme de 1905 à 1912. Puis il faudra que j’essaie de trouver une composition pour cet énorme ensemble de données. Je pourrai m’estimer heureux si j’arrive à boucler ce chapitre VII, ’Le demi-métier’, d’ici la fin de l’année » [5].
Comme chaque fois, le projet d’écriture est un champ de lutte, un point de tension extrême où s’affrontent des forces antagoniques – il faut avancer, il y a urgence à le faire, mais « ça » résiste. Chaque fois, dans chaque configuration particulière, le « ça » revêt une forme différente, le plus souvent énigmatique – il s’avance masqué, tout différent selon qu’il s’agisse d’une notice du XVIIIème consacrée à ce diable de Rousseau ou d’un chapitre de l’autobiographie portant sur les années précédant la Première guerre mondiale... Mais dans tous les cas « ça » résiste, et il faut se battre pied à pied dans des circonstances où toutes sortes d’aléas tendent à détourner le scribe de sa tâche : « Progression de plus en plus lente du Curriculum. Difficultés en parties intérieures, en parties extérieures. Aujourd’hui commence une nouvelle série de soins dentaires pour Eva » [6]. Le « ça » qui persiste à dresser des obstacles sur le chantier en cours n’est décidément pas facile à nommer : « difficultés en parties intérieures, en parties extérieures » – mais encore ? Le diable, probablement...
L’écriture suppose différents types d’engagement. Quand Klemperer écrit sur, c’est-à-dire contre Rousseau, il écrit en vérité contre Hitler, son émule supposé. La Vita, c’est bien autre chose. On le remarque, à la date du 11 février 1940, à un détail : « Aujourd’hui, je viens de terminer à la machine le chapitre VII et donc le tome I du Curriculum. Dans les 70 pages dactylographiées. J’y travaille depuis le 14 novembre. J’ai fait le compte aujourd’hui. Tout ce volume I, jusqu’à la mort de Père, doit représenter environ 450 pages dans le format de mon histoire littéraire » [7].
Sous ce régime de l’histoire de soi, de l’histoire familiale ou de l’histoire intime si l’on veut, la « mort de Père » (pas de mon père, non, de Père, même si en allemand, la différence n’est pas aussi marquée, à cause de la majuscule à « Vater », dans tous les cas) est une scansion, une césure qui va de soi. Il s’agit bien de consigner un destin personnel (singulier) judéo-allemand dans lequel la « mort de Père », un rabbin, une figure de la tradition juive venue du ghetto de Prague, donc, représente une cassure ou une interruption de premier ordre – c’est par-delà cette disparition que prend pleine tournure l’assimilation des enfants de ce mort juif à la culture et au monde allemands. Klemperer a hâte d’en avoir fini avec ce chapitre VII qui boucle ce volume I ponctué par la mort du Père.
L’autobiographie reprend le parcours de l’émancipation, ambiguë par excellence, celle qui a conduit le scribe du monde de la tradition recluse sur elle-même à celui d’une modernité toxique – celle du nationalisme allemand qu’épouse le jeune homme. Il est pressé, il escompte en avoir fini avec la révision de ce volume en avril 1940 – la perspective n’est évidemment pas une publication à brève échéance, mais à l’évidence, plutôt celle d’une mise à jour, mise en règle du scripteur avec lui-même. Ensuite.... ? Rien n’est assuré... Après tout, peut-être l’essentiel a-t-il été dit dans cette partie de l’autobiographie qui s’achève sur la mort de Père.... [8] ?
Si l’écriture, incluant celle qui, en principe, s’impose le plus naturellement du monde, celle qui va de soi (pour le diariste de toujours ou presque), celle du Journal, relevait d’une pure et simple compulsion, tout serait facile : il suffirait de s’asseoir chaque matin devant sa table et de consigner les nouvelles et impressions de la veille. Mais les choses ne se passent pas ainsi : chaque moment voué à l’écriture est conquis contre les embarras d’une vie de réprouvé, contre les astreintes, les corvées, les imprévus, la maladie, la fatigue, la dépression... Bref, l’habitude (au sens de la routine) n’y suffit pas, encore y faut-il l’énergie, la puissance sans cesse remobilisée, jamais assurées. Cette intensité, Klemperer l’appelle le courage, le courage d’écrire et il n’est pas vraiment surprenant qu’il le mentionne lorsque, précisément, cette puissance se dérobe et fait défaut : « Plus d’un mois sans rien noter dans le journal, je n’ai plus le courage de m’y mettre. Le temps que me laisse le ménage, je l’utilise pour mettre au propre (revoir de fond en comble) le Curriculum » [9].
Cette panne (défaillance) du courage face à l’écriture comme devoir ou obligation, tout le monde la connaît – on remet indéfiniment au lendemain la lettre que l’on aurait dû il y a belle lurette déjà adresser à un ami dans la peine, la dissertation due au prof de philo à date fixe, le compte-rendu de la dernière réunion de l’assemblée des locataires, etc. L’écriture comme domaine, par excellence, de procrastination. Simplement, ici, les enjeux du courage associé à l’écriture sont intensifiés à l’extrême – si le courage d’écrire se dérobe durablement, que reste-t-il au proscrit d’autre que ce temps homogène et vide de la servitude et de la désolation ? C’est donc chaque jour que le courage d’écrire doit être remobilisé – les choses sont bien simples : ne pas écrire, ne plus écrire, c’est être déjà mort. Telle est, dans son tréfonds, la condition ontologique du réprouvé scripturaire. Chaque minute, chaque plage de temps, gagnée contre l’activisme de la survie et consacrée à l’écriture, c’est une victoire contre la mort : « (…) Je dois certes courir à droite et à gauche comme un dératé pendant cette heure [réservée aux achats], mais, le plus souvent, je gagne ainsi la matinée pour le Curriculum. Mais ( …) la demi-page de Curriculum, et la minute d’espoir de temps en temps sont bien peu de chose devant le poids de plus en plus écrasant de l’esclavage et la misère de tous les jours » [10].
Le plus souvent, nous reportons nos devoirs ou pensums d’écriture parce que (ou sous prétexte que) nous n’avons pas le temps, nous sommes « débordés ». Ici, c’est l’inverse : le spectre omniprésent, c’est le vide, le temps informe au parfum de mort. L’énergie d’écrire qui se dérobe, c’est donc ni plus ni moins qu’une anticipation de la mort, violente ou pas.
L’écriture est une guerre défensive qui exige une remobilisation d’énergie de chaque instant, une retraite sans fin. On est bien près d’y succomber au fur et à mesure que l’horizon s’obscurcit. Il y suffit de remettre au lendemain, jour après jour, le moment d’écrire – ce ne sont jamais, en général (et tout particulièrement dans les conditions désolées que connaît alors Klemperer – début de la Seconde guerre mondiale, rien que ça...) les « bonnes » raisons qui manquent pour que s’impose le pli de cette dérobade (une capitulation, une défaite devant soi davantage que devant l’ennemi, en vérité).
« Tous les Juifs qu’on a chassés de leur poste se mettent à écrire leur autobiographie, et j’en suis un parmi vingt mille autres », écrit Klemperer en janvier 1941 [11]. On imagine aisément que tous ceux qui, dans ces conditions particulières, passent à l’écriture de soi sans en être, comme Klemperer, des praticiens de longue date, sont habités par une prémonition : celle de l’approche de la fin, de la montée d’un péril mortel pour les Juifs et dont la ligne d’horizon est la disparition sans traces. Ce pressentiment est parfaitement fondé, c’est l’heure à laquelle en effet la « Solution finale » est en train de prendre forme dans le cerveau reptilien des dirigeants nazis. L’autobiographie, c’est ici la pure et simple inscription de la trace envers et contre le projet (celui des persécuteurs) d’une extinction des Juifs, catégorie nuisible et superfétatoire.
L’autobiographie est l’équivalent de ces livres de mémoire conservant l’archive d’une communauté vivante patiemment collationnés et que cachent les survivants des ghettos de l’Est européen dans l’espoir qu’un jour ces traces puissent être mises à jour par ceux qui viendront après, dans le monde de l’après-désastre.
Le Journal de Klemperer et le Curriculum entrent l’un et l’autre dans cette catégorie : ils ne seront pas enterrés mais mis en sécurité dans un hôpital à Pirna – le geste est le même. Par intermittence, le diariste continue de rêver d’un départ (toujours plus improbable) pour les Etats-Unis, il se voit « sillonnant » ce pays « dans sa propre voiture », maîtrisant enfin l’anglais et se plongeant dans la littérature américaine... Mais ce n’est désormais plus qu’une ligne de fuite imaginaire. Seule option, donc : « se raccrocher » au Curriculum, à l’inscription des traces, et « attendre » – le pire, plus probablement qu’un visa américain... [12]
Inscrire les traces, revenir sur le passé, que ce soit sous la forme du Journal ou du Curriculum, c’est, dans les conditions où Klemperer se voue à ses tâches d’écriture, une activité intrinsèquement dangereuse. Les perquisitions sont fréquentes, imprévisibles, elles peuvent conduire, en cas de découverte des manuscrits, dans une cellule de la Gestapo ou un wagon de déportation. Qui plus est, elles mettent en danger aussi les personnes qui se trouvent mentionnées dans ces écrits – le Journal qui s’écrit au présent, tout particulièrement. Mais, une fois encore, écrire relève ici, dans ces conditions, d’une obligation absolue : « C’est pour mon Curriculum que je dois prendre des notes aujourd’hui, je le dois, quel qu’en soit le danger » [13]. Cet impératif est si catégorique qu’il pousse à l’acceptation sans état d’âme ni dilemme du danger que ces écrits impliquent pour ceux qui s’y trouvent mentionnés : « Certes, je mets un grand nombre de gens en danger. Mais je ne peux rien faire pour eux » [14].
Dans sa brutalité expéditive même, cette dernière formule sidère. De quel tréfonds obscur et insondable cette injonction d’avoir à écrire, tout consigner dans le détail, garder trace surgit-elle ? Quelle est l’instance qui la fonde, le flux inconscient qui la meut ? Et quel est ici le sol primaire et archaïque, le fondement du fondement de cette obligation – écrire, comme geste pur et autotélique, ou garder trace, inscrire ? Dans tous les cas, la responsabilité vis-à-vis des autres se trouve écartée, comme problème ou enjeu moral, d’un revers de main, au profit de l’exécution du commandement (lequel relève, dans la tradition kantienne – ou protestante – d’une instance purement interne) – tu dois, souligné. Mais si le scribe peut ainsi s’autoriser de lui-même pour embarquer les autres dans son travail d’écriture, c’est qu’il existe une contrepartie : il s’expose lui-même au danger. « C’est le courage que je me dois du fait de mon métier », précise-t-il [15]. La mention du métier (Beruf ?) plutôt que de la situation est ici essentielle.
A l’évidence, le métier (ou la vocation) tel qu’il est ici entendu, ne se réduit pas à une fonction particulière – enseigner, être un spécialiste, écrire des livres, étudier la langue... Le danger ici associé au métier suppose un rapport particulier à la vérité. Ce qui met en danger, c’est l’ensemble des obligations que l’écrivant a souscrites à la vérité. Tout ce qu’il inscrit et consigne est placé sous condition de vérité, donc de précision, de scrupule, de complétude – quand donc le Journal ou le Curriculum mentionnent des personnes, il faut que figurent leurs noms, noir sur blanc. Pas moyen d’échapper à cette obligation, quoi qu’il puisse en coûter aux uns et aux autres. Le scripteur a un pacte avec la vérité qui inclut l’exhaustivité – on ne cache rien, on ne garde rien pour soi !
Ce n’est pas une condition tributaire de circonstances exceptionnelles qu’énonce ici Klemperer, mais bien une règle générale : exercer le métier de diseur de vérité (ou, plus précisément, de greffier de la vérité – Klemperer n’est pas Diogène, avec ses sorties tant intempestives que dangereuses –, cela expose au danger et cela requiert, donc, du courage. On est aux antipodes ici de la figure du savant, du professeur, de l’homme d’étude protégé par les épaisses parois ouatées qui, souvent, isolent la sphère académique du monde extérieur. Le professeur a mué : il est désormais celui que sa persévérance dans l’inscription scrupuleuse des traces du réel, que le culte qu’il voue à la vérité (des événements, des faits qu’il enregistre) expose pleinement à la brutalité du pouvoir. Mais s’il a mué, c’est que les conditions ont changé ; pour ce qui le concerne, licencié, ostracisé, persécuté, il continue d’exercer son métier, c’est-à-dire d’écrire et inscrire et transcrire conformément à sa vocation (Beruf), et d’en respecter l’éthique – or celle-ci suppose en tout premier lieu un rapport qu’en jargon LTI on dirait fanatique à la vérité.
C’est son fanatisme de la vérité qui, dès lors, expose sans relâche le diariste et rédacteur de l’autobiographie au plus grand des dangers. Le voici donc, bien contre son gré, réenveloppé dans les plis de la LTI...
Alain Brossat