Le métaphysicien et son regard ou Patočka et la métaphysique
Far is where I’m near
Far is where I live
(Linda Gregg)
Le rapport de Patočka à la métaphysique est compliqué ; conjuguant critique et appréciation problématique, il évolue selon une trajectoire dont la cartographie exacte est encore à établir. Il faudrait voir comment la distribution des rôles entre les personnages principaux du drame de la métaphysique [1] change à travers son œuvre. Je choisis cependant une autre approche et me propose plus modestement de relever un topos de cette carte, le chiasme de la philosophie vivante et de la vie du philosophe. Les inégalités de terrain divisant le paysage de la pensée patockienne qui apparaîtront, sillonnent, à mon avis, également le sol qu’a à gravir la réflexion au sujet de la métaphysique en général.
M’inspirant également de l’enseignement de Jocelyn Benoist à l’université Panthéon-Sorbonne en hiver 2018 [2], je vais déterminer ce qu’est le geste métaphysique à partir de la lecture du Platonisme négatif [3]. J’aurai ensuite recours à l’Étude sur le concept du monde [4] et j’essaierai de préciser davantage ce geste en le situant dans ledit chiasme.
Partir sans arriver
Si les funérailles de la métaphysique ressemblaient à l’enterrement d’un cercueil vide, ses retours semblent tout aussi indécis. La perte de crédibilité de tout projet métaphysique a beau nous être devenue évidente, on a le plus grand mal à se situer dans une pensée véritablement non métaphysique. En effet, « dès qu’on parle de la métaphysique, on est dans la métaphysique [5] ». Mais l’inverse est aussi vrai : à regarder de près l’actuel retour de la métaphysique, il n’est pas évident d’y trouver celle qui est censée revenir. L’essence comme un dépassement du sensible est sans cesse reconduite à la structure immanente de ce dernier, la voie de la métaphysique au sens platonicien et aristotélicien étant barrée par l’univocité de l’être caractérisant le tournant moderne [6].
N’est-ce pas une situation paradoxale ? La philosophie contemporaine s’efforce d’échapper à la métaphysique sans parvenir à la semer tout à fait, mais quand elle se retourne vers sa poursuivante, celle-ci se dérobe à son regard. On dirait un mauvais rêve. La question ne semble alors plus être de savoir si on veut échapper à la métaphysique ou retourner à elle mais si on sait seulement faire l’un ou l’autre. L’étrange hésitation de la métaphysique à mourir ou à se relever, ne tient-elle finalement pas simplement à notre incapacité à penser ou bien métaphysiquement ou bien non-métaphysiquement ? La métaphysique est retenue dans les limbes entre la vie et la mort et nous les philosophes y sommes en quelque sorte retenus avec elle. Il me semble que c’est dans cette perspective qu’il faut apprécier le geste qu’opère Jocelyn Benoist dans son cours, à savoir relever le défi de penser le métaphysique de la métaphysique.
Prise au sens traditionnel, la métaphysique apparaît comme un dépassement du visible (ce qui est donné à voir) vers l’invisible (ce qui donne à voir sans être vu) et de la science de la nature au profit de la science de ce qui détermine la région de l’étant naturel sans y appartenir. Or ce dépassement se laisse prendre par deux bouts. Ou bien comme passage à un terme donné, ou bien comme geste du dépasser sans aucun point d’arrivée certain. Ne peut-on alors considérer le geste métaphysique séparément d’une doctrine métaphysique quelconque ? Cela permettrait de procéder à rebours de la tendance à relever le caractère métaphysique général qui affecte le tout de la philosophie sans la contredire pour autant. Le constat de l’empêtrement de la philosophie actuelle dans les décombres de la métaphysique (à savoir sa référence persistante à une pensée systématique épuisant le réel) n’exclut pas de ce point de vue l’absence du geste métaphysique proprement dit.
La question à poser semble alors être la suivante : est-ce que la métaphysique est pensable comme s’épuisant dans le geste du dépassement du sensible et plus spécifiquement du visible ? Or, dans ce cas, il faudrait penser un dépassement s’épuisant dans son geste, c’est-à-dire un « départ » auquel ne correspond aucune « arrivée ». Le domaine du visible serait dépassé au profit de l’invisible sans que le second soit désigné comme le caractère d’un objet quelconque mais n’étant qu’un reniement pur de la visibilité. Il faut regarder « derrière », tout en se refusant d’y voir, pour arriver à l’invisibilité au-delà de « l’ordre de l’in-visible visible », « absolue et absolument non visible […] qui ne relève pas du registre de la vue ». [7]
On peut se figurer ce geste à l’aide de la formule kierkegaardienne que cite Patočka dans son interprétation de la tentation de Jésus, comme un « saut sur place » [8]. Cette figuration suffit-elle à ce que le geste ne s’efface pas sur lui-même ? Dans le texte de Patočka, la tentation de Jésus signifie une épreuve du fini par l’infini dans lequel le premier cherche à se dépasser. Elle se distingue en cela de la tentation ordinaire où on est mis à l’épreuve par ce qui, en nous, est plus bas que nous [9]. Ici, c’est le plus haut qui nous défie (comme s’il était jaloux de la hauteur que l’on atteint [10]) de s’oublier et de se perdre dans l’infini. En d’autres mots, en touchant à l’infini, le fini doit défendre sa finitude devant l’absolu qu’il désire. N’est-ce pas là exactement le problème de la métaphysique telle que l’on voulait l’envisager ?
On retrouve le même geste déshabillé du dispositif mythique une dizaine d’années plus tard dans le Platonisme négatif. En effet, dénonçant la « confusion entre l’être transcendant et non-étant et l’étant éternel [11] », Patočka invite au dépassement de tout le fini qui ne se ferait au profit de quoi que ce soit de positif mais serait une expérience du « caractère négatif d’une distance, d’une distanciation [12] ». Selon Patočka, le platonisme historique a transposé l’objectivisme dans ce qui aurait dû être un pur dépassement. Les interprétations modernes tentent souvent de retranscrire le khôrismos dans l’étant pour s’épargner la thèse d’un étant transcendant [13] mais c’est encore interpréter le geste (parce que c’est d’un geste que le khôrismos est le nom) à partir d’un objet. En interprétant l’Idée à partir du khôrismos, on peut au contraire faire valoir ce dernier comme une séparation absolue de toute objectité [14]. L’Idée n’apparaît alors plus comme un terme auquel on se rapporte par ladite séparation mais comme n’étant rien sinon son « abréviation » [15], une Idée négative. Patočka nous demande donc d’abandonner tout ce qui est donné sans trouver un refuge chez quoi que ce soit [16], tout point d’arrivée compromettant le départ.
Mais une quelconque expérience peut-elle correspondre à l’acte décrit ci-dessus ? Dans le cas contraire, ne faudrait-il pas capituler devant la critique positiviste et lui accorder que tout discours métaphysique est dépourvu de signification, quitte à pouvoir la pratiquer au même titre que la peinture ou la danse suivant la proposition de Carnap [17] ? L’expérience que l’on cherche, ne nous rapportant à rien, serait nécessairement sans objet. Est-ce une expérience que le sujet éprouve quand il ferme les yeux et se retire en soi-même ? Ce serait prendre l’expérience d’un sujet absolument séparé pour l’expérience de la séparation absolue ! On ne cherche pas à abolir la distance mais à l’absolutiser. Prise relativement à un objet, la distanciation est à chaque fois un affranchissement du rapport qui nous y lie ; prise absolument, elle est un affranchissement de tout le fini ou une liberté absolue.
C’est donc l’expérience de la liberté qui, en nous soustrayant à tous les rapports finis, remplit ces conditions et avère selon nos suppositions la possibilité de la métaphysique s’épuisant dans le geste du dépassement. « La métaphysique […] s’appuie sur le fondement d’une expérience authentique [18] ». Dans cette mesure, on peut donner tort à Carnap et dire que la métaphysique n’est pas dépourvue de sens. Or justement pour permettre la découverte de ce sens, il ne faut pas envisager la métaphysique comme une doctrine mais comme l’expression du mouvement vital. C’est dire que la métaphysique ne peut que se contredire, tant qu’elle ne se ressaisit pas à sa source, non pas comme une vérité toute faite mais comme une explication de l’expérience « d’un sens indépendant de l’objectif [19] ».
« La liberté est, écrit Patočka, […] affaire d’expérience » [20]. C’est pourquoi la métaphysique en tant que réalisation de l’expérience de la liberté sous espèce de son explication n’est pas extrinsèque à la liberté. Au contraire, elle est le devenir-libre même du métaphysicien. Il n’en reste pas moins que ce n’est pas que le métaphysicien qui est libre. Pour Patočka, la religion et l’art sont d’autres façons dont la liberté se concrétise (en rapprochant la métaphysique d’une création artistique, Carnap n’a donc pas eu tout faux non plus). Comment donc penser l’apport de la métaphysique à la liberté ? Un artiste est libre indifféremment de l’existence de la métaphysique mais le même ne vaut pas pour un métaphysicien. Puisqu’il s’agit d’une expérience, il faut croire que les conditions de possibilité de cette expérience sont universellement données, tandis que la liberté doit à chaque fois être conquise [21] et que cette « conquête » doit toujours être faite d’une certaine façon.
Dans la métaphysique, la liberté s’accomplit dans le registre de la vision comme un détournement du regard de tout ce qui est objectivement donné vers le non-étant qui préside à toute donation possible non comme sa source positive mais comme la totalité négative. Le rapport à cette dernière introduit une faille dans l’imbrication du sujet dans la réalité sensible. S’inscrivant ainsi à l’intérieur du monde, le néant de l’Idée négative n’est pas sans rapport au monde, mais n’y appartient pas non plus. C’est pourquoi l’Idée négative se confond avec le monde comme totalité qui, sans rien ajouter à l’étant intramondain, ne s’y réduit pas [22]. Le rapport au monde comme totalité est donc la distanciation absolue dont on a parlé plus haut et c’est en elle que s’inscrivent comme ses objectivations les distances relationnelles qui forment la condition empirique de la vision sensible [23].
En outre de devoir toujours se faire sur un mode déterminé, la conquête de la liberté ne peut jamais céder sa place à une possession sans cesser d’être ce qu’elle est. « L’expérience que nous avons est toujours à la fois une expérience qui nous a [24] », l’expérience que nous possédons ne peut jamais être une expérience libre, c’est-à-dire de la liberté. Si donc la métaphysique est indifférente à la liberté en général, elle est nécessaire à la liberté d’un métaphysicien, et cela non seulement en tant qu’il devient libre mais aussi en tant qu’il l’est, puisqu’on ne demeure libre qu’en le devenant sans cesse [25]. Pour l’exprimer autrement, on pourrait dire que le geste métaphysique ne peut jamais devenir une disposition.
Toutefois, la critique de la métaphysique du point de vue de l’adéquation avec le geste qui la fonde, est sous-tendue, me semble-t-il, par un autre questionnement, à savoir celui qui porte sur la vie qui lui correspond. Ce second moment n’est pas explicitement soulevé dans Platonisme négatif mais le geste métaphysique dont il y va, si l’on veut bien nous accorder ce point, n’est-il pas au fond la façon dont la métaphysique s’inscrit dans une vie concrète du métaphysicien ? Cette vie doit être telle que ce geste puisse y avoir lieu et inversement, en tant que retournement de l’existence [26], il met en jeu cette vie tout entière.
Je crois que la question de savoir d’une part ce que devrait être une vie philosophique et d’autre part quelle vie sous-tend ou est justifiée par telle ou telle philosophie (une question fichtéenne) est au fond de la critique que Patočka adresse et au positivisme et à la métaphysique. Au fond, l’inquiétude de cette question, n’interdit-elle pas que la philosophie se consolide en une discipline unitaire, qu’elle soit métaphysique, matérialiste dialectique ou finalement même phénoménologique ? N’y a-t-il pas lieu de nous demander si cette question n’est pas à l’origine de l’état fragmentaire de l’œuvre de Patočka ? Eclatée mais gravitant autour d’un ensemble de problèmes qui lui donne, à défaut d’un système, une espèce d’unité problématique. Marion Bernard a montré dans son livre sur l’exemple du problème du monde, la voie d’une lecture problématique et transversale de cette œuvre [27]. Quant à la question du problème qui serait le problème permettant de traverser l’entièreté de la pensée patockienne, je ne crois pas qu’il y en ait un, à moins que ce ne soit le problème de la problématicité même dans lequel il y va finalement toujours en dernière instance du sens de la vie [28].
Finalement, le Platonisme négatif omet de traiter de la question de la vie philosophique en passant en quelque sorte « tout droit » à l’expérience de la liberté et à l’Idée négative. C’est peut-être là que réside le vrai défaut de cet écrit fondamental et même (qui sait ?) la raison pour laquelle Patočka a abandonné ce projet philosophique [29]. On pourrait appliquer à cette critique du platonisme l’avertissement de Platon même qui stipule dans le Philèbe que la dialectique se distingue de l’éristique par ce qu’en passant du multiple à l’Un et de l’Un au multiple, elle n’omet pas les intermédiaires mais cherche à les énumérer de manière exhaustive [30]. Revenons maintenant aux écrits des années 1940 où transparaît la problématique de la vie philosophique, non tant sur le mode d’une solution mais d’un problème et d’une inquiétude. En effet, comment imaginer une vie capable de se mesurer à l’exigence métaphysique de renoncer à voir tout en gardant les yeux (toujours plus) grands ouverts, de supporter le regard de l’invisible ?
Le chiasme
C’est dans l’Étude sur le concept du monde [31] que l’on trouve un petit paragraphe permettant d’aborder la question fondamentale de la vie philosophique. L’air de rien, je crois qu’il fait voir le sol problématique commun à la séparation de l’expérience de la liberté du Platonisme négatif et à la théorie des mouvements vitaux, et que s’y rejoignent l’exigence philosophico-métaphysique la plus haute et ses soubassements vitaux.
Dans la section 38 dudit fragment, l’auteur va abandonner le développement de la réflexion sur le monde qu’il a suivi jusqu’alors [32], pour s’attarder sur « l’idée de Marcel d’un "journal métaphysique", une idée très belle et fructueuse, à condition d’être réalisée avec une vraie sincérité [33] ». Qu’est-ce qui retient dans cette idée l’attention de Patočka ? Il y voit un mode de présentation de la philosophie où, à la place de la « discussion dogmatique » d’un traité, « il n’y va que de la croissance naturelle de la pensée et de son observation [34] », du processus, justement, dont le mode d’exposition traditionnel fait abstraction.
De cette « croissance naturelle », le penseur n’est nullement un témoin impassible. En tirant le fil que Patočka nous laisse au détour d’une phrase, on pourrait dire que pour un philosophe, dans la philosophie, il y va de sa vie même, et cela précisément dans la mesure où il vit une vie philosophique, à savoir une vie dans laquelle il y va de la philosophie. Un philosophe doit prendre sur soi cet enjeu vital, mais en vertu de sa structure chiasmatique, ce dernier n’est pas non plus sans conséquence pour la philosophie même. C’est dire que ce qui est vrai de la vie philosophique en tant qu’elle est philosophique – la métaphysique comme une forme de la philosophie, et même la seule forme de la philosophie depuis Platon [35], se confond ici avec elle – vaut également pour la philosophie en elle-même. C’est pourquoi l’effacement de la vie personnelle du philosophe dans le traité n’est pas indifférent. Mais en quoi la vie personnelle du philosophe (une vie philosophique donc) détermine la philosophie ?
Tout d’abord, elle se caractérise par « ses luttes, ses chutes et ses relèvements ». En quoi ceux-ci intéressent-ils la philosophie en elle-même ? on a presque l’impression que Patočka regrette que le lecteur d’un traité philosophique ne ressente pas les efforts de sa création et que son auteur soit esseulé dans ses peines. N’est-ce pas le lot de tout écrivain ? Toutefois, à mon sens, cette remarque dit en filigrane tout autre chose. Loin du sentimentalisme, elle dit que la philosophie n’est que secondairement une doctrine parachevée, mais est d’abord un combat avec un problème. Interroger le sens précis de cette lutte revient à interroger le sens de la philosophie même.
Dans un second temps, Patočka relève que, dans la vie philosophique, il n’y va pas d’un « happy end de la solution discutoriale, mais d’un happy beginning de la fondation radicale, d’une auscultation de soi et des autres et de parvenir finalement à la hauteur inatteignable d’où on peut regarder les problèmes comme des vallées des plus hautes montagnes [36] ». En passant pour l’instant sous silence l’oxymore de la « hauteur inatteignable » à laquelle on parvient tout de même, c’est la prétendue non essentialité de la solution qui est la plus frappante. L’étrange néologisme (discutorial / diskutorický) nous signale que si la solution importe, ce n’est que pour la vanité des victoires dans les discussions [37]. En revanche, ce qui importe, ce dont il y va dans la vie philosophique et par la voie de conséquence dans la philosophie, c’est l’ouverture même du champ de la recherche où s’alignent des problèmes à perte de vue, un déploiement libre de l’horizon dégagé pour l’activité pensante (on retrouve à nouveau la thématique de la vision). L’essence de la vie philosophique aussi bien que de la philosophie prise dans sa vérité comme une possibilité vitale de l’humain, serait donc contenue dans ce regard dans le lointain. Le mouvement vital qui déploiera cette essence, peut-il être autre qu’un chemin infini ?
N’entend-on pas ici un écho de la conférence La crise de l’humanité européenne et la philosophie [38] prononcée par Husserl le 7 mai 1935 à Vienne, où l’auteur affirme que la philosophie est « l’idée d’une tâche infinie [39] » ? L’humain devient un philosophe, en prenant sur soi la tâche infinie de la connaissance [40]. Dès lors, « la vie ne reste pas normale, entièrement paisible [41] » mais en est au contraire transformée d’un bout à l’autre : le philosophe est un « nouvel homme [42] ». Il est lié par cette tâche dans sa vie même, de sorte que son bonheur dépend de sa fidélité à cette vocation [43].
Par-delà la résonance des deux conceptions, la différence qui affecte le mode sur lequel Patočka hérite du pathos husserlien est d’autant plus intéressante. En effet, pour Husserl, l’infinité de la tâche philosophique traduit la téléologie qui pose la fin d’une connaissance parfaite inatteignable. En revanche, il transparaît de ce qu’on vient de lire que pour Patočka, la finalité essentielle de la philosophie n’est pas dans une connaissance à atteindre mais est plutôt simplement de faire la philosophie. Pour reprendre la formule de Filip Karfík, la philosophie serait pour Patočka « un mouvement qui ne s’efforce pas à s’accomplir mais à se poursuivre [44] ».
L’idée de la philosophie comme ouverture infinie au mystère du monde et corrélativement comme un cheminement sans fin, s’oppose nettement à la clôture que suggère l’idée de la solution. En un mot, la métaphysique ne vit pas de la solution des problèmes, mais des problèmes mêmes [45]. Une victoire sur un problème nous dit ce que la philosophie a été, mais ne nous dit jamais ce qu’elle est au présent, quand elle se fait. Ne deviendrait-elle pas alors comme le Maître hégélien une fois vainqueur, un moment s’évanouissant de l’histoire [46] ? Il y a, dans la métaphysique, une contradiction entre sa finalité, à savoir parvenir à une possession de la vérité sur le monde et l’être humain, et ce qui lui correspond comme un mouvement vital. Elle aurait promis de réaliser la dimension proprement spirituelle de l’homo viator mais elle aurait finalement fait de lui, par un tour de passe-passe dont pas un métaphysicien ne serait satisfait, un tranquille possesseur de la vérité définitive [47].
Cette contradiction interne de la métaphysique n’est pas résolue même si on dit que la fin du chemin est infiniment loin : un délai inépuisable n’en reste pas moins un délai. Le sens de la vérité serait présupposé, tout le drame du cheminement philosophique étant placé dans le jour du pressentiment de la clôture. La problématicité ne serait alors pas inhérente au sens même de la vérité mais résiderait dans la relation qu’entretient avec elle le métaphysicien par-delà l’étant fini au sein duquel il vit. Or, pour Patočka, c’est l’exact inverse qui est vrai. Le pôle vers lequel tend le philosophe par-delà l’étant n’a aucun contenu positif. Son seul sens est l’excès du monde sur la totalité de l’étant, il signifie que le sens objectif n’est pas tout le sens qu’il y a [48]. Loin d’en être une assise ferme, il est la problématisation universelle de tout sens. C’est en se plaçant sur cette position que la philosophie devient un cheminement infini et que le philosophe est effectivement un homo viator spirituel. Cette position est évidemment celle du rapport au monde comme totalité. On y est en quelque sorte comme au sommet du monde, dans la « hauteur inatteignable » dont Patočka nous dit que l’on peut néanmoins y parvenir. Nous dira-t-il aussi comment ? Pour conclure, je vais tenter une réponse à partir du même fragment dont j’ai tiré le paragraphe sur le « journal métaphysique ».
Vivre dans le lointain
En explorant la structure profonde de l’intériorité, Patočka en vient à parler dès la section 21 de l’Étude sur le concept du monde de la plénitude et de l’inanité de la vie. Il faut, dit-il, distinguer la plénitude de la vie de la satisfaction qui n’est qu’un événement contingent et ne change en rien la condition fondamentale du manque. La plénitude qui serait soustraite à cette contingence ne peut résider dans un rapport aux choses mais dans le rapport au monde, « inaliénable et toujours de nouveau enivrant [49] ». Elle « est inséparablement liée à l’expérience du monde [50] ». Comment parvenir à vivre cette expérience ? C’est précisément ce qui nous intéresse. Poursuivons la lecture dans la section 23 : « à l’expérience du monde appartiennent essentiellement le lointain, le passé, le bleu des brumes [51] ». Dans cette triade (quelque peu inégale), c’est le lointain qui a l’importance clé. C’est en lui que le monde nous est donné.
La difficulté du problème n’en est pourtant pas amoindrie mais plutôt accrue. En effet, comment est-ce qu’on expérimente le lointain ? Il faut s’en approcher sans le transformer en proximité, de la sorte qu’il conserve son « caractère de distance [52] ». Il ne suffit pas d’y tourner l’attention comme quand un chasseur ou un marin (les exemples de Patočka) fixent quelque chose au loin : bien que la distance n’ait pas objectivement diminué, la chose qu’ils regardent perd son « caractère de distance » à mesure que ses contours se précisent. En somme, le lointain nous impose par la force du monde qui se phénoménalise en lui, une double contrainte qui nous est déjà familière : l’injonction de regarder sans y voir (quelque chose) a la même structure que l’exigence métaphysique.
On a besoin d’une « compréhension pour l’extra-concret, pour l’extra-chosique, pour ce qui est hors d’atteinte de tout le contenu de la réalité concrète mais qui en fournit son cadre inséparable [53] ». Étranger puisque insaisissable et non-fini, ce cadre nous est en même temps familier (il est tout en tout sans s’épuiser en rien), si bien que quand pour un court instant on y pénètre, on a l’impression d’un déjà connu, d’un souvenir [54]. On découvre alors dans le lointain la dimension du passé (qui s’y confond avec le futur dont il garde le secret).
Mais comment donc y pénètre-t-on ? Au caractère intangible du lointain est corrélative l’attirance qu’il exerce sur nous [55]. Au regarder sans voir répond un toucher sans saisir, un saisir qui se retient, une caresse [56]. Patočka explicite lui-même l’association érotique en rapprochant les deux espèces du rapport au lointain et deux modalités de (faire) l’amour dont la première a lieu dans le saisissable et l’autre représente un « contact direct du magique, du lointain, du nouveau ». En effet, Patočka dit ailleurs que dans une véritable rencontre de deux personnes « s’ouvre à nous un nouveau monde [57] ». Dans les deux cas, on rencontre un étrange chiasme du connu et du nouveau : des choses toujours nouvelles ne nous donnent jamais le lointain radicalement autre et pourtant le lointain présente un caractère de familiarité et se découvre avec un sentiment d’anamnèse ; de même, seulement en me retenant devant sa distance irréductible, l’autre se découvre sous mes caresses comme tout un monde nouveau et pourtant, dans cet inconnu, je me « souviens » de ce que je « savais » obscurément, à savoir que je suis un corps [58].
Notre regard est porté au loin par le désir. Apparemment par le désir des choses toujours différentes et nouvelles. Or c’est là précisément où on se trompe, comme nous l’apprendra notre déception. « Le voyageur peut cent fois parcourir le lointain, il ne lui signifie rien, son monde est petit [59] ». Ce que l’on désire véritablement, c’est le lointain en tant qu’il conserve son caractère particulier, en tant qu’il est infini et le monde [60]. Ce désir ne saurait être satisfait par aucune chose ou endroit où on peut parvenir. C’est pourquoi ce regard désirant doit se retenir de voir. Dans un acte paradoxal, il doit « s’abandonner à l’attirance du lointain tout en refusant sa satisfaction immédiate [61] ». Ce désir proprement inassouvissable est capable d’une plénitude, or il n’est pas rempli par quoi que ce soit de positif. Par une conscience inhérente au désir du monde en tant que monde, il sait que le désiré est désirable en tant que désiré et que le désiré n’est désiré qu’aussi longtemps qu’il se dérobe ; par cette conscience, la frustration peut se renverser en plénitude (la possibilité ouverte par le monde et ses avatars [62]).
Ce remplissement ne peut néanmoins jamais avoir un caractère définitif. Pour cela, il aurait fallu que ce qui remplit le désir puisse être possédé, acquis une fois pour toutes. Mais ce rien de concret qui remplit le désir du monde, quand on essaie de s’en saisir, on ne tient entre nos mains que le vide – une fois de plus – comme dans un rêve. Le remplissement du désir du monde n’est donc possible que sur le mode d’un incessant devenir-monde du remplissant. Par conséquent, le désir n’est pas plus rempli qu’il n’est toujours plus profondément creusé. C’est dire que l’intériorité du sujet gagne en profondeur à mesure que le monde lui dévoile son infinitude, c’est dire même que c’est par l’inscription de cette infinitude du monde dans le sujet par son désir, qu’advienne la profondeur véritablement abyssale qu’est la personnéité [63].
Maintenant, cette description de la vie qui se met en rapport au monde comme un tout est en même temps, il me semble, une description d’une vie telle qu’elle peut devenir philosophique. On a vu que l’exigence métaphysique y est implicitement inscrite, un peu en pressentiment de l’amorce de la métaphysique présente dans l’expérience de la liberté selon le Platonisme négatif. En revenant sur le rapport chiasmatique entre la philosophie et la vie philosophique que l’on a développé à partir du passage sur le « journal métaphysique », on peut maintenant voir comment s’inscrivent les caractères de la vie vécue en rapport au monde dans la philosophie même. Conformément à la détermination fondamentale de la métaphysique, cette caractérisation va se confondre avec la caractérisation du regard du métaphysicien [64].
Premièrement donc, le regard du métaphysicien est mu par le désir et c’est à titre d’être désirant qu’il peut d’une part comprendre comment le monde se donne à lui en se dérobant, d’autre part le supporter et même s’en réjouir. De ce point découle une inversion par rapport à la métaphysique théologique traditionnelle, à savoir que son contemptus mundi se transforme en lumière de la nouvelle compréhension de ce qu’est véritablement l’exigence métaphysique, en amor mundi.
Deuxièmement, on peut dire que le rapprochement au rêve n’a pas été anodin, au contraire, c’est la fantaisie, un rêve qu’on rêve les yeux ouverts, qui va insuffler la vie aux horizons. Cette fantaisie n’est pas créatrice d’images qui donneraient aux dits horizons la vie sur le mode de l’actualité au détriment de la somnolence de l’infini de leurs potentialités. La fantaisie dont il s’agit se retient de créer des images et ranime les horizons sans recouvrir leur infinité. Ainsi elle développe notre « sens de l’infini qui vit dans l’enivrante interaction entre l’image et la brume [65] ». Au lieu de réduire la plurivocité du rêve à une réalisation univoque, on se situe sur le plateau transversal d’un rêve éveillé qui ouvre les possibilités dissimulées dans l’être-actuelle de la réalité d’une part et qui enjoint le rêve à réfléchir la position réelle d’où il est rêvé [66].
Finalement, on revient en quelque sorte à notre point de départ, la philosophie est irréparablement toujours en chemin, non par défaut mais en tant qu’elle s’accomplit précisément comme cheminant. Autrement dit, elle a le caractère d’une progression à l’infini sans dépendre de la plénitude de son sens en même temps présupposée et irréalisable. Au contraire, son sens est en lui-même problématique est donc simultanément atteint et perdu à chaque moment de la lutte que la philosophie mène pour le gagner. Il faut penser ici au bout les conséquences du fait que le sens est problématique par essence : il devient obscur par le même mouvement qu’il se dévoile, il est creusé à la mesure qu’il s’accroît. À chaque instant qu’il se dévoile davantage, il se dévoile aussi plus problématique [67].
*
Je crois qu’à travers cette lecture des textes des années 1940 à la lumière de la critique de la métaphysique explicitée à partir des années 1950 et jusqu’aux écrits des années 1970, émerge la figure d’un philosophe-métaphysicien originale qui, d’une part, n’est pas encore porteur de la charge antimétaphysique et qui, d’autre part, incarne déjà l’exigence de la métaphysique et de la vie philosophique qui, réalisée jusqu’aux dernières conséquences, aura amené le métaphysicien au-delà de ce que dès le Platonisme négatif sera identifié et critiqué comme la pensée métaphysique. C’est-à-dire à une métaphysique (si l’on veut bien) qui se sait être une production du sens toujours problématique au regard du monde négativement transcendant qui, loin d’être une mesure définitive de la vérité indéfiniment approchée, est un partenaire d’un combat qui évacue toute domination et ne permet de perte que de celui qui capitule par un recours à l’Être suprême ou une résignation nihiliste [68].
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PATOČKA, Jan, Liberté et sacrifice, trad. Erika Abrams, Grenoble, Million, coll. Krisis, 1990.
PATOČKA, Jan, Papiers phénoménologiques, trad. Erika Abrams, Grenoble, Million, 1995.
PATOČKA, Jan, Sebrané spisy vol. 8/1, Fenomenologické spisy III/1. Nitro a svět, nepublikované texty ze 40. Let, Praha, OIKOUMEH, 2014.
PATOČKA, Jan, Sebrané spisy vol. 8/2, Fenomenologické spisy III/2. O zjevování, nepublikované studie, fragment a poznámky z 50.—70. Let, Praha, OIKOUMEH, 2016.
PLATON, Œuvres complètes. Tome IX, 2e partie : Philèbe, texte établi et traduit par : Auguste Diès, Les Belles lettres, coll. Budé, 1941.
SOULEZ, Antonia (éd.), Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, Paris, Vrin, 2010.
APPENDICES :
38. [Journal métaphysique]
L’idée de Marcel d’un « journal métaphysique » une idée très belle et fructueuse, à condition d’être réalisée avec une vraie sincérité. J’ai vu le Journal métaphysique autour de 1929, sans y pénétrer ; mais peut-être cette idée m’était-elle présente quand je commençais ce cahier de note. Par ailleurs, les Tagebücher de Kierkegaard et les notes de Novalis ont déjà été un tel journal. Il n’y va de rien d’autre que de la croissance naturelle de la pensée et de son observation. La façon habituelle de l’exposition philosophique – présentation dogmatique du problème, sa discussion et sa solution – ne laisse qu’à peine soupçonner la manière propre du travail du métaphysicien, sa vie personnelle de philosophe, ses luttes, ses chutes et ses relèvements : elle dissimule également de quoi il y va en réalité dans la vie philosophique : non pas d’un happy end de la solution discutoriale, mais d’un happy beginning d’une fondation radicale, d’une auscultation de soi et des autres afin de parvenir finalement à la hauteur inatteignable de laquelle on peut regarder les problèmes comme on regarde des vallées des plus hautes montagnes.
(J. Patočka, Sebrané spisy vol. 8/1, Fenomenologické spisy III/1. Nitro a svět, nepublikované texty ze 40. Let, Praha, OIKOUMEH, 2014, p. 151).