Ode à Octave Mirbeau. Du "Concombre fugitif" à Dingo, son chien

, par Catherine Pinguet


Nombreux ont été les combats d’Octave Mirbeau (que le correcteur automatique d’orthographe, à désactiver sur le champ, s’obstine à orthographier Mirabeau), pamphlétaire, polémiste redoutable et redouté, écrivain, dramaturge, critique d’art, très célèbre en son temps et qui s’est pourtant vu reléguer aux oubliettes, peu après sa mort, en 1917. Il faut dire que nombreux (ceux qu’il n’avait cessé d’éreinter) avaient à y gagner, a fortiori en pleine guerre. Il faut aussi préciser que des artistes et des écrivains lui sont restés fidèles, notamment Léon Werth, autre pourfendeur des institutions, des idées reçues et des fausses gloires, mais en des temps autrement plus sombres que ceux de son aîné.

Année du centenaire Octave Mirbeau et réédition de « La grève des électeurs »

En 2017, le centenaire de sa mort a été l’occasion de mieux connaître son œuvre et ses combats. [1] L’hommage du musée Rodin (artiste que Mirbeau a soutenu, publiant quantité d’articles plus dithyrambiques les uns que les autres), s’était limité à un couloir et à un dépliant. Toujours mieux que le musée d’Orsay et la Comédie-Française qui n’avaient pas voulu en entendre parler, et l’occasion de voir les dessins de Rodin à l’édition de luxe du Jardin des supplices. Et puis, le début de ce centenaire, en pleine campagne présidentielle, a coïncidé avec la réédition de La grève des électeurs, en devanture d’un bon nombre de librairie et dont la presse s’est fait l’écho. Dans ce pamphlet, publié en 1888 dans Le Figaro, Mirbeau dénonce les candidats, tous des « roublards », des « désœuvrés », des « ratés de sous-préfectures », pas un pour racheter l’autre ni pour se « dévouer à une authentique œuvre d’humanité ». Il brocarde « le suffrage universel », qualifié de « mortifère », dont l’objectif est d’aliéner le « troupeau docile » des électeurs et de les conditionner au respect de l’ordre établi. Pour Mirbeau, la démocratie représentative et parlementaire n’est qu’une « duperie », destinée à asservir le peuple en lui faisant croire qu’il est souverain. » En d’autres termes, voter revient à consentir « librement à son propre asservissement ».
On peut se demander pourquoi Mirbeau, non pas durant sa première période qualifiée sur le tard de « bonapartiste révolutionnaire » (ce qui tombe sous le sens), mais également après son ralliement à l’anarchisme, s’est particulièrement acharné à délégitimer les républicains. Pour le comprendre, il faut se rappeler ce qu’était la IIIe République à l’époque de Mirbeau : « monopole d’une bourgeoisie aussi égoïste, mais moins décorative, que l’ancienne noblesse », « asservie au capitalisme » ; une République bâtie sur « vingt-cinq ans d’opportunisme » et qui n’est « autre chose que le marchepied de sordides ambitions » peut-on lire sous la remarquable plume de Francis de Pressensé (futur fondateur de la Ligue française des Droits de l’Homme et du citoyen), dans sa brochure (« Notre loi des suspects ») publiée dans la toute aussi remarquable Revue Blanche que dirigeait Félix Fénéon. [2]
Chez Mirbeau, nous avons pléthore de portraits-charge de républicains, mais l’un des plus réussi me semble être celui d’un dénommé Eugène Mortain, dans Le Jardin des supplices, présenté comme le digne représentant de « la bande de carnassiers » lancée par Gambetta et qui avait cette « faculté merveilleuse de parler », sans se lasser, sur n’importe quel sujet, sans jamais exprimer la moindre idée :

« Son intarissable éloquence déversait la suicidante pluie du vocabulaire politique. Serviable, quand cela ne lui coûtait rien, généreux, prodigue même, quand cela devait lui rapporter beaucoup, arrogant et servile, selon les événements et les hommes, sceptique sans élégance, corrompu sans raffinement, enthousiaste sans spontanéité, spirituel sans imprévu, il était sympathique à tout le monde. Aussi son élévation rapide ne surprit ni n’indigna personne. »

Ce portrait est celui d’un « opportuniste », comme on appelait les Républicains modérés sous la Troisième République. L’occasion de rappeler que le début de celle-ci, dont le 150e vient d’être célébré, fait inédit, au Panthéon, n’était pas seulement Gambetta, Sedan et la chute du Second Empire, mais aussi l’humiliante défaite de la France face à la Prusse, la Commune de Paris et Adolphe Thiers, premier président… [3]

Lectures du confinement : « Le concombre fugitif » et « L’Épidémie »

Mi-mars dernier, anticipant l’aboutissement de mesures gouvernementales menées tambour battant, j’ai quitté Paris, direction le montargois. Mirbeau connaissait la région, comme le révèle Sac au dos, récit d’une randonnée pédestre de Marlotte à Bourbon-l’Archambault, dans l’Allier, soit 250 kilomètres en cinq jours qui tourne au cauchemar. Lors d’une première escale, au terme d’une marche éreintante sous un soleil de plomb, un soldat à qui son compagnon de voyage demande : « - Où sommes-nous ici mon brave ? » Le pioupiou répond : « À Montargis, pardine ! » [4] J’entends le roulement des « r » de mon enfance, accent en voie d’extinction, sans parler du patois gâtinais qui avait ému Léon Werth lors de la Débâcle de 1940.

Toujours est-il que ce confinement montargois a fourni l’occasion de découvrir une activité extrêmement bénéfique, thérapeutique même, permettant ce tour de force de ne penser à rien : le jardinage. C’est par le biais de l’horticulture que je suis d’abord revenue à Mirbeau. Les livres faisaient défaut (la décision de fermeture des commerces dits « non essentiels », rappelons-nous, ayant été prise sans l’ombre d’une sommation), mais de nombreux ouvrages sont libres de droit et accessibles en ligne, de même le dictionnaire de l’association Octave Mirbeau qui fournit quantité d’informations. Ainsi, aux rubriques « fleurs » et « jardinage », on peut lire que Mirbeau disait avoir « une religion » pour les fleurs. En septembre 1890, il écrit à son grand ami Monet, au risque de le froisser : « Il n’y a que la terre. Moi, j’en arrive à trouver une motte de terre admirable et je reste des heures entières en contemplation devant elle. Et le terreau ! J’aime le terreau comme on aime une femme et les belles couleurs qui naîtront de là ! Comme l’art est petit à côté de ça ! Comme il est grimaçant et faux. »

Le jardinage intensif m’a conduit à relire « Le concombre fugitif », un conte drôle, qui commence en ces termes : « Je vous dirai que j’aime les fleurs d’une passion presque monomaniaque. Les fleurs me sont des amies silencieuses et violentes, fidèles. Et toute joie me vient d’elles. » Le narrateur, passionné d’horticulture et en quête d’un silphium (une vivace originaire des Etats-Unis), se rend sur les conseils d’un botaniste chez un jardinier de Grandville, Hortus, « une espèce d’original » qui ce jour-là est occupé à féconder un hibiscus en lui jouant du cornet à pistons. Son but ? Que l’hibiscus, de rage, féconde de travers et donne « des graines d’où sortira une espèce de monstre cocasse ». » Le père Hortus n’a pas le silphium recherché, mais il a bien plus curieux, le concombre fugitif, qu’il entreprend de débusquer :

« - C’est là ! Ah ! c’est un concombre impayable que le concombre fugitif !... A le voir, il n’a rien de particulier... Mais dès qu’on veut le prendre... il fiche le camp... il s’en va au diable... impossible de le manier.. ». […] Est-ce curieux, tout de même ! Un concombre ! Attendons un peu, il ne va pas tarder à revenir. »
Je ne savais pas si le père Hortus était véritablement fou ou s’il voulait me mystifier, et je me disposais à interrompre ma visite, quand, tout à coup, le bonhomme se précipitant à plat ventre, dans la planche de fleurs, cria :
- « - Ah ! gredin ! Ah ! misérable ! »
Et je vis sa main noueuse cherchant à étreindre quelque chose qui fuyait devant elle, quelque chose de long, de rond et de vert qui ressemblait, en effet, à un concombre, et qui, sautant par petits bonds, insaisissable et diabolique, disparut, soudain, derrière une touffe…

Je me suis demandé si Nikita Mandryka, l’auteur du célèbre concombre masqué, avait lu « Le concombre fugitif » – qui a d’ailleurs une suite, « Explosif et baladeur », sous forme d’adresse à Alphonse Allais. Il n’en est rien, ai-je ensuite appris en lisant la préface de Vache tachetée et concombre fugitif (sélection de contes récemment éditée chez L’Arbre vengeur), Mandryka ayant imaginé le personnage de sa cucurbitacée dès l’âge de douze ans. Toujours est-il qu’avant même de me précipiter chez les libraires, la première journée du déconfinement a été consacrée à la visite d’un arboretum, en l’occurrence celui « des Grandes Bruyères », où les chiens sont à l’honneur, ce qui n’aurait pas été pour déplaire à Mirbeau dont le dernier livre, Dingo, est consacré à son chien.

Avant cette escapade en forêt d’Orléans, j’avais lu L’Épidémie (pièce dont l’intégralité est disponible sur le site du Théâtre Libre). [5] Cette farce, comme souvent chez Mirbeau, s’inspire d’un fait réel, une épidémie de typhoïde, à Lorient, au cours de laquelle il avait effectué un reportage. Dans la pièce, il situe la scène lors d’un conseil municipal, au moment où l’épidémie frappe les casernes et les quartiers pauvres d’une ville maritime, réunion qui tourne vite à une dénonciation en règle du cynisme mortifère des politiciens, pour qui le sort des administrés les plus démunis est le cadet des soucis :

« - Le mal ne s’attaque qu’aux simples soldats et aux sous-officiers, comme toujours ! »
« - Si les soldats n’ont pas d’eau (empoisonnée par le purin des étables) qu’ils boivent de la bière ! » « - Si les casernes sont malsaines (véritables foyers d’infection qui menacent les environs), eh bien, qu’ils campent ! »
« - S’il n’y avait pas d’épidémies, Messieurs, où donc les soldats apprendraient-ils aujourd’hui le mépris de la mort... et le sacrifice de leur personne à la patrie ?! ».

À l’unanimité, les membres du conseil décident qu’il est hors de question de débourser des crédits, mais lorsque tombe la nouvelle qu’un bourgeois inconnu vient de mourir, ils font volte-face et se lancent dans un grotesque éloge de la victime :

Le maire : « Un bourgeois vénérable, gras, rose, heureux ! », « plus qu’un homme, un principe social, Joseph (comme il a baptisé cet inconnu) nous aura donné l’exemple, le haut et vivifiant exemple d’une vertu — ah ! bien française, celle-là — d’une vertu qui fait les hommes forts et les peuples libres... l’Économie ! … L’Épargne, dont Joseph aura été le constant et vivant symbole. »
Le membre de la majorité célèbre en Joseph « le petit rentier », ce « quelque chose d’impersonnel, d’improductif et d’inerte. »
Un conseiller éclate en sanglots – « quel malheur ! » – tandis qu’un autre glisse tout bas à son voisin – « Moi, je pars demain » – à quoi ce dernier répond – « Moi, je file ce soir ».

Les autres tirades sont dans la même veine, celle de l’éloge paradoxal, un des registres de prédilection de Mirbeau qui s’en prend également aux pseudo-autorités scientifiques en la personne du docteur Triceps, lequel avait d’abord rejeté toute mesure pour faire face à l’épidémie (aux motifs que « les ressources budgétaires de la commune ne doivent être subordonnées aux ruineuses fantaisies de savants et aux caprices d’une science qui se dément constamment »), avant de retourner sa veste et de déclarer :

« Messieurs, il ne faut pas nous laisser abattre par cette mort imprévue et irrégulière, anti-scientifique même, comprenez-vous ? Nous devons lutter ! Aux circonstances douloureuses, opposons les résolutions viriles ! Aux périls qui nous menacent, l’énergie qui en triomphe ! Guerre aux microbes ! Guerre à la mort ! Vive la science ! »

Le conseil, pris de panique, vote à l’unanimité des crédits pharaoniques. Au plus âgé de l’assemblée qui interroge : « Mais où trouverons-nous tous ces millions ? » Le maire rétorque avec mépris : « Nous les trouverons, Monsieur, dans notre patriotisme ! Dans notre héroïsme ! » Et le Dr Triceps de renchérir : « Dans notre volonté ! Notre foi ! »

Début de carrière, Mirbeau « forçat de la plume », 1873-1884

Mirbeau a commencé par être un prolétaire de la plume, un « écrivassier », un « pisse-copie à dix sous la ligne ». En fait, il s’est fait « courtisan » et s’est vendu aux plus offrants, pour gagner sa vie. En 1873, à 25 ans, il devient secrétaire particulier d’un ancien député bonapartiste, Dugué de La Fauconnerie, co-directeur du quotidien L’Ordre, qu’il accompagne trois ans plus tard lors d’élections législatives dans l’Orne. En 1877, Mirbeau est nommé chef de cabinet du préfet de l’Ariège ! L’expérience est de courte durée, mais elle lui permet (de même son passage au journal bonapartiste L’Ariégeois), de découvrir l’envers du décor (les coulisses de la politique) et d’enrichir son « herbier humain » (l’administration jugée d’une « extravagante inutilité », le sous-préfet qualifié « d’être décoratif »).
En 1879, le conservateur Arthur Meyer, directeur du journal le Gaulois, repère en Mirbeau un grand pamphlétaire, sachant faire preuve de mordant. L’opposition et l’adversité le stimulent. Il sait aussi agrémenter ses articles de croustillantes anecdotes glanées au fil de sa tumultueuse vie parisienne. Il fait le « nègre », écrivant des romans à la demande de riches commanditaires en quête de notoriété littéraire. Il côtoie le milieu de la finance, « boursicote », s’enrichit et dilapide son argent pour une demi-mondaine, Judith Vimmer. Cette période est marquée par des duels à répétition, quatre, voire cinq, toujours en relation avec ses publications, alors qu’il juge cette pratique « aberrante et barbare ».
En 1883, Mirbeau devient réacteur en chef des Grimaces, hebdomadaire dont le premier numéro connaît un succès immédiat. À la une, son Ode au choléra, diatribe contre la mafia politico-financière et éloge de « l’émeute libératrice ». Les Grimaces sont très antirépublicaines, mais aussi très antijuives. On trouve sous sa plume quantité de stéréotypes antisémites : « aventuriers cosmopolites qui viennent, en caravanes sinistres, de toutes les profondeurs de l’Orient » ; doigts « âpres et crochus » ; peuple assimilé à de « la vermine », « race idolâtre », etc. Six mois plus tard, Mirbeau quittent Les Grimaces, ruiné et proche de la dépression, il fuit Paris et décide de se mettre au vert, dans le Finistère.

L’homme de lettres : Le Calvaire, L’abbé Jules et Sébastien Roch

Peu après son retour à Paris, Mirbeau noue de solides amitiés avec Claude Monet, Auguste Rodin, Camille Pissarro, son « frère en anarchie », qui voit en lui un « bretteur infatigable dont la plume, au service de la justice et du droit, fait mouche à tous les coups ». Devenu critique d’art (encore qu’il ait rejeté ce titre et cette engeance jugée aussi « inutile que les ramasseurs de crottin de chevaux de bois »), il s’enthousiasme pour Gauguin, et plus encore pour Van Gogh, « suicidé de la peinture » (qui a « absorbé la nature en lui » au lieu de « s’absorber dans la nature »), dont il acquiert deux toiles (Iris et Tournesols). [6] Selon Léon Werth, Mirbeau adorait admirer, il était « un virtuose de l’admiration ».

En littérature, il découvre Dostoïevski (un « dénudeur d’âme » à la « psychologie inquiétante et visionnaire »), Tolstoï (avec lequel il correspond et qui verra en Mirbeau « le plus grand écrivain français contemporain ») et Kropotkine (une des raisons pour lesquelles il se tourne vers l’anarchisme). À partir de cette période, c’est-à-dire après 1885, on pourrait penser que Mirbeau effectue un virage à 180 degrés. C’est vrai pour l’antisémitisme puisqu’il fait sa mea culpa, de manière d’abord ambiguë, puis, totalement explicite dès le début de l’affaire Dreyfus. [7] Pourtant, bon nombre de ses combats sont antérieurs, comme le démontrent ses premiers romans en partie autobiographiques.

Le Calvaire (1886) transpose sa passion destructrice pour Judith, rebaptisée Juliette. Ce n’est toutefois pas la démystification de l’amour qui fait scandale, mais celle de la guerre, de l’armée, et de l’idée même de patrie. Quand il décrit la débâcle de l’armée de la Loire, un commandement incompétent, des officiers et les médecins traitant les hommes comme du bétail, Mirbeau sait de quoi il parle. Durant la guerre franco-prussienne de 1870-71, il avait été affecté à un régiment mobile, avant d’être hospitalisé pour cause de maladie, évacué, puis accusé de désertion (innocenté, il gardera de cette épreuve une méfiance vis-à-vis de l’appareil judiciaire, machine « à broyer des innocents »). Dans Le Calvaire, cerise sur le gâteau, il met en scène le narrateur, écrivain raté, qui après avoir tué machinalement un éclaireur prussien en qui il décèle une âme de poète, embrasse son cadavre. Autant dire que dans les rangs des patriotes, le seul nom de Mirbeau fait bondir. Et ce n’est pas fini, loin sans faut.
Le livre, immédiatement épuisé, a droit à une vingtième édition un an plus tard. À 38 ans, Mirbeau, encore récemment chroniqueur corvéable à merci, fait une entrée fracassante en littérature. Mallarmé décèle en lui « un chercheur de neuf ». Il lui écrira plus tard : « Je vous aime parce que vous êtes un des rares qui ne fassiez pas semblant ». Gustave Geffroy, journaliste et critique d’art, se remémorant sa rencontre avec Mirbeau, du temps du Calvaire, dira qu’il était « à cette époque un beau gaillard, haut en couleur, la moustache et les sourcils roux, les yeux verts, une balafre au front. » Et d’ajouter que ce « batailleur » avait « le sourire affable, la poignée de main énergique et une grande tendresse dans les yeux. De ce jour, nous vécûmes en bon compagnonnage et en sûre affection. »

Mirbeau récidive avec L’abbé Jules (1888), autre « épouvantable brûlot », et Sébastien Roch (1890), ouvrage dans lequel, reconnaît-il, souffle un vent de révolte contre la société, « une horreur presque anarchiste pour ce qui est régulier et bourgeois ; une haine de toutes les grands sentiments dont on nous berne (…) surtout le patriotisme et la foi religieuse. » La scène la plus terrible, qui transgresse un tabou, est celle où Sébastien Roch est violé par un jésuite. Or, celle-ci se déroule dans un collège religieux de Vannes, ville et type d’établissement, « véritable enfer », où Mirbeau a été scolarisé. De cette époque date son anticléricalisme et sa haine pour l’éducation religieuse, les jésuites assimilés à « des pourrisseurs d’âme, des déformateurs de l’intelligence », qui n’ont d’autre but que de « pétrir » leurs élèves pour « les conformer aux noirs dessins des maîtres », d’écraser la personnalité des enfants sous une « crasse de préjugés corrosifs » comparables à des « dépôts excrémentiels ». Il évoquera dans un article, « Les bêtes et les jésuites » (Le Journal, 23 juin 1895), « le scandale inouï » (« Voltaire lui-même n’eût pas osé aller si loin aller si loin dans l’impiété ») et la punition infligée pour avoir évoqué, dans une composition française, l’intelligence des bêtes (la religion, la conscience, la création, « pour les baudets et les porcs » ?!). Dans ces établissements, très lucratifs, il a aussi dénoncé le règne d’escrocs : « Jamais je n’ai vu nulle part une telle exploitation du gogo (…), un tel esprit de mercantilisme. »

Le ralliement à l’anarchisme

Par anarchisme, Mirbeau entend « la liberté du développement de l’individu », « l’utilisation spontanée de toutes les énergies humaines, cruellement gaspillées par l’État ». Il préface La Société mourante et l’anarchie de Jean Grave, directeur du journal libertaire La Révolte, dont Mirbeau prendra plusieurs fois la défense. Toutefois, il n’a rien d’un théoricien, ni même d’un militant. Son rejet du pouvoir sous toutes ses formes relève avant tout d’un individualisme revendiqué, d’une extrême méfiance à l’égard des partis et des organisations, une forme de défense spontanée des pauvres et des opprimés. Professionnel de l’écriture, son arme est « la propagande par le verbe ». Il n’est pas partisan de la « propagande par le fait » [8] (les attentats ciblés, « les explosions qui réveillent les bourgeois de leur torpeur » comme les appelait Félix Fénéon). Pourtant, au sujet du célèbre Ravachol (Kœnigstein de son vrai nom), il écrit dans L’Endehors, le 1er mai 1892 : « La société aurait tort de se plaindre. Elle seule a engendré Ravachol. Elle a semé la misère : elle récolte la haine. C’est juste. » Et ce point de vue n’est pas nouveau, comme l’indique ce dialogue entre un passant et un ouvrier affamé, publié dans La France, le 16 octobre 1886 :

Le passant : Que vas-tu faire ?
L’ouvrier : Je marcherai encore, je frapperai encore aux portes des riches…
Le passant : Et si les portes se ferment à ton approche ?
L’ouvrier : Je demanderai l’aumône sur les grandes routes.
Le passant : Si l’on ne te donne rien ?
L’ouvrier : Je m’embusquerai sur les chemins nocturnes et je tuerai.
Le passant : Dieu t’a refusé le droit de tuer.
L’ouvrier : Dieu m’a donné le droit de vivre.
Le passant : Dieu te garde, l’ami.

Mirbeau brocarde toutes les institutions qui, à ses yeux, sont négatrices du droit : l’armée, l’église, les écoles religieuses, mais aussi la famille (qui réduit volontiers sa progéniture à un état de « complète imbécilité), les tribunaux (avec cette phrase de Tolstoï qu’il aimait citer : « Quand je pense qu’il existe des hommes qui osent juger des hommes, je suis épouvanté, et un grand frisson me prend. »), les affaires (« brigandage légalisé », mis en scène dans sa pièce la plus célèbre, « Les Affaires sont les affaires »). Autre bête noire, la charité et les œuvres de bienfaisance (aumône qui n’est autre qu’une autocongratulation et une exploitation éhontée de la misère effroyable, le tout à grand renfort de réclame et sans s’attaquer aux racines du mal, c’est-à-dire à l’organisation sociale et aux droits bafoués des pauvres).
Mirbeau défend une politique radicale de laïcisation de l’enseignement et apporte son soutien au mouvement des universités populaires (l’occasion d’apprendre qu’un laboratoire de pédagogie expérimentale avait ouvert ses portes, 36 rue de la Grange-aux-Belles, une plaque commémorative l’indique sur ce bâtiment qui fait bien pâle figure à côté de Campus France, au n°28, supposé « accueillir » les étudiants étrangers). Il défend également la création d’un théâtre populaire digne de ce nom, « où le peuple qui travaille trop et n’a pas le temps de lire pût prendre contact avec les chefs d’œuvres anciens et modernes. » Pour ce faire, commencer par « réglementer, de manière juste et humaine, les conditions actuelles du travail », « l’excès de travail physique annihilant chez l’homme toutes les volontés supérieures, quand il ne l’assassine pas. »

Parmi les autres institutions dénoncées par Mirbeau, la croix de la Légion d’honneur, cette « déshonorante breloque » que « le premier venu peut pendre aujourd’hui à la taille de sa boutonnière » et qu’Émile Zola s’était vu décerné en 1893 – ordre dont il sera suspendu cinq ans plus tard, après la publication de « J’accuse » (décision qui a entrainé la démission de Francis de Pressensé). L’Académie française, à laquelle Émile Zola a candidaté, postulant pas moins de dix-neuf reprises, en vain, est également ridiculisée, Mirbeau n’y voyant qu’une institution « baroque et caduque », « rétrograde et anachronique », qui s’est « à jamais déshonorée en refusant Balzac, Stendhal, Flaubert, Théophile Gautier, Barbey d’Aurevilly, Baudelaire » (voilà qui donne envie de relire Le livre bouffon. Baudelaire à l’Académie française d’Allen S. Weiss). Et Mirbeau, de poursuivre : ce que l’Académie préfère, « c’est le néant, un néant joli et ficelé, rasé de frais, aux cheveux bien lissés, au sourire madrigalesque, un néant qui ne laisse échapper que des sottises solennelles et des gaietés pincées, ce que, dans le milieu, on appelle la politesse et l’esprit. » Au final, vouloir entrer dans cette institution mortifère, c’est se condamner en tant qu’écrivain. Il prévoie, dans Le Figaro du 16 juillet 1888, que « dans deux cents ans, elle paraîtra aussi ridicule à nos descendants que nous paraît ridicule la Sainte Inquisition. »
Au tournant du siècle, Mirbeau devient pourtant membre d’un autre cénacle littéraire, l’académie Goncourt, conformément au vœu testamentaire d’Edmond de Goncourt. Aucun de ses candidats (Paul Léautaud, Valéry Larbaud, Charles-Louis Philippe, Léon Werth dont il a préfacé La Maison blanche) n’obtient toutefois le prix, les autres membres du jury préférant des inconnus vite oubliés. Dépité et furieux, Mirbeau constate être en présence d’une « assemblée de médiocres qui ne cherchent jamais dans leur choix qu’à couronner des écrivains inférieurs à eux-mêmes. » [9] Il parvient tout de même à faire obtenir le prix Femina 1910 à Marie-Claire, roman autobiographique de Marguerite Audoux (qui avant d’être romancière, avait été tour à tour bergère, servante et couturière), dont il a rédigé la préface. [10]
En 1895, quand Oscar Wilde est condamné et incarcéré pour homosexualité, Mirbeau, jusqu’alors réservé quant à l’œuvre et au personnage de l’écrivain dandy, rédige deux articles dans le Journal (quotidien qui tire alors à six cent mille exemplaires) afin de dénoncer la « gangrène morale » qui caractérise les sociétés bourgeoises, cette « pourriture » qui conduit à la chasse aux génies et à « l’affreux supplice » d’un « parfait artiste » et d’un « esprit libre ». C’est également au nom de l’éthique et de la justice que Mirbeau se jette à corps perdu dans la bataille en faveur de Dreyfus, dénonçant « la sainte alliance du sabre et du goupillon » (l’armée et l’église). A priori, son engagement, comme celui de nombreux anarchistes, ne va pas de soi – Dreyfus est un officier, « un galonnard », et un riche bourgeois. Toutefois, il comprend rapidement les enjeux de la bataille et la nécessaire solidarité avec l’homme victime d’une injustice, « ce dernier fut-il ton ennemi ». Il commence par prendre l’initiative d’une pétition d’intellectuels (l’appellation qui apparaît d’ailleurs durant l’affaire Dreyfus). Puis, quand Zola (avec lequel les anciens différends sont oubliés) est contraint de s’exiler à Londres, condamné à un an de prison pour la publication de « J’accuse », Mirbeau règle de sa poche les 3 000 francs d’amende qui permettent d’éviter la saisie de ses biens (somme qui grimpe, en raison des frais, à 7 555 francs ! soit l’équivalent de 50 000 euros). Il court les meetings, tire à boulets rouges sur les antidreyfusards et fournit à L’Aurore une cinquantaine d’articles (dont certains ont été réédités en 2007 sous le titre, Écrits politiques, par les éditions de L’Herne).

Aux dires de certains, Mirbeau était atteint d’une forme de gynécophobie, littéralement, une peur morbide des femmes. Quoi qu’il en soit, il a été l’un des premiers à proclamer le droit à l’avortement et à la contraception (« Consultation », L’Écho de Paris, 10 novembre 1890). Dix ans plus tard, lors d’une campagne nataliste, il récidive avec une série d’articles réclamant le droit des femmes de contrôler leur fécondité et de n’avoir que des enfants désirés. Dans l’hypocrisie des natalistes, il démontre que le sort des enfants (hygiène, santé, alimentation, éducation) n’entre pas en ligne de compte, pas plus que le sort des filles-mères, systématiquement mises au ban de la société. Puis, de poser la question de fond : des enfants pour quoi faire ? Sa réponse : de la chair à canon, des petites mains pour les tâches le plus ingrates et les mieux exploitées.

Digression sur la cause environnementale et la presse

Autre combat de Mirbeau, plus ponctuel, et qui pourrait le faire passer pour un précurseur : la cause environnementale. Lors d’un séjour à Menton, il s’emporte contre un « projet d’embellissement » : raser le Cap Martin « de la base au sommet », ses splendides pins et ses antiques oliviers « nivelés et encasinotés », ses rivages sauvages « déchiquetés par les spéculateurs et déshonorés par les architectes », avec au programme, des hôtels et des villas, « des allées tirées au cordeau, garnies de trottoirs bitumés », « des pelouses ras tondues et passées au rouleau » (Le Figaro, 24 avril 1889). Dix ans plus tard, il récidive en dénonçant la pollution par épandage des égouts parisiens dans les environs de Poissy, se faisant expliquer le phénomène d’infiltration des eaux usées, la montée des taux d’azote nitrique et la propagation de bactéries. Cette enquête est l’occasion de pointer du doigt une caste qu’il exècre, celle des ingénieurs et des prétendus experts, à l’instar d’un personnage précédemment évoqué et qui revient tout au long de son œuvre, Triceps, caricature du pseudo-scientifique pour qui « la pauvreté est une névrose ».
Ces préoccupations environnementales n’ont toutefois rien d’inédit ni d’exceptionnel, et on aurait tort de croire que les progrès introduits par la révolution industrielle ont été unanimement applaudis des deux mains. Les questions de pollution urbaine, d’épuisement des sols, de propagation d’épidémies, ou encore du statut de l’animal (cause chère à Mirbeau) étaient abondamment débattues. Un exemple parmi tant d’autres : Mirbeau était adepte de la bicyclette, tout juste inventée (et comme m’a fait remarquer un ami philosophe et cycliste chevronné, que des amis identifieront : « j’aurais préféré pédaler avec Jarry qu’avec Clemenceau »), mais aussi adepte de l’automobile, autre nouveauté, en laquelle il voyait un instrument de liberté et à laquelle il a consacré un livre, La 628-E8 (numéro d’immatriculation de sa C.G.V). Ce récit de voyage, qui mélange les registres, est un hommage à l’ère nouvelle de l’automobile, mais Mirbeau pointe également du doigt ses travers : « Place au Progrès ! Place au Bonheur ! Et pour bien leur prouver que c’est le Bonheur qui passe, et pour leur laisser du bonheur une image grandiose et durable, je broie, j’écrase, je tue, je terrifie ! » Sans doute n’est-il pas inutile de rappeler qu’à l’époque de Mirbeau, la voiture individuelle avait beaucoup moins de partisans (les happy few qui pouvaient se l’offrir) que de détracteurs (ce que souligne, Jean-Baptiste Fressoz, documents à l’appui, les principaux arguments invoqués étant alors le coût de la maintenance des routes, la concurrence avec le réseau ferroviaire et le nombre d’accidents de piétons). [11]

Une constance, en revanche, sous la plume de Mirbeau et au risque d’être accusé de cracher dans la soupe, la mise en accusation de la presse. Il déplore, et il est bien placé pour en parler (ne serait-ce qu’en raison de ses compromissions passés et des années écoulées à manger de la vache enragée), le fait que bon nombre de journaux soient entre les mains de gros propriétaires aussi incultes qu’avides de pouvoir (la coalition des médias avec le politique et les autorités judiciaires étant une vieille antienne). Il déplore également qu’une bonne partie de la presse cherche à désinformer, à conditionner et à crétiniser les lecteurs plutôt qu’à les éclairer, les cultiver et les émanciper intellectuellement. Il incrimine aussi, chez certains confrères, un manque de culture et une prose qui laisse à désirer (mais en règle générale, la presse de bas étage exceptée, le niveau était de bonne tenue). Bref, le tableau est sombre et laisse actuellement songeur. Premier constat, allier une extraordinaire maîtrise de la langue à un franc-parler (appeler un chat un chat), y compris à une violence verbale (afin de « déciller des yeux » aveuglés par « des couches préjugés ») est devenu, force est de constater, une denrée rare. Second constat, à faire pâlir d’envie par les temps qui courent, Mirbeau a publié dans Le Gaulois, journal de la noblesse et de la haute bourgeoisie, des articles dénonçant avec virulence l’acoquinement du journalisme avec l’exécutif : « Sous prétexte d’information, la presse est devenue quelque chose comme la succursale de la préfecture de police et l’antichambre du cabinet du juge d’instruction » (le 15 janvier 1896). Ne serait-ce que pour les chroniques rassemblées en volume et publiées sous le titre, Interpellations, on s’aperçoit qu’il a dénoncé haut et fort, dans un quotidien à très grande diffusion, Le Journal, les « lois scélérates » et la chasse aux anarchistes, qu’il a également pris la défense de Jean Grave et de Félix Fénéon. [12] Dans L’Écho de Paris, quotidien conservateur, il a publié, le 6 février 1894, une violence charge contre le président de la République, Sadi Carnot, dont il espérait la grâce d’Auguste Vaillant, auteur d’un attentat à la Chambre des députés qui avait fait quelques blessés légers (Sadi Carnot, surnommé « tout-en-zinc » allait refuser, d’où son assassinat, quelques mois plus tard, par un anarchiste italien, puis les funérailles nationales de Sadi Carnot à Notre-Dame et son inhumation, au Panthéon, entre Jean-Jacques Rousseau et Victor Hugo).
L’exploit de Mirbeau peut s’expliquer par des raisons mercantiles (le tirage d’un journal augmentait en moyenne de 20% avec sa signature), n’empêche qu’il était devenu un électron libre, un franc-tireur, qui ne s’en laissait plus imposer par les « marchands de cervelles », comme il appelait les patrons de presse et les directeurs de théâtres (ses démêlés avec la Comédie-Française pourraient, à elles seules, faire l’objet d’une pièce aussi désopilante qu’instructive). Il comptait parmi les journalistes les mieux payés. Sa pièce, Les Affaires sont les affaires, a connu un immense succès, en France, mais aussi en Allemagne et en Russie, de même une autre comédie écrite avec Thadée Natanson, Le Foyer (dénonciation d’œuvres de charité, business juteux, qui consiste à tirer parti d’une main d’œuvre corvéable à merci et à exploiter sexuellement des adolescentes démunies). Ses livres ont eu droit à de très gros tirages : 156 000 exemplaires pour Journal d’une femme de chambre, du vivant de Mirbeau, rien qu’en France, et plus d’une vingtaine de traductions.

Le pessimisme à l’œuvre : Les Mauvais bergers (1897), Journal d’une femme de chambre (1900)

En dépit de ses nombreux combats, Mirbeau s’est toujours gardé de préciser les contours de la société à laquelle il aspirait, et quiconque se plonge sérieusement dans la lecture de son œuvre constatera qu’elle donne très peu d’espoir en l’espèce humaine. Ce pessimisme, qui frôle parfois le nihilisme, apparaît avec Les Mauvais bergers, tragédie prolétarienne (genre rapidement abandonné), interprétée en 1897 par Sarah Bernhardt et Lucien Guitry. Pour l’écrire, Mirbeau s’était rendu aux usines Schneider de Creusot où 16 000 ouvriers travaillaient 12 heures/jour pour un salaire journalier de misère. Dans la pièce, le personnage principal, Jean Roule, parvient à convaincre les ouvriers de faire grève pour obtenir satisfaction sur certaines revendications, mais leur lutte aboutit à un bain de sang, Jean Roule meurt, et rien ne laisse espérer en un avenir meilleur. Les socialistes, dont Jaurès, ont trouvé cela « effarant », Mirbeau ne proposant que des « ténèbres ». Quant à Jean Grave, après un tel dénouement écrit-il à Mirbeau, « il ne reste plus qu’à aller piquer une tête dans la Seine ».

Même constat avec Journal d’une femme de chambre, qui dépeint la condition domestique, une classe sociale qui comptait alors près d’un million de personnes (soit 6% de la population active) et dont le drame, selon Mirbeau, est « la bâtardise » : le domestique est traître à son milieu et intrus dans celui des maîtres. Bien entendu, Mirbeau règle leur compte aux bourgeois, épinglant leur ignominie, leurs tares, leurs lubies (dont le fétichisme des bottines qui ne pouvait que plaire à Luis Buñuel). Dans un même temps, l’univers de Célestine n’a rien de ragoûtant. La pourriture qui règne chez les nantis contamine progressivement les domestiques et l’esclave n’a qu’une idée en tête : devenir maître. Par moment, la révolte gronde, mais la vengeance reste fantasmée (voilà qui n’est pas sans rappeler Les Bonnes de Jean Genet). L’issue est toute aussi sombre, dans le roman comme chez Buñuel, à qui l’on doit la meilleure adaptation cinématographique de Mirbeau. [13]
Ironie de l’histoire, d’après des personnes qui côtoyaient le couple Mirbeau, Madame, Alice Regnault, une ancienne galante, en quête de reconnaissance sociale et d’une irréprochable respectabilité, était la parfaite illustration de la sèche, hautaine et pingre maîtresse dépeinte au vitriol dans Journal d’une femme de chambre. [14] Aux dires des biographes de Mirbeau, c’est peut-être pour expier ses compromissions passées qu’il avait épousé, en catimini, à Londres, cette ancienne actrice et réprouvée (du nom détestable et en vogue d’« horizontale »), qui avait vendu son corps comme il avait vendu son âme, pour reprendre un rapprochement qui revient régulièrement sous sa plume. Toujours est-il que la vie conjugale a été, selon ses propres termes, « un véritable enfer », sans pourtant conduire à une rupture. Le divorce a seulement fait l’objet d’une mise en scène dans Mémoire pour un avocat, réquisitoire qui n’est autre que le récit d’un asservissement conjugal… [15]

Avec ses contes, récits concis très prisés à l’époque, publiés dans la presse durant une vingtaine d’années, pas question de divertir les lecteurs (exceptés « Le concombre fugitif » et d’autres écrits sur le jardinage), mais de les bousculer, de les pousser à réagir et à s’interroger. Deux exemples, extraits du volume qui vient de paraître chez L’Arbre Vengeur : « Vache tachetée », nouvelle kafkaïenne avant l’heure, est le récit d’un homme pris au piège d’une justice totalement opaque et absurde, condamné parce qu’accusé d’avoir une vache tachetée qu’il ne possède même pas. « Un homme sensible », en dépit de ce trait de caractère « exquis » (preuves à l’appui) n’est autre qu’un sadique qui prend plaisir à persécuter les handicapés et l’assassin d’un bossu (que lui préférait, comble de l’humiliation, la belle Marie). Son meurtre, il le justifie au nom de l’eugénisme et d’arguments empruntés au darwinisme social : lutte contre « l’inutilité criminelle d’êtres à se développer sous le soleil ! » ; travail « à l’amélioration de l’Espèce, et, par conséquent, au grandissement de la patrie ! » Mirbeau recourt ici au raisonnement par l’absurde, procédé dont il est coutumier, pour distiller, au fil des pages, le grotesque de tels arguments et la monstruosité du personnage.

De la littérature comme un « jeu de massacre » : Le Jardin des supplices, Les vingt et un jours d’un neurasthénique.

Au fil des lectures, on se demande comment des historiens de la littérature et autres académiciens ont trouvé le moyen d’étiqueter Mirbeau « écrivain naturalisme » – lui qui, de son vivant, était accusé de « mutiler le réel » ?! Dans le ciel, roman dit « impressionniste », publié en feuilletons dans la presse de 1892 à 1893, est un récit en abîme, admiré par Marcel Schwob et par Camille Pissarro pour la juxtaposition des sensations, l’évocation des tourments d’un artiste (Van Gogh en filigrane) confronté aux beautés « impalpables » de la nature et à ses « affolants » mystères. [16] La décomposition du roman va ensuite aller crescendo. Mirbeau mélange les styles, privilégie le décousu, le coq à l’âne, l’imbrication de fragments. Chez lui, aucun souci d’intrigue, pas de composition rigoureuse (en suivant un plan agencé), pas l’ombre d’un dénouement conventionnel ni, cela va sans dire, l’once d’une morale (laquelle est tenue, contrairement à l’éthique, comme hypocrite, aliénante et répressive).

L’un des livres les plus emblématiques est Le jardin des supplices, en trois volets, qui s’ouvre sur une dédicace : « aux Prêtres, aux Soldats, aux Juges, aux Hommes qui éduquent, dirigent et gouvernent les hommes. » Le livre, qui paraît au plus fort de l’affaire Dreyfus, débute par un chapitre intitulé « Frontispice », soit une conversation entre « une brochette d’intellectuels parisiens patentés » qui dissertent sur « la loi du meurtre » :

Le savant : « C’est que nous sommes tous plus ou moins des assassins… Le besoin inné du meurtre, on le réfrène, on en atténue la violence physique, en lui donnant des exutoires légaux comme l’industrie, le commerce colonial, la guerre, la chasse, l’antisémitisme… »
Le philosophe ajoute : « Les duels, les sports violents, les exercices variés de patriotisme » (et Mirbeau vient de défendre, avec Mallarmé, Rémy de Gourmont, révoqué de la BnF pour son article « Le Joujou patriotisme »). « Ne souhaitons jamais la disparition du gibier de nos plaines et de nos forêts ! Il est notre sauvegarde. Le jour où il disparaîtra, nous aurions vite fait de le remplacer, pour le délicat plaisir des esprits cultivés. L’affaire Dreyfus nous en est un exemple admirable, et jamais, je crois, la passion du meurtre et la joie de la chasse à l’homme ne s’étaient aussi complètement et cyniquement étalées » – cas concret à l’appui, le sort du chimiste Grimaux, dreyfusard, harcelé dans la presse conservatrice et à qui a été retirée sa chaire à l’École polytechnique. « Remarquez que, poursuit le philosophe, c’est chez ces esprits cultivés et ces natures policées que se recrutent presque exclusivement les officiers, c’est-à-dire des hommes qui, ni plus ni moins méchants, ni plus ni moins bêtes que les autres, choisissent un métier – fort honoré du reste – où tout l’effort intellectuel consiste à opérer sur la nature humaine les violations les plus diverses […]. La guerre, suprême synthèse de l’éternelle et universelle folie du meurtre, du meurtre régularisé, enrégimenté, obligatoire, et qui est une fonction nationale. »

Au deuxième chapitre, « Mission », Mirbeau recourt à un autre procédé de démystification, l’humour noir, pour s’en prendre au colonialisme. Ce combat est ancien et remonte à 1885, ce dont témoignent de virulents articles dénonçant la politique coloniale de Jules Ferry, surnommé « le Tonkinois ». [17] Dans Le Jardin des supplices, un explorateur français et un officier britannique s’entretiennent de la meilleure façon de « civiliser les sous-hommes » noirs et asiatiques. « La fée Dum-Dum », invention anglaise, aussi diabolique qu’efficace, est un merveilleux expédient, qui résout de surcroît l’embarras des cadavres : une balle capable de traverser de part en part « douze Hindous vivants » dont il ne reste plus que « douze tas de chair en bouillie et d’os broyés ».
L’humour noir se retrouve dans un célèbre chapitre des Vingt et un jours d’un neurasthénique, reprise remaniée d’un conte cruel, « Maroquinerie », inspiré d’un entretien que le général Archinard avait accordé à La Gazette de France : “Plus on frappera de coupables ou d’innocents, plus on se fera aimer” ; “le sabre et la matraque valent mieux que tous les traités du monde.” [18] Le personnage est réel (Louis Archinard s’est illustré dans la conquête du Soudan, l’actuel Mali), et les propos cités par Mirbeau sont bien ceux du général rapportées dans La Gazette. [19] Quoi qu’il en soit, ils sont utilisés comme entrée en matière d’un entretien fictif, Mirbeau mettant en scène un journaliste pour qui de telles idées (« non point nouvelles, mais curieuses »), l’incitent à se rendre « chez ce brave soldat dans le but patriotique de l’interviewer ». « Ah ! vous regardez mon cuir ? », lance le général au jeune homme qui, à la vue des murs, est saisi d’un « inexprimable malaise ». Et le « grand Civilisateur » d’ajouter, tandis que « sa physionomie s’épanouit soudain » : « Eh bien, c’est de la peau de nègre, mon garçon. » La conversation évolue ensuite sur les avantages d’un tel commerce (« tant de cadavres… c’est encombrant et malsain… Ça peut donner des épidémies… Eh bien ! moi, je les tanne »). « Quant à la viande ? » surenchérit le journaliste, ragaillardi : « Malheureusement, répond le général, le nègre n’est pas comestible. Il y en a même qui sont vénéneux… » Des propos que l’on retrouvent mot pour mot dans le second chapitre du Jardin des supplices, petit bijou de satire et d’humour noir qui a été rapproché du pamphlet, « Modeste proposition », de Jonathan Swift, qu’admirait Mirbeau. [20]
Bien entendu, cette habitude qu’il avait de ressortir des textes anciens, de les retravailler et de les enchevêtrer, lui a été reprochée (signe de paresse, manière de céder à la facilité, « fonds de tiroir d’un journaliste » selon Rachilde). Mais, a contrario, ce procédé novateur, assumé et revendiqué, participe à une volonté de grand chambardement, et il n’est pas surprenant que Les vingt et un jours d’un neurasthénique, patchwork de scènes qui s’étendent le temps d’une cure, aient déconcerté les lecteurs comme la critique. Alfred Jarry, ami de Mirbeau, ne s’est toutefois pas trompé, voyant dans la ville d’eau du neurasthénique une cristallisation « de la société toute entière », et c’est avec une joie vengeresse qu’il a constaté « l’écrabouillement » de ces « fripouilles admirables à force d’ignominie ». [21]
Le dernier chapitre du Jardin des supplices, le plus long et qui donne son titre à l’ouvrage, a subi le même sort, jugé en son temps d’un érotisme décadent, voire de pornographique. Une chose est sûre, il a fait couler beaucoup d’encre (y compris de nos jours), et bien malin, plus encore, mal avisé, qui prétendrait extraire de cet hétéroclite fourre-tout des vérités tenues pour définitives. Récit d’initiation ? Dénonciation des atrocités coloniales, mais aussi des autorités pénitentiaires chinoises ? Incontestablement, ce chapitre hybride et luxuriant exhale une noirceur exacerbée et un pessimisme ravageur : la vie naît de la pourriture ; les fleurs puisent leur exubérante magnificence des cadavres des suppliciés. Et Mirbeau en rajoute, détaillant des tortures imaginaires, dont le supplice du rat (qui, aux dires de certains, aurait inspiré à Freud « L’homme au rat »).
Dans cette vaste entreprise de sape, aucun souci de vraisemblance, bien au contraire. À Clara, « fée des charniers » (dont on ignore l’identité), pour qui « le spectacle » de supplices inouïes et de mises à mort d’innocents est exclusivement source d’exacerbation de ses plaisirs sadomasochistes (le sang comme « précieux adjuvant à la volupté »), Mirbeau fait tenir des propos dénonçant le colonialisme qu’il a lui-même signés et publiés. Le narrateur, canaille de la politique française (au premier chapitre), aventurier sans foi ni loi (au second), devient par amour pour Clara, et aux dires de celle-ci, « une petite chiffe molle », « une petite femme de rien du tout ». Autre incongruité, totalement ignorant de la botanique, voilà bien que cet individu se métamorphose en un érudit de l’horticulture (et quand on lit Mirbeau, on enrichit son vocabulaire et ses connaissances en ce domaine, mais avec Le Jardin des supplices, on atteint des sommets quant aux exhalaisons et aux motifs floraux hautement sexués). Mieux encore, le narrateur, « mystificateur qui s’amuse à se mystifier lui-même », en arrive à se demander si Clara n’est pas « née des débauche de sa fièvre » ! Là, on commence à s’interroger. Mirbeau n’est-il pas en train de se payer la tête de ses lecteurs ?

À diverses reprises, les dernières œuvres de Mirbeau, inclassables, ambiguës et subversives, ont été qualifiées de « jeu de massacre » (titre d’ailleurs choisi, au pluriel, pour le recueil en deux volumes de ses Contes cruels). Ce qui rappelle les propos d’un autre franc-tireur, Jean Genet, au sujet des Frères Karamazov , dernier livre de Dostoïevski (auteur admiré par Mirbeau et Genet), roman en lequel ce dernier a vu « une farce », « une bouffonnerie » qui « s’exerce sur tout ce qui faisait de Dostoïevski un romancier possédé » : plus aucune explication psychologique plausible, tout événement, tout acte des protagonistes signifie une chose et son contraire, « la dignité du récit est détruite », « il ne reste que de la charpie ». Et Genet de conclure : « Il me semble, après cette lecture, que tout roman, poème, tableau, musique qui ne se détruit pas, je veux dire qui ne se construit pas comme un jeu de massacre dont il serait l’une des têtes, est une imposture. » Par imposture, il entend une conception de l’œuvre « construite sur de seules affirmations jamais contrariées ». [22]

« Mirbeau se lève triste et se couche furieux » (Journal de Jules Renard, le 6 mars 1910)

Mirbeau s’est toujours opposé à la peine de mort, brocardant les exécutions capitales qui attisent dans le peuple les pires instincts sanguinaires et le détournent des véritables combats (Le Gaulois, « Les Joyeusetés de la peine de mort », 24 avril 1885), ou encore, dénonçant la scandaleuse attitude d’un magistrat qui avait tenu à accompagner le condamné à l’échafaud (Gil Blas, « La Gaieté du Juge » 20 juillet 1887). En février 1909, lui qui se méfie de la ferveur des foules comme de la peste, apporte son soutien à Jaurès lors d’un combat pour l’abolition de la peine de mort. Il s’agit d’une courte missive, publiée dans L’Humanité, au cours de laquelle, après s’être excusé de n’avoir pu, pour raison de santé, assister à un meeting, il rapporte une scène dont il vient d’être témoin, Gare du Nord : Deibler, le bourreau attitré de la république (en fonction de 1899 à 1939) [23], acclamé par une foule « en plein délire de meurtre ». En fait, le combat pour l’abolition de la peine de mort, débuté en juillet 1909 par un projet de loi soumis aux députés par le garde des Sceaux, Aristide Briand, vient d’être perdu. Ce dernier avait le soutien de l’exécutif – Clemenceau, « premier flic de France », était abolitionniste (des extraits de La Mêlée sociale, livre auquel Mirbeau avait consacré un élogieux compte rendu, ont été lus à la Chambre) et le président, Armand Fallière, graciait systématiquement tous les condamnés à mort. Ce projet a finalement été rejeté par 330 voix contre l’abolition, et 201 pour. [24]
L’année suivante, Mirbeau, comme de nombreux intellectuels anarchistes, signe une pétition déposée à l’ambassade du Japon pour réclamer la libération de Kôtoku Shûsui et de ses camarades accusés de « crime de lèse-majesté ». Nouvel échec. Au terme d’un procès à huis-clos, vingt-cinq militants anarchistes et socialistes sont condamnés à mort, en janvier 1911, la peine de la moitié d’entre eux commuée en prison à perpétuité, les douze autres exécutés, dont Kôtoku Shûsui, accusé d’être le chef de file de ce groupe « terroriste ». [25] En revanche, lors de « l’affaire Apollinaire » et le vol de la Joconde, il met efficacement sa notoriété au service du poète. Ce dernier lui en saura gré, lui offrant un exemplaire de L’Hérésiarque, avec cette dédicace : « À Octave Mirbeau / au maître admirable et puissant / au seul prophète de son temps / son admirateur / Guillaume Apollinaire. [26]

Mirbeau vit dorénavant, à la belle saison, retiré dans sa vaste propriété, construite au milieu d’un parc, à Triel-sur-Seine. Sa santé décline (« horrible chose que de vieillir ») et il se consacre à son livre, Dingo, son chien, animal détenteur de qualités chères à son maître : rébellion, fidélité sans soumission, vif goût de l’indépendance, don de lever le voile. De Dingo, il ne fait pas pour autant un modèle (à l’instar de l’homme, il tue pour le plaisir). Dans ce tableau de mœurs, y compris canines, doublé d’une satire sociale, Mirbeau tient l’infaillible instinct de l’animal pour supérieur à la raison dont se targue l’être humain. À ce dernier, il refuse d’ailleurs le monopole du langage (les animaux ont le-leur, il nous est simplement inaccessible). Au journaliste Louis Nazzi, il confie : « Nous ne comprenons rien aux animaux. Nous les avons asservis, brutalisés, domestiqués, civilisés… Nous leur avons imposé nos volontés féroces, sans soupçonner qu’ils sont doués de sensibilité et d’intelligence et qu’ils possèdent un caractère d’une autre trempe que la nôtre » (Comœdia, 25 février 1910). Selon Francis Jourdain : « Pour Mirbeau, anarchiste en qui revit un saint François d’Assise, injurier un oiseau, c’était franchir les limites de l’abjection. »

Au printemps 1912, Mirbeau, victime d’un accident vasculaire qui lui paralyse le côté droit, confie à Léon Werth le soin de terminer Dingo. Un ancien « nègre » (Mirbeau, qui avait prêté sa plume à la journaliste Dora Melegari, ou encore à un illustre inconnu, André Bertéra), a-t-on parfois conclu, a recouru à son tour à un « nègre ». Compte tenu des liens d’amitié entre les deux hommes, c’est toutefois aller un peu vite en besogne, et Werth, en 1949, évoquera cette collaboration :

« Inachevé, Dingo ne pouvait paraître. J’en écrivis de toutes pièces les dernières pages. Je m’efforçai de faire du Mirbeau qui ne fût point pastiche, qui ne fût point à la manière de… et de renoncer à tout trait, à tout accent qui me fût personnel. Je le fis avec joie, parce que j’aimais Mirbeau. J’aurais eu pudeur à faire allusion à cela, si Mirbeau, cinquante fois, devant des tiers, n’avait proclamé cette “attribution d’origine” et rendu public ce que j’avais fait pour lui. Plus exactement, la preuve d’amitié que je lui avais donnée. » [27]

Quand Werth accepte de rédiger les trois derniers chapitres de Dingo, il connaît Mirbeau depuis une dizaine d’années. Comme ce dernier, il est un chroniqueur à la plume appréciée et redoutée, qui vient d’avoir des démêlées avec la NRF et, plus particulièrement, avec André Gide (lequel a d’ailleurs considéré dans son Journal que « la vocation et occupation première » de Mirbeau était de pourfendre, « il retomberait à plat s’il ne s’imaginait environné de monstres »). Mirbeau ne pouvait qu’apprécier cette « âme d’entrepreneur de démolition » (la formule est du peintre Vlaminck), qui avait horreur des façades et des compromissions. Les colères et les sorties furibondes de Werth contre la sottise et le mensonge étaient bien connues de ses proches. Mirbeau y fait allusion dans sa préface à La Maison blanche quand il compare son auteur à un « fauve », avec « sur l’échine cambrée ce petit frisson multiplié qui trahit la sensibilité ». D’après Georges Besson (qui a fondé la revue Les cahiers d’aujourd’hui), leurs échanges se terminaient par cette « affectueuse exclamation » de Mirbeau : « C’est étonnant, mon petit Werth, comme vous aimez l’exagération. »

Les dernières années de Mirbeau, en pleine guerre, sont une longue agonie, avec un déclin de ses forces physiques, mais aussi psychiques, dont il est conscient. Il meurt à son domicile parisien le 16 février 1917, à 69 ans, le jour de son anniversaire. Trois jours plus tard, un millier de personnes assistent à ses obsèques, au cimetière de Passy. Lui, qui avait expressément demandé à ce qu’aucun discours ne fût prononcé sur sa tombe, a droit à celui grandiloquent de Gustave Hervé ! Léautaud rapporte qu’il y avait ce jour-là « bien des gens sur lesquels Mirbeau a tapé dur, et bien d’autres sur lesquels il eût aimé en faire autant, […] ces écrivains graveleux transformés du jour au lendemain en patriotes invincibles. » Parmi ces va-t-en-guerre, il nomme Gustave Hervé, qui a « l’air d’un marchand de vin » et qui « s’est débrouillé pour faire l’éloge de Mirbeau. » « Son talent oratoire », raille Léautaud, s’accommode « à ses nouvelles idées ». « Si Mirbeau entendait, il éclaterait de rire. » [28]

Ce discours n’est autre que le « Testament politique d’Octave Mirbeau », publié le même jour en première page du Petit Parisien, avec en exergue (« Il faut qu’on découvre, comme je l’ai découvert moi-même, que la Patrie est une réalité ») et en texte introductif (« Octave Mirbeau qui vient de succomber à une longue maladie. […] Nos lecteurs trouveront, dans la magnifique page que nous publions, la confiance en la victoire de la sainte cause française. Le maître le dicta à sa compagne, en lui demandant de la faire publier dans Le Petit Parisien, s’il venait à mourir avant que la Patrie fût libérée, par le triomphe de nos armes, du fléau de la guerre. ») On peut lire l’intégralité de ce « testament » sur le site Gallica, Le Petit Parisien, quotidien populaire et belliciste que méprisait Mirbeau.
Pour les proches, parmi lesquels Séverine, Francis Jourdain, Marguerite Audoux et Léon Werth, le faux testament saute aux yeux. Ce dernier s’est d’ailleurs attaché à le démontrer, point par point, mais n’est pas parvenu à faire publier son travail (il le rappellera dans son remarquable livre sur l’Occupation, Journal de guerre 1940-1944). [29] Il commence par relever une faute de français, dès la première ligne, que n’aurait pu commettre Mirbeau, même affaibli : « Malgré que mes forces soient usées, je ne puis me résigner à disparaître sans avoir offert, à ceux qui voudront m’entendre, mes dernières pensées… » Dans ce prétendu reniement de ses positions antimilitaristes et pacifistes, Werth relève plus encore les clichés, les déclarations emphatiques totalement étrangères à Mirbeau : « Pour nous tous, assoiffés d’humanité, des patries sont enfin devenues des réalités tangibles, car elles nous ont découvert leurs bases morales. Gardons-nous de jeter nos forces généreuses au pied des fausses idoles, etc. » Léon Werth relève aussi cette phrase : « Ce que nous demandions autrement au parti, nous le trouvons dans un pays. » Mais Mirbeau ne s’est jamais rallié à un parti, contrairement à l’auteur de ce faux testament, Gustave Hervé, sollicité par Alice Regnault, « la veuve abusive » de Mirbeau comme l’appellent ses biographes.

Mirbeau et Werth ont bien connu Gustave Hervé, chef de file des antipatriotes. Ils avaient même éprouvé une certaine admiration pour le personnage, auteur d’articles incendiaires contre l’armée et la police, qui tenait tête aux magistrats et bravait les condamnations (Hervé « l’emmuré », pour la libération duquel Mirbeau, mais aussi Anatole France et Victor Basch, avaient signé des pétitions). Mais dès l’été 1914, Hervé a retourné sa veste. Il est rentré dans le giron de la mère-patrie, s’est déclaré ouvertement patriote et s’est réconcilié avec les ennemis d’hier. Puisque l’heure était à l’unité nationale et aux armes, il a rebaptisé son quotidien révolutionnaire La Guerre sociale en La Victoire ! Dans l’abdication de Gustave Hervé, Werth a retenu une leçon : tenir en très haute suspicion les propagandistes, les idéologues et les meneurs d’opinion. D’ailleurs, Werth a fait la guerre et publié coup sur coup, en 1919, Clavel soldat et Clavel chez les majors, deux récits autobiographiques et antimilitaristes, objet de scandale en période de patriotisme triomphant. Hervé deviendra un admirateur du fascisme italien et, un temps, du national-socialisme allemand. Werth sera antifasciste, mais aussi, antistalinien, proche de Victor Serge – « position ingrate », « vous êtes un homme seul », « votre pensée devient très difficile à définir », lui écrira l’éditeur Denoël, à une époque où les écrivains seront sommés de choisir leur camp. Werth n’en démordra pas, faisant preuve d’une lucidité et d’une probité d’esprit chèrement payée (pour s’en rendre compte, il est toujours bon de lire ou de relire Georges Orwell devant ses calomniateurs). [30]

Octave Mirbeau (1848-1917), Léon Werth (1878-1955)

Au début des années 1940, Francis Jourdain, peintre et architecte d’intérieur, proche de Léon Werth, a confié à l’auteur d’un livre sur Marguerite Audoux :

« Il est difficile d’imaginer aujourd’hui ce qu’était Mirbeau à cette époque. Violent, passionné, capables des enthousiasmes les plus véhéments et des pires haines, il régnait par le pamphlet sur le monde des lettres et des arts. Pour un écrivain ou un peintre, un éloge de Mirbeau, c’est le succès ; un éreintement, le fiasco. Cet homme d’une sensibilité maladive était incapable d’indifférence. Il aimait ou il exécrait sans mesure. Le monde se composait pour lui de deux espèces d’individus : les imbéciles et les gens de talent. »

Effectivement, Mirbeau était étranger et hostile au « consensus mou » (tout comme Werth, dont Léon-Paul Fargue a dit qu’il « ne taquinait pas la nuance »). Était-il pour autant sûr de lui et doté d’une grande facilité d’écriture ? La correspondance de ce grand épistolier révèle le contraire. Aux amis, il n’a cessé de confier qu’il avait en lui-même et en ses moyens une confiance très limitée. De plus, il souffrait d’états dépressifs chroniques, accompagnés d’angoisses, d’une intense fatigue et de troubles du sommeil – « le mal du siècle » a ironisé Mirbeau (qui savait se moquer de lui-même et battre sa coulpe quand il jugeait s’être trompé), maladie aux symptômes divers et variés que les médecins regroupaient sous un même diagnostic : la neurasthénie.

Dans ses choix littéraires et artistiques, on a reproché à Mirbeau un certain conformisme, un manque d’avant-gardisme. Au fond, les relations qu’il entretenait avec l’art et la littérature étaient surtout une question de sensations et d’émotions, de sincérité et de franchise. Il regardait les tableaux, comme on scrute un paysage, et ses passions naissaient le plus souvent de rencontres avec les artistes. Comme Werth, il ne s’est intéressé à aucune école, à aucune doctrine. L’un et l’autre avaient horreur de la flagornerie, de la critique au sens classique : « Quiconque a regardé un seul tableau, fût-ce une seule fois, écrit Werth dans Quelques peintres, est pour la vie protégé des critiques d’art. » Dans sa préface à La Maison blanche, Mirbeau, qui reconnaissait partager les passions et les détestations de l’auteur en matière de peinture, a prévenu : « Son intelligence est si claire qu’elle lance comme une projection de lumière sur les hommes et sur leurs œuvres. » Pierre Bonnard, qui a illustré La 628-E8 et Dingo, peintre auquel Werth a consacré le tout premier livre, lui écrira, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, après avoir lu La peinture et la mode : « J’ai été remué par ce que vous écrivez sur Monet, […] dans l’état de confusion où nous entretiennent les écrits sur l’art, […] c’est si rare d’entendre parler clair. » [31]

Bien entendu, dira-t-on, Werth s’est trompé quand il a tiré à boulet rouge sur Picasso (mais Félix Fénéon n’a-t-il pas dit au peintre, en découvrant Les Demoiselles d’Avignon, qu’il « avait un grand avenir en caricature » ?) Il est vrai que les diatribes de Werth contre Picasso (l’artiste, jamais l’homme dans ses engagements politiques) ne sont pas exemptes de mauvaise foi, n’en reste pas moins que sa dénonciation du « picassisme » et de la marchandisation de l’art restent d’actualité. Quant à Mirbeau, on lui a reproché d’être passé à côté des Chants de Maldoror de Lautréamont et d’avoir critiqué Eric Satie, surnommé Ésotérik Satie (il ne s’en prenait toutefois pas à sa musique, Mirbeau n’était pas mélomane, mais à l’ordre de la Rose-Croix qu’il tenait, en athée qui se respecte, pour une vaste fumisterie). Satie lui a d’ailleurs répondu, dans une stupéfiante missive, petit morceau d’anthologie :

Abbatiale, le 2 du mois de Juin de 1897
ERIK SATIE, PARCIER ET MAITRE DE CHAPELLE
À MONSIEUR OCTAVE MIRBEAU
Monsieur, invariablement assis aux côtés du doigt de Dieu, la bouche pleine des psaumes de David, Je vous rejette sans inquiétude, sans agitation. […] Vous avez blasphémé ce que vous ignoriez. Soyez maudit.
Prince de l’Église, J’entends être traité en catholique digne de respect ; prince de l’Art, Je veux que Mon nom soit un gage de résignation consciente, de renoncement volontaire.
Je ne suis pas celui que vous croyez dans votre impiété ; car celui que vous croyez est un monstre, un impie ; alors que Moi, guerrier chrétien de toute pureté, si rempli de Dieu, si triste et si austère, si désireux du salut des hommes, Je suis pour toujours votre supérieur, votre juge.
Sortez, commencez dans le moment même les lamentations, les pénitences qui seules peuvent impétrer la complète rémission de vos fautes.

En 1922, dans un numéro des Cahiers d’aujourd’hui dédié à Octave Mirbeau, Léon Werth rapporte que durant les années qui ont précédé sa mort, quand on évoquait ses livres, il répondait avec une sorte d’irritation : « Ce n’est rien… rien du tout. » Cette réaction, ajoute-t-il, s’accompagnait de ces paroles : « Être pessimisme… tout est là. » Un mot, pessimisme, qu’il prononçait « avec calme et fermeté, comme s’il contenait en lui seul la vérité. » Aux « âmes basses », qui n’ont vu qu’un « homme violent, incohérent dans ses sympathies et ses haines », Werth rappelle qu’à « la source de son amertume, il y avait toujours une déception », celle d’un homme généreux et sincère, prompt à accorder sa confiance : « Nul n’était plus sensible que lui au magnétisme de l’individu. » « Il pouvait se réfugier dans les jardins et contempler les fleurs. Ceux qui l’ont vu dans le jardin de Claude Monet se pencher sur une échinacéa – il aimait à nommer les fleurs – comprendront. » Et Werth de considérer que « la grandeur et le tragique » de Mirbeau lui semble être cette « oscillation entre ce qu’il espérait des hommes » (au-delà des « moyennes combinaisons » et des « vertus hypocrites ») et sa déception ». [32]

Léon Werth lui-même, au début des années 1950, note dans son journal : « Qu’ai-je fait ? Qu’ai-je écrit ? Rien. » Puis, il griffonne, peu avant sa mort : « Je suis un raté. Je ne le dissimule pas. Littérairement, je n’existe pas. » Le verdict est désabusé et totalement erroné, mais qui, parmi les lecteurs de Saint-Exupéry, se souciait (et se soucie encore) de connaître l’identité, comme l’œuvre, du dédicataire du Petit prince ? « Lettre à un otage » devait initialement préfacer le récit d’exode de Werth, Trente-trois jours, dont le manuscrit avait été confié à Saint-Exupéry, en 1940, quand ce dernier était venu lui rendre visite dans son refuge jurassien, avant de gagner les États-Unis. Pour une raison inconnue, la publication de Trente-trois jours n’a pas vu le jour. Quand Saint-Exupéry a remanié sa préface, il a supprimé des passages et caché l’identité de « l‘otage », l’ami juif dont il redoutait l’arrestation dans la France occupée. Saint-Exupéry, Tonio comme il signait ses lettres à Werth, a disparu en vol le 31 juillet 1944. Le récit inédit de Trente-trois jours a finalement paru, en 1992, aux éditions Viviane Hamy. [33]

C’est à Mirbeau, et à Dingo, que je dois d’avoir découvert les écrits de Léon Werth, autre écrivain inclassable, dont Saint-Exupéry admirait « la phrase solide », parce qu’elle est « un outil », « la rectitude de la démarche » qui est celle « d’un homme qui peut se contredire en apparence, mais ne se dément jamais ». Mirbeau, puis Werth, ont été une authentique rencontre, de celle dont Ossip Mandelstam, autre auteur de prédilection, disait qu’elle est le propre d’une lecture « active » et « sélective » (aux antipodes d’une boulimie indifférenciée dont chaque époque est coutumière). Leurs écrits permettent de mieux s’armer contre les chausse-trappes dont notre quotidien est pavé. Et là, la tâche est immense…
Werth, sur les routes de l’exode, n’avait à sa disposition aucun moyen fiable d’information, mais il a observé autour de lui et livrer un témoignage unique et dérangeant, d’une extrême lucidité sur cette page de l’histoire. A posteriori, je réalise qu’en fuyant mon domicile, direction la campagne, j’ai suivi l’itinéraire des Parisiens qui s’étaient précipités sur les routes lors de la Débâcle de juin 1940. [34]Le rapprochement est déplacé, pour ne pas dire inepte, mais n’a-t-on pas martelé que nous étions « en guerre », que la France était « en guerre », que l’heure de la « mobilisation générale » avait sonné ?! On serait tenté d’oublier, de passer à autre chose, et telle est l’une des vocations premières de ce flot d’informations déversé quotidiennement.

Lors de mon prochain séjour dans le montargois, ce qui ne saurait tarder, j’irai à Chapelon, dans le hameau perdu au milieu des champs où Werth avait trouvé refuge. À proximité de ce village, situé à quatre kilomètres de la ville natale de mon père, j’ai envie de revoir la Bezonde, affluent du Loing dont Werth ignorait le nom, mais dont il a écrit que « le charme de Ladon (point de vue que je partage) est une rivière sans berges, qui passe entre les maisons, encadrée par des façades et des feuillages, une rivière intime ». Werth a ceci de remarquable qu’à ses notes sur l’exode et la guerre (sa manière de consigner de menus détails, pris sur le vif, puis les réflexions qu’ils suscitent) viennent s’ajouter de minutieuses descriptions de la nature. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard s’il a considéré que pour comprendre qui était vraiment Mirbeau, il fallait l’avoir vu déambuler dans les jardins de Monet. Il n’est pas surprenant non plus que l’historien Lucien Febvre ait salué dans le journal de guerre de son ami Werth, les croquis de paysages, « notations exquises », « jamais indifférentes », de « la campagne qui déplie et replie, au rythme des saisons, roule et déroule ses splendeurs et ses désolations, vit sa vie de nature ».
Peut-être irai-je, à Chapelon, frapper à la porte des Delaveau ? On m’a laissé entendre que mon grand-père connaissait cette famille d’éleveurs et de fermiers. Possible, lui qui, prisonnier de guerre, était parvenu à s’évader d’Allemagne caché sous un train. En revanche, pour sûr, Abel Delaveau, appelé par son vrai nom (contrairement à « la Soutreux », au sens bien ancré des affaires et pour qui les Allemands n’étaient pas vraiment des ennemis), a fait « don » de son hospitalité à Werth. Ce dernier insiste à deux reprises : « Je fus votre hôte, je ne vous remercie pas. On remercie d’un cadeau ou même d’une complaisance, mais non pas d’un don fraternel. » Trente-trois jours est un hommage à Abel Delaveau, « paysan enthousiaste » qui n’aimait pas « les vaines effusions », « esprit agile et tout en finesse », « s’accrochant au monde », en qui Werth avait trouvé son meilleur interlocuteur et « une qualité humaine » qui lui était alors indispensable : l’espoir.

Catherine Pinguet
Paris, septembre 2020

Notes

[1« Actualité d’Octave Mirbeau », émission Concordances des temps, le 6 mai 2017, entretien avec Pierre Michel, principal exégète de Mirbeau qui a écrit, avec Jean-François Nivet, une monumentale biographie, Octave Mirbeau. L’imprécateur au cœur fidèle, publiée en 1990 aux éditions Séguier. Pierre Michel a fondé (en 1993), et présidé (jusqu’en 2019) la Société Octave Mirbeau.
https://www.franceculture.fr/emissions/concordance-des-temps/actualite-doctave-mirbeau https://fr.scribd.com/document/409037271/Pierre-Michel-Pourquoi-je-quitte-la-Societe-Mirbeau.
Autre livre publié à l’occasion du centenaire Octave Mirbeau, en 2017, d’Alain (Georges) Leduc, Octave Mirbeau, 1848-1917. Le gentleman-vitrioleur, publié aux Éditions Libertaires.

[2La brochure de Francis de Pressensé , « Notre loi des suspects », de même celle d’un juriste qui n’est autre que Léon Blum, « Comment elles ont été faites », et « L’application des lois d’exception de 1893-1894 » d’Émile Pouget, ont d’abord été publiées dans La Revue Blanche avant d’être rassemblées et éditées par cette même revue sous le titre, Les lois scélérates de 1893-1894 [site Gallica]. Raphaël Kempf a réédité et commenté ces trois textes dans Ennemis d’État. Les lois scélérates, des anarchistes aux terroristes, La Fabrique, 2019.

[3Concernant le discours présidentiel du 4 septembre 2020, des approximations, des contradictions, une perte de sens des mots n’ont pas manqué d’être relevés (entre autres, Chloé Gaboriaux et Saber Mansouri, France Culture, « Le temps du débat », 5 septembre 2020). Cette référence aux valeurs et à l’unité républicaine, régulièrement brandie par des politiciens de tous bords, rappelle cette formule de Léon Werth : « mâchage d’abstractions en chewing-gum, extensibles et réversibles » (au sujet de discours ressassant la grandeur de la France et le respect de la dignité humaine). Citation de Gilles Heuré, à la fin de sa biographie, L’insoumis. Léon Werth 1878-1955, Viviane Hamy, 2006.

[4Il s’agit de deux articles publiés dans Le Gaulois, en juillet 1884, sous le pseudonyme d’Henry Lyse, édités une première fois en volume aux éditions de L’Échoppe, en 1991.

[5Lecture d’un passage, mis en ligne durant le confinement : https://adec-theatre-amateur.fr/spectacles-troupes/bibliofil-lepidemie-doctave-mirbeau. Pour l’intégralité de la pièce : http://www.litteratureaudio.org/mp3/Octave_Mirbeau_-_L_Epidemie.mp3

[6Au sujet des écrits de Mirbeau sur l’art, voir le 5e chapitre (« Le culte de l’art ou combats pour le beau ») de l’ouvrage de Pierre Michel, Les combats d’Octave Mirbeau [en ligne, OpenEdition Books].

[7Ambiguïté encore manifeste dans un article publié dans La France, « Les ‘Monach’ et les juifs », le 14 janvier 1885, au cours duquel il reconnaît avoir été « alarmé par les israélites », qui prenaient la place des Français dans des domaines tels que la société, les affaires, la politique, mais c’est parce que « nous l’avions désertée » : « En regardant l’élévation constante des juifs par le travail, la ténacité et la foi, je me suis senti au cœur un grand découragement et une sorte d’admiration colère pour ce peuple vagabond et sublime qui a su faire de toutes les patries sa patrie, et qui monte chaque jour plus haut à mesure que nous dégringolons plus bas. »

[8La « rédemption par le verbe », entreprise par Mirbeau au milieu des années 1880, fait songer au besoin de faire amende honorable de Georges Orwell, en désavouant son passé de policier colonial en Birmanie. Autre parallèle possible, une révolte commune contre toute autorité établie qui conduit à épouser, spontanément, la cause des pauvres et des opprimés en accordant la primauté à l’individu, non à l’idéologie.

[9En 1907, il envoie sa démission, puis revient sur sa décision quand Jules Renard est élu membre de l’académie Goncourt. Jean-François Nivet, « Mirbeau toujours seul », Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, 2003 [en ligne, voir notamment la lettre de Mirbeau à Marcel Schwob, p. 51, et celle à Francis Jourdain, p. 55].

[10Vingt-sept ans plus tard, lors de sa création, le magazine féminin, Marie-Claire, choisira ce nom en hommage à Marguerite Audoux.

[11Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Évènement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Le Seuil, 2012. Et de Jean-Baptiste Fressoz, entre autres et en ligne : « Transition, piège à con ? »

[12Octave Mirbeau, Interpellations, préface de Serge Quadruppani, Le passager clandestin, 2011.

[13Luis Buñuel et son scénariste, Jean-Claude Carrière, ont pris quelques libertés, sans pour autant altérer l’esprit du roman : ils situent l’action dans les années 1930 ; Célestine épouse non pas Joseph (palefrenier antisémite et sadique qui torture les animaux), mais Mauger (capitaine en retraite relativement aisé). Lors d’une dernière scène du film, le nom de Chiappe est scandé par des membres de l’Action Française – Jean Chiappe étant le préfet de police de Paris qui, en 1930 précisément, avait obtenu la censure de L’Âge d’or de Buñuel. Voir l’excellent livre de souvenirs écrit par Buñuel avec Carrière, Mon dernier soupir (Robert Laffont, 1982, un an avant la mort du cinéaste).

[14Sacha Guitry s’est inspiré du couple Octave Mirbeau et Alice Regnault pour sa pièce, Un sujet de roman (1923). À en croire Sacha Guitry, activement soutenu par Mirbeau, ce dernier serait mort dans ses bras, après l’avoir longuement embrassé et glissé à l’oreille : « Ne collaborez jamais ! » À visionner, le film de Sacha Guitry, Ceux de chez nous, où l’on peut voir Mirbeau filmé en 1915. Guitry lui rend hommage à Mirbeau et cite ces paroles : « C’est Robin qui me soigne, alors je suis tranquille, je ne mourrai qu’à la dernière minute ». https://www.youtube.com/watch?v=S3IpNioIDOw

[15PDF de Mémoire pour un avocat sur le site des éditions du Boucher.

[16D’abord publié en deux volumes aux éditions de L’Échoppe (1989), Dans le ciel vient d’être réédité par les éditions Sillage (2020). Paru dans les colonnes de L’Écho de Paris (28 livraisons de 1892 à 1893), Mirbeau ne s’est jamais décidé à publier Dans le ciel en volume (peut-être jugé trop hâtif, pas suffisamment peaufiné), n’en reste pas moins un récit qui échappe à toute classification.

[17Les onze lettres de Mirbeau, signées Nirvana, publiées en 1885 dans Le Gaulois et Le Journal des débats avaient pour titre, « Lettres d’Inde » (où Mirbeau n’a jamais mis les pieds). En revanche, Léon Werth a écrit Cochinchine, en 1926, après s’être rendu sur place. Ce réquisitoire contre le colonialisme prouve à nouveau la clairvoyance de Werth qui, confronté à l’intolérable grossièreté des coloniaux, au pouvoir illimité de ces potentats grisés par l’ivresse de nouveaux riches, a eu honte d’être Européen. L’époque de Mirbeau, quand les puissances coloniales « jouaient des muscles et des armes », est révolue ou presque. Werth constate que dorénavant, « l’administration suffit à opérer », c’est-à-dire à exploiter à outrance les ressources du pays. La « méthode » de Léon Werth consiste à se promener à pied, « manière de scandale pour les coolies-pousse », mais surtout, flâneries et curiosité hautement suspectes du point de vue des hauts fonctionnaires coloniaux, a fortiori en compagnie de l’opposant Nguyen-An-Ninh (lequel finira ses jours dans un bagne). Werth, à qui les autorités soviétiques viennent de refuser l’entrée en URSS, est soupçonné de « bolchévisme » – appellation pratique pour désigner « quiconque ne courbe pas l’échine ». Et de constater : « Je suis tenté de me demander s’il n’y pas point entre tous les gouvernements et ma propre personne une insurmontable incompatibilité. »

[18« Maroquinerie », Le Journal, 12 juillet 1896. Les vingt et un jours d’un neurasthénique, publié en 1901 chez Eugène Fasquelle (chapitre IX). Réédition en 2010 aux éditions L’Arbre vengeur, et en 2017 aux éditions La Piterne.

[19Jean-Marie Seillan, « Anticolonialisme et écriture littéraire chez Octave Mirbeau », Littératures, 64, 2011 [en ligne].

[20Toujours dans le registre de l’humour dévastateur et de la dénonciation de colonialisme, le portrait d’un explorateur de retour d’Afrique, dont on peut écouter Âmes de guerre, conte publié le 9 octobre 1909 (lecture entrecoupée d’extraits de Gnossiennes d’Erik Satie, ce qui ne manque pas de piquant) https://www.youtube.com/watch?v=r6RvTX5xHKE

[21Jarry et Octave Mirbeau, Société des amis d’Alfred Jarry, L’Étoile-Absinthe [en ligne, p. 10]. Le 1ier septembre 1901, Jarry a publié dans La Revue Blanche un compte rendu des Vingt et un jours d’un neurasthénique sous le titre, « Le cercle d’infamie contemporaine ».

[22Jean Genet, « Une lecture des Frères Karamazov », La Nouvelle Revue Française, 1er octobre 1986, réédition dans les textes et entretiens, L’ennemi déclaré, Gallimard, 2004, p. 213-216. Ce que dit Genet de l’allégresse et du rire ne peut toutefois s’appliquer à Mirbeau.

[23La dernière exécution publique, devant une foule réunie pour le spectacle, a été celle d’Eugène Weidmann, en juin 1939. Comme elle s’était déroulée après le lever du jour, celle-ci a été filmée (archives Ina.fr). Le premier livre de Genet, Notre-Dame-des-fleurs, écrit en prison, pendant la guerre, débute ainsi : « Weidmann vous apparut dans une édition de cinq heures, la tête emmaillotée de bandelettes blanches, religieuse et encore aviateur blessé, tombé dans les seigles, un jour de septembre pareil à celui où fut connu le nom de Notre-Dame-des-Fleurs. Son beau visage multiplié par les linotypes s’abattit sur Paris et sur la France, au plus profond des villages perdus, dans les châteaux et les chaumières, révélant aux bourgeois attristés que leur vie quotidienne est frôlée d’assassins enchanteurs… »

[24Gérard Baal, « Le débat de 1908 sur la peine de mort », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », hors-série, 2001 [en ligne, OpenEdition Journals].

[25Christine Lévy, « Kôtoku Shûsui et l’anarchisme », Ebisu – Études japonaises, 28, 2002 [en ligne, site persee.fr].

[26Sur le site Gallica, journal Gil Blas, 21 décembre 1913, on peut lire un article de Léon Werth, non pas sur le vol de La Joconde (qui avait défrayé la chronique), mais sur l’auteur « présomptueux et maladroit » du larcin, l’ouvrier italien Vincenzo Perugia, dont il réclame la libération. Ce faisant, Werth égratigne l’image du maître, Léonard de Vinci, et s’en prend surtout à La Joconde, « tableau d’intellectuel qui plaît aux esthètes et aux badauds ».

[27Léon Werth cité par Pierre Michel dans sa préface à Dingo [en ligne, éditions du Boucher].

[28Léautaud cité par Gilles Heuré, L’insoumis. Léon Werth 1878-1955, p. 94.

[29Journal de guerre de Léon Werth réédité aux éditions Viviane Hamy sous le titre, Déposition (1992, p. 520). De Pierre Michel, « Octave Mirbeau et Léon Werth » [PDF, site mirbeau.asso.fr].

[30George Orwell devant ses calomniateurs. Quelques observations, Ivrea/éditions de l’encyclopédie des nuisances, 2017. Gilles Heuré a consacré une thèse et un livre à Gustave Hervé, Itinéraire d’un provocateur, La Découverte, 1997 [en ligne, site persee.fr, « Itinéraire d’un propagandiste : Gustave Hervé, de l’antipatriotisme au pétainisme (1871-1944) »].

[31Léon Werth. Le Promeneur de l’art, Viviane Hamy, 2010.

[32« Léon Werth, « Le pessimisme de Mirbeau », Les cahiers d’aujourd’hui, 1922, p. 126-128. L’intégralité de ce numéro consacré à Octave Mirbeau en ligne [Internet Archives]. Il se compose de témoignages, d’extraits de sa correspondance, d’un texte inédit manuscrit et de photographies.

[33« Léon Werth l’oublié » revue Ballast, 26 février 2019 [www.revue-ballast.fr]. On doit à l’éditrice Viviane Hamy, au début des années 1990, d’avoir exhumé l’œuvre de l’écrivain tombé dans l’oubli.

[34Alain Brossat, « L’irrespirable. Ce qui nous arrive », 19 mars 2020 [site Ici et ailleurs].