On sait pas comment faire
« Faut essayer, mon gars ! »
Jean-Luc Godard
– C’était le jour où les Costanzo ont adopté un chien, dit-il, je m’en souviens parfaitement.
– Le chien était attaché à un lampadaire, dit-elle, il aboyait sans fin, on l’entendait dans tout le Pré.
– Il faudrait le détacher, dit le quidam qui observait la scène, cela fait trop longtemps qu’il est là, au soleil.
– On a peur qu’il nous morde, avaient dit les Costanzo, en chœur. On sait pas comment faire...
– Il est à vous, ce chien ?, avait interrogé le quidam.
– Le type l’a attaché au lampadaire, il a dit : « Prenez-le, il est à vous », et il est parti, fit Alex.
– Nous on veut bien, dit Daniel, mais on sait pas comment faire.
– Il est joli, dit le quidam.
– C’est un mâle, dit Alex.
– Non, une femelle, dit Daniel.
– En tout cas, il est joli, répéta le quidam, conciliant.
– Oui, firent les Costanzo en chœur. Mais on sait pas comment faire.
– On pourrait peut-être lui donner de l’eau, suggéra le quidam, ça le calmerait.
– Mais où trouver de l’eau ?, fit Daniel. On n’en a pas.
– Et pas de gamelle non plus, ajouta Alex.
– Je vais voir si je peux trouver quelque chose, dit le quidam, et il s’éloigna en direction du bistrot voisin.
– Ça doit être un carlin, fit Alex.
– Plutôt un bulldog anglais, corrigea Daniel.
– Jeune, en tout cas, dit Alex.
– Oui, jeune, dit Daniel. Pas plus de neuf mois-un an.
– C’est peut-être qu’il a faim aussi, suggéra Daniel.
– Oui, faim et soif – mais on a rien, renchérit Alex.
– On a rien, alors comment faire ? avait repris Alex, vaguement découragé.
Le quidam ne revenait pas. Un jeune en vélo arriva en zigzaguant sur le couloir des bus. « Ça brûle du côté de la Villette ! » lança-t-il aux Costanzo, hors d’haleine, avant de s’éloigner à toute vitesse.
Le chien n’en finissait pas d’aboyer. Un filet de bave s’échappait de sa gueule.
– Il faudrait trouver le moyen de le détacher, fit Daniel, d’un ton convaincu.
– Sans se faire mordre, ajouta Alex, prudent.
– C’est justement à ce moment que les sirènes se sont mises à hurler, dit-il.
– Et même que Daniel a levé la tête en disant : C’est bizarre, on n’est pas mercredi et ça n’est pas le début du mois...
– Et c’est même pas midi, a renchéri Alex..
– La Villette est en feu, fit le quidam qui arrivait en courant, une boîte en plastique à demi remplie d’eau à la main. Ça saute de partout. Un vrai feu d’artifice.
– Encore les terroristes, fit Alex d’un ton résigné.
– C’est clair, ajouta Daniel à l’unisson.
Le chien buvait avidement.
– Il s’est calmé, dit le quidam, vous allez pouvoir le détacher.
– On va aller voir ce qui se passe du côté de la Villette, dit Alex d’un air gourmand, en tendant son paquet de cigarettes au quidam. Vous fumez ?
Daniel fit circuler le briquet. Ils observaient le chien en tirant sur leurs clopes.
– On va pouvoir le détacher, dit Daniel.
– En douceur, ajouta Alex.
– Allez-y doucement, conseilla le quidam.
– C’était le jour où a commencé la grande série des attentats, dit-il. Je m’en souviens parfaitement.
– Exact, dit-elle, deux cents morts à la Villette et le Parc entièrement ravagé...
– Les Costanzo se sont longtemps disputés pour savoir comment l’appeler, l’interrompit-il.
– Qui ?
– Le chien. Alex voulait à tout prix le baptiser Rachache et Daniel insistait sur Lothringen...
– C’est quoi, ces noms, fit-elle ?
– Des conneries. Les Costanzo, quoi...
– C’est vrai – ils sont bizarres...
– Je me demande comment ils s’y prennent avec le chien...
– Je les croise parfois dans les rues du Pré. En hiver, ils lui mettent un gilet en grosse laine tricotée au crochet.
– Ils sont bizarres...
– Oui, mais inoffensifs, tempéra-t-il. Et puis, on ne les refera pas – ils sont comme ça.
– Mais finalement, le chien, il s’appelle comment ?
– Mésentente – c’est tout ce qui leur restait, comme ils ne pouvaient pas se mettre d’accord.
– C’est nul, comme nom de chien...
– Nul, trancha-t-il d’un ton définitif - comme tout ce que font les Costanzo...
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