Paul Ricoeur, le Juste et les petits matins gris de la justice...
Pour F. D., le néant qui néantise
Je tiens à dire avant d’entrer dans le vif du sujet que Paul Ricoeur est un auteur pour lequel j’ai bien sûr le plus grand respect mais avec lequel, philosophiquement parlant, je n’ai pas d’affinités électives. La philosophie française des années 1970-80, tout particulièrement, loin d’être un champ homogène, est traversée par des lignes de fractures tout à fait distinctes et Ricoeur, en tant qu’héritier de la tradition phénoménologique mâtinée de psychanalyse, de structuralisme et de philosophie libérale états-unienne, c’est plutôt l’ « autre » de ce à quoi je me rattache – Foucault, Deleuze, Lyotard – Derrida pouvant, à la rigueur, constituer une fragile passerelle entre les deux topographies.
Lorsque j’étais étudiant en licence de philosophie à l’université de Nanterre, en 1967-68, où enseignait alors Ricoeur, j’étais censé suivre ses cours, sur un sujet dont j’ai oublié le thème, ceci pour la bonne raison que je n’y ai jamais mis les pieds, trop occupé par l’agitation politique dans laquelle j’étais embarqué. Je suivais assidûment le cours de Lyotard qui était, précisément, en train de s’émanciper de la phénoménologie, dans ces années-là, mais Ricoeur, c’était vraiment pour nous, ardents soixante-huitards en devenir, la philosophie institutionnelle la plus étrangère qui soit à nos préoccupations. Les choses se sont aggravées quelques mois plus tard, lorsque Ricoeur est devenu le doyen de l’Université de Nanterre au lendemain des événements de Mai-Juin 68 et est apparu à nos yeux comme un agent du rétablissement de l’ordre. Sans approuver bien sûr les voies de fait dont il a, dans ce contexte, été la victime de la part de certains agités, nous le percevions distinctement comme appartenant à l’autre camp – politiquement, idéologiquement – la philosophie elle-même passant, dans le climat hyperpolitisé d’alors, au dernier plan.
D’ailleurs, en préparant cet exposé, je suis tombé sur ce texte autobiographique (Réflexion faite) dans lequel Ricoeur expose sa propre vision des événements de 1968, en général et à Nanterre en particulier, celle d’une agitation contagieuse provoquée en premier lieu par des groupuscules révolutionnaires – particulièrement actifs, précisément, dans notre université construite à la hâte en banlieue alors éloignée, sur une sorte de no man’s land... Une version parfaitement homogène à celle qu’exposa le Général de Gaulle par deux fois, à la télévision, dans la chaleur des événements de mai-juin 1968. Un détail qui dessine toute une topographie tant philosophique que politique.
Or, moi, dans cette topographie, j’étais sur l’autre bord, celui de ce que Ricoeur réduit à la dimension d’une « agitation » et qui, pour nous, jeunes étudiants radicalisés, était au contraire tout un monde. Là, on se situe bien dans quelque chose qui va bien au-delà du « conflit des interprétations » et qui, en termes lyotardiens, porte le nom de différend. Une notion dont, précisément, dans ses textes regroupés dans le volume intitulé Le juste, Ricoeur fait si bon marché. Les « bords », donc, ne se sont jamais rejoints, en dépit de toute l’eau qui a coulé sous les ponts depuis, plus d’un demi-siècle, et c’est donc de l’ « autre bord » que je vais parler de ces textes. Simplement, entretemps, j’ai eu tout le loisir d’apprendre mon métier et je le ferai donc en m’efforçant de respecter au plus près les exigence déontologiques (un terme cher au cœur de Ricoeur) qui s’imposent dans ce type d’exercice.
Je le ferai notamment en multipliant ce qu’on pourrait appeler les rapprochements contrastifs entre l’approche proposée par Ricoeur des questions tant philosophiques que politiques qu’il aborde dans ces textes – la relation entre le juridique et le judiciaire, l’exercice procédural de la justice, le jugement, la sanction, etc. – et celles qui, en gros dans la même période, ont pu émerger sur « l’autre bord » – chez Foucault, notamment.
L’ouvrage intitulé Le Juste, avec une majuscule à Juste, n’est pas un essai sur la notion ou le concept du Juste, mais un recueil d’articles et d’interventions composés au gré de circonstances variées. Celles-ci sont essentiellement de deux ordres. D’une part des conférences où il est fait appel à l’expertise du philosophe dans le cadre d’institutions se rattachant à l’exercice de la justice en France – ici, donc, la majuscule renvoie au statut étatique de la Justice comme institution. Les institutions ici concernées sont l’Institut des hautes études pour la justice, l’Ecole nationale de la magistrature par laquelle passent tous les magistrats en France. Le second foyer, ce sont des comptes-rendus critiques d’ouvrages théoriques prenant pour objet la justice, le jugement, l’acte de juger et d’autres notions qui s’y rattachent, la sanction, l’exécution de la peine, la réhabilitation, le pardon. Parmi ces articles, relevons notamment une confrontation dense avec la Théorie de la justice de Rawls et les derniers écrits de Hannah Arendt portant sur une possible relecture de la troisième critique kantienne dans la perspective d’une extension à d’autres domaines que l’esthétique du concept de jugement réfléchissant.
Ce qui m’a frappé tout au long de la lecture de ces articles, c’est la façon dont la persévérance que manifeste Ricoeur dans sa détermination à s’en tenir à une mise en examen du Juste, comme concept-majuscule, le tient à distance de la justice comme objet sensible, dans toute sa diversité. Sur un premier versant, Ricoeur échange sur le Juste avec des juges ou de futurs juges, avec des hauts fonctionnaires, des experts, des gens de l’Etat. Il aborde ces questions par en haut, en surplomb, sur un mode essentiellement, si ce n’est exclusivement, spéculatif. Il n’est jamais question dans ces essais de l’actualité judiciaire, pourtant aussi riche que variée et assez fortement politisée, dans ces années ; il se pourrait même qu’il n’ait jamais mis les pieds dans un prétoire – en tout cas, s’il l’a fait, cela ne trouve aucun prolongement dans ces textes. S’il insiste sur la pluralité des instances de justice, il ne relève pas grand-chose du gouffre abyssal qui sépare ceux qui jugent de ceux qui sont jugés, dans un pays comme la France tout particulièrement. Il ne restitue rien du point de vue du justiciable, du jugé, du fauteur d’illégalismes, du déclaré coupable, du sanctionné. Il glisse sur les conditions réelles de l’exécution de la peine et lorsqu’il évoque celle-ci, il recourt à toutes sortes de périphrases pour évoquer l’emprisonnement – de façon tout à fait étonnante, le mot prison ne survient pas une seule fois dans ces pages.
J’insiste sur ces questions, dans une perspective comparative, bien sûr : on ne peut pas imaginer contraste plus saisissant que celui qui se constate entre cette approche spéculative de questions au centre desquelles, bon gré mal gré, est en jeu la façon dont la Justice s’exerce dans une démocratie contemporaine comme la France, et celle d’un Foucault, bien sûr. Pour Ricoeur, une bonne justice découle d’une approche raisonnée du Juste, de la mise en application de principes, de règles, de normes dotés d’un solide fondement rationnel. L’acte de juger exprime la force du droit. La force du droit, c’est le choix du discours contre la violence, celui de la loi contre la vengeance. C’est à ce titre que l’horizon de l’acte de juger, c’est la production de la paix sociale. En bref, ce qui caractérise cette approche, c’est son cantonnement dans l’ordre du prescriptif. A aucun moment Ricoeur ne se demande : mais en pratique, comment est-ce que ça marche ? En pratique, de quelle espèce est-elle, cette paix sociale que produit l’exercice de la justice dans les circonstances variées du présent ? En quoi cette supposée paix se distingue-t-elle d’un ordre établi sur des rapports de forces ou d’une police, au sens général du terme ? Et selon quelle heureuse providence la sanction, la vocation punitive de la justice peut-t-elle être pourvoyeuse d’une vraie paix sociale (ce ne sont pas les fausses paix qui manquent, comme le rappelait Kant, notamment dans son Traité de paix perpétuelle) ?
Foucault, lui, envisage avant tout la justice comme un enjeu de pouvoir, dans le cadre plus général d’une analytique critique des pouvoirs et des disciplines modernes. Il saisit l’exercice de la justice, dans toutes ses conséquences, non pas comme découlant de doctrines ou de principes et moins encore mise en œuvre de valeurs, mais bien comme une forme de guerre, l’effet d’une lutte, la traduction de rapports de forces. Il saisit cet exercice en quelque sorte au ras du sol, dans ses formes pratiques, sa « mécanique », sa violence tant pratique que symbolique, ses acteurs, son quotidien, ce qu’il appelle ses « petits matins gris ». Selon cette approche, la spéculation en général sur le Juste, avec son arrière-plan métaphysique ou post-métaphysique, théologique et éthique perd tout objet. Ce qui prend corps, c’est une analytique des pouvoirs vouée à rencontrer le présent dans ses formes les plus litigieuses : ici, la justice dans son exercice quotidien, l’expertise psychiatrique devant les tribunaux, la prison pénitentiaire au bord de l’explosion. En d’autres termes, l’analytique des pouvoirs ne saurait faire l’économie d’une approche de ses lieux et acteurs réels : le philosophe sort de ses murs et s’en va sur le terrain – il assiste à des procès, se rend aux portes des prisons en ébullition, tire à boulets rouges contre les psychiatres qui livrent leurs douteuses expertises devant les cours d’assises, préface des livres écrits par d’anciens détenus de droit commun et bandits sociaux notoires... ceci en symbiose avec l’écriture de Surveiller et punir, qui n’est pas qu’un livre sur les disciplines : c’est bien tout autant un essai sur ce qu’on pourrait appeler le service après-vente de l’exercice de la justice en France.
Lorsque Ricoeur évoque ce qui survient en aval de l’acte de juger, il glisse très vite sur la sanction et les conditions de l’exercice de celle-ci pour se consacrer à ce qui l’intéresse avant tout, en bon éthicien post-métaphysique bardé de théologie qu’il est – la question du pardon. C’est ici sans doute que se discerne le mieux la ligne de fracture qui parcourt le champ de la philosophie française, dans les années 1970-80 et opère le partage entre les topographies où se situent, respectivement, un auteur comme Ricoeur d’un côté, et un autre comme Foucault de l’autre : même quand il examine avec le plus grand scrupule et un regard critique des œuvres difficiles comme la Théorie de la justice de Rawls ou celles d’autres auteurs nord-américains comme Walzer ou Dworkin, même lorsqu’il insiste sur la nécessité de découpler les questions analytiques ou déontologiques des enjeux moraux ou d’une théorie des valeurs, Ricoeur se soucie constamment de la dimension éthique du jugement et de l’exercice de celui-ci – le choix du discours contre la violence. Le Juste, qui donne son titre au volume, n’est pas soluble dans les bonnes procédures, pas davantage qu’il ne l’est dans des formules consistant à tirer des traites sur la rationalité supposée des acteurs sociaux – la plus sophistiquée des théories de la justice demeure tributaire d’une idée du juste qui est une valeur issue d’une Bildung immémoriale – c’est ce que Ricoeur objecte à Rawls, évoquant « la tradition juive et chrétienne aussi bien que grecque et romaine » qui, envers et contre tout, demeure la toile de fond de l’étourdissante construction, résolument post-métaphysique et déliée de la Morale-majuscule, de l’auteur de la Théorie de la justice.
Tout au long de ces essais, donc (par les chemins les plus divers, que ce soit ceux du commentaire critique d’œuvres contemporaines, de l’examen de la question de la responsabilité, de la pluralité des instances de justice, de l’analyse de l’acte de juger, du triptyque sanction, réhabilitation, pardon), Ricoeur s’attache avec constance à renouer le fil entre l’exercice de la justice entendue comme domaine profane dans lequel prévalent des rationalités et des procédures (des façons de faire légitimées) et ce que l’on pourrait appeler l’horizon moral malgré tout, envers et contre tout, du jugement ; ceci qu’il s’agisse du jugement individuel ou du jugement prononcé dans un cadre de justice institutionnel. Même s’il doit être découplé du bien, le juste demeure indissociable d’une dimension morale. D’où l’accent porté par Ricoeur sur la Règle d’or – « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te soit fait » et son insistance sur le fait que celle-ci ne se fonde pas seulement sur un calcul rationnel d’intérêt mais est bien, dans son noyau intime, inscrite dans la dimension morale ou, plus généralement, celle d’une éthique.
Chez Foucault, au contraire, l’accent est constamment porté sur la politisation des questions de justice et de tout ce qui s’y rapporte – la prison pénitentiaire, en premier lieu. La philosophie, la production des concepts se déplacent du côté d’une ontologie du présent, d’une approche sagittale de l’actualité qui suppose une rupture radicale avec la tradition de la philosophie politique à laquelle Ricoeur continue, lui, d’être solidement rattaché. La figure du contrat, la notion d’une collectivité peuplée de sujets effectuant des calculs rationnels d’intérêt occupent une place centrale dans les réflexions de Ricoeur sur le juste, comme le montre bien sa lecture critique du maître ouvrage de Rawls. En d’autres termes, une bonne pratique de la justice se déduit d’une théorie de la justice qui en établit les principes au fil d’une expérience de pensée complexe, c’est-à-dire la construction d’une configuration entièrement hypothétique, sans racines dans l’histoire et l’expérience (dixit Ricoeur). Si Ricoeur se montre critique sur certains aspects de la construction intellectuelle proposée par Rawls, il ne remet nullement en cause cette démarche purement spéculative qui tend à faire au fond de l’ouvrage de Rawls davantage une impressionnante utopie, c’est-à-dire une fiction qu’un traité de philosophie politique enté sur les conditions réelles de la vie des humains en société.
On dira qu’ici Rawls entraîne avec lui Ricoeur vers une rechute dans le spéculatif, entendu comme le péché mignon ou plutôt le vice constitutif de la philosophie définie comme château d’idées, enfermée dans ses constructions intellectuelles et incapable de rejoindre le monde réel, pris en considération comme celui de l’expérience réelle des hommes immergés dans leur condition sociale et historique. Le spéculatif (qui ici consiste à produire une épure ou un modèle fondés sur une construction idéale et entièrement conditionnelle dans le but de dégager les principes d’une justice idéale – mais parfaitement introuvable) est ici ce qui s’oppose au sagittal foucaldien : celui-ci, comme son nom l’indique, redéploie l’usage de la philosophie comme critique du présent indissociable de la production d’une analytique des conditions réelles – ici, les formes de pouvoir, les relations entre gouvernants et gouvernés – se situant en rupture avec la philosophie politique classique et l’appareillage conceptuel de celle-ci – souveraineté, contrat, citoyen...
Dans cette perspective déplacée, la Justice n’est pas tant une institution qu’une figure ou une dimension du gouvernement des vivants, elle se subsume sous les conditions générales de la gouvernementalité et, dans toute une partie de l’œuvre de Foucault, elle n’est jamais qu’un élément de la guerre qui fait rage entre gouvernants et gouvernés. Dans la perspective de Ricoeur, le justiciable est toujours un citoyen, c’est-à-dire un sujet rationnel supposé, à tel point, nous dit-il, que « le condamné devrait pouvoir déclarer que la sentence qui lui donne tort n’était pas un acte de violence mais de reconnaissance ». Dans la perspective de Foucault, au contraire, le tribunal est un espace dans lequel se produit un simulacre (celui de l’exercice d’une justice impartiale et respectueuse des formes prescrites par la loi) qu’il convient avant tout de dénoncer : ce qui s’y joue réellement, c’est l’affrontement sans fin entre ce qui vise à gouverner les vivants, les discipliner, les normaliser, les sanctionner d’une part et, de l’autre les contre-conduites, les actions de déprise, les résistances de ces derniers.
Ce dont la justice est le rempart, ce n’est pas la paix sociale, mais la possibilité même de l’exercice du pouvoir des gouvernants sur les gouvernés. Au fond, aussi bien lorsqu’il évoque les origines de l’Etat moderne dans ses cours au Collège de France intitulés Théories et institution pénales, La Société punitive que lorsqu’il s’engage au côté des détenus ou analyse le fonctionnement de la justice au quotidien dans son actualité même, pour Foucault, l’exercice de la justice, dans toutes ses formes et ses prolongements, c’est la poursuite de la guerre sociale par d’autres moyens. Ricoeur, lui, établit une chaîne associative entre le droit, avec son lieu propre, à distance de la morale et de l’éthique, mais aussi de la politique, et la justice. Ce qu’il faut commencer par reconnaître pour lui, c’est le droit dans sa spécificité non violente. Si donc la guerre (et les moyens de la suspendre) est « le thème lancinant de la philosophie politique », la paix est pour lui celui de la philosophie du droit. Or, la philosophie du droit est ce qui doit apporter son fondement à une théorie du juste et de la justice, elle-même inspiratrice d’un exercice rationnel et équitable de la justice. L’espace dans lequel s’exerce la justice se définit, dans cette perspective comme ce lieu de la société où la parole l’emporte sur la violence, où les pulsions vindicatives sont suspendues par un usage réglé de la mise en débat des litiges et conflit – et c’est ici que la perspective argumentée par Ricoeur se rapproche de l’agir communicationnel habermassien.
Ainsi, l’horizon de l’exercice de la justice est donc la production d’un espace de déliaison de la violence sociale, de l’âpreté des conflits d’avec les exigence de la vie en commun, la paix sociale est l’horizon dans lequel est produit tout acte de justice. Le propre du juge est donc d’attribuer ou restituer à chacune des parties en présence ce qui lui revient, selon un principe de proportionnalité et d’équité qu’actualise sa vocation à être un tiers entre les parties du procès – le médiateur, « l’opérateur de la juste distance » entre les parties en conflit, dit Ricoeur. Et d’ajouter, avec une certaine solennité : « C’est seulement dans la figure du juge que la justice se fait reconnaître comme ’première vertu des institutions sociales’ ».
Foucault, comme Deleuze, dans la tradition nietzschéenne, pensait qu’une société s’évalue, plutôt que se juge, du point de vue de ses sous-sols – la façon dont elle traite ses fous, ses délinquants, ses détenus, ses irréguliers et marginaux de toutes sortes – sa plèbe ou, dirait Deleuze, ses « paumés », ses idiots dostoïevskiens. Ricoeur, lui, se situe, lorsqu’il aborde les questions de justice, très explicitement du côté de l’institution puisque c’est elle qui est garante, en fin de compte, de la vie bonne, laquelle, dans un horizon distinctement post-aristotélicien, est la toile de fond du bon exercice de la justice. D’où, dans une perspective mettant en avant le point de vue déontologique, par opposition à l’approche traditionnelle où la téléologie découle toujours peu ou prou d’une théologie, le rôle central du juge en tant qu’incarnation de l’institution juste. Foucault, lui, va se placer au côté du justiciable entendu ici comme l’infracteur, le fauteur d’illégalismes, car c’est, pour lui, sous cet angle ou dans cette perspective que peuvent être émis les diagnostics les plus pertinents, les plus tranchants à propos de ce dont est faite l’actualité judiciaire et, au-delà, des usages de la loi ou de la fonction du droit dans nos sociétés.
Le différend est ici à nu, entre les deux approches. C’est bien un différend, dans le sens lyotardien du terme, dans la mesure même où aucune instance arbitrale indépendante ou supérieure, dont l’autorité serait validée par les deux parties, n’est en mesure de départager les deux parties en présence. Ce sont deux récits, deux mises en intrigue des états de la justice dans nos sociétés qui sont ici en guerre et qui dessinent une ligne de démarcation traversant la philosophie française de ces années.
On remarquera que ce partage se transpose dans d’autres domaines. Comme je le disais en commençant, lorsque Ricoeur pense pouvoir jouer un rôle direct dans l’horizon du rétablissement de la paix sociale (qu’il confond régulièrement avec l’ordre) au lendemain de la grande commotion de Mai 68, il choisit le parti de l’institution en acceptant le poste à haut risque de doyen de l’Université de Nanterre, épicentre de la contestation. Foucault, alors en Tunisie où il enseigne alors, s’active, lui, à soutenir les étudiants contestataires sévèrement réprimés par le pouvoir – la Tunisie aussi eut alors son Mai 68 étudiant...
Ricoeur appartient à une tradition philosophique immémoriale selon laquelle les conduites bien orientées, les actions justes, les formes d’organisation propres à garantir la paix sociale se déduisent de principes, de règles et de normes fixées par la raison, avec, en arrière-plan, toujours, un fondement éthique, celui que codifie la Règle d’or. En d’autres termes, la philosophie demeure dans sa perspective en surplomb de la vie commune, de l’organisation sociale et politique des vivants, pour autant que c’est à elle qu’il revient, encore et toujours, envers et contre tout, d’énoncer dans les termes les plus clairs et les mieux articulés autour des concepts adéquats ce qu’il en est des fondements de la vie bonne et, pour ce qui concerne notre sujet, du Juste, en substance, et pas seulement d’un bon exercice de la justice. D’où son admiration professée pour cette imposante construction intellectuelle qu’est la Théorie de la Justice de John Rawls, une performance étourdissante mais dont on aurait bien du mal à montrer qu’elle ait en quoi que ce soit exercé un effet pratique dans l’exercice quotidien de la justice et surtout l’évolution du régime des sanctions et des peines dans le pays même où elle fut produite et où le color divide demeure un opérateur autrement efficient, lorsqu’il s’agit de surveiller et surtout de punir que la règle du « maximin » élaborée par Rawls.
Entre le monde de la haute spéculation philosophique où se maintient le traité de Rawls et celui que décrit The New Jim Crow, Mass Incarceration in the Age of Color Blindness (2010) de la juriste et historienne états-unienne Michelle Alexander, le gouffre demeure insondable – et il est celui qui sépare le meilleur de la philosophie spéculative à la Rawls et Ricoeur de la réalité sociale et historique du présent, dans les pays du Nord global et, a fortiori dans le reste du monde qu’au reste cette philosophie autocentrée ignore superbement.
A cette tradition s’oppose celle à laquelle se rattachent, dans le spectre français, des philosophes comme Foucault, Deleuze, Lyotard ou, plus récemment, Rancière et Badiou – celle d’une philosophie s’efforçant de se tenir à la hauteur de la puissance d’interpellation du présent, une philosophie de l’actualité, une philosophie de l’événement ayant renoncé aux habitudes et aux conforts de la position en surplomb du discours philosophique. Une philosophie désamarrée des assurances léguées par le rattachement à la tradition – celle de la philosophie occidentale. Une philosophie qui ne prend plus les vessies de l’infini commentaire, fût-il repeint aux couleurs de l’interprétation ( de l’histoire de la philosophie), pour les lanternes (les lumières) de la confrontation critique avec le réel d’aujourd’hui. Une philosophie qui s’entend, dans les mots de Foucault, comme ontologie du présent.
A supposer que votre idée, (vous que j’imagine jeunes philosophes chinois férus de philosophie occidentale et qui m’avez aimablement invité à participer à ce colloque) soit d’entrer dans une conversation durable avec vos pairs dans le champ de la philosophie française aujourd’hui, non pas ceux qui occupent les postes en centre-ville mais ceux qui font avancer la pensée et se consacrent aux questions qui importent vraiment – alors, croyez-moi, c’est plutôt du côté de cette seconde inspiration dont les ressources sont loin d’être toutes épuisées, que vous avez tout intérêt à vous tourner. Ceci si ce qui vous intéresse est de faire voyager la philosophie non pas à sens unique, mais au fil d’interactions productives entre des sujets que tout, dans le cours actuel des choses (la nouvelle Guerre froide) fait pour éloigner...
Ceci étant dit, on tirera toujours le plus grand profit de la lecture de n’importe quel texte de Ricoeur en tant qu’il est un incomparable commentateur de la tradition philosophique occidentale, d’une érudition sans faille, d’une scrupuleuse honnêteté. Le seul problème, c’est que la philosophie vivante, à la différence de la philosophie académique, cela ne saurait se réduire à cela...